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Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public

Exigez de meilleures bibliothèques Plaidoyer pour une bibliothéconomie nouvelle

R. David Lankes

Traduction collective sous la direction de Jean-Michel Lapointe

Éditions Sens Public

Exigez de meilleures bibliothèques Plaidoyer pour une bibliothéconomie nouvelle

Exigez de meilleures bibliothèques Plaidoyer pour une bibliothéconomie nouvelle

R. David Lankes

Traduction collective sous la direction de Jean-Michel Lapointe

Éditions Sens Public,2018

Titre de l’ouvrage original: Expect More Demanding Better Libraries for Today’s Complex World 2016 (Deuxième édition)

CC-BY-SA David Lankes

Pour en savoir plus au sujet de ce livre et pour participer à la conversation, visitez http://www.ExpectMoreLibrary.com

Dédicace

Ce livre est dédié à ma femme Anna Maria. Tu as fait preuve de patience durant mes périodes d’écriture, de voyages et de difficultés. Tu as été impatiente, à juste titre, lorsque j’ai négligé ce qui importe, comme les garçons, toi et le plaisir de vivre. Tout ce que tu fais m’aide à m’ancrer à la réalité et m’inspire à me dépasser pour atteindre les étoiles.

Remerciements de l’édition originale (2016)

Ce livre n’aurait pas vu le jour sans le soutien et les commentaires du collectif Expect More Collaboratory. L’objectif de ce collectif était de réviser et d’améliorer le livre Expect More et les médias numériques qui lui sont associés pour en faire un ensemble de ressources riches et détaillées afin de construire nos communautés. Ces ressources comprennent des activités d’apprentissage en ligne pour les décideurs et décideuses du milieu des bibliothèques, un manuel imprimé et numérique, ainsi qu’une série de principes à défendre pour plaider en faveur d’une plus grande participation communautaire au sein des bibliothèques.

Un merci spécial à Kathryn Deiss, rédactrice en chef, co-conspiratrice, amie et agente de changement.

Membres du collectif

Principales bibliothèques partenaires - Cuyahoga County Public Library (Ohio) - The Northeast Kansas Library System - RAILS (Reaching Across Illinois Library System)

Bibliothèques partenaires - New York State Library - ILEAD USA - Maine State Library - Topeka Public Library (Kansas) - Chattanooga Public Library (Tennessee) - Fairfield Public Library (Connecticut) - Enoch Pratt Free Library (Maryland) - F. Franklin Moon Memorial Library, SUNY College of Environnemental Science and Forestry - The Califa Library Group - Fayetteville Free Library (New York) - State Library of Pennsylvania - Toronto Public Library - California Library Association

Partenaires commerciaux - Tech Logic

Partenaires scolaires - Syracuse University iSchool

Table des matières
Préface à l’édition en langue française

Vous n’étiez pas destiné·e·s à lire ce livre. Je l’ai écrit en anglais pour des Américain·e·s qui ne sont pas bibliothécaires. Le fait que vous le lisiez maintenant, que vous soyez sur le point de le faire ou même que vous en contemplez l’idée montre le pouvoir de la conversation au sein de nos communautés.

Mon intention initiale est devenue bien secondaire en regard de la façon dont une communauté (dans ce cas-ci, celle des bibliothèques) s’approprie certains livres pour son propre apprentissage.

Exigez de meilleures bibliothèques a été utilisé en classe et a suscité des conversations au-delà de ce que j’aurais pu imaginer. Ce livre a touché une corde sensible. L’idée que les bibliothèques puissent s’affranchir de n’être que des lieux passifs, où la quiétude règne, et que la population est en droit d’exiger que les bibliothèques deviennent meilleures, a résonné tant chez les bibliothécaires que chez le grand public. L’idée que les bibliothécaires devraient être dynamiques et engagé·e·s semble faire son chemin.

Ce qui me fascine est que ce message ait dépassé les frontières des États-Unis. Expect More a été traduit en portugais par un groupe de bibliothécaires militant·e·s au Brésil. En Allemagne, la traduction d’Expect More a été choisie comme l’un des livres de l’année dans le domaine des sciences de l’information en plus de faire maintenant partie du discours public sur la nature du rôle des bibliothécaires. Et maintenant cette traduction en langue française, rédigée par des bibliothécaires québécois·e·s passionné·e·s, pousse désormais la discussion encore plus loin. Selon moi, Exigez de meilleures bibliothèques a servi en quelque sorte de passeport aux bibliothécaires du monde entier qui désirent réinventer notre profession. Celle-ci est essentielle, et je me considère privilégié de faire partie de cette conversation.

J’espère que vous verrez en cet ouvrage une invitation : une invitation à participer à une discussion internationale sur les besoins des communautés dans lesquelles nous évoluons et leurs attentes envers nous, les bibliothécaires. Ce livre présente plusieurs idées et je vous invite à les remettre en question.

Je vous invite à réfléchir et, surtout, à agir.

R. David Lankes, 11 mai 2018

Introduction

Je crois que la bibliothéconomie remarquable, celle à laquelle vous êtes en droit de vous attendre, traverse les frontières. La bibliothéconomie doit être remarquable, peu importe qu’elle soit universitaire, publique ou scolaire. C’est pourquoi ce livre porte sur tous les types de bibliothèques et vous invite à avoir des attentes élevées à leur égard. Les bibliothèques scolaires en ont beaucoup à nous apprendre sur les questions d’évaluation et d’apprentissage. Les bibliothèques publiques, de leur côté, ont développé une expertise à force de travailler avec leurs membres, en provenance d’une multitude de milieux forts différents. Les bibliothèques universitaires comprennent bien le pouvoir de la création de connaissances, et les bibliothèques en entreprise peuvent nous apprendre comment mesurer l’impact de nos services.

Tout au long de cet ouvrage, j’utiliserai énormément le mot « communautés ». J’emploie ce terme au sens large. J’en traiterai plus en détail au chapitre 6, mais, pour faire simple, la communauté est un groupe de personnes qui partagent des intérêts, des expériences ou des caractéristiques communes. Des communautés se forment là où les gens vivent, étudient ou travaillent; une université est une communauté, tout comme l’est un cabinet d’avocat·e·s ou un hôpital.

Le but de ce livre est de vous montrer le potentiel qu’ont les bibliothèques pour améliorer votre communauté, et la société en général. Ce potentiel ne pourra toutefois pas se concrétiser si les différents types de bibliothèques et leurs communautés d’appartenance érigent des frontières entre elles. Il est possible d’utiliser ce qui fonctionne bien dans de petites bibliothèques pour le mettre à profit dans de plus grandes institutions, tout comme des idées qui proviennent de bibliothèques publiques peuvent aussi bien être utilisées avec succès dans le milieu universitaire ou dans le monde des affaires.

À chaque fois qu’il était possible, j’ai essayé d’inclure des exemples en provenance de différents types de bibliothèques. Ce livre cherche à construire des ponts plutôt qu’à ériger des murs. Vous devriez attendre de votre bibliothèque et de votre communauté qu’elles s’inspirent de ce qui marche dans l’ensemble des bibliothèques sans être trop rigides sur ce qu’elles choisissent de considérer comme « établissements homologues ». L’innovation vient de partout et c’est à nous de l’adapter à notre contexte.

Note spéciale à l’intention des bibliothécaires

Ce livre pourra être utilisé dans votre travail avec vos communautés. Les idées que j’explore ici sont explorées de façon plus approfondie et plus bibliothéconomique dans ces deux ouvrages : The Atlas of New Librarianship1 et The New Librarianship Field Guide2. Si vous souhaitez promouvoir ou pousser plus loin les idées contenues dans ce livre (ou si vous souhaitez trouver plus de raisons d’être en désaccord avec mon propos), je vous recommande de les lire.

Chapitre 1. Le printemps arabe : exigez que l’exception devienne la norme

Le printemps arabe venait d’éclore en Égypte. Au début de l’an 2011, peu de temps après le succès de la révolution tunisienne, le peuple égyptien descend à son tour dans la rue pour exiger des réformes d’un régime depuis près de trente ans au pouvoir. Alors que l’attention médiatique se concentre surtout sur les protestataires de la place Tahrir au Caire, capitale égyptienne, plusieurs manifestations prennent naissance dans la ville portuaire d’Alexandrie. Au sein de ces deux villes, des gens de toutes générations et en provenance de toutes les classes sociales manifestent pour la liberté, la justice et l’équité sociale. Le printemps arabe était perçu, à ses débuts, comme un soulèvement pacifique visant à restaurer la constitution. Ce mouvement a, par contre, fait plusieurs victimes : on compte au moins 846 morts et 6 000 blessé·e·s dans toute l’Égypte3. Le 28 janvier, à dix-huit heures, les prisons relâchent dans les rues des personnes condamnées pour meurtre ou crime sexuel; l’insécurité règne à Alexandrie. Des bandes errantes se livrent au pillage et s’approprient les rues, tirant profit du chaos.

Les bâtiments gouvernementaux sont dévastés. À l’endroit où s’érigeaient jusqu’alors des bureaux ne subsistent plus que des décombres fumants. Les protestataires vont de bâtiment en bâtiment, mettant à bas les symboles d’un pouvoir corrompu. C’est alors que des pillard·e·s et des contestataires tournent leur regard vers la bibliothèque d’Alexandrie.

Le président Moubarak, la cible du soulèvement, avait procédé à l’ouverture de cette bibliothèque moderne en 2002, au coût d’environ 220 millions de dollars américains. Selon le site Web de la bibliothèque, Moubarak avait construit cette bibliothèque afin de « reconquérir l’esprit d’ouverture et d’érudition de la bibliothèque originale4 », soit la célèbre Bibliothèque d’Alexandrie, l’une des merveilles de l’Antiquité.

Quand il est devenu évident que la bibliothèque était en danger, les protestataires se sont regroupé·e·s pour l’encercler. Leur but n’était pas de l’attaquer ou de la vandaliser, mais bien de la protéger. Pendant toute la durée des manifestations et des pillages, les contestataires — femmes, hommes et enfants — se sont relayés pour protéger la bibliothèque. Ils et elles reprenaient littéralement la bibliothèque pour le peuple. Après la démission du président Moubarak, alors que le soulèvement populaire s’était calmé et que les manifestant·e·s fêtaient leur victoire, la bibliothèque était intacte : pas une seule fenêtre n’avait été brisée, pas une seule pierre n’avait été lancée contre ses murs. Pourquoi, en pleine mise à bas d’un régime, la population a-t-elle protégé la bibliothèque?

Pourquoi des histoires comme celles-ci — sans être nécessairement aussi tragiques, se sont-elles produites à répétition au Royaume-Uni et aux États-Unis? Quand certaines villes ont vécu une crise financière dévastatrice qui a entraîné la fermeture de bibliothèques, des citoyen·ne·s se sont regroupé·e·s. Ils et elles ont manifesté et interrompu les séances de leurs conseils municipaux. À Philadelphie, le conseil municipal a même poursuivi en cour le maire qui souhaitait fermer des bibliothèques.

Au Kenya, le gouvernement construit des bibliothèques publiques partout dans le pays, en ville autant qu’en milieu rural. Pour desservir les communautés trop éloignées, des bibliothèques itinérantes ont été mises en place : 5 000 livres placés dans des chariots en bois tirés par des ânes. Dans les zones encore plus isolées du nord du pays, ce sont des chameaux qui transportent les tentes et les caisses de livres. Une fois dans le village, les caisses sont ouvertes et les tentes érigées pour offrir aux parents et aux enfants la chance d’apprendre. Dans ces villages, les chameaux sont utilisés pour le transport, leur force de travail, leur lait et leur chair (même leur fumier séché est utilisé pour faire fonctionner les fourneaux). Cet animal indispensable est maintenant perçu comme la source d’un autre service essentiel : apporter la connaissance aux gens.

À Ferguson, au Missouri, au milieu de manifestations et d’émeutes raciales, professeur·e·s et parents se sont tourné·e·s vers les bibliothèques publiques pour la création d’écoles temporaires et pour nourrir les enfants. Encore, à la suite de catastrophes naturelles, les bibliothécaires de Calgary et de New York ont ouvert leurs bibliothèques pour fournir aux citoyens un endroit sûr où pouvoir se poser et contacter leurs proches. Les bibliothécaires de Ferguson, Calgary, New York et Baltimore, tout comme celles et ceux d’Irak, de Paris et d’ailleurs ont choisi de soutenir leur communauté, et ce, même quand leurs propres maisons ont été détruites et leurs vies, bouleversées.

On trouve des bibliothèques dans les plus beaux châteaux d’Europe et au beau milieu des manifestations populaires comme celles du mouvement « Occupons Wall Street », aux États-Unis. Les bibliothèques sont chéries aussi bien par l’élite que par le grand public. La bibliothéconomie est présente dans les jungles et dans les déserts, dans les écoles, les entreprises et les organismes publics.

Lorsqu’on cherche à expliquer les causes de cette omniprésence, on découvre que les bibliothécaires et les bibliothèques sont dotées d’une puissance singulière. Les causes sont plus profondes que la tradition, les bâtiments et les livres. La raison pour laquelle les gens protègent et se battent pour leurs bibliothèques ne réside pas dans les collections de documents ou les colonnades et l’architecture. Pour trouver la réponse à cette énigme, il faut regarder au-delà des bâtiments et des livres et s’intéresser aux professionnel·le·s qui, tout au long de l’histoire, ont été au service de la plus haute vocation de l’humanité : apprendre.

Les bibliothèques et les bibliothécaires étaient au coeur d’un empire égyptien en croissance au IIIe siècle avant Jésus-Christ et lors de l’expansion des mathématiques en Arabie au XIVe siècle5. Les bibliothèques ont permis à l’Europe de sortir du Moyen Âge et d’entrer dans la Renaissance, en plus de contribuer à l’épanouissement de la démocratie américaine après la guerre d’Indépendance. De nos jours, avec l’avènement d’Internet et d’une nouvelle ère numérique, les bibliothécaires montrent encore la voie vers une société meilleure, basée sur la connaissance et le respect de la diversité des points de vue. Ce livre porte sur ce que les bibliothèques et les bibliothécaires peuvent nous dire à propos de la création d’un avenir meilleur. Il explique également quels types de bibliothèques et de bibliothécaires nous aurons besoin pour faire de cet avenir une réalité.

Les bibliothécaires d’aujourd’hui tirent profit des leçons accumulées sur plus de 6000 ans d’histoire pour développer une bibliothéconomie nouvelle qui, au lieu de reposer sur les livres et les artefacts, s’appuie sur la connaissance et la communauté. Les bibliothécaires mettent à disposition de leur communauté les plus récentes avancées technologiques afin de leur permettre de s’améliorer. Ce sont des agent·e·s de changement positif dans nos salles de classe, nos conseils d’administration et nos assemblées législatives. Ils et elles ont construit le Web avant que nous l’appelions le Web. Ils et elles faisaient de la production participative de connaissances et naviguaient dans une mer d’informations avant Google, avant Facebook et avant même l’avènement de la plomberie moderne! Les bibliothécaires d’aujourd’hui ne sont pas obsolètes ou menacé·e·s par le Web. Ils et elles poussent cette technologie encore plus loin et façonnent le monde qui vous entoure — souvent sans que vous le remarquiez.

Le domaine de la bibliothéconomie représente un investissement annuel de près de 26 milliards de dollars en Amérique du Nord et bien au-delà de 40 milliards à l’échelle mondiale6. À une époque où les institutions traditionnelles sont en déclin, l’usage des bibliothèques a augmenté de façon régulière au cours des vingt dernières années. Saviez-vous « qu’une personne sur six dans le monde est abonnée à une bibliothèque » et que, « aux États-Unis, il y a cinq fois plus de personnes qui se rendent dans une bibliothèque publique chaque année que dans tous les matchs professionnels et universitaires de football, basketball, baseball et hockey7»? En arrivant à comprendre les bibliothèques et les bibliothécaires, on arrive à comprendre comment bâtir crédibilité et confiance au sein de communautés submergées par le changement et les décisions à prendre. Nous pouvons découvrir comment créer un environnement où il est possible d’être en désaccord tout en restant courtois. En somme, comprendre ce qu’est la bibliothéconomie, c’est du même coup avoir la possibilité de comprendre quelque chose d’aussi central que l’exercice de la citoyenneté.

À ce stade-ci, la question la plus fondamentale que vous puissiez vous poser — et celle qui est au coeur de ce livre — est peut-être la suivante : pourquoi tant de gens considèrent-ils la bibliothéconomie démodée, conservatrice et peu inspirante? Pourquoi, alors qu’ils aiment en général les bibliothèques et les bibliothécaires, les gens sont-ils prompts à limiter leurs services aux livres, aux jeunes, ou à les considérer comme des vestiges d’une époque révolue? Ces gens n’ont pas entièrement tort, mais la réponse à cette question est qu’ils et elles devraient s’attendre à plus. Trop de bibliothèques se définissent uniquement par les livres qu’elles possèdent. Trop de bibliothécaires sont prisonniers de leur histoire et s’enferment dans une sorte de conservatisme professionnel qui les conforte dans leurs tâches habituelles plutôt que dans la raison d’être de ce qu’ils font. Trop de bibliothécaires croient que leur travail est de développer des collections plutôt que leur communauté. Trop de bibliothèques cherchent à survivre plutôt qu’à innover. Elles promeuvent l’amour de la lecture plutôt que de favoriser le pouvoir d’agir des populations qu’elles desservent. Je ne dis pas que ces bibliothécaires sont la majorité, mais il y en a beaucoup trop, et leurs communautés (c’est-à-dire vous!) ont des attentes trop modestes à leur égard.

Ce livre ne s’adresse pas à ces bibliothécaires, mais aux personnes qui soutiennent ou supervisent les bibliothèques. Cela inclut les doyens, les étudiant·e·s, les parents, les membres de conseils d’administration, les bénévoles et à peu près tout le monde qui a déjà fréquenté une institution scolaire ou qui paie des taxes municipales. Vous devez savoir ce dont les bibliothèques sont capables. Vous devez placer la barre plus haut en ce qui concerne vos attentes.

Tout au long de ce livre, vous ferez connaissance avec des bibliothèques et des bibliothécaires fantastiques. Certains les qualifieraient d’exceptionnel·le·s, tout comme vous pourriez qualifier les bibliothécaires d’Égypte et du Kenya d’exceptionnel·le·s. Voilà la racine du problème. Ces bibliothèques se sont peut-être trouvées dans des circonstances exceptionnelles, mais leur dévouement et leurs liens avec la communauté ne devraient pas être vus comme une exception, mais comme la norme. Ils devraient être la norme à laquelle toutes les bibliothèques aspirent.

Ce livre vous permettra également de découvrir une bibliothèque qui a créé un « fab lab » — un endroit où la communauté peut utiliser des imprimantes 3D et même inventer de nouvelles choses. Vous découvrirez aussi une bibliothèque scolaire où la bibliothécaire est plus occupée à aider les professeur·e·s à améliorer leurs performances qu’elle ne l’est à classer des livres. Enfin, vous ferez la connaissance de bibliothécaires qui créent de nouvelles compagnies dans les régions rurales de l’Illinois et qui transforment des vies à Dallas. Il s’agit de bibliothèques et de bibliothécaires remarquables, mais si vous les considérez exceptionnel·le·s (c’est-à-dire au-dessus de la norme), c’est que vos attentes sont trop basses.

Vous voulez connaître la clé du succès d’une bibliothèque? Eh bien, c’est vous! Que ce soit dans une ville ou au sein d’une très grande entreprise, la bibliothèque doit se structurer autour de vous et de votre communauté. Si cette dernière aspire à l’excellence, votre bibliothèque devrait faire de même. Si vous êtes préoccupé par le futur, l’économie ou la qualité des débats démocratiques dans votre pays, votre bibliothèque devrait l’être aussi. Si vous faites connaître ces attentes, si vous vous armez de l’univers des possibles et non de ce qui existe actuellement, alors les bibliothèques et les bibliothécaires pourront répondre à vos attentes et vos objectifs. Il s’agit bien sûr d’une relation à double sens. Les meilleures bibliothèques s’attendent également à beaucoup de leurs communautés. Oui, ces bibliothèques requièrent un soutien financier, mais ce dont elles ont encore plus besoin c’est d’une réelle communication de vos besoins, de vos défis et de vos rêves.

Ce livre ne sera pas une lettre d’amour aux bibliothèques. Je n’essaie pas de faire de vous un ou une bibliothécaire. Il s’agit plutôt d’amorcer un dialogue honnête et réaliste sur la place des bibliothèques et des bibliothécaires dans vos communautés. Sans plus attendre, explorons ensemble le vrai potentiel des bibliothèques et des bibliothécaires.

Chapitre 2. De meilleures bibliothèques: exigez un plus grand impact

Cushing Academy est une école d’élite située à environ 110 kilomètres à l’ouest de Boston. Sur ce campus boisé luxuriant, 445 élèves de 28 États américains et de 28 pays y étudient pour compléter leur école secondaire. Cushing représente aussi, à en croire le Boston Globe,8 la fin des bibliothèques telles que nous les connaissons.

En 2009, la Cushing Academy a investi des centaines de milliers de dollars pour rénover sa bibliothèque. Une grande partie de cet investissement consistait à se débarrasser de tous les livres pour les remplacer par des liseuses électroniques et des ressources numériques. Du moins, c’est ce que le Boston Globe a rapporté. La vérité est plus complexe. Cette institution s’est en effet débarrassée d’un grand nombre de livres imprimés, pour la plupart des documents universitaires périmés. Elle l’a fait dans le but d’élargir, par le biais du numérique, la collection de documents mis à la disposition des élèves. Elle a également augmenté le personnel dédié à la bibliothèque et a permis aux élèves d’accéder aux ressources de la bibliothèque 24 heures sur 24, 7 jours sur 79.

La partie intéressante de cette histoire n’est pas qu’une école ait éliminé sa collection imprimée (ce qu’elle n’a pas fait), ni même la nature changeante d’une collection de bibliothèque (de plus en plus numérique). Non, la partie intéressante de cette histoire est la réaction de la presse aux changements opérés dans ce petit pensionnat. Avec des titres comme « Une bibliothèque scolaire numérique se débarrasse de ses rayonnages de livres » et « Bienvenue à la bibliothèque. Au revoir les livres », les journalistes sont allés au-delà du fait d’une école cherchant à améliorer l’offre de sa bibliothèque pour prophétiser la fin des bibliothèques.

Le propos au cœur de ce livre est que nous avons besoin de meilleures bibliothèques. Cela présuppose en premier lieu que nous ayons besoin de bibliothèques. De nombreuses voix remettent en question l’utilité même d’en avoir. Avant de nous lancer dans l’exposé de ce que vous devriez attendre de votre bibliothèque, commençons par passer en revue les arguments en faveur des bibliothèques.

Aujourd’hui comme hier, ceux-ci s’articulent principalement autour de quelques thèmes-clés :

En fait, ces différentes façons de justifier l’utilité des bibliothèques sont rarement explorées isolément et beaucoup d’entre elles se recoupent. Elles méritent toutefois d’être examinées chacune à leur tour pour mieux mettre en lumière comment nous pourrions chaque fois nous attendre à plus de la part des bibliothèques.

Service d’achats regroupés

Stewart Brand a dit : « L’information veut être libre ». C’est ainsi, du moins, que tout le monde le cite. Voici la citation complète :

« D’une part, l’information veut être chère, car elle est très précieuse. Obtenir la bonne information au bon endroit peut tout simplement changer votre vie. D’autre part, l’information veut être gratuite puisque le coût pour y accéder décroît avec le temps. Ainsi, ces deux tendances s’opposent l’une à l’autre10 ».

Nous constatons les effets de cette lutte partout. Les livres et la musique sont moins chers parce que les coûts de distribution et de production ont été considérablement réduits grâce aux réseaux numériques. Les universitaires mettent de plus en plus leurs articles en ligne et des sites comme YouTube montrent qu’il existe une belle communauté prête à partager gratuitement des vidéos et des contenus de toutes sortes. Cependant, examinez le tout de plus près et vous verrez que cette « gratuité » n’est pas aussi bon marché que cela. Les vidéos YouTube sont gratuites à condition que vous regardiez aussi quelques publicités, tout comme pour la télévision câblée.

Avez-vous regardé votre facture de câble récemment? Ce n’est pas gratuit. Le prix des billets de cinéma est également en hausse et, si vous voulez obtenir des conseils médicaux au-delà de ce qui se trouve sur le site WebMD, vous feriez mieux d’avoir une assurance maladie. Les modèles d’affaires changent, mais l’information de qualité ou l’information personnalisée a toujours un prix bien réel.

Dans ce contexte, les bibliothèques ont toujours été un moyen par lequel des communautés mutualisent des ressources pour faire de gros achats. Dans les universités, ces achats permettent, entre autres, de s’abonner aux revues savantes. Dans les bibliothèques publiques, la mise en commun des ressources permet le partage des livres les plus demandés. Dans les écoles, il s’agit d’abonnements à des bases de données d’articles et de médias. Enfin, dans les cabinets d’avocat·e·s, cela comprend LexisNexis et les bases de données de ressources juridiques comme Westlaw. Dès qu’une ressource est trop coûteuse pour une personne et que cette ressource a une utilité générale, alors la mise en commun des actifs communautaires (via les impôts, les frais de scolarité ou les budgets des ministères) a du sens. En fait, les bibliothèques font même équipe au sein de consortiums lorsqu’elles trouvent elles-mêmes que les documents sont devenus trop coûteux.

Pour vous donner une petite idée de la quantité d’argent dont il s’agit, permettez-moi de vous donner deux exemples rapides. Le premier est un tableau de données établies par l’Université de l’Iowa qui montre combien il en coûte à l’université pour fournir le contenu numérique de revues universitaires aux professeur·e·s et au personnel11 :

Éditeur Coût (en dollars américains) Nombre de publications
Elsevier 1,641,530 $ 2 095
Wiley/Blackwell 868,031 $ 1 304
Springer 607,540 $ 400
Sage 243,647 $ 608
JSTOR 97,602 $ 2 319
Cambridge University Press 43,940 $ 145
Project Muse 33,210 $ 500
Oxford University Press 21,313 $ 250

Vous avez bien lu. Il en coûte plus de 3,5 millions de dollars américains par année pour 7 621 titres de revues. Et l’Université de l’Iowa est loin d’être la seule. En 2012, l’Université Harvard a indiqué que les coûts d’abonnement à ces revues avaient augmenté de 145 % entre 2006 et 2012 et que de telles augmentations mettraient bientôt ces ressources hors de portée de l’université la plus riche du monde.12 Soit dit en passant, ces montants correspondent tous à des dépenses annuelles. Ces articles scientifiques ne seront jamais la propriété de la bibliothèque. Nous y reviendrons au chapitre 5 quand nous parlerons de l’idée que les bibliothèques font partie de la communauté.

Bien sûr, vous pouvez trouver que ce n’est pas terrible quand vous considérez la solution que l’État du Texas a retenue. L’État du Texas gère un service appelé TexShare par l’intermédiaire de la State Library and Archive Commission (TSLAC). TexShare fournit d’importantes bases de données de recherche aux citoyens et citoyennes du Texas par l’intermédiaire des bibliothèques participantes.

Voici les coûts de ce service, tels qu’ils ont été évalués par le Texas :

« Les 645 bibliothèques participant au programme de base de données TexShare auraient dû payer 84 158 212 $ pour payer les abonnements aux bases de données achetées par le TSLAC pour 7 286 620 $13».

Près de 76 millions de dollars d’économie, voilà la force du pouvoir des achats regroupés.

Il y a deux éléments que l’on perd parfois de vue lorsque l’on parle du service d’achats regroupés en bibliothèque : d’une part, ce que l’on achète a besoin d’être organisé et, d’autre part, l’utilisation de fonds communs devrait contribuer au bien commun. Commençons par la question de l’organisation.

Pour le cinquième anniversaire de mon fils, ma femme et moi lui avons acheté 4,5 kilos de briques Lego sur eBay. Il arrive que lorsque les enfants quittent la maison et laissent derrière eux un tiroir rempli de Lego, certains parents les emballent, les pèsent et les vendent. Cela fonctionne très bien pour un enfant de 5 ans qui a de l’imagination, mais pas s’il ou elle veut construire un modèle particulier. Les Legos font appel à l’imagination, mais nécessitent aussi de suivre des instructions qui permettent de les assembler selon des thèmes particuliers (des véhicules, Star Wars, etc.). Le simple fait d’acheter des briques Lego au kilo ne sert pas cet objectif. Il en va de même pour les livres ou les bases de données d’une bibliothèque. Vous devez investir dans du personnel capable d’organiser les documents dont vous avez fait l’acquisition (ou, plus fréquemment de nos jours, dont vous avez acquis les droits; nous y reviendrons au chapitre 7).

La deuxième notion qui peut être perdue de vue dans une discussion sur les achats regroupés est la notion de bien commun. Autrement dit, si une communauté (une école, une ville, un collège) met en commun de l’argent pour acquérir des biens, ceux-ci devraient profiter à l’ensemble de la communauté. Cela peut sembler évident, mais il arrive que des bibliothèques et des communautés passent à côté de ce point. Prenons l’exemple d’un service appelé Freegal».14

Les bibliothèques s’abonnent à Freegal pour permettre aux détenteurs d’une carte de bibliothèque de télécharger de la musique sous forme de fichiers MP3. Les bibliothèques achètent des blocs de téléchargements (par exemple, 500 téléchargements pour l’ensemble de la communauté). Cela semble être un excellent service, sauf que la bibliothèque (et donc la communauté) paie pour permettre à un abonné de la bibliothèque de télécharger une chanson pour son usage personnel. Si un autre membre de la bibliothèque veut cette chanson, il faudra qu’il la télécharge à nouveau. Les bibliothèques (autrement dit « les communautés ») qui paient pour ce service ne peuvent pas créer une collection de ces chansons pour les prêter ou les conserver.

Imaginez que vous allez à la bibliothèque, que vous demandez un livre et que la bibliothécaire aille l’acheter dans une librairie pour vous le remettre afin que vous le gardiez chez vous. S’agit-il d’une utilisation judicieuse des ressources de la communauté? Imaginez maintenant que vous utilisez l’argent des impôts pour construire une route privée qu’un seul citoyen pourra utiliser. Cela ne crée aucune ressource commune, n’apporte aucune économie d’échelle et, au bout du compte, cela puise dans les ressources communes pour enrichir certains individus.

Freegal est un exemple de redistribution de richesse à son niveau le plus bas. La mission des bibliothèques n’est pas de redistribuer la richesse. Vous devez vous attendre à ce qu’elles construisent un « commun » — une infrastructure commune que toute la communauté pourra utiliser.

Stimulant économique

En fin de compte, l’utilité d’un service d’achats regroupés est un argument de nature économique. Les bibliothèques permettent d’économiser de l’argent. Un argument similaire est que les bibliothèques peuvent générer de la richesse dans une communauté en stimulant l’économie locale. Des chercheurs de l’État de l’Indiana, par exemple, ont pu le constater :

« Les bibliothèques sont une bonne valeur ajoutée. Les avantages économiques directs que les communautés reçoivent des bibliothèques sont beaucoup plus importants que le coût d’exploitation des bibliothèques ».

Plus précisément :

  • Les habitants de l’Indiana ont reçu 2,38 $ de bénéfices directs par personne pour chaque dollar dépensé.
  • Les salaires et les dépenses des bibliothèques publiques de l’Indiana génèrent une activité économique supplémentaire de 216 millions de dollars en Indiana.
  • Toujours dans l’Indiana, les salaires et dépenses des bibliothèques universitaires génèrent une activité économique supplémentaire de 112 millions de dollars.15

Dans l’État du Wisconsin, les habitants arrivent, semble-t-il, à en avoir encore plus pour leur argent puisque :

« La contribution totale des bibliothèques publiques du Wisconsin à l’économie du Wisconsin est de 753 699 545 $. Le rendement du capital investi dans les services de bibliothèque est de 4,06 $ pour chaque dollar investi par les contribuables16 ».

On retrouve ce type de résultats encore et encore dans tous les États et villes des États-Unis :

État Retour sur 1 $ d’investissement Année de l’étude
Colorado 5 $ 200917
Florida 6,54 $ 200418
Wisconsin 4,06 $ 200819
Indiana 2,38 $ 200720
Pennsylvanie 5,50 $ 200721
Caroline du Sud 4,48 $ 200522
Vermont 5,36 $ 2006–200723
Région Retour sur 1 $ d’investissement Année de l’étude
Charlotte, Caroline du Nord 3,15 – $4,57 $ 2008–200924
Saint-Louis, Missouri 4 $ 199925
Sud-Ouest de l’Ohio 3,81 $ 200626
Comté de Suffolk, État de New York 3,93 $ 200527
Pittsburgh, Pennsylvanie 3,05 $ 200628

Ce constat ne se limite pas aux États-Unis. Une étude menée par le Martin Prosperity Institute de l’Université de Toronto a révélé que « Pour chaque dollar investi dans la Toronto Public Library, les Torontois reçoivent 5,63 $ de bénéfice. L’étude montre que la Toronto Public Library génère un impact économique total de plus d’un milliard de dollars29 ».

D’où vient tout cet effet de stimulant économique? Eh bien, il vient en partie du pouvoir d’achats regroupés des bibliothèques dont il a été question précédemment. Si vous n’avez pas besoin d’acheter un livre ou de louer un film parce que vous pouvez utiliser les ressources de la bibliothèque, ça vous donne un coup de pouce. Cela s’explique aussi en partie par le fait que les bibliothèques sont des employeurs dont les employés paient des impôts (et contribuent donc à l’économie locale). Mais ça va plus loin qu’une économie d’argent. Par exemple, des études récentes montrent que les bibliothèques conduisent à acheter un plus grand nombre de livres.30 Dans l’enseignement supérieur, « les bibliothèques sont un facteur important considéré par les étudiants lorsqu’ils choisissent une université ou un collège et, par conséquent, les bibliothèques universitaires peuvent aider leur institution à augmenter le nombre des inscriptions31 ».

L’impact économique des bibliothèques provient également de facteurs intangibles comme la création d’un contexte social susceptible d’attirer les entreprises et de contribuer au perfectionnement de la main-d’œuvre. Plus récemment, pendant la récession économique qui a débuté en 2008, les bibliothèques ont joué un rôle important pour aider les chercheur·e·s d’emploi. Dans certaines bibliothèques, il s’agit simplement d’offrir aux personnes sans emploi l’accès à des ordinateurs et à des ateliers sur la création d’un curriculum vitae. Cela dit, dans d’autres bibliothèques, on peut constater ce qui arrive lorsque les communautés et les bibliothécaires ont des aspirations encore plus élevées.

À titre d’exemple, le projet Transform U32 mis en place par plusieurs bibliothèques publiques de l’Illinois prend pour point de départ l’idée que les personnes qui sont à la recherche d’un emploi sont souvent en quête d’un changement plus général dans leur vie. Elles peuvent vouloir faire un retour aux études. Elles peuvent avoir besoin de l’aide des services sociaux pour nourrir leur famille. En tous les cas, elles ont besoin de se sentir respectées et valorisées. Pour répondre à tous ces besoins, les bibliothécaires ont créé des partenariats avec des collèges locaux, des services sociaux et des organismes de développement économique. Désormais, lorsque des chercheur·e·s d’emploi se rendent à leur bibliothèque locale, ils ou elles disposent de tout un réseau de soutien qui les aide à identifier leurs objectifs à long terme et à s’y retrouver dans les formulaires en ligne parfois déroutants des collèges et des organismes gouvernementaux. Ils ou elles disposent d’outils Web simples pour rechercher un emploi ou créer une entreprise à partir de rien. Au lieu de simplement développer une collection de documents, ces bibliothécaires ont décidé de répondre directement aux besoins de celles et ceux qui fréquentent leur bibliothèque.

Une petite bibliothèque rurale d’Eureka, dans l’Illinois, a trouvé une autre manière pour les bibliothèques de contribuer au développement économique. Elle offre du soutien à l’entrepreneuriat. Lorsqu’une femme a parlé à la Eureka Public Library de son envie de créer une entreprise de restauration, quelque chose de merveilleux s’est produit. Elle avait constaté qu’il manquait d’endroits pour déjeuner en ville. Elle avait une formation en restauration et avait l’idée d’ouvrir un nouveau restaurant, mais ne savait pas comment procéder. Plutôt que de lui indiquer simplement quelques ressources sur le démarrage d’une entreprise, la bibliothèque a mis à sa disposition un emplacement où, une fois par semaine (lors des premiers temps de son projet), cette femme a pu installer un coin-repas. Au fil du temps, c’est devenu un emplacement régulier. La « Chef » Katie a réussi à créer une entreprise de restauration et tout le village a pu en profiter33.

La Toronto Public Library et la Cuyahoga County Public Library, dans l’État de l’Ohio, offrent aussi des services étendus aux entrepreneur·e·s. « Business Inc. »34 à Toronto et « Encore Entrepreneurs »35 à Cuyahoga proposent aux membres de la communauté des ateliers et du mentorat fournis par la communauté d’affaires locale. À Toronto, il y a même un « entrepreneur en résidence » qui rencontre personnellement les entrepreneur·e·s en devenir. Ces programmes ont été particulièrement efficaces pour favoriser les initiatives des immigrants et des nouveaux citoyens qui veulent créer des emplois et des occasions d’affaires.

Le Washington DC Dream Lab va encore plus loin. Non seulement ce laboratoire fournit aux membres « un espace partagé pour de petites organisations, des groupes ou des individus qui utilisent le numérique pour développer et soutenir de nouvelles activités », mais les entrepreneur·e·s qui utilisent ce service de la bibliothèque doivent partager chaque mois leur expertise et leurs connaissances dans le cadre d’ateliers publics d’une heure. La bibliothèque n’aide pas seulement un membre individuel, elle aide ce membre à aider les autres membres de la communauté36.

Cet esprit de start-up ne se limite pas aux bibliothèques publiques. L’École des sciences de l’information de l’Université de Syracuse, dans l’État de New York, met fortement l’accent sur les start-up en aidant fréquemment des équipes d’étudiant·e·s de premier cycle issues de tout le campus à générer idées et plans d’affaires. Des bibliothécaires accompagnent ces équipes lorsqu’elles réalisent leurs analyses concurrentielles et leur évaluation du degré d’originalité de leurs idées. Par ailleurs, au sein des entreprises de tout le pays, des bibliothèques en entreprise décortiquent des brevets, évaluent la concurrence et offrent de la formation continue aux avocats, aux médecins et aux fabricants d’ordinateurs afin de favoriser la croissance de leurs entreprises.

Les bibliothèques d’aujourd’hui procurent déjà un bénéfice économique à leurs communautés. À l’avenir on doit toutefois souhaiter qu’elles en fassent encore plus à ce niveau. Nous devrions nous attendre à ce que tous les types de bibliothèques contribuent à faire économiser de l’argent aux communautés et à favoriser l’émergence de nouvelles industries.

Centre d’apprentissage

Cet argument en faveur des bibliothèques repose sur la croyance largement répandue que le meilleur apprentissage se réalise dans l’environnement informationnel le plus riche. Dans les établissements universitaires, cela s’est traduit par des bibliothèques qui cherchent à rassembler de façon exhaustive les ouvrages et les revues savantes. Dans les bibliothèques publiques, cela signifie collectionner des documents sur une grande variété de sujets, et pas seulement des romans populaires. C’est la raison pour laquelle les bibliothèques scolaires existent.

La littératie, l’apprentissage et la recherche ont toujours été associés aux bibliothèques. En fait, la plupart des directeurs de bibliothèques au Moyen Âge étaient des érudits qui s’occupaient également de la collection. Au XIXe siècle, l’argument suivant lequel les bibliothèques sont des lieux d’apprentissage a conduit les bibliothèques publiques à se présenter comme des « universités du peuple ». Melvil Dewey, le père de la Classification décimale de Dewey, pensait que les bibliothèques publiques et les écoles publiques étaient deux « branches équivalentes » des institutions d’enseignement. De fait, les bibliothèques publiques ne faisaient pas l’acquisition de romans ou de documents populaires parce que les gens de l’époque ne faisaient pas le lien entre la littératie générale (ou « l’amour de la lecture », comme nous en parlons aujourd’hui) et l’apprentissage37.

Aujourd’hui, le concept d’apprentissage fait toujours partie de la mission des bibliothèques. L’une des campagnes américaines de marketing les plus réussies, tous domaines confondus, est celle mise au point par l’American Library Association pour encourager la lecture. « Lisez » proclamaient ses affiches mettant en vedette des célébrités incitant tout le monde à prendre un livre et à lire. Les programmes de lecture d’été visent à encourager l’habitude de lire, une compétence nécessaire à l’apprentissage tout au long de la vie. De leur côté, les bibliothèques scolaires sont aussi profondément engagées dans l’enseignement de la littératie, allant des compétences de base en lecture aux compétences en recherche et aux exercices de pensée critique dans le cadre du programme scolaire. Même les bibliothèques universitaires et les bibliothèques en entreprise s’engagent dans des programmes d’enseignement de la littératie, bien qu’elles se concentrent sur les médias et la littératie social (savoir comment déchiffrer les tendances actuelles via les médias sociaux, ou encore savoir comment comprendre la visualisation de données).

Toutefois, bien que je sois convaincu que cet argument en faveur des bibliothèques prend de l’importance, il s’agit souvent d’une justification assez vague. Est-il suffisant, par exemple, de créer un environnement riche en ressources pour faciliter l’apprentissage? Si je laisse un enfant de deux ans au milieu d’une bibliothèque bien garnie, puis-je m’attendre à revenir dans deux jours et à ce que l’enfant lise? Bien sûr que non.

Si vous vous attendez à davantage de la part de votre bibliothèque et de vos bibliothécaires, c’est en partie pour les obliger à aller au-delà des arguments généraux et de bon aloi pour faire état d’activités plus concrètes et mesurables. Par exemple, votre bibliothèque publique travaille-t-elle directement avec les écoles primaires et secondaires? Comment la collection d’une bibliothèque universitaire correspond-elle aux différents programmes offerts dans l’université qu’elle dessert? Quels sont les cours, les programmes d’études et les services qui sont offerts, et par qui, pour qui et quels sont les résultats obtenus? Le simple stockage de ressources n’améliore pas l’éducation. C’est simplement de l’accumulation.

Nous reviendrons sur ces thèmes tout au long de ce livre, mais pour l’instant, passons à l’argument des bibliothèques comme filet de protection sociale.

Filet social

Quand vous pensez au filet social, vous pensez probablement aux pauvres. Évidemment, certaines bibliothèques offrent un ensemble de ressources et de services à ceux et celles qui ont moins les moyens de se les payer. Cependant, le filet de protection que les bibliothèques étendent va bien au-delà d’une seule strate socio-économique. Très peu de personnes peuvent se permettre les centaines de milliers de dollars que les bibliothèques paient pour des bases de données consultables gratuitement. Mais la question du filet social va plus loin que de payer pour des ressources.

Les bibliothèques publiques fournissent depuis longtemps de l’information à celles et ceux qui ne pourraient y avoir accès autrement. Il s’agit en partie du service d’achats regroupés dont nous avons parlé plus tôt, mais le filet de protection sociale d’aujourd’hui comprend aussi l’accès à Internet dans les régions rurales. Les bibliothèques offrent l’accès à Internet via les petites bibliothèques de village et les bibliobus pour servir les habitants des campagnes. Une enquête effectuée en 2014 a révélé que 98 % des bibliothèques publiques américaines offrent un accès Wi-Fi public gratuit38. Dans le Vermont, le gouvernement de l’État contribue à la construction d’un réseau de fibres optiques qui relie les bibliothèques rurales de tout l’État, transformant chaque bibliothèque en point d’accès pour les entreprises et les foyers du village.

À l’ère des réseaux numériques, pour combler le fossé de connaissances qui se creuse et jouer ce rôle de filet protecteur, les bibliothèques de tous types vont plus loin que de fournir l’accès à Internet. Alors qu’il reste encore beaucoup à faire pour connecter les gens et que les outils numériques deviennent de plus en plus nécessaires à la vie et au travail, le défi consiste maintenant à aider les gens à tirer profit de ces nouveaux outils. Par exemple, après les fêtes de Noël 2011, les bibliothèques publiques ont été envahies de gens qui avaient reçu des iPad et des liseuses Kindle. Beaucoup avaient acheté ou reçu en cadeau ces tablettes sans savoir qu’il fallait disposer d’un réseau sans fil pour les utiliser. Les bibliothécaires ont donc aidé à configurer les appareils en plus de montrer aux gens comment ils pouvaient utiliser le réseau sans fil de la bibliothèque pour obtenir des livres, de la musique et des vidéos. En fait, 90 % des bibliothèques publiques offrent « une formation de base en littératie numérique et une majorité significative soutient la formation à de nouveaux appareils technologiques (62 %), à l’usage de pratiques en ligne sécuritaires (57 %) et à l’utilisation des médias sociaux (56 %)39 ».

Si vous pensez que savoir utiliser une tablette ou comment naviguer sur le Web est une bonne chose sans être pour autant une nécessité, sachez qu’en 2014, l’Internal Revenue Service (l’agence fédérale américaine qui collecte les impôts) a cessé de fournir des formulaires imprimés et des livrets d’instructions pour les impôts, ce qui a conduit à ce que « 76 % des bibliothèques aident les membres à utiliser les programmes et services gouvernementaux en ligne40 ». De plus en plus d’organismes gouvernementaux locaux, régionaux et nationaux ferment leur centre d’aide par téléphone et cessent d’avoir recours à la documentation imprimée. Pour être un citoyen, c’est-à-dire pour payer ses impôts, postuler à un emploi, être informé des événements locaux, il faut être connecté, mais aussi savoir comment utiliser cette connexion.

Si vous creusez cette idée de combler le fossé du savoir, vous vous apercevrez que ce ne sont pas seulement les bibliothèques publiques qui comblent les trous dans les filets de protection sociale. Les bibliothèques scolaires prêtent maintenant des livres non seulement aux élèves, mais aussi à leurs parents. Dans toutes les bibliothèques universitaires, les bibliothécaires fournissent aux étudiants des compétences de base en recherche qui ne sont pas abordées dans leurs cours. Les bibliothécaires juridiques ajoutent une culture informationnelle essentielle aux compétences juridiques des avocats et des juges. Au département de la Justice des États-Unis, certains bibliothécaires font maintenant partie des équipes de poursuite pénale; leur travail principal consiste à rechercher des témoins experts capables de remettre en question les témoignages entendus en cour.

Encore une fois, nous arrivons à la conclusion que nous devons nous attendre à ce que les bibliothèques se multiplient avec le temps. De plus en plus, tous les ordres de gouvernement, à tous les niveaux, se tournent vers la technologie et retirent leur soutien direct au public. Les services fiscaux, les services pour l’emploi et les services sociaux réduisent tous leur empreinte, laissant aux bibliothèques le soin de prendre le relais en tant que points de contact avec le public. Alors que le curriculum vitae est désormais un document en ligne, que les transactions avec les instances gouvernementales se dématérialisent et que la littérature et la musique font de même, nous avons besoin de bibliothèques et de bibliothécaires formés pour faire autre chose que distribuer des formulaires et indiquer à leurs membres où se trouvent les ordinateurs. Nous avons besoin de bibliothécaires capables de donner de la formation, de résoudre des problèmes et, en fin de compte, de défendre les intérêts de leur communauté.

Gardiennes du patrimoine culturel

Au troisième étage de la Free Library de la bibliothèque centrale de Philadelphie se trouve une bibliothèque — oui, une autre bibliothèque au sein de la bibliothèque centrale. Il s’agit de la bibliothèque de William McIntyre Elkins, un riche banquier de Philadelphie du tournant du XXe siècle, qui était aussi un collectionneur de livres41. Ce n’est pas une reconstitution faite pour ressembler à l’original; cette bibliothèque a été déplacée dans son intégralité de la maison d’Elkins à la Free Library. Pas seulement les livres, mais le bureau, le globe terrestre, les murs en bois, la moquette, toute la bibliothèque d’Elkins. Honnêtement, ça fait un peu bizarre d’y entrer. Cependant, il n’est pas inhabituel pour les grandes bibliothèques d’avoir de telles collections spéciales.

L’importance des bibliothèques pour la préservation de notre patrimoine culturel n’est pas un argument souvent évoqué de nos jours. Au cours des 30 dernières années, l’accent a été mis sur l’information et les ressources ayant un impact direct et immédiat sur la recherche, l’apprentissage et les loisirs. Cependant, au fil des siècles et dans de nombreux pays, la préservation des documents culturels (œuvres d’art, manuscrits, etc.) a été la principale raison d’être des bibliothèques. C’est pourquoi vous trouverez un exemplaire original des œuvres de Shakespeare à la Dallas Public Library et une Bible de Gutenberg au Ransom Center de l’Université du Texas.

Dans les pays nordiques, les bibliothèques partagent souvent des locaux avec des musées et des théâtres. Et, à ce jour, si vous allez en Italie et cherchez une bibliothèque publique, vous aurez du mal à en trouver une. C’est parce que, pour la plupart, elles n’ont pas été édifiées pour servir tous les usages, mais uniquement les besoins des chercheur·e·s ou des étudiant·e·s. Comme me l’a dit un bibliothécaire italien : « En Italie, nous ne demandons pas la recette d’une sauce à la bibliothèque; nous demandons plutôt à notre mère ». En d’autres termes, la bibliothèque n’est pas conçue pour répondre aux préoccupations quotidiennes.

De nombreuses bibliothèques américaines, en particulier les bibliothèques universitaires, continuent de constituer d’étonnantes collections d’art et d’autres trésors historiques. Mais la façon dont la conservation du patrimoine culturel se fait dans les bibliothèques évolue également. De nos jours, en plus de conserver les artefacts culturels du passé, les bibliothécaires travaillent conjointement avec les gens du quartier environnant pour en préserver la culture actuelle. Les bibliothécaires s’adjoignent des bénévoles et des étudiant·e·s pour aller dans ces quartiers travailler avec ses résident·e·s et enregistrer des témoignages, numériser le contenu de boîtes à chaussures pleines de photographies et constituer des récits oraux afin que ces résident·e·s puissent transmettre leur patrimoine aux générations futures. C’est ce que fait à une échelle beaucoup plus grande la Bibliothèque du Congrès des États-Unis en archivant 60 000 entrevues faites avec des Américains ordinaires42 dans le cadre du projet StoryCorp43, en partenariat avec la Digital Public Library of America44. La Digital Public Library of America est
une association de plus de 1 300 bibliothèques, musées et institutions culturelles patrimoniales américaines constituée pour donner accès, entre autres, à sept millions de documents numériques (images, cartes, photos, œuvres d’art, etc.) ainsi qu’à un ensemble d’outils permettant de collecter et de partager le patrimoine national, et ce, dans toutes les salles de classe et les maisons du pays45.

Notre histoire et les différentes manières dont nous nous représentons notre passé sont des éléments essentiels pour nous projeter dans l’avenir. Ceci étant dit, il faut maintenant attendre de nos bibliothèques qu’elles se comportent non seulement comme des entrepôts des œuvres des grands hommes du passé, mais qu’elles préservent notre histoire telle qu’elle se déroule aujourd’hui. Rappelez-vous la Elkins Library à Philadelphie. Si vous voulez la voir, il suffit de prendre l’ascenseur jusqu’au troisième étage de la bibliothèque centrale et d’appuyer sur une sonnette. Après une vingtaine de minutes, quelqu’un vous laissera entrer pour la visiter. Nous avons besoin d’avoir notre histoire à portée de la main pour pouvoir l’intégrer à notre avenir.

La bibliothèque troisième lieu

Le sociologue Ray Oldenburg a constaté que les communautés dynamiques disposent de trois « espaces » distincts : la maison, le travail et un espace communautaire, ou « troisième lieu ». L’élément essentiel à retenir ici est que, pour prospérer, les communautés ont besoin d’espaces accessibles pour que leurs membres se réunissent à l’extérieur de leur domicile et de leur milieu de travail.

Presque tous les types de bibliothèques servent de troisième lieu. Les bibliothèques publiques, en particulier, font partie des rares espaces communautaires encore accessibles pour toutes et tous. De leur côté, les bibliothèques universitaires ont fait de la place pour des cafés et autres lieux de rassemblement afin que les étudiant·e·s du premier cycle puissent se voir ailleurs que dans les résidences étudiantes et les salles de cours. Enfin, les bibliothèques scolaires sont souvent considérées comme des lieux sûrs pour les élèves qui ne s’intègrent pas aux différentes cliques de l’école.

Comme l’utilisation de plus en plus d’espaces communs est restreinte ou destinée à répondre à d’autres besoins de la communauté (notamment le développement économique), les espaces en bibliothèque (aussi bien physique qu’en ligne) deviennent de plus en plus importants pour permettre aux membres de la communauté de se réunir.

On trouve une bibliothèque troisième lieu à Pistoia, en Italie, juste à l’extérieur de Florence. La Bibliothèque San Giorgio a été littéralement construite comme une nouvelle piazza (place publique) pour les citoyens et les citoyennes de cette ancienne ville toscane. En plus d’une vaste gamme de salles de réunion, la bibliothèque possède un café toujours animé, une salle de cinéma et accueille un grand nombre d’activités mises sur pied par les membres de la communauté. Des métallos aux psychologues, tous les membres bénévoles de la communauté sont des « allié·e·s », comme les appellent les bibliothécaires, qui organisent des ateliers de formation et des expositions.

À la Toronto Public Library, les citoyen·ne·s peuvent travailler dans les cabines en verre de la Bloor Reference Library, qui ont été spécialement conçues pour étudier, ou alors assister à des conférences dans un immense atrium à plusieurs niveaux. Pendant des années, la Cuyahoga Public Library, à l’extérieur de Cleveland (Ohio), s’est présentée comme une « agora », un mot grec désignant un commun. La Fairfield Public Library, dans le Connecticut, a pour sa part construit une sorte de cabane pour que les enfants puissent lire, apprendre et jouer à l’intérieur de la bibliothèque.

Ce que Toronto, Pistoia, le comté de Cuyahoga et Fairfield ont en commun, c’est que les troisièmes lieux qui y sont offerts reflètent la culture et les besoins particuliers des communautés qu’ils desservent. Elles ne sont pas copiées l’une sur l’autre. Vous devez vous attendre à ce que votre bibliothèque représente votre communauté. Il n’y a pas de modèle unique ni de plan directeur à suivre pour les espaces que les communautés mettent en place dans leurs bibliothèques. L’époque d’une sorte d’approche MacDonald’s en matière d’architecture des bibliothèques, où toutes les bibliothèques se ressemblent, peu importe qui elles servent, est révolue. Le troisième lieu d’une bibliothèque devrait être aussi distinctif et original que les personnes qui l’utilisent.

Berceau de la démocratie

Soyons clairs : il est tout à fait possible d’avoir des bibliothèques sans démocratie et une démocratie sans bibliothèques. Il suffit de jeter un coup d’oeil à l’histoire. Cependant, j’aimerais soutenir l’idée que les bibliothèques sont nécessaires à une véritable démocratie libérale.

Les États-Unis sont une démocratie libérale. Le Canada est une démocratie libérale. La France, l’Allemagne, l’Inde et Israël sont aussi des démocraties libérales. La dimension « libérale » de la démocratie libérale n’a rien à voir avec un parti politique, ni même avec le caractère socialement progressiste d’un pays. Ce qualificatif renvoie à la conviction que ce qui fait une démocratie ne se réduit pas au droit de vote. Une démocratie libérale se définit également par la protection des droits civiques et la protection constitutionnelle contre un pouvoir gouvernemental intrusif. Cette une différence de taille. L’Irak sous Saddam Hussein était théoriquement une démocratie puisque Hussein a été élu président avec 99 % des voix exprimées. Néanmoins, peu de gens considéreraient qu’il s’agit d’une démocratie véritablement libérale.

Pourquoi les bibliothèques sont-elles si importantes pour une démocratie libérale? La réponse courte est qu’une véritable démocratie nécessite la participation de citoyennes et de citoyens avertis. La mission fondamentale des bibliothèques, qu’elles soient publiques, scolaires ou autres, est de créer une nation de citoyennes et de citoyens informés et actifs.

Lorsque les partisans des bibliothèques invoquent cet argument, ils utilisent souvent l’une ou plusieurs de ces trois citations :

Le peuple est le seul censeur de ceux qui le gouvernent; et ses jugements, même erronés, tendent à les maintenir sans cesse dans les véritables principes de leur institution. Punir ces erreurs trop sévèrement ce serait détruire la seule sauvegarde de la liberté publique. Le meilleur moyen de prévenir l’intervention irrégulière du peuple, c’est de l’instruire pleinement de ses affaires par l’intermédiaire des journaux, et de faire en sorte que ces publications soient accessibles à tous. L’opinion du peuple étant la base de nos gouvernements, leur principal objet doit être de faire en sorte que cette opinion soit toujours saine et éclairée; et si l’on me donnait à choisir entre un gouvernement sans journaux et des journaux sans gouvernement, je n’hésiterais pas une seconde à choisir la seconde option. Mais il me faudrait préciser que chaque individu devrait recevoir ces journaux et être capable de les lire. – Thomas Jefferson

Il n’y a pas sur Terre de berceau de la démocratie qui soit comparable à la bibliothèque publique gratuite, cette république des lettres où ni le rang, ni la fonction, ni la richesse ne reçoivent la moindre considération. – Andrew Carnegie

Un gouvernement populaire sans information populaire ou sans moyen d’accès à l’information n’est que le prologue d’une farce ou d’une tragédie, ou peut-être des deux. La connaissance gouvernera toujours l’ignorance, et un peuple qui entend être son propre maître doit s’armer de cette puissance que donne la connaissance. – James Madison

Ces trois citations ont un message commun : il est indispensable d’avoir des citoyen·ne·s informé·e·s pour assurer la vitalité d’une démocratie. Cependant, chacune de ces citations met l’accent sur une facette différente du maintien et de la participation à une démocratie. Jefferson parle de transparence, Carnegie d’accès et Madison d’éducation. Les bonnes bibliothèques s’occupent de ces trois aspects. Commençons par la transparence.

Démocratie et transparence

Dans le passage cité plus haut, Jefferson parle clairement des journaux et de la presse, pas des bibliothèques. Mais il insiste aussi sur la nécessité de la transparence, qui est un objectif que les bibliothécaires et les journalistes partagent. Un gouvernement représentatif du peuple qui fonctionne n’est pas quelque chose dont on peut s’occuper un bref moment pour l’oublier ensuite. On ne se contente pas de porter au pouvoir des politicien·ne·s et d’attendre la prochaine élection. Il doit y avoir une surveillance des actions des élu·e·s pour prévenir les abus et façonner le discours civique et les politiques publiques. L’affaire du Watergate n’a pas été résolue par une élection, mais bien par l’apparition de documents et de preuves d’actes de corruption de la part du gouvernement.

Les bibliothèques font avancer l’objectif de transparence de plusieurs façons. Elles travaillent au sein des structures administratives pour documenter, archiver et diffuser le travail des agences gouvernementales. Par exemple, si vous voulez connaître toutes les lois adoptées par le Congrès américain, vous pouvez vous rendre sur le site Web de la Bibliothèque du Congrès et faire une recherche dans la base de données THOMAS46. Si vous souhaitez accéder aux recherches financées par les National Institutes of Health, il suffit d’aller sur le site de la National Library of Medicine et d’interroger la base de données PubMed47.

Les bibliothèques favorisent également la transparence à l’extérieur du gouvernement fédéral américain. Près de 1250 bibliothèques universitaires et publiques des États-Unis hébergent des documents gouvernementaux dans le cadre du Federal Depository Library Program. Si un organisme gouvernemental imprime un rapport, une brochure, un formulaire ou un règlement, il est déposé dans ces bibliothèques, qui doivent s’assurer que le public peut accéder à ces documents.

Au-delà du niveau fédéral, chaque État américain dispose d’une bibliothèque de droit accessible au public qui contient les lois, les règlements et les décisions judiciaires de cet État. De nombreuses bibliothèques locales conservent les actes des conseils municipaux et des assemblées législatives des comtés. L’idée est que les citoyen·ne·s puissent examiner le travail de leurs gouvernements et participer à la prise de décision.

Les bibliothèques ainsi que l’ensemble des citoyen·ne·s sont confronté·e·s à d’énormes défis en matière de transparence (comme l’archivage de documents sur des sites Web en constante évolution, la classification des documents, etc.), mais nous aborderons cela plus loin.

Démocratie et accès

Ce dont parle Carnegie dans la citation reproduite plus haut, c’est de l’égalité d’accès aux travaux de l’État. Bien sûr, il a fait bien plus que d’en parler puisqu’il est considéré comme une sorte de saint patron des bibliothèques après en avoir construit plus de 2500 dans le monde entier48.

À l’époque de Carnegie, l’accès signifiait l’accès aux idées enregistrées, c’est-à-dire aux livres imprimés. Aujourd’hui, les bibliothèques ont étendu cette logique à plusieurs autres supports. Cela se manifeste notamment par l’accès au Web et aux ordinateurs en accès libre dans les bibliothèques publiques. C’est aussi cette logique qui est à l’oeuvre dans les politiques de toutes les bibliothèques qui distribuent gratuitement des cartes de bibliothèque à tous les citoyens d’une communauté. Dans beaucoup d’autres pays, il faut payer pour obtenir une telle carte ou pour utiliser un ordinateur. À Amsterdam, aux Pays-Bas, une carte de bibliothèque coûte 20 euros par an, ou 35 euros si vous voulez emprunter des livres. Et si vous voulez réserver des livres pour les emprunter? C’est 55 euros49.

L’importance de l’accès est également perceptible chez les bibliothèques universitaires américaines qui offrent un accès public au lieu de restreindre cet accès au corps professoral et aux étudiant·e·s de la communauté universitaire. Ce principe est aussi à l’oeuvre si l’on tient compte des millions de dollars que les bibliothèques de chaque État dépensent en licences pour l’abonnement à des bases de données disponibles sur tout leur territoire, fournissant ainsi un égal accès aux communautés des villes, des banlieues et des campagnes50.

Bien évidemment, tout l’accès du monde est inutile si vous ne savez pas quoi faire des informations auxquelles vous accédez. C’est d’ailleurs ce que pensait Madison.

Démocratie et éducation

Selon Madison, « Un peuple qui veut se gouverner lui-même doit s’armer du pouvoir que donne la connaissance ». Ce que j’adore dans cette citation, c’est l’utilisation du verbe d’action « s’armer ». Le simple fait d’avoir accès à l’information produite par une démocratie qui fonctionne ne suffit pas. Il est inutile de pouvoir consulter une loi en ligne si vous ne savez pas lire. Bien sûr, même si vous savez lire, pouvons-nous aussi présumer que vous savez réellement utiliser un ordinateur et vous brancher à Internet?

Une démocratie fonctionnelle doit développer activement ou, suivant le mot de Madison, « armer » une population instruite. Cet argument est au cœur de l’idée de l’éducation publique aux États-Unis. Pourtant, le secteur de l’éducation publique est aux prises avec un programme d’études de plus en plus codifié et un taux de décrochage de 7 % au niveau secondaire (ce taux est de 12 % dans la communauté latino-américaine et de 7,8 % au Canada51). Le système public d’éducation primaire et secondaire ne touche même pas les « 36 millions d’adultes américains qui ne savent pas mieux lire que la moyenne des élèves de 3e année52 » ou les « 42 % des adultes canadiens âgés de 16 à 65 ans qui ont un faible niveau de littératie53… ».

Les bibliothèques publiques, les bibliothèques scolaires et les bibliothèques de l’enseignement supérieur participent toutes à l’éducation des citoyen·ne·s afin qu’ils et elles puissent participer à la vie démocratique. C’est une extension de l’argument du filet social. Plutôt que d’un filet pour garantir la participation à la vie économique ou le bien-être, il s’agit ici d’un filet qui protège notre capacité à nous gouverner par nous-mêmes.

Démocratie et attentes plus élevées

La démocratie n’est pas chose facile. La démocratie n’est pas bien propre et ordonnée. Dans notre vie de tous les jours, peu d’entre nous prennent le temps, en plus de celui réservé à nous déplacer et à répondre à nos courriels et nos difficultés quotidiennes, pour réfléchir à comment nous nous insérons dans l’ordre des choses de la cité. En bibliothèque, on peut trouver des livres et des ordinateurs, mais où se trouve donc la démocratie? Votre bibliothèque s’efforce-t-elle activement de vous préparer à devenir un·e citoyen·ne engagé·e?

Que ce soit bien clair, il ne s’agit pas de faire preuve de militantisme ou d’idéologie. Il ne s’agit pas de savoir si votre bibliothèque agit en conformité avec la ligne d’un parti ou d’un·e candidat·e. Il s’agit plutôt de se demander quelle différence cette bibliothèque fait dans la gouvernance de votre communauté (qu’il s’agisse d’une ville, d’une université, d’une école ou d’une entreprise). Ainsi, saviez-vous que la moitié du budget de la Bibliothèque du Congrès américain est consacrée à ce qu’on appelle le Congressional Research Service (CRS)? Ce service

….travaille exclusivement pour le Congrès des États-Unis, fournissant des analyses politiques et juridiques aux comités et aux membres de la Chambre et du Sénat, quelle que soit leur affiliation politique. En tant qu’agence législative au sein de la Bibliothèque du Congrès, le CRS est une ressource précieuse et respectée dans la capitale des États-Unis depuis près d’un siècle54.

Votre bibliothèque dispose-t-elle d’un service similaire pour informer vos politiciens locaux, votre rectrice, votre président, la PDG ou le directeur de l’école du coin? Le fait d’avoir une bonne bibliothèque scolaire ne devrait-il pas signifier que vous avez un directeur d’école bien informé? Une partie de l’effort d’augmenter nos attentes envers nos bibliothèques exige d’aller au-delà des vagues liens rhétoriques entre démocratie, communauté informée et bibliothèques, car si nous ne le faisons pas l’un des arguments majeurs en faveur des bibliothèques risque de sonner creux.

Symbole des aspirations communautaires

Les bibliothèques ont toujours été axées sur les idées, les aspirations et les rêves des individus. Les bibliothécaires peuvent vous raconter des histoires étonnantes de gens qu’ils et elles ont aidé. Qu’il s’agisse de sauver une femme d’une relation violente, de sortir un sans-abri de la pauvreté, de sauver la vie d’un patient atteint du cancer ou d’inspirer l’émerveillement d’un enfant, les bibliothèques ont un impact sur la vie des gens.

Mais bien franchement, ce dont j’aimerais que les bibliothécaires parlent davantage, ce sont des espoirs et des aspirations de leur communauté. Car les communautés entretiennent des rêves. Elles aspirent à devenir des établissements de recherche ou des centres économiques de classe mondiale. Les communautés rêvent de vivre confortablement ou d’être des leaders dans leur domaine. Bien sûr, ces rêves ne sont pas aussi bien définis que ceux des membres individuels de la communauté, mais ils représentent une sorte de désir holistique qui établit les politiques, détermine comment utiliser les ressources et formule les messages qui seront communiqués au monde extérieur.

Les bibliothèques sont devenues des institutions ambitieuses. À un niveau élémentaire, le bâtiment peut en lui-même servir de symbole à la communauté, en représentant son souhait d’être associée au savoir. San Francisco, Seattle, Salt Lake City et Vancouver ont toutes tiré profit de la construction d’une nouvelle bibliothèque pour revitaliser leur centre-ville. L’architecture inspirante des bibliothèques est devenue l’équivalent contemporain d’une cathédrale médiévale, soit une manière concrète pour une communauté d’affirmer son importance.

La puissance de l’architecture et le message que permet d’envoyer le fait de construire une nouvelle bibliothèque sont indéniables. Des donateurs n’hésitent pas à prêter leurs noms à des bibliothèques universitaires. Certains architectes sont très fiers de leurs bibliothèques, célébrant parfois davantage le bâtiment que la fonction de la bibliothèque elle-même.

Cependant, lorsqu’il s’agit de s’attendre à davantage, nous devons mettre en balance la splendeur du bâtiment et la qualité des services qui sont prodigués à l’intérieur de celui-ci (et de plus en plus à l’extérieur de celui-ci). Barbara Quint, journaliste au magazine Searcher, a dit un jour qu’une bibliothèque après les heures d’ouverture est comme un récif de corail sans poissons : c’est beau et paisible, mais dépourvu de vie. C’est un vestige qui ne peut témoigner que d’un point figé dans le temps.

De la même façon, si vous retirez les bibliothécaires et le personnel, mais que vous laissez les livres, les ordinateurs et l’architecture, vous obtiendrez une jolie sculpture de ce qu’a déjà été la bibliothèque, formant ainsi un instantané du passé de la communauté. Mais si vous vous débarrassez des livres et des bâtiments et conservez un groupe de bibliothécaires professionnels motivés, vous pourrez inviter la communauté et ils construiront ensemble l’avenir.

Aujourd’hui plus que jamais, l’avenir d’une communauté ne réside pas dans les richesses que nous tirons de la terre ou du verre que nous déployons dans le ciel, mais dans les décisions et les talents des membres de la communauté. Ces derniers ne sont pas des consommateurs passifs de bibliothèques ou de contenu, ou encore une audience muette qui se contente de regarder de loin le processus démocratique. Ils et elles sont la raison même pour laquelle nous sommes tous et toutes ici. Ces membres méritent une bibliothéconomie nouvelle. Ils et elles méritent également une bibliothèque nouvelle qui rend possible un changement positif radical. Les arguments que je viens de développer justifient l’existence des bibliothèques en général. En toute franchise, ces mêmes arguments peuvent être formulé par de bonnes et de mauvaises bibliothèques. La vraie question est de savoir comment ces propos et les arguments qui les soutiennent s’incarnent réellement au sein de votre communauté et comment ils doivent évoluer afin que les bibliothèques continuent d’être pertinentes à l’avenir.

Chapitre 3. La mission des bibliothèques : exigez davantage que des livres

La bibliothèque de l’Université de Syracuse était pleine. Il ne restait plus d’espace sur les étagères. C’est un problème fréquent dans toutes les bibliothèques et les solutions vont de retirer des livres (élagage) à construire de nouveaux bâtiments. Syracuse a essayé la première solution, puis la deuxième, mais a finalement opté pour l’entreposage hors site. Les bibliothécaires allaient chercher les items les moins utilisés (ceux n’ayant pas été empruntés depuis au moins 10 ans) et les expédiaient dans un entrepôt situé à cinq heures de distance. Si un item de l’entrepôt était demandé, on le renvoyait à Syracuse, ou alors on le numérisait et l’envoyait directement par courriel au professeur·e ou à l’étudiant·e qui en aurait fait la demande.

Vous pourriez croire qu’il n’y aurait pas tant de livres inutilisés sur une période de plus d’une décennie, mais vous auriez tort. En fait, dans n’importe quelle bibliothèque, vous serez confronté à la règle du 80/20. Dans une collection, 80 % des utilisations se feront sur 20 % des items de cette collection. Autrement dit, on pourrait jeter 80 % des livres et continuer à satisfaire 80 % des demandes de la communauté. Alors, pourquoi garder le reste? Eh bien parce qu’on ne sait jamais si l’un de ces 20 % d’utilisateurs utilisera l’un de ces 80 % de livres peu utilisés pour guérir le cancer – et il n’y a pas de façons de le savoir à l’avance.

Mais la bibliothèque de l’Université de Syracuse ne jetait pas ses livres peu utilisés. Elle ne faisait que les déplacer. Cela semblait logique. Cependant, les départements de sciences humaines du campus faillirent en venir à la révolte. Qu’il s’agisse de professeurs en théologie, de diplômées en histoire ou d’étudiants en littérature anglaise, tous prirent le mors aux dents. Des rencontres facultaires ont été perturbées, des manifestations ont eu lieu en bibliothèque, des éditoriaux acérés ont été publiés. « Pourquoi ne pas déplacer les livres dans un endroit plus rapproché? » « Cette collection était déjà de piètre qualité et maintenant vous voulez la rendre encore pire qu’elle n’est? »

Bien que les bibliothécaires s’attendaient à une part de résistance face à leur projet d’entreposage hors site, le degré d’opposition les prit par surprise. Durant des années, les bibliothécaires avaient fait croître la fréquentation de la bibliothèque. Grâce à l’introduction d’espaces d’apprentissage, de nouveaux espaces de rencontre, d’un café, de prises électriques et de nouveaux services, la bibliothèque était fréquentée plus que jamais. La bibliothèque était pleine, non seulement en termes de livres, mais en termes de membres. Le problème était que les chercheur·e·s en sciences humaines ne voyaient ni le café ni les étudiant·e·s de premier cycle branché·e·s aux prises disponibles comme s’adonnant à une utilisation appropriée des lieux. Chaque table était de l’espace utilisable pour davantage de rayonnages et de livres. Voilà, dirent les chercheur·e·s, la fonction première de la bibliothèque : contenir des livres et documents imprimés, et non pas des espaces de rencontre et un café.

L’idée suivant laquelle les bibliothèques ne sont qu’un entrepôt de livres n’est pas limitée aux professeur·e·s en sciences humaines. Quelques années plus tôt à Syracuse (apparemment un endroit propice pour les controverses autour des bibliothèques), le comté avait lancé un programme de recyclage de livres. Une fois par année, les résidents pouvaient emballer leurs vieux livres et les déposer pour être recyclés en pâte à papier. Il y eut immédiatement des plaintes de citoyen·ne·s concerné·e·s, appelant la bibliothèque à intervenir. Ne recyclez pas les livres, donnez-les à la bibliothèque! La bibliothèque refusa, non parce qu’elle était pleine, mais parce qu’elle était trop occupée.

La bibliothèque n’avait pas le personnel suffisant pour trier des milliers de livres, en tâchant d’identifier ceux qui méritaient d’être conservés – du moins c’est ce qu’ils ont dit au début. Quand des membres de la communauté s’organisèrent avec les scouts pour entreprendre le tri à effectuer, la véritable raison éclata au grand jour. Il s’avéra que les bibliothécaires s’étaient déjà rendu·e·s au point de collecte des livres à recycler, et avaient trouvé de vieux livres décrépits et sans valeur. Ils et elles découvrirent aussi que les résident·e·s avaient profité de l’opportunité pour recycler des items tels que de numéros du magazine pornographique Hustler. Les bibliothécaires ne tenaient pas à trier tout cela côte à côte avec les scouts.

Les bibliothèques scolaires reçoivent régulièrement des dons d’exemplaires du National Geographic parce qu’ils « doivent » avoir de la valeur. Or les bibliothèques n’ont pas de place pour conserver ces exemplaires imprimés, sans parler du fait que tous les numéros de cette publication sont disponibles en ligne.

À Glendale, un village cossu de la banlieue de Cincinnati, dans l’Ohio, les citoyen·ne·s démarrèrent leur propre bibliothèque avec des livres donnés. Ils ont garni les rayonnages et procédé à l’ouverture des lieux. Après une semaine d’activité, la fréquentation est tombée. Il semble que les gens ne cherchaient pas à lire les livres qu’ils avaient donnés et étaient prêts à se déplacer en voiture pour fréquenter les trois bibliothèques publiques situées dans un rayon de 8 kilomètres.

Ces histoires convergent toutes vers l’un des plus grands mythes à propos des bibliothèques modernes – qu’elles sont juste une question de livres. Si c’est aussi ce que vous pensez, je vous pardonne. Après tout, les bibliothèques ont connu un grand succès dans l’industrie du livre et, au surplus, de nombreuses bibliothèques ont construit cette image de marque livre-bibliothèque dans leurs communautés au moins depuis plus d’un siècle.

À première vue, même les plus célèbres des standards de la bibliothéconomie hurlent à tue-tête que tout est à propos des livres. En 1931, S. R. Ranganathan proposa ses cinq lois de la bibliothéconomie.55 Ces lois font partie des pierres angulaires de la pensée bibliothéconomique :

  1. Les livres sont faits pour être utilisés.
  2. À chaque lecteur son livre.
  3. À chaque livre son lecteur.
  4. Épargnons le temps du lecteur.
  5. Une bibliothèque est un organisme en développement.

Sans l’ombre d’un doute, l’idée que les bibliothèques sont à propos des livres est ancrée profondément dans l’ADN de la bibliothéconomie.

Cela dit, regardons ces lois de plus près. À quel point les livres sont-ils au coeur de ces lois? Si Ranganathan avait vécu il y a 2000 ans, aurait-il dit « les parchemins sont faits pour être utilisés »? Si on remplace le mot « livres » par « livres numériques » ou « pages Web », est-ce que ces idées demeurent vraies? Je crois que oui. Ces lois établissent que la communauté est au centre de la bibliothèque. Le travail de la bibliothèque est de combler les besoins des membres de la communauté, pas simplement d’entreposer des documents.

Les bibliothèques, qu’elles soient bonnes ou mauvaises, ont existé depuis des millénaires. Durant tout ce temps, elles ont été des entrepôts de documents, certes, mais tout autant des lieux consacrés à la recherche, à l’archivage de la documentation de l’État et des incubateurs de développement économique. En fait, l’idée selon laquelle une bibliothèque est un édifice plein à craquer de livres et de documents est un point de vue qui date d’à peine 80 ans.

Jetons un coup d’oeil à la Free Library de Philadelphie telle qu’elle est aujourd’hui :

Figure 1 : Salle de musique de l’actuelle Free Library de Philadelphie

Des livres sur des étagères autour de colonnes : voilà une bibliothèque. Maintenant, jetons un coup d’œil à la même section de cette bibliothèque dans les années 1920 :

Figure 2 : Salle de musique de la Free Library de Philadelphie vers 192756

Oui, il s’agit de la même salle. Des tables de travail, un éclairage naturel. Un endroit conçu d’abord pour les gens et pour l’apprentissage, et non pour les livres. Il y avait évidemment, des livres dans cette bibliothèque; ils étaient sortis sur demande des magasins fermés. Les espaces ouverts étaient pour les gens, les espaces fermés pour les livres.

Quand a-t-on commencé à penser aux bibliothèques comme étant des paradis du livre? Les bibliothèques ont toujours hébergé des collections de documents, bien que ce concept de dépôt soit lui-même relativement moderne. Il s’est mis en place lorsque les bibliothèques ont tenté de développer des collections exhaustives au moment où l’on assistait à une diminution marquée des prix du papier et de l’impression. Ce n’est qu’au XXe siècle que la production de masse de livres commença à remplir les bibliothèques ainsi que les salons et les écoles.

Figure 3 : Croissance des ouvrages publiés mondialement57

Cette bibliophilie changea la façon dont nous voyons non seulement les bibliothèques d’aujourd’hui, mais également celles du passé.

Considérons à nouveau la bibliothèque d’Alexandrie, évoquée au premier chapitre. La bibliothèque d’origine était une merveille du monde antique. Aujourd’hui, ceux qui la connaissent la perçoivent comme une énorme collection de documents du monde antique. Ce que, d’ailleurs, elle était. Mon histoire favorite est celle des bateaux qui entraient dans le port d’Alexandrie, qui était jadis l’un des ports les plus achalandés de son temps. Les soldats abordaient les bateaux et confisquaient tous les documents trouvés à bord (incluant ceux qui étaient utilisés comme lest). Les documents étaient alors acheminés à la bibliothèque, puis copiés, et ces copies étaient ensuite remises aux propriétaires des originaux.

Mais si vous pensez à la bibliothèque antique comme étant un gigantesque entrepôt de documents, à l’instar de la photographie actuelle de la Free Library de Philadelphie, vous vous trompez. En fait, la bibliothèque d’Alexandrie était semblable aux universités d’aujourd’hui. Il y avait de nombreux édifices sur le campus. L’un des premiers était un temple dédié aux Muses appelé le Musae, d’où nous vient le mot « musée ». Le bâtiment principal de la bibliothèque était autant un dortoir qu’un entrepôt. Des savants de partout s’y rassemblaient pour discuter et créer. En fait, il s’agissait là d’un des premiers think tanks et l’un des premiers centres d’innovation de l’histoire. Les bibliothécaires étaient les plus proches conseillers des dirigeants de la cité État, et ce non pas parce qu’ils avaient accès à des documents, mais parce qu’ils étaient en lien direct avec des penseurs.

Quand la bibliothèque d’Alexandrie fut détruite, une grande partie de la collection fut en fin de compte relocalisée dans l’Espagne mauresque. Là, loin d’accumuler la poussière, ces documents furent traduits, améliorés, et consultés. Tout ce travail est devenu manifeste lors des premières croisades, à la fin de l’époque médiévale. En effet, lorsque les croisés « libérèrent » la ville de Tolède, ils découvrirent bibliothèque après bibliothèque après bibliothèque. Ce dut être stupéfiant de voir qu’une de ces 80 bibliothèques contenait plus de volumes qu’il n’y en avait dans toute la France. Soulignons un fait remarquable : les citoyens ne faisaient pas que préserver les manuscrits, ils les ont consultés pour développer de nouvelles formes d’architecture, de nouveaux aqueducs, de nouveaux modes de gouvernance, allant même jusqu’à recourir à une petite chose connue sous le nom d’algèbre (incluant, soit dit en passant, le concept de zéro). En fait, il se trouve même un historien pour attribuer à ces bibliothèques vivantes du monde musulman le mérite d’avoir rendu possible la Renaissance et la création des universités.

Dans l’Angleterre victorienne, les bibliothèques publiques avaient des salons de jeu. Andrew Carnegie construisit plus de 2509 bibliothèques autour du monde58 pour encourager la participation démocratique et l’amélioration de la société. Ces bibliothèques publiques comprenaient des galeries d’art. Dans la foulée des lois sur le travail des enfants, qui ont permis au concept moderne de l’enfance d’émerger, des collections destinées aux touts petits se sont développées. Les bibliothécaires ont même arraché les rayonnages des bibliothèques mobiles pour en faire des makerspaces mobiles. Le Frysklab des Pays-Bas59 est un makerspace mobile rempli d’ordinateurs portables, d’imprimantes 3D, et de graveurs laser qui voyage dans les provinces du nord du pays et s’arrête dans les écoles pour enrichir le parcours scolaire des élèves.

Tout cela pour dire que si vous croyez qu’une bibliothèque n’est qu’un amas de livres logé dans un bâtiment (ou pire, si vos bibliothécaires pensent cela), vous devez vous attendre à plus, à beaucoup plus. Les meilleures bibliothèques d’aujourd’hui ne sont plus que des lieux silencieux; certaines salles bourdonnent d’activités tandis que d’autres sont réservées au travail en toute quiétude. Elles se transforment pour devenir le repère de la communauté plutôt que la chasse gardée des bibliothécaires. Qu’est-ce qui guide cette transformation? Qu’est-ce qui façonne « l’organisme en développement » de Ranganathan? Cette mission qui court depuis des siècles :

La mission d’une bibliothèque est d’améliorer la société en facilitant la création de connaissances dans sa communauté.

À dire vrai, cette formulation est la mienne, mais les concepts qu’elle contient trouvent une vérification historique dans la pratique des érudits qui ont mis en place des bibliothèques pour faire avancer les travaux de recherche de leurs collègues. C’est aussi cette mission qui est à l’oeuvre dans le travail des bibliothécaires du Kenya et de Ferguson que j’ai évoqués en ouverture de ce livre. Les mauvaises bibliothèques ne font que développer des collections. Les bonnes bibliothèques développent des services (et la collection n’est que l’un d’entre eux). Les meilleures bibliothèques développent des communautés.

Les tablettes de pierre se sont transformées en rouleaux, les rouleaux en manuscrits, les manuscrits en livres, et les livres se transforment en ce moment en applications. Les outils que les bibliothèques utilisent pour accomplir leur mission, quelle que soit cette mission, vont changer. La raison pour laquelle nous utilisons ces outils (nouveaux ou anciens) demeure stable au fil du temps. Les bibliothèques devraient être une affaire de connaissances pas d’outils.

Le reste de ce livre examinera ce que vous êtes en droit d’attendre de la part d’une bibliothèque en se basant sur les différents éléments de l’énoncé de mission ci-dessus (ce que j’entends par améliorer, par connaissance, par faciliter, etc.), mais avant de faire cela il nous faut traiter de deux problèmes : celui de la lecture et celui de l’utilité générale d’avoir une mission.

J’adore lire… vraiment, j’adore ça

Jetons encore un coup d’oeil à cet énoncé de mission : améliorer la société en facilitant la création de connaissances. Mais où sont donc passés la promotion de la lecture et l’amour des livres? Est-ce qu’attendre davantage des bibliothèques signifie abandonner la lecture et la littérature, les romans et la poésie? La lecture n’est pas mentionnée dans cette mission plus générale parce que ce ne sont pas toutes les bibliothèques qui concentrent leurs activités autour de la lecture. Les bibliothèques scolaires et publiques voient la promotion et le développement des habiletés de lecture comme l’un de leurs buts fondamentaux. Quant aux bibliothèques en entreprise et celles en milieu universitaire, elles tiennent pour acquis que les gens qu’ils et elles desservent possèdent déjà ces habiletés. Qui plus est, bien que la lecture soit une compétence cruciale pour créer de la connaissance, ce n’est pas le seul moyen d’atteindre « l’illumination ». Certaines personnes apprennent par le biais de la lecture, d’autres en regardant des vidéos, d’autres encore par le passage à l’action, et la vaste majorité des gens combinent tout cela. On devrait attendre de nos bibliothèques qu’elles soutiennent toutes ces modalités d’apprentissage.

Quand les gens me posent des questions sur les bibliothèques, la lecture et la mission que je propose, ils me demandent habituellement : « Est-ce que je ne peux pas tout simplement utiliser la bibliothèque pour lire un bon roman ou emprunter un DVD sans me préoccuper de sauver la planète ? Est-ce que lire pour le plaisir n’a aucune valeur? » À cela, je réponds : oui, et la lecture d’un roman est tout aussi importante pour l’apprentissage et l’acquisition de connaissances que la lecture d’un essai. Les histoires sont pour nous des façons de rêver et de tester nos limites éthiques. Un bon roman peut nous dévoiler des vérités fondamentales d’une manière qui demeurera inaccessible aux traités philosophiques. Sans oublier le fait que les idées et les inspirations pour de grandes actions nous viennent souvent au moment où on s’y attend le moins.

Une grande partie de la littérature en bibliothéconomie porte sur les concepts d’information et d’émancipation, en ignorant souvent ou en prenant tacitement pour acquis que les bibliothèques peuvent aussi soutenir les loisirs et le développement de la lecture. Il ne fait pas de doute que ce livre est axé sur les bibliothèques en tant que lieux d’engagement social et d’apprentissage. La question n’est pas de savoir si ces dernières devraient ou non soutenir la lecture d’agrément. Il revient en effet à la communauté elle-même de trancher cette question tout comme il lui revient de se demander si elle tient à soutenir les arts ou à aménager des parcs. La vraie question tourne autour des individus et de leur volonté de transformer la lecture récréative en quelque chose de social, ou d’orienté vers un but plus grand.

Imaginons que je lis un livre. Cela me procure du plaisir. Voilà qui peut me suffire. Mais qu’arrive-t-il si une belle oeuvre de fiction m’incite à écrire mon propre roman ou à inventer un nouvel appareil ou encore à former un groupe de lecteurs et de lectrices qui adorent ce livre au point de planifier une action collective? Ce n’est pas le rôle de la bibliothèque de déterminer à l’avance les effets que devrait avoir la lecture (ou en encore le fait d’inventer quelque chose ou de réaliser un film), ce qui reviendrait à dire aux gens quoi lire et pour quelle raison. La bibliothèque doit plutôt être une plate-forme qui permet aux membres d’une communauté de transformer leurs intérêts et leurs passions en quelque chose de positif pour leur communauté et/ou pour eux-mêmes.

Plus on fait quelque chose, plus on y devient bon. C’est pourquoi nous devons soutenir toutes les formes de lecture, et ce, dès que c’est approprié (à la bibliothèque, à l’école, sur le terrain de jeux, en vacances, au laboratoire, dans les jeux vidéo). Lorsque vous lirez les mots « connaissance » et « apprentissage » dans la suite de ce livre, ne croyez pas que je les limite aux idées qui aboutissent dans les manuels et les articles scientifiques. La poésie, les romans et une bonne histoire de science-fiction sont tout aussi importants du point de vue de la création de connaissances. Cela dit, je suis d’avis qu’on devrait aussi attendre de tous les types de bibliothèques qu’elles se tiennent prêtes à appuyer ce qui découle de l’action de lire.

Voyons maintenant comment les bibliothèques abordent ces idées dans leurs énoncés de mission.

Mission vers nulle part?

Un énoncé de mission est quelque chose d’important. Cela représente une sorte de consensus de ce qu’une organisation juge essentiel. Un énoncé de mission permet de voir comment les bibliothèques établissent des attentes envers elles-mêmes et pour les communautés qu’elles desservent. Jetons un coup d’oeil à la mission de quelques bibliothèques et organisations :

Commençons par l’excellente mission de la New York Public Library :

« La mission de la New York Public Library est d’inspirer l’apprentissage tout au long de la vie, de faire progresser les connaissances et de renforcer nos communautés60».

On ne peut guère faire mieux que de faire faire progresser les connaissances et de renforcer nos communautés.

S’agissant de progrès des connaissances, lisons la mission du Massachusetts Institute of Technology (MIT) :

« La mission des bibliothèques du MIT est de créer et de maintenir un environnement informationnel en évolution qui fasse progresser l’apprentissage, la recherche et l’innovation au MIT. Nous nous engageons à l’excellence dans les services, les stratégies et les systèmes qui favorisent la découverte, préservent les connaissances et améliorent la communication savante à l’échelle mondiale61».

Maintenant, considérons la mission de la Bibliothèque du Congrès :

« La mission centrale de la Bibliothèque est de fournir au Congrès, puis au gouvernement fédéral et au peuple américain une source de connaissances riche, diversifiée et durable sur laquelle on peut compter pour les informer, les inspirer et les engager, en plus de soutenir leurs activités intellectuelles et créatives62»

Prenez note du fait qu’elle définit très clairement sa communauté : le peuple américain, mais seulement après le Congrès et le gouvernement fédéral.

Au bénéfice des parents, des enseignant·e·s, des gestionnaires et de celles et ceux qui s’intéressent à nos écoles, voici quelques énoncés de mission remarquables de bibliothèques scolaires :

« La mission de la Tehiyah Day School est d’inspirer la curiosité, un fort sentiment de communauté et un lien vibrant avec le judaïsme. À Tehiyah, nous vivons le programme de formation63

Autre exemple :

« La mission du programme d’enseignement des médias de la bibliothèque de l’école est :

  • de faire partie intégrale de la Whittier Elementary School et de sa communauté environnante.
  • de collaborer avec le personnel afin de créer un véritable apprentissage chez tous les élèves.
  • de fournir des ressources et un enseignement de qualité aux élèves et au personnel.
  • d’encourager le personnel et les élèves à utiliser de façon efficace les idées les informations.
  • de promouvoir la lecture et l’apprentissage tout au long de la vie, tant pour se divertir que pour s’informer64 »

J’adore tous ces énoncés de mission sans exception. Ils sont la preuve que, peu importe l’institution, la mission peut être énoncée brièvement et être porteuse de sens. Ils peuvent aussi porter sur l’impact que les bibliothèques désirent avoir, et non sur les choses qu’elles collectent. Ce n’est pas pour rien que ces organisations ont une réputation internationale.

Gardons cela à l’esprit et tournons-nous maintenant vers des missions beaucoup moins inspirantes. J’ai modifié leurs noms par « MaVille » ou « MonUniversité » pour protéger leur identité.

« La bibliothèque publique de MaVille fournit des documents dans divers formats ainsi que des services pour les personnes de tous âges, afin d’aider les résidents de la communauté à obtenir l’information qui répond à leurs besoins personnels, éducatifs et professionnels. Tous les services de la bibliothèque font l’objet d’une promotion active permettant d’accroître la sensibilisation du public et d’améliorer ainsi la qualité de vie des citoyens de MaVille ».

Outre le fait que cette mission porte clairement sur ce que la bibliothèque collectionne, il y a un élément ici qui me rend dingue. Est-ce bien la mission de la bibliothèque de faire la promotion de la bibliothèque? Et non seulement de faire sa propre promotion, mais encore de le faire activement?! N’est-il pas un peu arrogant de dire qu’en sachant que la bibliothèque est là, la vie des citoyens et citoyennes s’en trouvera améliorée? Que faut-il donc attendre de cette bibliothèque? Des choses, oui, mais aussi une sorte d’attitude tout à fait nombriliste.

Bon, passons au suivant :

La mission de la Bibliothèque publique MaVille est de :

Répondre aux besoins récréatifs de ses usagers en soutenant leurs activités de loisirs, et ce, en mettant leur disposition des documents et des services.

Répondre aux besoins d’informations collectifs et individuels de ses usagers en sélectionnant, acquérant, cataloguant, organisant et distribuant de l’information et des documents.

Assurer l’enrichissement culturel des usagers individuels et de la communauté de MaVille en leur fournissant des documents et des activités connexes qui favorisent la compréhension du développement du patrimoine et de l’évolution du mode de vie à l’échelle internationale, nationale communautaire et individuelle.

Répondre aux besoins en formation continue de ses usagers en soutenant l’apprentissage au-delà de ce qui est requis pour l’obtention de diplômes universitaires ou un emploi en fournissant des documents qui améliorent la vie quotidienne, les intérêts personnels et le rendement au travail.

La Bibliothèque de MaVille reconnaît l’impact de la technologie, en particulier des technologies de l’information et de la communication, sur la communauté de MaVille. La Bibliothèque s’efforce d’identifier, d’obtenir, d’organiser et de donner accès à la technologie sous toutes ses formes. Pour accomplir sa mission, la Bibliothèque de MaVille soutient pleinement les principes de liberté d’expression et de droit d’accès à l’information. La Bibliothèque favorisera une atmosphère de libre investigation et fournira l’information sans parti pris ni discrimination.

Wow! Pouvez-vous imaginer ce message imprimé sur un t-shirt? Ma principale critique ici est qu’il s’agit de mettre en avant les documents sans chercher à en partager la propriété ou la création avec la communauté. La bibliothèque est une servante plutôt qu’un service. Ceci témoigne d’un autre aspect intéressant de la vision du monde qui différencie la bibliothéconomie ancienne de la bibliothéconomie nouvelle, à savoir la relation de la bibliothèque avec sa communauté.

Les bibliothèques « pour le peuple » est une ancienne façon de considérer les bibliothèques. La bibliothèque y est présentée comme une entité séparée de la communauté, un service que cette dernière peut utiliser et payer, mais, qu’au final, elle peut ignorer ou rejeter. La nouvelle vision est plutôt celle d’une bibliothèque « du peuple ». La communauté fait partie intégrante de ce que fait la bibliothèque et les bibliothécaires sont des membres à part entière de la communauté. Les bibliothécaires font leur travail non pas parce qu’ils et elles sont « au service » de celle-ci ou parce qu’ils et elles développent un produit destiné à être consommé par la communauté, mais plutôt pour rendre la communauté meilleure. Les membres de la communauté ne soutiennent pas la bibliothèque parce qu’ils et elles sont une clientèle satisfaite, mais parce que la bibliothèque fait partie de ce qu’ils et elles sont.

Cette façon de concevoir les bibliothèques est analogue au fonctionnement démocratique. Lorsque le peuple se sent partie intégrante du gouvernement, ses opinions sont représentées, sa voix est entendue et il se gouverne lui-même (gouvernement « du peuple »). Quand, en revanche, les gens ont l’impression que le gouvernement est une sorte de classe politique à part, l’insatisfaction survient (ce qui, à l’extrême, peut aboutir à un Printemps arabe). Les bibliothèques doivent être « du peuple », pas « pour le peuple ». Lorsqu’un membre de la communauté entre dans une bibliothèque (ou visite son site Web), il ou elle doit y voir l’occasion de contribuer, de donner son avis et d’améliorer l’institution. Sinon, la bibliothèque n’est qu’une grande librairie commerciale de plus, c’est-à-dire un fournisseur de contenus destiné à être remplacé ou supplanté par la concurrence.

De même, les bibliothécaires cherchent à offrir un excellent service non pas seulement en raison d’un élan altruiste, mais parce qu’ils et elles désirent égoïstement améliorer leur propre condition. Si les bibliothécaires font bien leur travail, la communauté en tirera profit, et une communauté qui se porte bien va en retour améliorer la situation des bibliothécaires. C’est un cercle vertueux.

Intéressons-nous à quelques missions décourageantes de bibliothèques universitaires :

La Bibliothèque universitaire contribue à la mission académique de MonUniversité en offrant, présentant et préservant une grande variété de ressources informationnelles. Nous utilisons des approches innovantes en collaboration avec le corps professoral et les étudiants pour les aider à découvrir, utiliser, organiser et partager la gamme d’informations qui appuient leurs besoins de recherche, d’enseignement et d’apprentissage.

Pour être honnête, celle-là n’est pas trop flagrante, mais il s’agit encore une fois de soutenir une institution en lui fournissant du matériel (des ressources informationnelles). Aussi, bien que l’innovation soit positive, elle ne concerne dans ce cas que les fonctions de la bibliothèque. Il ne s’agit pas d’aider les innovateurs ou de favoriser l’innovation à l’intérieur de la communauté. Par ailleurs, cette mission avance que le corps professoral et les étudiant·e·s pourront s’améliorer en travaillant avec la bibliothèque, mais pas que la bibliothèque peut apprendre de (et préférablement avec) la communauté.

En voici une autre :

La mission de la Bibliothèque de MonUniversité est d’appuyer la recherche et les besoins académiques de son corps professoral et de ses étudiants en fournissant une superbe collection de documents juridiques et en offrant le meilleur niveau de service possible. Dans les limites du possible, la Bibliothèque veut pourvoir aux besoins de recherche de la communauté élargie de MonUniversité ainsi qu’aux chercheurs provenant de l’extérieur de la communauté de MonUniversité qui souhaitent accéder à ses remarquables collections.

En d’autres mots, venez chercher votre matériel ici, car notre matériel est formidable.

Terminons ce tour d’horizon avec un autre exemple de bibliothèque publique :

La Bibliothèque de MaVille, un organisme au service du public, a pour objectif de fournir à tous les résidents de MaVille une collection complète de documents dans une variété de médias où sont enregistrées les connaissances, les idées et la culture de l’homme. Elle a aussi pour but d’organiser ces documents pour en faciliter l’accès ainsi que d’offrir conseils et encouragements à les utiliser. Une importance particulière est accordée aux documents populaires dans tous les formats et pour tous les âges et à la création d’un centre d’apprentissage et d’éducation tout au long de la vie pour tous les résidents de la communauté. La Bibliothèque sert surtout de lieu où les enfants découvrent la joie de lire et la valeur des Bibliothèques.

Par où commencer avec cet exemple de fond de tiroir, qui n’en a que pour le matériel? Pourquoi pas en remettant en question la possibilité même qu’une bibliothèque puisse posséder une collection complète des connaissances, des idées et de la culture de l’homme? Ce sont des promesses exagérées impossibles à satisfaire. Ajoutons à cela leur volonté de servir tout le monde, tout en endoctrinant nos enfants au passage.

Une mission fondée sur des attentes plus élevées

Les bibliothèques sont donc en mission, elles doivent améliorer la société en facilitant la création de connaissances. Bien entendu, cette mission les distingue d’autres formes d’institutions. La mission de la bibliothèque s’inscrit presque toujours dans le cadre de la mission d’une organisation plus grande. Une bibliothèque publique fait partie d’une ville ou d’un comté. Une bibliothèque de recherche fait partie d’un collège ou d’une université. Les bibliothèques scolaires sont là pour propulser la mission globale d’une école. Les bibliothèques corporatives sont là pour contribuer à la rentabilité économique de leur entreprise.

Nous reviendrons sur la manière dont la mission d’amélioration de la société est finalement façonnée et façonne une communauté lorsque je discuterai de ce que j’entends exactement par « améliorer la société » au chapitre 5. Pour l’instant, passons à la préoccupation plus immédiate de la façon dont les bibliothèques remplissent leur mission. C’est-à-dire, d’abord et avant tout, à la question « qu’est-ce que fait une bibliothèque? » Le savoir est d’autant plus important qu’une bibliothèque ne se contente pas de collectionner des livres.

Chapitre 4. Faciliter la création de connaissances : exigez de créer

C’était un hiver inhabituellement chaud à Syracuse. Malgré tout, il faisait plutôt froid quand j’ai pris le chemin de la Free Library de Fayetteville avec mes deux garçons, Riley et Andrew (respectivement âgés de 11 ans et 8 ans). Fayetteville est une banlieue cossue de Syracuse, dont la Free Library, installée dans l’ancienne usine de meubles Stickley, a été honorée de nombreux prix. Les garçons et moi étions en route pour rencontrer Lauren Britton, bibliothécaire à Fayetteville. Nous allions la voir pour qu’elle nous montre comment fonctionne l’impression 3D.

Quelques mois plus tôt, Sue Considine, directrice de la Free Library de Fayetteville, avait annoncé en grande pompe la création d’un fab lab à la bibliothèque. Il serait désormais possible, pour les membres de la communauté, de travailler avec des imprimantes 3D et, éventuellement, avec d’autres équipements de fabrication assistée par ordinateur. Lauren Britton avait conçu ce projet alors qu’elle étudiait en bibliothéconomie, et maintenant elle et Sue étaient chargées de le concrétiser.

Lauren avait installé l’imprimante 3D, le modèle Thing-o-Matic de la marque MakerBot65, dans la salle communautaire. C’est une boîte carrée plutôt étrange qui fait environ 60 centimètres. Le MakerBot n’est pas une imprimante 3D haut de gamme. Les appareils haut de gamme se vendent à des centaines de milliers de dollars en argent américain et sont utilisés par des fabricants spécialisés à travers le monde. Le MakerBot, une machine dont le code source est ouvert, coûte moins de 2000 dollars US, ce qui en fait un objet fort prisé dans la communauté des makers. Un ordinateur portable était connecté à l’imprimante.

Pendant l’heure qui a suivi, elle nous a fait la démonstration des principales fonctionnalités de l’imprimante. Nous pouvions créer notre propre design ou télécharger un des milliers de modèles disponibles sur le Web. Nous avons commencé avec une bague. Mon fils Andrew l’a porté à l’école et s’est vanté à ses camarades de troisième année de l’avoir fabriqué à la bibliothèque. Riley, lui, s’est imprimé un robot.

Ce MakerBot ne pouvait imprimer que des objets dont la taille ne pouvait guère dépasser plus de dix centimètres; malgré tout, nous avons pu entrevoir le potentiel incroyable de cette technologie. Imaginez un instant que la prochaine fois que vous aurez besoin d’une pièce, que vous aurez une idée pour concevoir un nouveau gadget, ou même que vous voudrez créer une réplique de votre statue préférée66, vous pourrez les imprimer, tout simplement. Vous n’êtes pas doué pour le design 3D? Prenez quelques photos d’un objet en trois dimensions67 ou faites-le pivoter devant votre console de jeux Xbox Kinect68 et faites simplement imprimer le nouveau modèle qui a été créé. Ce que je vous raconte ici n’est pas de la science-fiction : ça se passe aujourd’hui.

Cette technologie existe donc déjà, mais nous devons nous demander : comment se fait-il que nous la trouvions à la bibliothèque? Il ne s’agit pas d’une question rhétorique. Cette question a été posée par le conseil d’administration de la Free Library de Fayetteville, par quelques bibliothécaires de l’établissement et par une tonne de lecteurs et de lectrices sur Internet lorsque les activités du fab lab ont fait le tour des sites Web spécialisés en technologie.

Au lieu de répondre sans tarder à cette interrogation, j’aimerais d’abord élargir un peu la question. Après tout, je viens de consacrer un chapitre à affirmer que les bibliothèques ne sont pas à propos des livres - seraient-elles donc à propos des fab labs? Si nous ne devons plus limiter notre définition de la bibliothèque aux collections et aux documents, comment donc la définir? Si l’on doit s’attendre que notre bibliothèque en fasse davantage, si une bibliothèque est plus qu’un entrepôt de livres, à quoi devrions-nous nous attendre? Quelle est donc la fonction de la bibliothèque?

La bibliothèque en tant que facilitatrice

Sommairement, ce que font les bibliothèques et les bibliothécaires est de faciliter.

Je réalise que cette réponse peut décevoir. J’ai évoqué les révolutions en Égypte, les fab labs, j’ai défendu l’idée que nous devons être guidés par les aspirations de notre communauté. Toutes ces considérations semblent exiger l’emploi d’une formule plus éloquente, comme « favoriser l’autonomie », « défendre » ou « inspirer » nos communautés. Et, en effet, les bibliothèques devraient faire tout cela. Il faut se rappeler que la facilitation n’est qu’une facette de la mission plus générale de la bibliothèque. Permettez-moi de rappeler cette mission : « améliorer la société en facilitant la création de connaissances dans leurs communautés ». Le mot « améliorer » est essentiel. Pour améliorer quelque chose, il faut agir. Cela signifie que la facilitation est également une action. Faciliter, c’est ne pas s’asseoir et attendre qu’on nous demande quelque chose. Personne n’a jamais changé le monde en attendant qu’on lui demande quelque chose. C’est pourquoi vous devriez vous attendre à ce que les pratiques de facilitation menées par les bibliothécaires et les bibliothèques soient proactives, collaboratives et transformatives. Les bibliothèques et les bibliothécaires facilitent la création de connaissances en contribuant à rendre votre communauté plus intelligente.

Elles le font de quatre manières. Elles peuvent :

  1. Donner accès
  2. Offrir de la formation
  3. Assurer un environnement sécuritaire
  4. Pousser plus loin votre désir d’apprendre

J’ai déjà fait allusion à certains de ces rôles, notamment lorsque j’ai décrit les bibliothèques comme un filet de sécurité. Chacun de ces moyens de facilitation peut être vu comme un obstacle à surmonter pour pouvoir apprendre. Premièrement, vous devez avoir accès à la connaissance; ensuite, une fois que vous y avez accès, vous devez comprendre comment l’utiliser; lorsque vous savez comment l’utiliser, vous devez pouvoir le faire en vous sentant en sécurité; finalement, même si vous avez l’accès, les connaissances et le sentiment de sécurité, il faut tout de même avoir la motivation d’en faire usage.

Toutes les bibliothèques parviennent à fournir l’accès à la connaissance, premier volet de la facilitation, et toutes les bibliothèques visent à satisfaire les quatre volets, du moins en principe. Pourtant, plusieurs bibliothèques ne réussissent pas à atteindre les trois autres rôles, entre autres parce qu’elles : considèrent la connaissance comme une commodité, donnent beaucoup trop d’importance à l’accès à la connaissance et supportent surtout sa consommation aux dépens de sa création. Si nos bibliothèques veulent continuer à desservir nos communautés, elles doivent parvenir à se dépasser sur tous les plans.

Qu’est-ce que la connaissance?

Il serait facile de prendre ces quatre moyens de facilitation et de les saupoudrer de « livres », de « bases de données », ou de toute autre forme de documents. Trop de bibliothèques se contentent d’affirmer : « nous donnons accès à des livres, des bases de données et d’autres types de documents ». Ce n’est pas ce dont il est question ici. Ce qui m’intéresse, c’est que nous donnions accès à la connaissance, ce qui n’est pas la même chose que des ressources documentaires, des livres et des articles.

Voici ce que la connaissance n’est pas : ce n’est pas une accumulation calme et inerte de faits. Ce n’est pas une base de données d’articles ou un bâtiment rempli de livres. Sa valeur ne se calcule ni en poids ni en longueur. La connaissance n’est ni statique ni impartiale, et elle n’est assurément pas inanimée.

La connaissance est viscéralement humaine et intimement liée aux passions de l’individu. La connaissance est dynamique, en constante évolution et vivante. La connaissance nous pousse à nous interroger sur le monde, à nous comprendre les uns les autres et à remettre en question les fondements du réel. La connaissance est une force qui stimule l’économie et qui anime les artistes. Elle devrait pouvoir également inspirer les bibliothécaires dans la mise en œuvre de leurs services. Les connaissances progressent à l’intérieur de nos bibliothèques, nos universités, nos maisons, nos bars et nos voitures. En somme, la connaissance informe le regard que nous posons sur le monde et elle détermine nos façons d’agir.

Entrevoir la connaissance comme une structure en constante évolution est primordial dès lors que l’on veut inviter nos bibliothèques à se dépasser. Pour dire les choses simplement, si on considère que la connaissance réside dans les livres, les bases de données ou les articles, alors on veut faciliter la création de connaissances nouvelles en développant des collections de livres et en facilitant l’accès aux bases de données et aux articles qu’elles contiennent. Si, toutefois, on considère que la connaissance est en mouvance, créée par des personnes et des communautés, la fonction de la bibliothèque change radicalement : elle devient alors un espace d’apprentissage actif.

Cette vision dynamique de la connaissance et de l’apprentissage transforme la façon dont nous enseignons aux enfants dans les écoles. La période des exposés magistraux, longtemps considérés comme la meilleure méthode d’enseignement, est désormais révolue. De nos jours, les élèves participent au processus de création de la connaissance, ils et elles acquièrent de l’expérience pratique en travaillant sur des projets. Cette manière de faire est à l’œuvre partout, aussi bien en entreprise que dans l’armée. Les présentations PowerPoint d’une heure sont remplacées par des simulations et des jeux. Les sciences cognitives comme les sciences de l’éducation nous ont appris que les apprenant·e·s ne sont pas simplement des personnes assoiffées qui attendent qu’un orateur qualifié leur permette de s’abreuver de connaissances. Les apprenant·e·s agissent, ils créent constamment des liens inédits entre des idées ou des faits à leur propre bagage de connaissances. L’érudit qui se donne en spectacle a été remplacé par la figure du guide qui accompagne les apprenant·e·s. Les bibliothèques doivent également prendre ce virage.

Prendre acte de cette nouvelle compréhension de la connaissance, entendue comme une activité dynamique de construction du savoir, est probablement le plus grand changement à concrétiser pour avoir les meilleures bibliothèques possible. Si je veux étendre mes connaissances, la bibliothèque doit m’assister dans l’accomplissement de cet objectif. Dans certains cas, évidemment, il me suffit de lire sur ce qui m’intéresse, mais dans bien d’autres situations, il n’est possible d’apprendre qu’en essayant, en s’exerçant et en explorant.

Buffy Hamilton sait déjà cela. Elle est bibliothécaire à l’« Unquiet Library » de Creekview High School à Canton, en Géorgie (dans la région d’Atlanta). Buffy consacre très peu de son temps à organiser la collection et à ranger des livres. Elle est trop occupée à faire du coenseignement dans le cadre du projet Media 21. Ce projet, elle le décrit ainsi :

« La bibliothécaire de l’école et le professeur d’anglais de deuxième année ont collaboré à créer une expérience d’apprentissage participatif d’un semestre. Ils ont utilisé les médias sociaux et des solutions infonuagiques pour encourager l’acquisition de connaissances et leur recherche en mode collaboratif. En utilisant des outils comme Netvibes, Evernote et Google Sites, les étudiants ont blogué, contribué aux wikis du groupe, utilisé le partage de signets, créé des portefeuilles d’apprentissage et de recherche en faisant montre d’une utilisation éthique de l’information et des documents sous licence. Le programme a également été et respecte les normes de performance de l’État de Géorgie et du référentiel de l’American Association of School Librarians69».

Et Buffy n’est pas la seule à faire cela. En 2011, Sue Kowalski, bibliothécaire à la Pine Grove Middle School de East Syracuse, dans l’État de New York, a vu sa bibliothèque être nommée « Programme national de l’année en bibliothèque scolaire » par l’American Association of School Librarians. Pourquoi cet honneur? Cela n’a rien à voir avec la collection ou l’architecture de sa bibliothèque. On a plutôt reconnu la valeur des apprentissages effectués par les élèves et la manière dont ces apprentissages se produisent dans tous les espaces de l’école. Sue ne range pas les livres. Au lieu de cela, elle a créé une équipe d’élèves, le iTeam, qui s’occupe de la collection de la bibliothèque, elle enseigne l’utilisation des nouvelles technologies, elle aide le personnel enseignant aux prises avec des pépins technologiques, et organise des événements à l’intérieur ou à l’extérieur de la bibliothèque.

Comment est-ce que les bibliothécaires scolaires de qualité - le genre de bibliothécaires scolaires que vous devriez trouver dans vos écoles - favorisent l’apprentissage? Joyce Valenza, bibliothécaire à la Springfield Township High School, non loin de Philadelphie, a écrit un manifeste à ce sujet70. Que devriez-vous attendre d’une ou d’un bibliothécaire scolaire en ce qui concerne la lecture? Voici ce qu’elle écrit :

  • Considérez de nouvelles façons de promouvoir la lecture. Mettez sur pied des projets pilotes et fournissez aux apprenant·e·s des livres audio téléchargeables et des liseuses numériques.
  • Partagez des applications de livres numériques avec des étudiant·e·s pour leurs appareils mobiles.
  • Promouvez des livres en utilisant des outils de réseautage social comme Shelfari, Goodreads ou LibraryThing afin que vos élèves y aient accès et puissent les partager à leur tour.
  • Encouragez vos élèves à bloguer, tweeter ou réseauter d’une manière ou d’une autre à propos de leurs lectures.
  • Faites en sorte que vos économiseurs d’écran favorisent la lecture plutôt que la marque des fabricants d’ordinateurs.
  • Établissez un lien vers des collections de livres numériques gratuites et disponibles à l’aide d’outils tels que Google Livres ou la Bibliothèque numérique internationale pour enfants.
  • Recensez et faites la promotion de livres dans vos propres blogues, wikis et autres sites Web.
  • Intégrez des livres numériques à vos sites Web pour encourager la lecture et soutenir l’apprentissage.
  • Travaillez avec les apprenants pour organiser des rencontres littéraires en ligne et les partager, ou créer des bandes-annonces de livres.

Et en matière de communication et de publication?

  • Sachant que la communication est la dernière étape du processus de recherche, enseignez aux élèves comment communiquer et participer de manière créative et engageante. Explorez de nouveaux outils de communication interactifs et attrayants pour les projets scolaires.
  • Travaillez de façon collaborative et inclusive avec vos apprenants. Faites-leur une place. Affichez dans votre bureau ou sur le Web leurs travaux, leurs productions vidéo, leurs compositions musicales ainsi que leurs réalisations artistiques.
  • Sachant que la publication numérique est accessible aux élèves, vous l’encouragez.

Joyce utilise une approche active et collaborative. Si vous lisez l’ensemble du document (que je vous recommande chaudement), vous verrez qu’il s’agit d’un modèle d’apprentissage très différent des exposés magistraux. Les bibliothécaires scolaires qui se distinguent par la qualité de leur travail ne font pas une besogne cléricale qui se limite à entretenir une collection. Ils et elles cherchent à développer des partenariats actifs qui sont au service de l’apprentissage. Les bibliothécaires scolaires exemplaires enseignent et aident les enseignant·e·s à peaufiner leurs expertises. Ces bibliothécaires - ceux et celles que vous devriez avoir dans vos écoles - accompagnent les élèves dans l’approfondissement des questionnements qui les intéressent et s’efforcent de dépasser les approches pédagogiques rigides, axées sur les évaluations et l’enseignement magistral.

Quels sont les avantages d’avoir ces professionnel·le·s dans vos écoles? Des études sur le sujet montrent une augmentation de la rétention des élèves ainsi que des résultats scolaires plus élevés. Des études menées en Alaska, au Colorado, en Floride, en Indiana, au Massachusetts, au Michigan et en Caroline du Nord montrent toutes que le fait d’avoir des bibliothécaires scolaires diplômé·e·s dans les écoles contribue à améliorer les résultats aux examens uniformes. Une autre étude, conduite en Pennsylvanie, établit ceci :

« La simple présence d’une grande collection de livres, de magazines et de journaux dans la bibliothèque de l’école ne suffit pas à faire augmenter la réussite scolaire des élèves. Ces collections ne font une différence positive que lorsqu’elles font partie d’initiatives à l’échelle de l’école qui vise à intégrer les compétences informationnelles aux programmes scolaires71».

Ces meilleures performances scolaires ne sont pas simplement attribuables au fait d’avoir une salle nommée « bibliothèque » au sein de l’école. Elles ne sont pas non plus liées à la taille de la collection. Ces meilleures performances scolaires se résument à une variable : la présence d’un ou d’une bibliothécaire scolaire diplômé·e. Cela dit, la simple présence d’un ou d’une bibliothécaire ne suffit pas. Il ou elle doit être pleinement investi·e dans son rôle et dépasser la simple gestion du matériel en participant au coenseignement et en favorisant l’apprentissage des élèves.

Tout simplement : si votre école n’a pas de bibliothécaire scolaire, vous vous exposez au risque d’une baisse de performance scolaire. Cette réalité est documentée par la recherche. Votre école devrait viser plus haut. Vous avez un ou une bibliothécaire dans votre école, mais ne connaissez pas son nom? Haussez vos attentes vis-à-vis de cette personne. Si vous enseignez et que vous ne savez pas comment la bibliothèque ou les bibliothécaires peuvent vous aider dans votre classe, soyez plus exigeant et demandez qu’on vous l’explique. Si vous faites partie de la direction et que vous entrevoyez la bibliothèque comme une simple salle d’étude, un service dont la seule fonction est de siphonner de l’argent pour acheter plus de livres, vous devez vous attendre à vraiment beaucoup plus.

Pour une définition élargie de la facilitation

Que le soutien à l’apprentissage soit au cœur du rôle des bibliothécaires scolaires est tout à fait sensé, mais qu’en est-il pour les autres types de bibliothèques? Revenons à notre question initiale : qu’est-ce qui constitue un service de bibliothèque? Jetons à nouveau un coup d’œil aux quatre différents moyens de facilitation évoqués plus haut, mais cette fois en y ajoutant quelques éléments de définitions en phase avec la conception dynamique de la connaissance que je propose.

Donner un accès

La vision classique de l’accès est celle de l’accès aux collections. Cette conception a été quelque peu actualisée pour référer à l’accès à l’information, bien que cette information soit souvent définie de manière purement fonctionnelle (des corpus de textes, d’images et de documents, qu’ils soient numériques ou imprimés). Cette vision de l’accès est problématique, car elle est à sens unique. Trop de bibliothèques définissent l’accès comme un accès à ses seules collections. Attendez-vous à ce que votre bibliothèque fasse mieux que cela. Attendez-vous à ce qu’elle propose à votre communauté une plate-forme où vous pourrez également accéder aux idées d’autrui, de même qu’une plate-forme permettant aux autres d’accéder à vos propres idées.

Joan Fry Williams, bibliothécaire et consultante en bibliothèque de renom, a exprimé cette idée de manière très éloquente : les bibliothèques sont des épiceries qui doivent se transformer en cuisines. L’épicerie est un lieu de consommation, où vous vous rendez pour vous procurer les ingrédients nécessaires à la préparation de vos repas. La cuisine, en revanche, est l’endroit où vous combiner ces ingrédients en utilisant vos compétences et vos talents pour préparer un repas. Les cuisines sont souvent des espaces sociaux : lors de fêtes, les gens finissent par s’y rassembler parce que c’est l’endroit où l’action prend place. Les bibliothèques doivent se transformer en cuisines, c’est-à-dire qu’elles doivent devenir des lieux de socialisation active où l’on mélange un assemblage hétéroclite d’ingrédients (informations, ressources, talents) pour réaliser une nouvelle recette délicieuse qui pourra ensuite être partagée.

C’est ce sentiment que décrivait Joyce Valenza dans son manifeste quand elle parlait des élèves qui publient leurs histoires et qui collaborent avec leurs enseignant·e·s et leurs pair·e·s. Sa bibliothèque donne accès non seulement à du matériel, mais aussi à des collègues, des enseignant·e·s, des idées et des outils (caméras vidéo, ordinateurs portables, médias sociaux, des livres, etc.). Ce qui fait de la bibliothèque de Joyce une bibliothèque, ce n’est pas l’accès à toute cette quincaillerie, mais plutôt l’accès au savoir et à la communauté elle-même. Les outils qui permettent l’accès sont éphémères (les livres deviennent numériques, le téléphone est supplanté par des applications comme Skype), mais l’intention de permettre l’accès, elle, ne changera pas.

Si votre bibliothèque est uniquement un lieu de consommation, où l’on se procure des documents, et non un endroit où l’on se rend pour créer et avoir accès à la communauté, vous devez hausser vos attentes.

Comment une bibliothèque peut-elle faciliter la création de connaissances en fournissant un accès? À Fayetteville, par exemple, on donnait accès à des imprimantes 3D, entre autres. Dans les bibliothèques universitaires, cela pourrait consister à faciliter l’organisation de groupes d’étude ou à créer des communautés en ligne. De nos jours, le travail en équipe est une composante de plus en plus importante de l’enseignement universitaire. Les étudiant·e·s sont regroupé·e·s parce qu’une fois rendu·e·s sur le marché du travail, ils et elles travailleront de façon collaborative au sein d’équipes multidisciplinaires. Ces équipes sont toutefois trop souvent laissées à elles-mêmes, sans savoir comment tirer profit des outils qui sont à leur disposition pour favoriser la collaboration. On réfléchit assez peu sur le sujet. Est-ce que les professeur·e·s donnent accès à des outils en ligne comme des forums de discussion, des plates-formes collaboratives d’édition de documents ou des espaces pour archiver en ligne des références bibliographiques? La bibliothèque peut et doit activement fournir ce type d’accès. La bibliothèque devrait être un endroit où vous vous rendez, physiquement ou virtuellement, pour dénicher des idées et ensuite les partager avec d’autres. C’est ainsi que les communautés apprennent, grâce à la collaboration et à la conversation.

Évidemment, cela suppose que les gens savent comment se brancher aux réseaux ou publier leurs idées…

Offrir de la formation

Il existe une capsule vidéo géniale sur YouTube intitulée Helpdesk Medieval72. On y voit un technicien expliquant à un moine médiéval comment utiliser un livre : comment ouvrir le livre, comment tourner les pages, etc. On y apprend que, non, le texte ne disparaît pas lorsque l’on tourne une page, car l’information est enregistrée sur le papier. Pour éteindre le livre, il suffit de rabattre la couverture. Comme toute bonne blague, elle n’est plus drôle une fois expliquée (regardez donc cette capsule), mais elle remet en question l’idée suivant laquelle nous serions capables de manipuler un livre dès notre naissance. En fait, la société dépense énormément d’argent pour apprendre aux gens à utiliser une technologie de base comme le livre. C’est ce que nous appelons la lecture.

Toute technologie nécessite une formation de base pour être utilisée. Ce n’est pas en dormant sur une pile de livres que l’on apprend à lire. Permettre l’accès ne suffit pas; les bibliothèques doivent contribuer à former la communauté à l’apprentissage actif.

Nous voici arrivés au deuxième moyen de facilitation : offrir de la formation. Les bibliothèques doivent prendre part aux activités d’apprentissages des membres de leur communauté pour leur permettre d’accéder à des conversations et à des activités d’apprentissage plus poussées. De nombreuses bibliothèques font déjà ce travail. Dans les bibliothèques publiques, les bibliothécaires offrent des cours de base en informatique et en rédaction de curriculum vitae. Depuis des décennies, les bibliothèques universitaires offrent des formations à la recherche et à l’utilisation de l’information (autrefois appelées « formations bibliographiques », on les nomme désormais simplement des formations). Mon histoire préférée au sujet de la formation vient d’une bibliothèque de droit.

Un avocat surgit dans le bureau de la bibliothécaire, lui disant qu’il a cherché toute la nuit une information sur un témoin expert de la partie adverse. Il est attendu au tribunal d’ici une heure. Est-ce que la bibliothécaire est en mesure de lui donner un coup de main? Cinq minutes plus tard, elle lui imprime les informations nécessaires tirées de la base de données LexisNexis. Je pourrais m’arrêter ici et me satisfaire de cette histoire réconfortante de « bibliothécaire à la rescousse ». Or cela n’a rien de nouveau. Les bibliothécaires fournissent des services de référence comme celui-ci depuis le début des années 1900. Ce qui rend cette histoire formidable, c’est la façon dont la bibliothécaire a traité cette question de référence.

L’avocat cherchait des informations sur un témoin expert. Les avocats appellent des scientifiques, des ingénieurs, des médecins et une foule d’expert·e·s pour les aider à plaider leur cause. Si un avocat essaie de prouver que son client n’est pas sain d’esprit, il appelle une psychiatre. Les avocats qui cherchent à prouver qu’un produit chimique est dangereux appellent un chimiste, et ainsi de suite. Cela signifie que la réputation et l’expertise de ce témoin sont très importantes. Les avocats qui font appel à une experte veulent s’assurer de ses titres de compétence, et l’avocat de la partie adverse cherche à les discréditer. Cela est possible si le témoin expert a changé de position sur un sujet ou s’il se contredit avec certaines de ses publications antérieures.

La bibliothécaire juridique a constaté que, bien que les avocats soient experts en droit, ils ne possèdent pas les compétences informationnelles nécessaires pour effectuer les recherches permettant de trouver des témoins experts dans la littérature afin de les discréditer. Les avocats ne sont pas des experts en chimie ou en psychologie et ils ne savaient donc ni comment trouver des gens pouvant réfuter ces informations ni où repérer ces informations. Les bibliothécaires, de leur côté, savent tout cela. Et maintenant, voici la partie la plus formidable de cette histoire : la bibliothécaire ne s’est pas contentée de passer d’un avocat à l’autre pour leur faire savoir qu’elle pouvait les aider ou qu’elle était mieux qualifiée qu’eux pour trouver ces informations. Elle a compris que personne n’aime se faire dire qu’ils ou elles ne sont pas doué·e·s pour répondre à des besoins d’informations complexes, ou que l’engin Google ne peut pas répondre à toutes leurs questions. Alors, elle a mis sur pied une formation dont le titre (que j’adore) est le suivant : « Assassinat de témoins experts 101 ».

Dans cette formation, elle parle des ressources pour trouver des articles savants, comment trouver des scientifiques dans un domaine précis, et ainsi de suite. Après chaque exemple, elle ajoute « ou, alors, si vous êtes trop occupé, je pourrais le faire pour vous ». Le recours à son expertise a explosé. Les avocats avaient fait connaissance avec quelqu’un qui comprenait leurs problèmes d’information et pouvait les aider; ils pouvaient ainsi améliorer leurs recherches. Si vos bibliothécaires n’ont aucune idée de ce que vous faites dans votre organisation, vous n’êtes pas assez exigeants.

Il existe de nombreux exemples d’excellents services liés à la formation en bibliothèque, et ceux-ci n’ont pas toujours lieu dans des salles de classe. Dans l’État du Delaware, par exemple, les bibliothèques de l’État se sont associées aux agences gouvernementales en matière de développement économique et d’éducation des adultes pour créer des centres de formation axés sur la création d’emplois et le développement des compétences :

« Cette subvention fera une énorme différence en permettant à la technologie mobile de pénétrer nos bibliothèques, tout en offrant à nos concitoyen·ne·s de nouveaux services qui les aideront à se préparer à intégrer le marché du travail et à bonifier leur scolarité », a déclaré le gouverneur Jack Markell. « Les bibliothèques font déjà un excellent usage de l’information qu’elles détiennent; cependant, ces nouveaux services rendront nos bibliothèques encore plus précieuses pour les personnes en processus d’intégration d’un marché du travail qui est en constante évolution73».

Presque toutes les bibliothèques publiques des États-Unis offrent un soutien aux personnes en recherche d’emploi. Cela se limite souvent à fournir un accès aux sites Web d’emploi et aux ordinateurs sur lesquels rédiger et envoyer son curriculum vitae électroniquement à des employeurs. Dans l’État du Delaware, la barre est plus haute. Il ne suffit pas de fournir un accès aux équipements, il faut développer des compétences et l’apprentissage.

Vous vous souvenez des bibliothèques du nord de l’Illinois qui se sont regroupées pour créer l’initiative Transform U (j’ai abordé cela au chapitre 2)? Ces bibliothécaires ont établi des partenariats avec les collèges locaux, les bureaux de l’État et les entreprises locales afin d’offrir des formations sur la préparation à une entrevue d’embauche. Au besoin, un.e bibliothécaire peut également s’asseoir avec une personne pour l’aider à remplir un formulaire d’admission à un établissement d’enseignement. Grâce à Transform U, il est désormais facile de contourner les lourdeurs administratives et entrer directement en contact avec un.e travailleu.r.se sociale ou un.e recruteu.r.se pour un stage.

Ces idées font leur chemin jusque dans les bibliothèques universitaires. En plus des formations bibliographiques, les meilleures bibliothèques introduisent maintenant une série de services personnalisés. Dans plusieurs universités, les étudiant·e·s de première année sont jumelé·e·s à un·e bibliothécaire lors de l’admission. Alors que les collèges ont toujours fourni du soutien pour aider les étudiant·e·s à faire leur choix de cours, les bibliothécaires, pour leur part, se spécialisent dans les conseils touchant l’ensemble de l’environnement informationnel de l’institution. Les bibliothécaires interviennent en cours pour expliquer aux étudiant·e·s de première année le fonctionnement de ressources spécifiques qui leur seront utiles pour faire leurs travaux. Ils et elles abordent également les différentes plates-formes d’information que les étudiante·s devront utiliser, que ce soit pour s’inscrire à leurs cours, pour planifier leurs repas ou gérer leur messagerie institutionnelle. Les bibliothécaires, qui sont affectée·s à des disciplines précises en fonction de l’enseignement dispensé sur le campus, peuvent aider les étudiant·e·s à développer une vue d’ensemble sur la vie universitaire.

Les bibliothécaires universitaires ne devraient pas s’arrêter là. De plus en plus de bibliothécaires universitaires s’intègrent aux cours et travaillent étroitement avec leurs départements. Les bibliothécaires disciplinaires surveillent les fils Twitter qui sont utilisés dans le cadre des cours et peuvent fournir de l’aide lorsqu’une interrogation survient. Si une professeure oublie une référence ou une date, elle peut simplement tweeter une question sur-le-champ et, en retour, le bibliothécaire lui répondra. Les bibliothécaires ont parfois des heures de bureau dans les départements, ils ou elles s’y rendent pour s’intégrer aux équipes de recherche ou pour préparer des cours. Ils offrent des formations aux étudiant. e. s ou aux membres du corps professoral qui en ont besoin et, surtout, au moment où leur aide est requise.

Certaines bibliothèques universitaires font plus qu’offrir des formations ou d’initier les étudiant·e·s au travail scientifique dans leurs départements. L’Université Carnegie Mellon, par exemple, héberge aujourd’hui le programme IDeATe (pour Integrative Design, Arts, and Technology) sur les médias émergents, qui permet d’obtenir un diplôme de maîtrise :

« En une seule année, IDeATe est déjà reconnu comme un modèle national. Ce programme fusionne la technologie, les arts, la pédagogie, la recherche et la création. Plus de 300 étudiant·e·s et 70 professeur·e·s de 15 départements et écoles différents participent au projet IDeATe74 ».

En Nouvelle-Zélande, les bibliothécaires de l’Université d’Auckland ont lancé un MOOC (une formation en ligne ouverte à tous) portant sur l’intégrité académique75. Ce cours qui porte sur le plagiat et l’éthique dans la recherche a été utilisé par des dizaines de milliers d’étudiant·e·s dans le monde entier.

Si votre bibliothèque (qu’elle soit publique, universitaire, scolaire, gouvernementale, corporative, etc.) n’offre pas de formations, ou si ces formations ne correspondent pas à ce qui vous occupe au moment où vous en avez besoin, n’hésitez pas à hausser vos attentes.

Assurer un environnement sécuritaire

Le professeur de psychologie de Abraham Maslow en savait quelque chose en matière de formation et d’apprentissage. Il savait, par exemple, que l’environnement dans lequel les gens apprennent est important. Il a créé ce que nous appelons aujourd’hui la pyramide de Maslow76. Selon cette pyramide, pour apprendre il faut d’abord satisfaire les besoins fondamentaux. Ainsi, vous aurez du mal à apprendre la physique si vous n’avez ni nourriture ni abri pour vous protéger des intempéries. Maslow a appelé ces besoins les besoins physiologiques. Dans le même ordre d’idée, si vous disposez de nourriture et d’un abri, mais que cet endroit n’est pas sécuritaire, vous ne pourrez pas apprendre. Maslow a appelé cela des besoins de sécurité. Sa hiérarchie comporte également d’autres besoins fondamentaux: les besoins d’appartenance, d’amour et, finalement, d’accomplissement de soi. Pour ma part, je m’en tiendrai ici aux besoins de sécurité.

J’ai commencé ce livre en parlant du Printemps arabe. De nombreuses personnes pensent que des réseaux sociaux comme Twitter et Facebook ont contribué à provoquer les manifestations de masse et les changements qui ont eu cours en Égypte. Ce dont on parle moins souvent, c’est que ces mêmes outils peuvent être utilisés pour surveiller et supprimer de telles manifestations. Le service gouvernemental de radiodiffusion Voice of America, par exemple, rapporte comment le gouvernement de Bahreïn utilise Facebook pour trouver et arrêter des manifestants :

« Contrairement à ce qui s’est passé en Égypte, les demandes de la population de Bahreïn n’ont jamais été satisfaites. Le gouvernement sunnite, avec l’aide militaire des pays voisins du golfe Persique, a réprimé le soulèvement et, par la suite, aurait utilisé les médias sociaux pour identifier et punir les personnes qui se sont exprimées en ligne77».

Des autorités aussi diverses que le gouvernement iranien, la CIA et le service de police de la ville de San Francisco utilisent les réseaux sociaux pour identifier d’éventuelles perturbations sociales afin de les empêcher de voir le jour. Des géants du Web comme Google et Twitter ajustent leurs politiques pour permettre à ces autorités d’exercer un plus grand contrôle sur leur population. Il est possible que cette révolution menée via Facebook soit la dernière du genre, car les manifestant·e·s cherchent déjà un autre outil pour coordonner leurs actions. Pour toutes ces raisons, la bibliothèque dont nous avons besoin, celle à laquelle vous êtes en droit de vous attendre, est un lieu sécuritaire pour explorer des idées périlleuses.

La sécurité physique

La sécurité est un enjeu multiforme. En bibliothèque, ses deux principales composantes sont la sécurité physique et la sécurité intellectuelle. Les bibliothèques publiques sont souvent mentionnées comme des refuges. Les enfants dont les parents sont absents de la maison au retour de l’école, par exemple, peuvent aller à la bibliothèque et ainsi bénéficier d’un environnement sécuritaire. Avoir accès à ces espaces était à ce point important pour les citoyen·ne·s de Philadelphie que lorsque le maire a tenté de fermer 11 succursales de bibliothèque, les citoyen·ne·s et le conseil municipal l’ont poursuivi en justice pour qu’elles demeurent ouvertes. Certains ont fait valoir l’importance de l’accès à Internet, d’autres ont plaidé pour le maintien de ces lieux de savoir, mais la principale raison invoquée par tout un chacun était que la communauté devait fournir des espaces communautaires sécuritaires pour leurs enfants.

L’importance de la sécurité physique ne concerne pas seulement les bibliothèques publiques. Les bibliothèques scolaires deviennent souvent des refuges pour les élèves qui peinent à s’intégrer socialement. Les bibliothèques universitaires sont des endroits sûrs pour les étudiant·e·s de premier cycle qui souhaitent étudier tard le soir, ou encore pour se soustraire au harcèlement des camarades qui sévissent dans leur dortoir. Comme l’a souligné Maslow, l’environnement physique est important. Dans ces conditions, pouvons-nous attendre davantage de nos bibliothèques qu’une agente de sécurité qui surveille les allées et venues à l’entrée? Cette question a été soulevée par la bibliothèque centrale de Philadelphie.

La Free Library de la bibliothèque centrale de Philadelphie avait un problème avec les personnes sans-abri. Chaque matin avant l’ouverture de la bibliothèque, les sans-abri du centre-ville se rassemblaient dans un parc devant le bâtiment central. Dès l’ouverture des portes de la bibliothèque, ces derniers se pressaient pour utiliser les toilettes et trouver un endroit pour se reposer. Les choses se sont envenimées quand un membre du conseil d’administration de la bibliothèque s’est plaint de l’état des toilettes après avoir assisté à une série de conférences de haut niveau à la bibliothèque.

Les bibliothécaires avaient un choix à faire. Comment s’occuper des sans-abri? Ils ont contacté la ville et d’autres bibliothèques urbaines pour obtenir des conseils et de l’aide. La plupart des conseils reçus favorisaient l’exclusion des sans-abri : les changements de politique qu’ils pouvaient apporter, les lois qu’ils pouvaient utiliser, etc., pour « minimiser » le problème. Les bibliothécaires de bibliothèque centrale de Philadelphie ont choisi une autre option.

Leur première action a consisté à embaucher des sans-abri comme préposés dans les toilettes pour en assurer la propreté. Puis la bibliothèque a démarré un café. Le café était un projet communautaire. Le financement principal provenait de la Bank of America. L’équipement a été fourni par Starbucks. La nourriture venait d’une boulangerie du quartier. Le café a été doté et géré par des hommes et des femmes auparavant sans domicile qui participaient à un programme de réinsertion sur le marché du travail et qui ont été formé·e·s dans le cadre de ce projet.

C’est ce qui arrive quand le public, ou dans ce cas-ci, les bibliothécaires, attendent plus d’eux-mêmes et de leur communauté. Ils considèrent les gens non pas comme des problèmes, mais comme des membres de la communauté qui ont besoin de services, de soutien et d’alphabétisation. Ultimement, ces membres de la communauté avaient besoin de reprendre leur partie du pouvoir : pouvoir se prendre en main et mener une vie digne d’être vécue. Survivre n’est pas suffisant; il faut avoir la possibilité de créer et d’apprendre. La bibliothèque centrale de Philadelphie a-t-elle résolu le problème de l’itinérance qui sévit au centre-ville de Philly? Non. Mais ils ont décidé de ne pas ignorer cette réalité en détournant le regard. Au lieu de « minimiser le problème », ils ont fait confiance au pouvoir des sans-abri pour se prendre en main, ce que les bibliothécaires avaient auparavant été incapables de faire.

Nous aborderons la sécurité du bâtiment au chapitre 6, lorsque nous parlerons des communautés. Mon idée est que la bibliothèque doit non seulement être sécuritaire, elle doit aussi être inspirante. Pour l’instant, permettez-moi de traiter le versant intellectuel de la sécurité en bibliothèque.

La sécurité intellectuelle

Pendant des siècles, les bibliothèques ont été les championnes de la sécurité intellectuelle. Il y a longtemps, les bibliothécaires ont réalisé que, tout comme vous devez vous sentir physiquement en sécurité pour explorer et apprendre, vous devez aussi pouvoir donner libre cours à vos pensées. Si vous sentez que quelqu’un pratique une forme ou une autre de censure des idées, ou juge défavorablement le type d’informations que vous recherchez, vous délaisserez les sujets controversés. Cet « effet paralysant » est à peu près équivalent au sentiment que vous avez ressenti en visionnant avec vos parents un film classé « 16 ans et plus » alors que vous n’aviez pas l’âge requis.

Bien avant les révélations d’Edward Snowden au sujet de la surveillance globale78, les bibliothécaires cherchaient à protéger leurs communautés contre les intrusions de l’État. Le meilleur exemple des bibliothèques en tant que gardiennes de la sécurité intellectuelle est lié à l’affaire Library Connection contre Gonzales. En vertu du Patriot Act, adoptée après les attentats terroristes du 11 septembre 2001, le FBI pouvait obtenir les dossiers des bibliothèques ou d’autres informations détenues par les entreprises au sujet de leur clientèle pour servir lors d’enquêtes judiciaires. En soi, ce n’était pas nouveau : le FBI a toujours été en droit d’exiger par voie de justice de consulter certains documents. La nouveauté résidait dans le fait que le FBI n’avait plus besoin d’aller en cour pour les obtenir et pouvait simplement invoquer la question de la sécurité nationale. Qui plus est, contrairement à l’injonction à produire un document qui peut être légalement exigée à une bibliothèque (tout comme à un club vidéo, ou à une école), qui a la possibilité de contester cette requête, les demandes du FBI venaient avec un ordre de bâillon, ce qui signifie que vous ne pouviez dire à personne que vous receviez cette lettre, et vous ne pouviez encore moins la remettre en question. La logique derrière ce changement était d’accélérer les enquêtes et d’éviter de faire taire les forces de l’ordre.

La majorité des bibliothécaires n’ont pas apprécié les dispositions du Patriot Act. Pendant des décennies, les bibliothécaires ont fait de la confidentialité des informations de leurs membres une priorité, et cela justement pour éviter cet « effet paralysant ». En effet, si les membres de la bibliothèque se sentent surveillés dans leurs habitudes de lecture et de navigation, ils et elles risquent de s’autocensurer. Les bibliothécaires sont d’avis que le contexte le plus favorable à la création de connaissances suppose une grande diversité de sources d’information, et pour cette raison, les membres de la bibliothèque doivent être assurés de ne pas être surveillés ou jugés. En somme, la sécurité intellectuelle ne consiste pas à faire en sorte que les membres de la bibliothèque ne lisent que des informations aseptisées. La bibliothèque doit permettre à ceux et celles qui le désirent de fréquenter en toute sécurité des idées controversées.

Avec l’adoption du Patriot Act, les bibliothécaires n’étaient plus en mesure d’assurer la sécurité intellectuelle de la communauté. En 2004, un groupe de bibliothécaires du Connecticut a estimé que les choses allaient trop loin, compromettant l’équilibre entre les libertés civiles et l’application de la loi. Lorsque leur bibliothèque a reçu une lettre du FBI leur demandant de fournir des informations à propos d’un membre de leur communauté, ce groupe a décidé d’intenter une action en justice, s’exposant ainsi à des accusations pouvant les conduire en prison. Apparemment, les tribunaux, y compris la Cour suprême, ont convenu que l’équilibre était rompu. L’ordre de bâillon a été invalidé.

Je ne raconte pas cette histoire en guise de conte moral contre le Patriot Act. Au contraire, je cherche à montrer que les bibliothèques : 1) se préoccupent (ou du moins devraient se préoccuper) de votre sécurité intellectuelle et 2) peuvent le faire dans les paramètres mis en place par leur communauté. Les bibliothécaires du Connecticut n’ont pas informé la personne visée par l’enquête du FBI en lui donnant rendez-vous dans un obscur stationnement souterrain de banlieue. Les bibliothécaires n’ont pas ignoré la loi. Non, ils et elles ont comparu devant les tribunaux en ne cherchant pas à obtenir un privilège unique pour eux seuls, mais plutôt à plaider pour le rétablissement d’un équilibre de longue date entre la divulgation, la vie privée, les libertés civiles et la liberté d’expression. Les bibliothèques doivent encore fournir aux forces de l’ordre des informations sur les membres de la bibliothèque, mais seulement lorsque ces demandes ont été approuvées par le pouvoir judiciaire.

Je ne pense pas que nous puissions en attendre beaucoup plus de ces bibliothécaires, qui ont risqué la prison pour faire respecter la loi et garantir le droit des membres de leur communauté à aller au bout de leur curiosité sans avoir à s’inquiéter. Nous pouvons toutefois nous attendre à ce que les bibliothèques défendent leurs idéaux au-delà de leurs murs. À titre d’exemple, la plupart des bibliothèques font de grands efforts pour garder privé ce que vous faites à la bibliothèque. Les bibliothèques travaillent dur pour éliminer l’historique de navigation des ordinateurs après chaque utilisation du Web. Les bibliothèques purgent les registres d’emprunt et ne pistent pas vos recherches d’ouvrages. Ils et elles font du bon travail (je dirais même qu’il est peut-être trop bon) pour se débarrasser de votre historique au sein des bibliothèques où vous avez vos habitudes. Cela dit, à quand remonte la dernière fois que votre bibliothèque vous a informé que chaque clic de souris et chaque frappe de clavier que vous faites pour trouver des livres de bibliothèque à partir de votre domicile vous êtes peut-être enregistrés par votre fournisseur d’accès Internet? Vous fait-on savoir que vous utilisez peut-être un ordinateur « anonymisé » dans la bibliothèque, mais qu’en vous connectant à Facebook, votre navigation sur le Web peut être suivie à la trace par ce réseau social… même lorsque vous n’êtes plus sur le site de Facebook?

Aujourd’hui, les menaces à votre vie privée ne viennent pas de Big Brother (le gouvernement), mais de milliers de « petits » nig brothers. Facebook, Google, Twitter, les banques et les compagnies d’assurance dépensent des millions de dollars pour savoir ce que vous regardez, où vous êtes et quels risques vous représentez.

À ce sujet, Alexis Madrigal a écrit ce qui suit dans le National Journal :

« Il n’y a rien de forcément sinistre dans cet échange souterrain de données : après tout, c’est l’écosystème publicitaire qui rend possible la gratuité du contenu en ligne. Toutes ces données permettent la gestion des publicités, et le reste des informations liées aux traces de navigation permet aux annonceurs de mesurer l’atteinte des objectifs fixés. Je ne veux pas m’en prendre aux pratiques du New York Times. En consultant le site du Huffington Post ou The Atlantic ou du Business Insider, le même processus est à l’œuvre à un degré plus ou moins similaire. Chaque mouvement que vous effectuez sur Internet a une certaine valeur pour quelqu’un, et une panoplie d’entreprises veillent à s’assurer que chacune des étapes de votre parcours sur Internet soit monétisée79».

Si les bibliothèques doivent nous donner accès à ces services et nous former à leur sujet, n’ont-elles pas aussi l’obligation de nous informer des menaces qui pèsent sur notre vie privée? Ne peuvent-elles représenter la voix de la communauté dans le discours public au sujet de ces questions? Vouloir que nos bibliothèques se dépassent, c’est s’attendre à ce qu’elles soient informées des menaces à la vie privée entraînée par la surveillance globale et qu’elles travaillent activement avec la communauté pour mettre en place les conditions pour un consentement éclairé des citoyen·ne·s en matière de divulgation de leur information.

C’est précisément ce qui s’est passé dans la petite ville de Lebanon, au New Hampshire. La bibliothèque publique, avec l’approbation de son conseil d’administration, a mis en place un serveur Tor80. Le réseau Tor permet à ceux et celles qui utilisent Internet de le faire de manière anonyme en redirigeant les flux de navigation à travers un ensemble complexe de nœuds du réseau, ce qui rend presque impossible l’identification de l’origine de la connexion à Internet. Tor a été initialement développé par l’armée américaine pour protéger les communications liées au renseignement81. Il a depuis été utilisé par des dissident·e·s vivants sous des régimes répressifs, mais aussi par des gens qui piratent des films. La bibliothèque a décidé de faire partie du réseau pour préserver la vie privée de ses membres.

Le lendemain de l’installation du serveur Tor, le département américain de la Sécurité intérieure et les forces de l’ordre locales ont demandé à la bibliothèque de cesser cette activité. Les autorités ont fait remarquer que Tor peut être utilisé pour dissimuler des activités illégales et illicites. Bien évidemment, Internet en général, le système téléphonique et le courrier postal peuvent aussi dissimuler de telles activités. Un mois après son retrait, le Conseil de la Lebanon Public Library, après une assemblée publique sans voix dissidente, a décidé de redémarrer le serveur Tor.

Que vous connaissiez Tor ou pas, que vous appuyiez ou non l’action du Conseil, l’idée importante à retenir ici est que la bibliothèque a non seulement cherché à protéger activement la vie privée de ses membres, mais elle l’a fait en instaurant un processus de discussion incluant toute la communauté. Vous devriez vous attendre à ce que votre bibliothèque ne se contente pas de croire que votre sécurité intellectuelle est importante. Vous devriez vous attendre à ce que votre bibliothèque travaille activement à vous éduquer sur les questions de sécurité intellectuelle, et ce, en démontrant explicitement les moyens qu’elle met en place pour vous aider.

Pousser plus loin votre désir d’apprendre

Pour parler de motivation, je dois retourner à la Free Library de Fayetteville. Vous voyez, pendant que nous étions occupés à imprimer le robot et l’anneau de mes fils sur l’imprimante 3D, la bibliothécaire, Lauren, a mentionné la tenue prochaine d’une journée portes ouvertes pour le fab lab. Durant cet événement, il serait possible d’utiliser l’imprimante 3D pour fabriquer des bijoux ou des objets faits de ruban adhésif de toile… si elle pouvait trouver quelqu’un qui savait s’y prendre avec ce matériau. Riley, mon fils de 11 ans, a dit « Je fais des trucs avec du duct tape », et avant que Lauren ne sache ce qui se passe, il était déjà en train de lui passer en revue des photos de ses créations sur son téléphone.

« Super! », a déclaré Lauren du tac au tac. « Tu pourrais nous enseigner ce que tu fais? » Et c’est précisément ce qu’il a fait.

Sans l’ombre d’un doute, l’expérience au fab lab de Fayetteville a également laissé son impression sur Andrew, le plus jeune. Une semaine plus tard, il a dit qu’il avait une bonne idée pour la foire scientifique de cette année. « Je vais concevoir la bibliothèque du futur! » a-t-il déclaré. En moins de dix minutes, il l’avait esquissé sur papier.

Vingt minutes plus tard, son frère et lui construisaient la bibliothèque dans Minecraft, un jeu vidéo populaire similaire à SimCity. Bien sûr, ils auraient pu le construire avec des blocs Lego (Andrew l’a fait plus tard), mais Lego n’a pas créé de montagnes russes et vous ne pouvez pas inviter vos ami·e·s du monde entier à déambuler dans une telle bibliothèque. (Au moment où j’écris ces lignes, plus de 100 millions d’utilisateurs de Minecraft sont enregistrés82.)

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Figure 4 : Bibliothèque du futur dans Minecraft, conçue par Andrew et Riley Lankes

Le samedi suivant, nous avons apporté la « bibliothèque du futur » sur une clé USB à Fayetteville. Et nous l’avons imprimé.

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Figure 5 : Andrew tenant son modèle Minecraft de la bibliothèque du futur, imprimée sur une imprimante 3D MakerBot Thing-o-Matics

À ce stade-ci, vous pourriez croire que le moment est venu de parler des milléniaux, ou de la puissance des fab labs, mais tel n’est pas mon but avec cette histoire. Ce qui me frappe, c’est la motivation de mes fils et comment elle a été nourrie par la bibliothécaire. Bien sûr, l’impression 3D était cool, mais ce n’est pas ce qui a interpellé Riley. C’est lorsque Lauren lui a demandé d’enseigner la classe sur le duct tape qu’il a été accroché. Ce qui l’a rendu vraiment accro, c’est quand il est entré dans le fab lab deux semaines plus tard et a vu que les bibliothécaires avaient suspendu l’enseigne qu’il a créée sur la porte : « le fab lab du duct tape». Ce qui a motivé Andrew à s’asseoir devant l’imprimante 3D pendant qu’elle imprimait lors de l’événement portes ouvertes, c’est qu’il lui revenait d’expliquer comment cela fonctionnait et ce qu’il imprimait.

Identifier ce qui motive et susciter le désir d’apprendre est la forme la plus importante de facilitation. En l’absence de cela, personne n’a le goût d’apprendre, et tous les programmes, tous les services et toutes les activités de la bibliothèque ne servent à rien.

Les bibliothèques peuvent inspirer leur communauté de nombreuses façons et transformer leur motivation à apprendre. De cet apprentissage naîtront des connaissances nouvelles qui, ultimement, contribueront à améliorer la société. Cependant, l’un des moyens les plus puissants consiste à céder à la communauté elle-même un certain contrôle et une certaine autorité sur la bibliothèque. Cela nécessite plus que de faire appel à un comité de supervision. Cela nécessite plus que de beaux discours sur la communauté en tant que propriétaire de la bibliothèque parce qu’elle finance ses activités via les impôts ou les frais de scolarité. Pour rendre le tout possible, il faut faire en sorte que la communauté soit copropriétaire des services offerts par la bibliothèque.

Le pouvoir de la copropriété n’est guère limité aux bibliothèques. Pendant que mes enfants travaillaient sur leurs projets, j’étais en réunion avec de professeur·e·s de l’université où je travaille. Nous discutions de nouvelles approches pédagogiques. Parmi ces approches, la « salle de classe inversée » est particulièrement en vogue : les élèves font leurs devoirs en classe et effectuent à la maison ce qu’ils auraient autrement fait en classe. Ils et elles travaillent sur des projets en classe et visionnent des conférences en ligne. Mais au milieu de cette discussion ce qui m’a frappé, et je m’excuse auprès de tous ceux et celles pour qui cela est évident, et j’aurais probablement pu prononcer ces mots avant, mais voici ce qui m’a vraiment frappé :

Pendant que nous sommes assis à débattre du meilleur moment pour enseigner, de la durée optimale d’un cours, de la méthode pédagogique la plus appropriée, un véritable renversement est déjà en cours. Que penser du cours magistral? L’exposé théorique doit-il être court ou long? Au final, on s’en fout. Car ce véritable renversement, c’est que le corps professoral et les bibliothécaires sont en train de perdre le contrôle. Le véritable renversement c’est que les bibliothécaires et les professeur·e·s qui, pensant posséder leur contenu, ne s’interrogent que sur la manière de le transmettre doivent en réalité réapprendre leur contenu continuellement en compagnie de leurs étudiant·e·s et des membres de leur communauté.

Il faut constamment réapprendre, voilà une idée cruciale. Cela n’implique pas qu’il faille renoncer à tout contrôle, ou encore à transformer le système d’éducation en un long projet de bricolage piloté par les étudiant·e·s. Les bons enseignants et les bonnes chercheures importent. Ils et elles auront toujours une forte capacité à guider. Il s’agit plutôt de réaliser que la copropriété d’un programme d’étude ou d’un service de bibliothèque nécessite une capacité de réinvention constante, ne serait-ce que pour être déployé dans de nouveaux contextes. C’est la raison pour laquelle le modèle universitaire de l’enseignant·e/chercheur·e fonctionne bien depuis si longtemps. C’est lorsque ces deux réalités ne se rencontrent plus que nous tombons en panne.

Il en va de même avec nos bibliothèques. Le concept de makerspace que la bibliothèque de Fayetteville essaie d’incarner - un lieu pour étudier, mais aussi créer - ne fonctionne que si tout le monde s’implique - bibliothécaires, membres de la communauté, expert·e·s, enfants, parents - et admet que l’apprentissage a lieu en même pour tous et toutes les personnes impliqué·e·s. Si un enfant se présente et qu’on le traite comme un consommateur, le makerspace échouera. Aucune imprimante 3D de 2000 $ ne peut égaler la qualité des blocs Lego ou des jouets achetés en magasin. L’astuce consiste à montrer à l’enfant, au parent ou au membre qu’ils et elles font tous et toutes partie du processus d’apprentissage, qu’une découverte a lieu sous leurs yeux, et ce, même si cette nouveauté n’en est une que pour eux. Nous apprenons ensemble au fur et à mesure. Et lorsque tout le monde a compris? Eh bien, il est temps d’essayer quelque chose de nouveau.

Je sais qu’il y a de longues discussions à tenir sur le rôle des expert·e·s, la valeur de l’expérience et la pédagogie appropriée pour les domaines bien balisés et ceux qui émergent. Je comprends tout cela. Je sais que je simplifie trop ici, mais c’est un peu mon but. Ces discussions sur l’expertise et la pédagogie ne doivent être que cela, des discussions et des conversations. Tout cela est fort compliqué, et il est difficile d’éviter les guerres d’ego sur ces sujets. Pourtant, si nous ne tenons pas à élargir cette conversation par-delà le corps professoral, par-delà la communauté des bibliothécaires, alors nous ratons une occasion remarquable de motiver et d’impliquer les membres de nos communautés. Et si nous éteignons cette conversation, nous aurons failli à notre mission. Nous devons hausser nos attentes.

Professeure, bibliothécaire, bricoleur, espionne

Si vous ne devez retenir qu’une chose de ce chapitre, c’est ceci : vous devriez vous attendre à ce que votre bibliothèque soit, de façon proactive, une facilitatrice de connaissances. Il y a fort à parier que vous vous demandez pourquoi cela relève de la mission d’une bibliothèque plutôt que celle d’une école. En fait, si vous considérez les quatre moyens de facilitation de la connaissance, vous pourrez facilement les appliquer à des gens qui font du journalisme, de l’édition ou qui enseignent. Améliorer la société en facilitant la création de connaissances est une mission qui, assurément, concerne toutes ces professions.

Les moyens de facilitation ne s’appliquent pas uniquement aux bibliothécaires et aux bibliothèques, car tout dépend de la manière dont on les met en œuvre. Les bibliothèques ne se définissent pas par leurs bâtiments, mais par la façon dont elles combinent une mission, des moyens de facilitation, un ensemble de compétences et, ultimement, une éthique. Je crois fermement qu’avec le temps, les professions qui relèvent de la facilitation des connaissances se rapprocheront de plus en plus. Nous y reviendrons lorsque nous parlerons des « facilitateurs » et des « facilitatrices » au chapitre 7. Pour l’instant, nous devons nous attarder aux questionnements éthiques et à ce que j’entends par le fait d’« améliorer la société ».

Chapitre 5. Améliorer la société : exigez davantage 

Permettez-moi de préciser d’entrée de jeu que d’affirmer que les bibliothèques doivent améliorer la société n’implique pas de transformer les bibliothécaires en militant·e·s qui prennent les rues d’assaut pour forcer la population à citer correctement les livres ou à ne lire que des ouvrages publiés dans des maisons d’édition reconnues. J’insiste sur ce point, car une partie du milieu des bibliothèques pense que dès lors que notre mission est d’améliorer la société, cela implique d’avoir une vision arrêtée et quelque peu autoritaire de ce que l’amélioration veut dire.

Cette présomption n’est pas complètement injustifiée. Durant une grande partie de leur histoire, les bibliothèques ont été considérées (et gérées) comme des institutions élitistes encourageant la lecture de la « bonne » littérature. La bonne littérature était souvent définie selon les critères établis par des hommes blancs bien établis dans la société. À une certaine époque, que l’on peine à imaginer aujourd’hui tant le stéréotype du bibliothécaire avec le nez plongé dans un bon roman est bien implanté, les romans étaient jugés aussi défavorablement que l’est aujourd’hui la pornographie sur Internet.

Dans son excellent ouvrage sur l’histoire des bibliothèques publiques aux États-Unis, Wayne Wiegand raconte la bataille pour que le « roman littéraire », ce que nous appelons aujourd’hui tout simplement le roman, soit banni des bibliothèques. Il cite un article de journal écrit en 1882 décrivant les gens qui lisent des romans :

« Les écoliers, les filles travaillant dans les usines et les ateliers, les tenanciers de bar, les conducteurs de calèches, ceux qui travaillaient à la ferme et sur les bateaux, tout comme les femmes de mauvaises mœurs et, en général, les gens qui vivent la nuit, les oiseaux de nuit, les rôdeurs et ceux qui gagnent leur vie dans le péché ».

Il explique comment le roman peut amener les filles à vouloir sortir du rang et les garçons à rêver au Far West plutôt qu’à s’adonner à ce qu’ils sont censés faire, c’est-à-dire travailler au champ. Heureusement que nous avons eu des attentes plus élevées pour nos bibliothèques au cours du siècle dernier. Aujourd’hui, le roman est un instrument vital pour suggérer aux filles de se dépasser et aux garçons de rêver. Cela ne s’est pas produit par accident ou en silence. Ce sont les bibliothécaires et les communautés qu’ils et elles desservent qui ont défendu activement la puissance du roman.

Cependant, cet élitisme refait surface de façon inattendue. Il est fréquent d’entendre dire que les bibliothèques disposent d’une autorité qui fait en sorte qu’elles ne collectionnent que les documents de grande qualité, cette « grande qualité » se définissant normalement en fonction de la réputation de l’éditeur d’un ouvrage donné. Cette perception est sans aucun doute partagée par quantité de professeur·e·s, de parents et de gens du milieu des affaires. Pour obtenir de l’information de qualité, il faut fréquenter une bibliothèque. La bibliothèque est, ou du moins devrait être, un lieu où se trouve des ressources informationnelles de qualité. Mais pour s’acquitter de sa mission, la bibliothèque ne peut pas accumuler seulement des ouvrages de grande qualité. Deux éléments posent problème avec le fait d’acquérir uniquement des ressources de grande qualité : l’universalité et les exemples négatifs.

J’ai déjà abordé la question de l’universalité. Est-il vraiment possible d’avoir une définition universelle de ce qu’est la qualité supérieure? Lorsque le président des États-Unis fait une déclaration, est-ce automatiquement une information de grande qualité? Posez cette question au parti politique adverse ou au président de l’Iran. Nous pouvons contourner cette question en considérant plutôt les processus universellement reconnus ou les marqueurs d’importance. Ainsi, même si nous ne partageons pas l’avis du président, nous pouvons reconnaître l’importance de sa déclaration, n’est-ce pas? En science, au lieu de discuter de vérité ou de qualité, nous parlons de l’évaluation par les pair·e·s, un processus par lequel une communauté donnée considère une idée comme étant valable. C’est une très bonne approche que je défends, mais ce n’est pas l’universalité – c’est une définition de la qualité partagée par une communauté. La qualité, en fait, c’est comme la pornographie : vous la reconnaissez lorsque vous la voyez.

Le deuxième problème de la bibliothèque en tant que gardienne de l’information de grande qualité est qu’il n’existe que très peu d’endroits sur la planète compilant plus de mensonges et de contre-vérités qu’une bonne bibliothèque universitaire. Pourquoi? Parce que la mauvaise information permet de produire de bonnes connaissances. Je sais que ça peut sembler paradoxal, mais continuez à me lire et vous comprendrez. Si vous étudiez l’évolutionnisme, vous avez probablement également lu des ouvrages sur le créationnisme, ne serait-ce que pour réfuter les ouvrages sur le créationnisme. Pour faire avancer la science, il faut souvent réfuter une théorie jusque-là acceptée. Les ouvrages d’histoire sont remplis de diatribes racistes et de biographies biaisées. Des textes en éducation traitent de méthodes pour gérer des classes d’« attardé·e·s », et il est toujours possible de trouver des textes en psychologie au sujet des « femmes hystériques ». Cette information est nécessaire pour notre histoire et pour suivre la progression des connaissances de l’univers.

Il y a plusieurs années, la MacArthur Foundation a financé des recherches sur la crédibilité et la jeunesse83. Plusieurs auteur·e·s (moi y compris) en sont arrivé·e·s à la même conclusion : les écoles publiques de la maternelle à la 12ème année sont potentiellement les pires endroits pour apprendre aux enfants à trouver de l’information fiable sur Internet. Pourquoi? Parce qu’il est difficile pour les élèves d’avoir accès à de la mauvaise information. Les professeur·e·s et les bibliothécaires scolaires peuvent montrer une information fiable aux enfants, mais pour consulter des exemples de mauvaise information, les enfants doivent chercher sur leur ordinateur à la maison, où ils et elles ont souvent accès à du contenu de mauvaise qualité en l’absence de toute supervision.

Je ne parle évidemment pas de pornographie, je parle de sites tels que MartinLutherKing.org. Il ne s’agit pas d’une coquille. Voyez-vous, ce site est en fait construit et administré par Stormfront, un groupe de suprématistes blancs. Évidemment, vous ne le saurez que si vous cliquez sur petit lien au bas de la page. Dans les écoles, ce site est probablement bloqué, mais qu’en est-il à la maison? C’est le troisième lien proposé par Google. Les professeur·e·s et les bibliothécaires scolaires ne peuvent accéder au site pour montrer aux élèves comment les groupes racistes peuvent utiliser Internet pour manipuler les jeunes et les ignares.

Voici un exemple destiné à vous triturer un peu les méninges : pour certaines communautés et pour certaines questions, le site Web de Stormfront propose une information de grande qualité. Cette communauté ne représente pas seulement un groupuscule raciste, mais aussi votre communauté. Est-ce de grande qualité? Imaginez une journaliste à la recherche d’exemples de moyens utilisés par des groupes haineux pour faire du recrutement sur le Web. Le site de Stormfront est une des meilleures ressources pour cette journaliste. Cependant, ce n’est pas le meilleur site à proposer à des élèves de 8ème année pour leurs activités extrascolaires. Lorsqu’il est question de qualité, le contexte doit être pris en considération.

Ultimement, ce qui constitue une amélioration au sein de la société sera défini localement. Votre bibliothèque est-elle là pour faire plus de recherche, encourager le développement économique, améliorer la rentabilité, hausser les performances scolaires, proposer des loisirs ou, ce qui est plus probable, offrir une combinaison de toutes ces possibilités? Les objectifs de la bibliothèque doivent répondre à ceux de la communauté dans son ensemble.

S’attendre à plus que des tartes et des prostitué·e·s

À Ann Arbor, au Michigan, les bibliothécaires ont placé une boîte à suggestions sur leur site Web. Ils et elles ont demandé aux internautes ce qui pourrait améliorer leur bibliothèque. Voici l’une de mes réponses préférées : « plus de tartes et de prostitué·e·s » (je paraphrase). C’était probablement une blague, mais cette réponse vient faire contrepoids aux bibliothécaires militant·e·s dont j’ai parlé en début de ce chapitre. À l’opposé des bibliothécaires autoritaires qui imposent leur vision de l’amélioration se trouvent celles et ceux qui acceptent n’importe quoi. Cette approche clientéliste, qui est prête à accepter n’importe quoi, est dangereuse.

Tout au long de ce livre, je répète qu’il faut s’attendre à davantage de nos bibliothèques, mais je dois prendre un moment pour dire que les bibliothèques et les bibliothécaires doivent s’attendre à plus de votre part. Considérer chaque membre de la communauté comme un consommateur est réducteur pour vous. Vous n’êtes ni un consommateur ni une cliente de la bibliothèque. La plupart des bibliothèques américaines utilisent le terme anglais « patron » lorsqu’il est question de référer à ses
membres. Ce terme est un peu plus approprié, mais, pour ma part, je préfère le mot « membre ».

Encore une fois, je dois cette idée à Joan Frye Williams. Dans le cadre de ses travaux pour concevoir des plans stratégiques avec plusieurs bibliothèques publiques, la question du choix d’un mot à utiliser pour vous représenter a été soulevée. Elle a eu une idée folle: « et si on leur demandait ce qu’ils et elles en pensent »? Lors d’un sondage informel mené avec les gens fréquentant la bibliothèque, la réponse la plus fréquente qu’elle a obtenue est « membre. » Après tout, « j’ai une carte et je paie une cotisation » (sous forme d’impôts). J’aime ce terme puisqu’il sous-entend la copropriété. Les membres d’un organisme ne font pas qu’utiliser ses services. Ils et elles votent, établissent des politiques et lui offrent de l’aide. Au fond, les membres font partie de l’organisme. Vous devez pouvoir vous impliquer dans votre bibliothèque. Vous devez être partie prenante des conversations qui portent sur les moyens d’améliorer la société et sur ce que les bibliothèques peuvent faire pour contribuer à l’atteinte de cet objectif.

Vous devez également exiger davantage de ces conversations. Parler uniquement pour faire l’inventaire de ce qui ne tourne pas rond dans la communauté ne suffit pas. Les bibliothécaires excellent en résolution de problèmes. Cela les stimule. Il n’y a rien de mieux qu’une question de référence difficile. Ils et elles aiment fouiller pour trouver une information. Les bibliothécaires sont né·e·s pour servir et, pour cette raison, ils et elles se concentrent souvent sur les problèmes de la communauté. Il s’agit de grands problèmes et ce travail est important.

Cependant, nous ne devons jamais oublier que notre communauté a des aspirations et des rêves. Bien que la diversité au sein d’une communauté fait en sorte qu’il est difficile de s’entendre sur une vision commune, nous savons que c’est possible. La bibliothèque peut rassembler notre voisinage, nos collègues, nos étudiant·e·s et nos membres dans un espace social sain et inspirant pour rêver.

Un rêve emballant peut faire bouger des nations. Un rêve emballant peut transcender les différences, les problèmes et les défis. Un rêve emballant peut nous élever au-dessus de la routine et du poids du quotidien. Un rêve emballant peut nous donner une direction et contribuer à améliorer la société. Finalement, ce sont de tels services que nous attendons de la bibliothéconomie. Au lieu de nous faire rappeler nos problèmes, nous voulons un rêve qui nous permette de nous projeter dans l’avenir.

Faire partie de la communauté

Vous devez aussi vous attendre à ce qu’une bibliothèque fasse plus que se saisir d’un rêve pour le réaliser. Les meilleures bibliothèques contribuent à forger une vision. Notez que j’utilise le mot « conversation » partout dans ce livre de façon intentionnelle, et ce, même lorsqu’il est question des moyens auxquels les communautés ont recours pour s’améliorer et, plus globalement, pour améliorer la société. Il est important de savoir pourquoi je parle de « conversation ».

Une conversation est une affaire complexe. Elle implique au moins deux parties. Elle concerne aussi le langage utilisé par ces parties, mais implique surtout la capacité d’écouter et de parler. Une conversation est un échange d’idées au cours duquel deux parties sont transformées par leur conversation et transforment aussi ceux et celles qui y prennent part. Sans cette volonté d’écouter, les conversations deviennent rapidement des monologues ou des cacophonies.

Dans le cadre d’une conversation au sujet des moyens que peut utiliser une communauté pour s’améliorer et tirer profit de sa bibliothèque pour atteindre cet objectif, nous devrions nous attendre à ce que les bibliothèques et leurs services épousent la vision exprimée en faveur d’une communauté meilleure. Ceci n’a rien de particulièrement révolutionnaire. Depuis des décennies, nous parlons de l’approche-client. Pour les technologies, nous parlons de design centré sur l’utilisateur et d’« expérience utilisateur ». Nous devrions pouvoir être plus que de simples consommateurs et consommatrices des services de la bibliothèque, nous devrions pouvoir être des membres qui participent au façonnement de la bibliothèque.

Cela veut dire que nous devrions nous attendre à ce que les bibliothèques et les bibliothécaires participent aux conversations qui structurent notre avenir. Les bibliothèques doivent faire partie de la communauté. Elles ne sont pas qu’un service offert à la communauté. D’une part, cela signifie qu’elles offrent des services qui répondent du mieux possible aux besoins de leur communauté. Leurs collections doivent donc contenir autant (sinon plus) de documents et de connaissances qui ont été produites par la communauté que de ressources provenant d’autres communautés ou portant sur d’autres communautés. Cependant, en tant que membre de leur communauté, les bibliothèques et les bibliothécaires ont aussi voix au chapitre. Ils et elles peuvent contribuer à façonner la vision permettant à la communauté de se projeter dans un avenir meilleur, tout en se questionnant sur les moyens que la bibliothèque devrait employer pour que cette vision se réalise.

Prenons un exemple contemporain : le livre numérique. Il se passe quelque chose de très intéressant depuis que les livres migrent du papier vers le numérique. La plupart des gens se concentrent sur les fonctionnalités (l’annotation, le partage de notes, les signets dynamiques, le multimédia) ou sur les appareils (liseuses, tablettes). Bien entendu, il s’agit de changements majeurs dans notre relation au livre et dans nos façons d’interagir avec lui. Cependant, la plupart des gens ont raté un changement beaucoup plus fondamental. Le passage vers l’univers numérique a fait en sorte que les maisons d’édition ont aussi changé leur modèle d’affaires. Elles sont passées de la vente de livres à la vente de licences.

Je comprends que les modèles d’affaires sont beaucoup moins intéressants que les tablettes ultraminces, mais voici pourquoi vous devriez vous en soucier. Bien que vous pensiez acheter un livre pour votre appareil, ce n’est pas le cas. Vous payer plutôt pour pouvoir utiliser un livre sous licence. Quelle est la différence? Vous obtenez certains droits lorsque vous achetez un bien, mais vous obtenez uniquement les droits que les propriétaires du livre numérique acceptent de vous donner conformément à sa licence d’utilisation. Par exemple, si vous achetez un livre imprimé, vous pouvez le prêter ou même le vendre à quelqu’un d’autre. Ceci correspond à la doctrine de la première vente. Non seulement cette doctrine de la première vente crée un marché formidable pour les manuels usagés dans les universités, mais elle constitue un des piliers sur lequel les bibliothèques reposent. Si vous achetez un livre, vous pouvez le vendre ou le prêter à un ami tout à fait légalement. Une bibliothèque aussi. Cependant, vous ne pouvez revendre un livre numérique. Pourquoi? Parce qu’il ne vous appartient pas.

Lorsque vous avez obtenu votre nouvelle liseuse, vous avez probablement cliqué sur ce qui s’appelle un « contrat de licence d’utilisateur final ». C’est la fenêtre contextuelle qui surgit à chaque fois que vous créez un compte sur un site Web. Elle compte souvent plusieurs pages et, si vous êtes comme la majorité des « utilisateurs finaux », vous ne les lisez jamais. Remarquez que vous n’avez pas l’obligation de lire un tel contrat lorsque vous achetez de la gomme à mâcher au magasin. Ce contrat est une licence, et, en ce qui concerne les livres numériques, celle-ci définit à peu près tout ce que vous pouvez ou ne pouvez pas faire avec ce livre numérique.

Comment cela se traduit-il dans la réalité? En juillet 2009, deux ans après la sortie de la première liseuse Kindle par Amazon, plusieurs personnes ont acheté une copie numérique du livre 1984, de George Orwell. Cependant, Amazon ne détenait pas les droits de vente de ce livre. Qu’a fait Amazon? L’entreprise a supprimé à distance le livre acheté sur toutes les liseuses Kindle. C’est seulement par la suite qu’Amazon a avisé sa clientèle et a proposé un remboursement. On a comparé cette situation à Ikea qui se faufilerait dans votre maison pendant la nuit pour reprendre une étagère.

Amazon est tout à fait en droit d’agir de la sorte puisque tous les propriétaires de liseuses Kindle ont accepté sa politique et ne possédaient donc pas le livre — ils et elles ont payé uniquement pour l’usage du livre selon les conditions établies par Amazon.

Quel est le lien avec les bibliothèques et la conversation visant à améliorer la société? Les maisons d’édition sont de plus en plus préoccupées par la demande croissante de livres numériques par les membres des bibliothèques, ce qui les oblige à trouver des moyens pour faire des profits avec leurs titres. Imaginez si vous pouviez enregistrer votre liseuse à votre bibliothèque locale et télécharger sans difficulté n’importe quel titre gratuitement. Pourquoi alors achèteriez-vous un livre? Au lieu de vendre plusieurs copies d’un livre, les maisons d’édition n’en vendraient qu’une seule à la bibliothèque. Les maisons d’édition cherchent donc à mettre du sable dans l’engrenage de ce processus. Elles souhaitent qu’il soit plus facile de rendre les livres disponibles sous licence que de les obtenir à la bibliothèque. Et la plupart des maisons d’édition refusent de fournir des livres numériques sous licence aux bibliothèques.

Celles qui acceptent de travailler avec les bibliothèques trouvent des moyens pour limiter le nombre de fois qu’un livre numérique peut être « emprunté ». Ainsi, après que 26 personnes aient lu un titre publié par Harper Collins, la bibliothèque doit obtenir une nouvelle « copie » sous licence. Random House a opté pour une approche plus simple; l’éditeur a augmenté le prix des licences de 300 % pour les bibliothèques. Dans l’univers de la propriété physique du livre, lorsqu’un nouveau best-seller paraît, vous pouvez, tout comme vos bibliothécaires le font, vous rendre en librairie et l’acheter au même prix — vous l’apportez à la maison et les bibliothécaires le placent sur les rayons. Dans le monde du livre numérique, vous pouvez payer 10 $ et la bibliothèque, si elle peut l’obtenir, payerait 30 $84. Et n’oubliez pas que ceci ne vaut que pour les maisons d’édition qui acceptent de transiger avec les bibliothèques. Cette situation a amené les bibliothécaires à se demander si les bibliothèques (publiques, universitaires, scolaires, etc.) devraient vraiment faire partie de ce marché. Des membres de la communauté des bibliothèques ont entrepris des boycottages85.

Pourquoi cette longue histoire à propos des livres numériques? Parce qu’il est certain que diverses communautés souhaitent la présence de livres numériques dans les bibliothèques. Cependant, si la bibliothèque fait de son mieux pour répondre à la demande, deux choses peuvent se produire. Premièrement, la communauté pourra s’avérer insatisfaite du choix offert. Plusieurs des titres recherchés ne seront pas accessibles par l’entremise de la bibliothèque puisque les maisons d’édition ne les offriront pas sous licence. Deuxièmement, il est possible qu’une communauté soit contrainte de réduire considérablement les autres services de la bibliothèque puisque davantage d’argent devra être dépensé pour payer le coût des licences de livres numériques.

Soyons clairs. J’ai une opinion à ce sujet, mais je ne reproche à aucune compagnie ou industrie de vouloir faire des profits. De nos jours, un certain nombre d’entreprises, y compris les bibliothèques, les maisons d’édition, les agences de voyages, les médecins, les musiciennes, les producteurs de films et les conceptrices de jeux vivent de grands changements et tentent de trouver leur place et leur modèle d’affaires. Les bibliothécaires devraient, non seulement être conscient·e·s de cette problématique, mais aussi être bien informé·e·s. La bibliothèque devrait également informer activement la communauté et l’aider à définir sa position sur cette question.

Comme dans le cas du service Freegal que j’ai mentionné dans le chapitre 2, notre communauté souhaite-t-elle dépenser ses ressources sur des livres numériques qui peuvent disparaître à tout moment? De plus, notre communauté veut-elle prendre position sur cette question? Si vous n’aimez pas l’idée qu’Amazon, Apple ou Barnes & Noble sont ultimement les possesseurs des objets que vous achetez chez eux (et qu’ils peuvent supprimer à tout moment), votre bibliothèque devrait aider votre communauté à faire connaître ce point de vue et travailler activement à changer la situation.

Ce même argument est formulé dans nos universités à propos des publications savantes. Dans le chapitre 2, j’ai donné un petit aperçu des coûts astronomiques des licences de bases de données universitaires. (Je souligne : coût des licences et de non-achat). Plusieurs universités s’insurgent de la situation suivante : le gouvernement subventionne une chercheure pour réaliser une étude; cette chercheure rédige un article pour présenter ses résultats; elle offre cet article gratuitement à une maison d’édition de publications savantes pour publier ses résultats dans leur revue; cet éditeur scientifique fait ensuite payer les bibliothèques, les chercheur·e·s et les universitaires pour un accès à cet article, à un coût qui ne cesse de grimper. De plus, puisque la bibliothèque, l’université et la chercheure ne possèdent plus ces travaux, ils achètent simplement le droit de le lire. Si l’université cesse de payer la maison d’édition, ils perdent l’accès à l’article.

Cette situation a mené un nombre croissant de chercheur·e·s et de bibliothécaires à essayer de trouver des modèles de publication alternatifs. Par exemple, il existe un important mouvement vers le libre accès. Dans le modèle du libre accès, des articles sont publiés gratuitement sur le Web. Les ressources pour éditer et réviser les travaux proviennent des auteur·e·s ou des associations qui agissent comme éditeurs.

Comment votre communauté conçoit-elle cette situation? Que veut-elle faire à ce sujet? Plusieurs grandes universités, comme l’Université de North Carolina et Harvard, ont adopté des politiques qui stipulent que toutes les publications doivent être en libre accès (à quelques exceptions près, évidemment). Bien que cette conversation concerne les chercheur·e·s, car cela touche à l’évaluation par les pairs, aux critères décidant de l’obtention d’un poste permanent et même à l’obligation qu’ils et elles ont de prendre part aux débats d’idées dans l’espace public, les bibliothèques ont un rôle immense à jouer à ce sujet. Les bibliothécaires doivent sensibiliser la communauté, souligner les
risques, les bénéfices et contribuer à orienter la conversation autour du libre accès et de l’écosystème de la communication savante. Remarquez que je ne dis pas que la bibliothèque devrait établir une politique et l’appliquer. Quand la bibliothèque est façonnée par les besoins et les désirs de sa communauté, elle peut prendre part à des conversations qui sont importantes pour sa communauté. Et cette conversation sera nourrie et orientée par les connaissances et l’expertise de la bibliothèque.

Les environnements fermés

Les livres numériques soulèvent un autre enjeu, celui des « environnements fermés » (walled garden en anglais). Nous devons nous attendre à ce que nos bibliothécaires soient familiers avec cette notion importante pour quiconque souhaite former et organiser sa communauté. Les environnements fermés sont des plates-formes propriétaires d’hébergement et d’offre de contenu en ligne. Par exemple, si vous possédez un iPad ou un iPhone et que vous voulez y ajouter une application, vous devez passer par l’App Store d’Apple. Aucune application ne peut être ajoutée directement sur votre appareil ou sur l’App Store, ce qui fait qu’Apple a un contrôle presque total sur les applications auxquelles vous avez accès.

Ce concept s’applique également au contenu. C’est d’ailleurs le cas des livres numériques que vous achetez sur une liseuse Kindle d’Amazon. Les librairies Barnes & Noble, qui vendent leur propre liseuse, la Nook, refusent maintenant de tenir des livres imprimés si la version numérique est offerte uniquement pour la liseuse Kindle. Dans des librairies ayant pignon sur rue, ce n’est pas un problème, car vous pouvez aller ailleurs (comme dans une bibliothèque ou une autre librairie). Cependant, sur votre liseuse Kindle, vous n’avez pas d’autre choix : vous vivez dans un environnement fermé. Cet espace peut être joli et vous offrir tout ce que vous désirez, mais vous y êtes tout de même enfermé.

Jusqu’ici, j’ai consacré une bonne partie de ce chapitre aux livres, numériques et imprimés, mais je vous rappelle que nous devons exiger de nos bibliothèques davantage que des livres. Les bibliothèques se définissent en fonction de leurs communautés et cherchent à améliorer la société. Le concept d’environnement fermé concerne-t-il également les bibliothèques? Oui.

Si vous utilisez Internet, il y a une chance sur deux que vous consultiez un réseau social86, et, si c’est le cas, il y a de très fortes chances qu’il s’agisse de Facebook. Facebook est un environnement fermé, mais à l’envers. Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi l’utilisation de Facebook est gratuite? C’est parce que vous en êtes le produit, pas le client. Contrairement à Apple ou Amazon, où il y a des limites à ce que vous pouvez trouver dans leur environnement, Facebook contrôle ce que les groupes peuvent obtenir de vous (ou à votre sujet) dans leur environnement fermé.

Votre historique de navigation, vos ami·e·s et même les photos que vous téléversez sur cette plate-forme appartiennent à Facebook. Ces informations sont ensuite revendues à des annonceurs, notamment. (Vous rappelez-vous l’exemple des gouvernements qui surveillent les réseaux sociaux afin de scruter les manifestations qui s’organisent?) Aujourd’hui, pour la grande majorité d’entre nous, y compris moi-même, cette atteinte à la vie privée nous paraît acceptable. Le hic, c’est que plusieurs personnes ne réalisent pas qu’il y a un coût dès le départ et plusieurs d’entre nous sont mécontent·e·s lorsque Facebook exerce son droit de changer ses conditions générales d’utilisation. Ceci est particulièrement exaspérant pour les gens qui tentent de supprimer leur compte Facebook et qui découvrent que Facebook s’est réservé le droit de conserver toutes leurs publications et leurs photos, et ce, à perpétuité (en plus de les utiliser dans des publicités ciblées).

Les grands défis

J’en reviens donc aux attentes que nous devons avoir à l’égard des bibliothécaires lorsque vient le temps de réfléchir collectivement à l’amélioration de la société. Une communauté a des rêves dont les facettes sont multiples : économiques, spirituelles, récréatives, intellectuelles, etc. Quelles sont les facettes auxquelles les bibliothécaires pourraient contribuer davantage? Plutôt que de dresser une liste de tout ce que les bibliothécaires devraient être en mesure d’apporter en termes de contribution à leurs communautés, je préfère parler des grands défis qui leur incombent.

Un grand défi est un problème fondamental aux ramifications complexes qui peut être résolu de multiples façons. Il s’agit d’un objectif ambitieux établi par une communauté qui cherche à définir et comprendre ce qui est de l’ordre du possible sans, pour autant, adopter de stratégies ou de solutions définitives. Pour les institutions gouvernementales et privées, identifier un grand défi est aussi une invitation à le résoudre. Un des meilleurs exemples de cette approche est la cartographie du génome humain en biologie.

À partir de 1990, des scientifiques de partout dans le monde ont eu pour ambition de cartographier l’ensemble du code génétique humain, soit quelque 20 000 à 25 000 gènes87. Des partenaires provenant d’universités, de gouvernements et de l’industrie étaient convaincu·e·s que la connaissance des bases de la vie permettrait de découvrir de nouveaux traitements contre des maladies, de révéler de nouvelles vérités sur l’évolution et, ultimement, d’élargir le champ des possibilités en matière de recherche fondamentale et appliquée. Pendant 13 ans, de nouvelles technologies ont été développées, qui ont permis de renouveler la compréhension du fonctionnement de l’être humain au niveau cellulaire. La biologie, la médecine, la pharmaceutique, la criminologie et d’autres domaines ne seront plus jamais les mêmes.

Existe-t-il des défis de cette ampleur qui demandent l’implication de nos bibliothèques? Quels sont les grands défis de la bibliothéconomie et comment pouvons-nous travailler tous et toutes ensemble pour améliorer la société? Pour répondre à cette question, un groupe de bibliothécaires et de chercheur·e·s en sciences de l’information se sont réuni·e·s à Dallas, au Texas, en avril 2011. Ces rencontres ont permis d’établir une série de thèmes tournant autour d’un concept central, celui d’infrastructure du savoir.

L’infrastructure du savoir est un mélange composite de personnes, de technologies, de ressources et de lois. Comme pour l’ADN, l’infrastructure du savoir est essentielle à notre vie quotidienne et, comme pour l’ADN, vous n’y pensez probablement pas très souvent. Certains éléments évidents participent à l’infrastructure du savoir, comme votre téléphone portable. Plus de 64 % des adultes aux États-Unis possèdent un téléphone intelligent88, dont ils et elles se servent pour naviguer sur le Web et les réseaux sociaux comme Facebook et Twitter. Nous nous sommes aussi habitués à d’autres dispositifs de l’infrastructure du savoir, comme les plates-formes numériques qui proposent un peu de tout (des livres, des films ou de la musique).

Nous prenons également de plus en plus conscience d’autres aspects de l’infrastructure du savoir, comme les politiques et les lois qui ont un impact sur le fonctionnement de celle-ci. De nos jours, si vous entendez parler de pirates, cela peut aussi bien faire référence à des corsaires au large des côtes somaliennes qu’à des ados qui, dans le sous-sol parental, téléchargent le film Capitaine America avec BitTorrent. Un grand débat fait rage quant à la propriété des idées et des contenus et les façons légales de les utiliser. Cela concerne notre infrastructure du savoir.

Certaines personnes considèrent que l’infrastructure du savoir est mise en œuvre lorsque les collèges, les universités (et les écoles secondaires) offrent de la formation à distance en ligne. D’autres pensent que l’Internet est une infrastructure du savoir, à laquelle on pourrait adjoindre la téléphonie (qui est de plus en plus dépendante de l’Internet). D’autres encore pourraient ajouter les dépôts d’information, tels que les bibliothèques et les musées, à l’infrastructure du savoir.

Cependant, en Amérique du Nord, l’infrastructure du savoir est devenue de plus en plus diversifiée et intégrée à nos vies. Considérez simplement le fait de conduire une voiture pour vous rendre au travail. Il y a de fortes chances que la voiture que vous conduisez soit contrôlée par un ordinateur. De nos jours, plusieurs nouvelles voitures sont dotées d’un ordinateur capable de réguler l’apport d’essence dans le moteur, d’assurer le suivi de détecteurs afin que l’ordinateur puisse vous envoyer un texto si un problème se présente, de détecter des signaux sans fil pour déverrouiller la voiture et éteindre le moteur si le véhicule a été volé. D’autres ordinateurs sont probablement intégrés à la voiture et servent à communiquer avec des satellites pour déterminer où vous êtes (GPS) et la musique que vous écoutez (radio satellite).

Votre voiture roule sur une route qui a la même apparence qu’il y a 50 ans, mais cette ressemblance en est uniquement une de surface. Si vous conduisez dans une grande ville, vous conduisez sur des routes intelligentes. Des détecteurs intégrés à l’asphalte peuvent compter le nombre de voitures qui circulent sur une route et mesurer leur vitesse. Cela permet aux rues elles-mêmes de contrôler les feux de circulation pour éviter la congestion. Ces détecteurs sont aussi installés sur des routes rurales éloignées afin que celles-ci puissent faire venir du sel de déglaçage si la route est glacée, réduisant ainsi les coûts et les impacts sur l’environnement d’une utilisation excessive de produits déglaçants.

Peut-être conduisez-vous sur une autoroute de la côte est des États-Unis, où il vous est possible de traverser des postes de péage sans jamais ralentir puisqu’un système de radio-identification E-ZPass détecte automatiquement votre voiture et facture le montant du péage directement à votre compte bancaire. Vous pouvez considérer que les systèmes sans fil de péage ne sont pas une infrastructure du « savoir », mais, depuis peu, de telles technologies sont utilisées pour collecter des données pouvant servir de preuves lors de procédures de divorce. Des avocat·e·s disposant d’un mandat peuvent exiger de consulter les données des postes de péage afin de déterminer avec précision où vous étiez et à quelle heure vous y étiez. Et cela, au moment même où vous conduisez.

On estime que chaque kilomètre de route générera très bientôt un gigaoctet de données par jour. Un nombre qui pourrait même s’élever à un gigaoctet à l’heure. Comme les États-Unis comptent près de 6 millions de kilomètres d’autoroutes89, ce nombre s’élèverait à 4,6 pétaoctets de données à chaque heure, ou 37 exaoctets par année. Qu’est-ce qu’un exaoctet? 10x10x10x10 mégaoctets. Cinq exaoctets pourraient contenir l’ensemble des mots prononcés par l’humanité, et ce, depuis le début des temps. Alors 37 exaoctets de données générées chaque année sur les autoroutes américaines, voilà qui fait beaucoup de données.

Encore une fois, vous pouvez ne pas vous en préoccuper, mais puisque toutes les données générées par nos actions quotidiennes sont recueillies, cela peut devenir carrément terrifiant. Charles Duhigg, un journaliste d’enquête du New York Times, a écrit un livre, Le pouvoir des habitudes : changer un rien pour tout changer. Il explique comment les données recueillies dans l’ensemble de ces réseaux et de ces sources en apparence invisibles peuvent être utilisées à des fins inattendues. Par exemple aider Target, la chaîne de magasins de détail, à déterminer si une femme est enceinte.

La grossesse est une période de grand changement dans la vie d’une femme et Target veut que l’un de ces changements soit d’acheter plus de produits dans ses magasins. Target utilise toutes les données qu’elle possède au sujet de sa clientèle ( Quels coupons avons-nous envoyés? Les coupons ont-ils été utilisés? Quel courriel avons-nous envoyé?) pour mieux cibler leurs efforts de marketing. Lors d’une entrevue, Duhigg a expliqué comment Target est capable de découvrir qu’une cliente est enceinte :

« Un des analystes et moi avons parlé à la personne qui gère ce programme et qui a en quelque sorte conçu ce modèle. Un des analystes a réalisé que les femmes qui, soudainement, commencent à acheter des lotions non parfumées pourraient être enceintes. Ils ont ensuite commencé à s’attarder aux autres articles que ces femmes achètent, et ils ont pu effectuer ces petites expériences grâce à leur base de données de produits pour bébés. Ils savent qu’un bon nombre de personnes sont enceintes et celles-ci leur ont communiqué leur date prévue d’accouchement.

Et si vous achetez de la lotion non parfumée, et que vous commencez soudainement à acheter certaines vitamines, comme le zinc ou le magnésium, cela veut donc dire que vous êtes probablement enceinte et que vous êtes probablement dans votre second trimestre. Si vous attendez un peu plus longtemps et qu’une même personne commence à acheter des débarbouillettes, des boules de coton et du désinfectant pour les mains, ce qu’elle n’avait jamais acheté auparavant, vous pouvez dès lors vous servir de cette information.

À l’intérieur d’une période de deux semaines, environ 25 produits peuvent servir à déterminer la date d’accouchement prévue de cette femme. Bien que cette personne ne vous ait jamais dit qu’elle soit enceinte, et peut-être qu’elle ne l’a même pas dit à ses parents, Target peut non seulement le déduire en analysant ses habitudes de consommation, mais peut également prédire sa date d’accouchement et cela lui donne le pouvoir énorme d’envoyer des coupons à des moments spécifiques90».

Si Target est capable d’être aussi précis, qu’est-ce que vous, votre communauté ou d’autres personnes pourriez faire avec tant d’informations, qu’elle soit bonne ou mauvaise?

Et maintenant, voici le hic au sujet de l’infrastructure du savoir de notre époque : elle ne fonctionne plus correctement. En apparence, tout semble intact. Après tout, nos téléphones fonctionnent toujours, les feux de circulation aussi et Target fait des profits. Or le problème est tout de même réel.

D’abord, cette infrastructure est présentement incohérente et souvent en conflit. Bien que l’infrastructure soit, et restera, un marché d’acteurs publics et privés, aucune réglementation n’existe pour la rendre meilleure. De plus, cette infrastructure du savoir favorise largement une vision simpliste de la consommation et de la production. Selon cette vision, des entités produisent des contenus (livres, films, chansons, etc.) et des gens les consomment ou les acquièrent. Le problème est que ce modèle n’a plus beaucoup de sens. Nous produisons et consommons tous des contenus. Même nos voitures sont des productrices et des consommatrices. Nous prenons part à une conversation, nous ne sommes pas uniquement la clientèle d’un vaste marché.

Prenez YouTube. C’est un site où vous pouvez non seulement regarder des capsules vidéo virales de chats, mais où vous pouvez aussi ajouter vos propres vidéos. Jetez maintenant un coup d’œil à la connexion Internet que vous utilisez pour vous connecter à YouTube. Les chances sont grandes que cette connexion soit asymétrique, ce qui signifie que vous pouvez télécharger des informations sur votre appareil beaucoup plus rapidement que vous ne pouvez en téléverser. Vous pouvez retirer cette vidéo de chat en dix secondes, mais vous mettrez peut-être une dizaine de dix minutes pour la téléverser. Pourquoi? Parce que l’allocation de bande passante a été mise en place en tenant pour acquis que vous consommez beaucoup plus de contenu que vous n’en produisez.

Cela est vrai non seulement dans le domaine des technologies, mais dans tous les domaines de l’infrastructure du savoir. Allez à la bibliothèque pour consulter un livre. Facile, n’est-ce pas? Retournez ensuite à la bibliothèque et essayez de les convaincre de placer un livre que vous avez écrit sur les rayons. Rendez-vous à l’université pour suivre un cours. Maintenant, retournez-y et proposez d’y enseigner. Encore pire, proposez à l’université d’offrir un cours sans professeur dans lequel les étudiant·e·s travaillent sur un projet.

Où est-il facile d’ajouter de l’information dans un système de connaissances? Là où la connaissance peut facilement être rentable. Retournons à des sites comme Facebook qui ne coûtent rien parce que vous en êtes le produit.

Maintenant, soyons clairs : la raison pour laquelle nous avons besoin d’une infrastructure plus participative n’a rien à voir avec une vision grandiose et utopique de l’équité pour tous et toutes, bien que ce serait assez sympathique. Pensez-y plutôt comme si vous aviez personnellement intérêt à ce qu’un projet entrepreneurial réussisse.

Dans un coin rural de la Nouvelle-Angleterre, par exemple, habitait un homme qui aimait les motoneiges. Toute sa vie, il a collectionné des motoneiges et des pièces de motoneige. Il aimait tellement cela que, au moment de prendre sa retraite, il avait une grange remplie de vieilles motoneiges et de vieilles pièces de motoneige. Un jour, son petit-fils, qui était en vacances, lui a rendu visite. Avec la permission de son grand-père, le garçon est allé dans la grange avec un ordinateur portable et une caméra. En une semaine (et avec la permission de son grand-père), le garçon a inventorié tout le contenu de la grange et l’a mis en ligne. Du jour au lendemain, cette grange a été transformée en un centre de distribution mondial de pièces. Un de leurs principaux clients était la Sibérie, qui compte beaucoup de vieilles motoneiges, mais très peu de pièces pour celles-ci.

Sans une approche plus participative de notre infrastructure du savoir, ces actions innovantes et inattendues deviennent plus difficiles. Cela vaut également pour tous ces environnements fermés dont j’ai parlé précédemment. Sans un équilibre entre la logique propriétaire et la logique ouverte, l’infrastructure du savoir ne peut plus fonctionner.

Ma bibliothèque est-elle d’envergure?

Quelles leçons tirer de ces grands défis quant à la façon dont les bibliothèques peuvent s’engager au sein de leurs communautés en vue de les améliorer? En premier lieu, les bibliothèques ont historiquement été une partie importante de cette infrastructure du savoir. Bien qu’aujourd’hui elles y jouent un moins grand rôle, elles demeurent toujours vitales. Voici deux faits appréciables : 99,3 % des bibliothèques publiques offrent un accès public gratuit à Internet et 64,5 % des bibliothèques publiques déclarent qu’elles sont le seul fournisseur d’accès à Internet gratuit dans leurs communautés.91 Qui plus est, depuis que les différents paliers gouvernementaux utilisent Internet pour mener à bien leurs services, tous les types de bibliothèques sont appelés à offrir un accès et à former le grand public. Là où, jadis, le bureau gouvernemental du coin pouvait aider à résoudre certains problèmes se trouve maintenant une bibliothèque publique avec des ordinateurs et des bibliothécaires pour vous offrir cette aide.

Les bibliothèques jouent un rôle important dans l’infrastructure du savoir, et ce, de diverses façons. Par exemple, le Copyright Office des États-Unis est situé au sein de la Bibliothèque du Congrès. Cette organisation ne se contente pas d’enregistrer la propriété d’une œuvre; elle établit la politique quant à ce qui constitue un usage équitable et une violation de la loi sur le droit d’auteur.

Voici ce qu’on peut lire sur son site Web :

« Le Copyright Office fournit une assistance spécialisée au Congrès américain sur les questions de propriété intellectuelle; il conseille sur les changements prévus à la loi américaine sur le droit d’auteur; il analyse les lois et les rapports législatifs sur le droit d’auteur et aide à leur rédaction; il fournit et réalise des études pour le Congrès américain; il lui offre des conseils sur le respect des accords multilatéraux, tels que la Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques. Le Copyright Office travaille avec la branche exécutive du département d’État, avec le Bureau du Représentant du commerce des États-Unis et avec le département du Commerce afin de lui fournir une expertise technique dans les négociations d’accords internationaux sur la propriété intellectuelle; il fournit également une assistance technique à d’autres pays qui élaborent leurs propres lois sur le droit d’auteur92».

Lorsque Google a élargi sa mission dans le but de rendre accessible tout le savoir de l’humanité, l’entreprise a cogné aux portes des bibliothèques. En effet, les bibliothèques universitaires ont, dans leurs collections, une part importante de la recherche menée au cours du dernier millénaire. Il faut aussi se rendre compte que les bibliothèques, peu en importe le type, jouent un rôle important en termes d’éducation publique à l’utilisation et la création des connaissances. Souvenez-vous de l’argumentaire sur les bibliothèques que j’ai développé au chapitre 2. À la lumière de l’infrastructure du savoir, qui représente une part énorme et toujours grandissante de l’économie des États-Unis, cet argumentaire gagne maintenant en importance.

L’idée de l’infrastructure du savoir est puissante. Pouvez-vous exiger de votre bibliothécaire de quartier d’y participer? Oui. Les bibliothécaires scolaires peuvent jouer un rôle crucial afin que vos enfants aient accès à des moyens d’apprentissages plus authentiques que les gros manuels scolaires au contenu statique; ils et elles connaissent des ressources beaucoup plus diversifiées (ces ressources peuvent également comprendre des expert·e·s, ou encore d’autres élèves). En fait, c’est exactement ce qui est demandé dans les nouvelles normes du tronc commun en éducation adoptées par de nombreux États américains. On demande aux écoles d’aujourd’hui de passer d’un enseignement basé sur les faits à un enseignement qui repose sur la résolution de problèmes. Quel meilleur endroit pour soutenir les élèves dans tels apprentissages qu’une bibliothèque? Sa mission de base est de développer des procédures pour trouver et contextualiser les savoirs.

Les bibliothécaires universitaires peuvent défendre et promouvoir les initiatives de libre accès pour ainsi faciliter le repérage et la découvrabilité des
publications scientifiques. Les bibliothécaires gouvernementaux peuvent
expliquer à la population les rouages internes de l’État, et ainsi éclairer le fonctionnement de la démocratie. Les bibliothécaires en entreprise peuvent assurer la bonne gestion des connaissances et, en même temps, améliorer les résultats financiers de leur compagnie.

Communautés, conflits et équité

Comme vous l’aurez compris à ce stade-ci, j’utilise le terme communauté dans un sens large. Je ne le limite pas au sens du public ou à un lieu géographique. Les communautés sont des groupes de personnes qui se réunissent autour d’une variable commune. Il peut s’agir du lieu où l’on vit, où l’on étudie, où l’on travaille. En tous les cas, je suppose que les membres d’une communauté ont conscience de cette variable, qu’ils et elles se savent parties prenantes d’une communauté. Si vous fréquentez une université ou que vous y travaillez, par exemple, cette université est une communauté. Si vous payez des cotisations pour adhérer à une organisation comme un club ou association professionnelle, il s’agit également d’une communauté.

Notez que vous n’êtes pas limité·e à une seule communauté. Vous pouvez faire partie d’une communauté au travail, d’une autre où vous vivez, d’une autre encore qui est une association professionnelle, et ainsi de suite. Toutes les communautés n’ont pas besoin d’une bibliothèque. Mais lorsqu’elles en ont besoin, la bibliothèque fait partie de cette communauté et vous devriez vous attendre à ce que cette bibliothèque contribue à améliorer la communauté.

Les communautés ont des aspirations et des rêves. Vous devriez vous attendre à ce que la bibliothèque contribue à parfaire ces rêves et à faciliter leur réalisation. Les communautés ont aussi des problèmes et des défis et vous devriez vous attendre à ce que la bibliothèque aide non seulement à résoudre ces problèmes, mais aussi à documenter les moyens utilisés pour les résoudre.

Les communautés devraient avoir certaines attentes à l’égard de leurs bibliothèques. Les bibliothèques devraient être des lieux de création et de partage des connaissances, et non pas seulement de consommation et d’emprunt de livres. Nous savons que la fonction d’une bibliothèque doit également se déployer hors de ses murs. Les communautés devraient s’attendre à ce que les bibliothèques puissent fournir des services à une population de plus en plus mobile. Cela signifie que la communauté étudiante devrait pouvoir accéder aux services de bibliothèque à partir de la maison. Les employé·e·s devraient pouvoir accéder à la bibliothèque à l’aide d’un téléphone intelligent. La population devrait pouvoir interagir avec la bibliothèque publique sur le Web, ou à partir de centres communautaires et de l’hôtel de ville.

Une communauté comporte une autre caractéristique essentielle : elle doit composer avec des ressources limitées. Ainsi, une ville doit répartir ses dépenses (pour payer les services de police, d’égouts et de bibliothèque). Les universités doivent partager leurs espaces disponibles. En contexte scolaire, le temps est l’une des principales ressources à partager : combien faut-il en consacrer à l’enseignement des mathématiques, des langues, etc. En ce qui a trait aux entreprises, elles partagent leurs pouvoirs et leurs budgets. Cette pratique n’est pas toujours facile et génère souvent des conflits.

Un collègue m’a déjà demandé si Google et Amazon étaient des concurrents des bibliothèques publiques. J’ai répondu par la négative; les bibliothécaires utilisent régulièrement les services de ces deux compagnies. La véritable concurrence pour une bibliothèque publique est souvent le service des Parcs, des égouts ou des travaux publics. La manière dont une communauté répartit ses ressources limitées contribue à définir cette communauté. Est-ce que ce sont les représentant·e·s élu·e·s (comme un conseil municipal ou un conseil facultaire) qui en décident? Est-ce fait suivant un modèle décisionnel pyramidal (la direction ou les partenaires d’un cabinet juridique)?

Votre bibliothèque doit également employer une méthode claire et vérifiable pour identifier, communiquer et travailler avec différents groupes au sein de votre communauté. Dans une bibliothèque universitaire, par exemple, quels services sont offerts à la population étudiante, au corps professoral et aux employé·e·s de soutien? Et dans ce cas-ci, la bibliothèque dessert-elle de la même manière les diplômé·e·s et les étudiant·e·s de premier cycle? La réponse courte est : probablement pas, ce qui est normal.

« Quoi?! N’êtes-vous pas censé dire : “il est normal que la bibliothèque serve tout le monde de la même façon”? »

Non. Bien qu’offrir les mêmes services à l’ensemble de la communauté puisse être un idéal, cela est pratiquement impossible au sein d’une communauté qui dépasse cinq ou six personnes. Prenons l’exemple d’une bibliothèque publique. Quels sous-groupes font partie de cette communauté? Les parents, les enfants, les personnes âgées, les gens d’affaires, les ados, les fonctionnaires, les avocat·e·s, les docteur·e·s… et la liste pourrait facilement s’allonger. Une bibliothèque publique dans laquelle j’ai travaillé, située le long de l’autoroute 95 dans l’État du Connecticut, a mené un tel exercice. En plus des parents et des personnes âgées, elle a identifié les personnes qui font la navette entre la maison et le travail et qui doivent se rendre dans la ville de New York; des adeptes de la planche à roulettes, des jardiniers, des tutrices, des enseignants, etc. En milieu universitaire, on peut distinguer les gens qui se consacrent à la recherche de ceux et celles qui enseignent; on peut opposer les sciences de la vie aux sciences humaines. Au sein de presque toutes les communautés, il est possible de faire des distinctions à l’infini (en fonction de l’âge, de la taille, du pays d’origine, du salaire ou de la scolarité, etc.).

Personne ne peut s’attendre à ce que leur bibliothèque serve tous ces gens de manière égale. Vous devriez cependant vous attendre à ce que votre bibliothèque les traite équitablement. Quelle est la différence entre l’égalité et l’équité? Quand on agit de la même manière, on parle d’égalité, alors que lorsqu’on agit de façon juste, on parle d’équité. Un service égal signifie qu’un sous-groupe au sein d’une communauté obtient presque toujours un service idéal et, à quelques variantes près, il en va de même pour les autres sous-groupes. Ainsi, un service est égal lorsqu’il est possible pour qui que ce soit dans une communauté d’emprunter des livres. Fournir des livres en braille aux aveugles est équitable. L’emprunt de livres pour tous est égalitaire, la livraison de livres à domicile aux personnes confinées à la maison est équitable.

Prenez l’exemple de l’accès et de l’Internet. La plupart des bibliothèques offrent un accès égal à Internet dans leurs locaux. Cette façon de procéder est égalitaire parce que, comme pour l’éclairage et le chauffage, tout le monde en bénéficie sans distinctions. Cependant, les bibliothèques fournissent également un accès via Internet, ce qui veut dire que vous pouvez utiliser le réseau Internet pour accéder aux services de la bibliothèque à partir de la maison ou via votre téléphone. Cet accès est loin d’être équitable. La plupart des sites Web de bibliothèque fournissent peu de services aux adeptes d’appareils mobiles par rapport à celles et ceux qui utilisent des ordinateurs de bureau. Pensez aussi à ceux et celles qui n’ont pas accès à Internet, et encore moins à la bibliothèque, à partir de la maison.

Pour certaines communautés, cela n’est peut-être pas un problème puisque les membres accèdent facilement à la bibliothèque. Cependant, dans de nombreux cas, l’accès physique à la bibliothèque n’est pas si simple. Dans de nombreuses villes, les transports en commun ne relient pas adéquatement les quartiers pauvres aux bibliothèques (et aux lieux de travail). En milieu universitaire ou d’affaires, une grande partie de la population voyage ou travail à distance. La bibliothèque s’efforce-t-elle de leur fournir un accès qui soit équitable?

À New York, on estime à 730 000 le nombre de ménages sans accès à Internet à la maison.93 L’accès à Internet n’est pas un luxe pour ces enfants. Les écoles utilisent de plus en plus des manuels scolaires et du matériel pédagogique en ligne. Les parents n’ont pas facilement accès aux services gouvernementaux ou aux offres d’emploi en ligne. De plus, se rendre à la bibliothèque peut être difficile, voire dangereux pour certain·e·s. La New York Public Library a donc décidé que l’égalité d’accès à Internet dans ses édifices ne suffisait pas. Elle a commencé à prêter des bornes Wi-Fi, c’est-à-dire des points d’accès sans fil pour accéder à Internet.

Une borne Wi-Fi est un petit périphérique qui se connecte à Internet via le réseau de téléphonie cellulaire, puis partage cette connexion Internet par le biais d’un réseau sans fil. Les résident·e·s de New York peuvent maintenant emprunter l’appareil et l’apporter à la maison pendant plusieurs mois et ainsi avoir accès à Internet. Ce faisant, ils et elles peuvent accéder aux services de la bibliothèque, mais également à l’intégralité du Web. Les bibliothèques en milieu rural cherchent à lancer des services similaires. Dans les campagnes de l’État de l’Illinois, un regroupement de bibliothèques a apporté des bornes Wi-Fi dans des marchés publics et lors des matchs de soccer. Au lieu que leurs limites soient déterminées par leur espace physique, ces bibliothèques sont maintenant circonscrites par les frontières de leur communauté. Vous devriez vous attendre à ce qu’il en soit de même dans vos communautés.

Il n’y a pas de façon unique de définir un service équitable. Ultimement, il s’agit d’une sorte de contrat social entre la bibliothèque et les différentes composantes de la communauté. Vous devriez vous attendre à ce que votre bibliothèque et vos bibliothécaires s’impliquent pleinement dans tous les secteurs de la communauté pour déterminer ce que cette communauté considère comme un service équitable. Vous devriez vous attendre à ce que cet engagement soit transparent et s’inscrive dans la durée.

L’avenir de notre économie, de notre démocratie, de notre éducation et de notre vie quotidienne dépend de plus en plus de l’infrastructure du savoir dans laquelle elles sont imbriquées. Nous devons nous attendre à ce que nos bibliothèques se préparent et nous outillent pour participer à cette infrastructure. Si votre bibliothèque pense être trop petite pour avoir son mot à dire dans ce défi de taille, vous devriez vous attendre à plus. Si votre bibliothèque vous traite comme un·e client·e, ou limite sa vision aux actifs sous son toit, attendez-vous à plus. Si votre bibliothèque dit qu’elle traite toute la communauté de manière égale, attendez-vous à plus. Votre communauté est trop grande pour être confinée à l’intérieur de la bibliothèque, mais trop importante pour ne pas avoir une bibliothèque qui promeut ses intérêts dans le vaste monde. Attendez-vous à plus.

Chapitre 6. Faire communauté : exigez une plate-forme

Les gens qui s’intéressent aux bibliothèques ont probablement déjà entendu parler de Melvil Dewey. Si vous ne connaissez pas ce nom, vous avez probablement entendu parler de la Classification décimale de Dewey, qui est le système d’organisation des livres que Dewey a développé à la fin du XIXe siècle. Dewey a construit ce système en étant convaincu que la standardisation et l’uniformisation du classement dans les bibliothèques aideraient à leur progrès et à leur prospérité.

L’œuvre de Dewfaey est contemporaine de la chaîne de montage de Henry Ford. À cette époque, qui correspond avec la fin de la révolution industrielle, toutes les industries se réinventaient afin de produire en masse et à l’aide de procédures standardisées. C’est aussi à ce moment que se sont développées les ordres professionnels (par exemple, pour les avocat·e·s des États-Unis, l’American Bar Association), qui ont mis en place des règles strictes pour s’assurer que les professionnel·le·s soient encadré·e·s par des compétences, une formation et une vision communes.

Cette tendance à la normalisation, à l’efficience et la production de masse s’est fait profondément ressentir sur les bibliothèques et sur la façon
dont elles sont perçues. Les palais consacrés aux livres, les bibliothécaires professionnel·le·s, les lieux silencieux, les rayonnages de livres et les catalogues de fiches alimentent désormais une nostalgie qui tire son origine de cette volonté de standardisation industrielle. Selon ce modèle, une bibliothèque est définie par un ensemble limité de fonctions (prêt de documents, réponses à des questions de référence, catalogage), et de caractéristiques physiques (rayons fermés, bureau de référence, salles de lecture). Mais comme vous le savez déjà à la lecture de ce livre, vous devriez vous attendre à bien plus que cela de votre bibliothèque.

Les makerspaces, la formation professionnelle, les bornes Wi-Fi, les histoires orales, les formations consacrées à l’« assassinat de témoins experts »: rien de cela ne correspond à la définition standardisée de notre profession. Qui plus est, c’est à vous et à votre communauté de définir les fonctions de votre bibliothèque, et ce, suivant vos besoins spécifiques et la conception particulière que vous avez de l’amélioration de la société. Nous devons nous attendre à plus qu’à une définition qui uniformise les activités attendues d’une bibliothèque avec toutes les communautés à travers le monde.

Qu’est-ce qu’une plate-forme?

La nouvelle vision de ce qu’est une bibliothèque ne dépend ni d’un lieu ni d’une collection, mais d’une plate-forme communautaire de création et de partage des connaissances. Ce virage n’est pas simplement rhétorique. Il modifie en profondeur la gestion des bibliothèques et leurs façons d’utiliser la technologie.

Le terme « plate-forme » est emprunté au monde des technologies de l’information. Une plate-forme est un ensemble de services et de systèmes qui permettent une grande variété de fonctions qui ne sont pas prédéterminées. Pour simplifier cette définition, pensez au iPhone. Pas à l’iPhone que vous ou un collègue pourriez posséder aujourd’hui; imaginez plutôt le premier iPhone.

Vous ne vous en souvenez peut-être pas, mais lorsque le premier iPhone est apparu sur le marché, il n’y avait pas de magasin d’applications, pas de publicités vantant les mérites de telle ou telle application, et pas non plus de jeu Angry Birds. Le premier iPhone se vendait avec un ensemble d’applications prédéterminées par Apple que vous ne pouviez ni supprimer ni ajouter en téléchargeant d’autres applications. Vous pouviez lire des courriels, naviguer sur le Web, écouter de la musique, envoyer un texto à quelqu’un, consulter la météo et des cartes géographiques, visionner YouTube et vérifier les indices boursiers, et c’était à peu près tout. C’est ainsi que nous avions l’habitude de définir les bibliothèques comme étant prédéterminées et standardisées. Les mêmes fonctions pour tout le monde. Maintenant, pensez au iPhone ou au téléphone intelligent d’aujourd’hui. Le téléphone est à la fois une composante matérielle et un système d’exploitation. De manière plus cruciale encore, il s’agit d’une plate-forme qui permet à quiconque de créer des applications.

Apple fournit la plate-forme (qui permet d’effectuer des actions en touchant l’écran, comme passer un coup de fil et communiquer via Wi-Fi), mais c’est aux personnes qui développent les applications de déterminer ce que cette plate-forme peut faire (jouer à des jeux, surveiller son pouls, éditer des fichiers qui sont hébergés sur un serveur au travail, etc.). Au lieu de vous dicter un certain nombre d’usages, le téléphone facilite la création d’activités qui sont entièrement personnalisées. Vous devriez vous attendre à ce que votre bibliothèque en fasse tout autant. Votre bibliothèque ne devrait pas vous imposer ce que vous pouvez faire (lire, emprunter, chercher), elle devrait fournir à votre communauté une boîte à outils diversifiée pour construire ce qui utile pour répondre à ses besoins.

Laissez-moi vous donner quelques exemples.

Un jardin communautaire

Il se peut que la plate-forme fournie par la bibliothèque ait peu à voir avec la technologie. À Cicero, dans l’État de New York, la plate-forme de la bibliothèque a littéralement été construite à partir de rien. La Northern Onondaga Public Library a construit un jardin-bibliothèque94. Lorsque les membres de la communauté ont exprimé leur intérêt à en apprendre davantage sur le jardinage et l’agriculture, les bibliothécaires ont fait plus qu’acheter des livres et organiser des séances de discussion sur le sujet. Ils et elles ont construit une ferme.

La communauté a labouré un terrain à côté de la bibliothèque. Ce terrain a été divisé en parcelles et les gens ont pu « emprunter » une parcelle pour la saison. Ainsi, les membres de la communauté ayant peu d’expérience en jardinage ou ne possédant pas de cour arrière ont pu travailler leur propre parcelle, en plus d’obtenir des conseils des expert·e·s de la communauté. Cela a entraîné une série de discussions et d’activités reliées qui étaient toutes fermement (excusez le jeu de mots) ancrées dans la pratique. Après la moisson, l’excès de la récolte a été expédié aux banques alimentaires locales. Ce qui a débuté comme une discussion sur le jardinage est devenu une plate-forme élargie pour en apprendre sur la nutrition, l’achat local et bien d’autres sujets. Les garçons scouts ont construit des platebandes surélevées. Les filles scoutes ont construit l’« Hôtel des insectes » pour attirer les insectes nécessaires à l’agriculture biologique, mais aussi pour former la communauté à cette pratique.

Réorganiser la bibliothèque de recherche

J’ai travaillé en tant que consultant pour une grande bibliothèque de recherche qui opérait une vaste réorganisation après avoir vécu des problèmes administratifs importants. La directrice générale de la bibliothèque a été congédiée, la motivation du personnel était inexistante, et la rectrice a engagé un nouveau directeur afin d’impulser un nouveau départ à la bibliothèque. Ce nouveau directeur a engagé des consultant·e·s (dont moi) non pas pour proposer un nouveau plan, mais pour faire approuver celui qu’il avait créé (et qui était vraiment bon). L’élément essentiel de ce plan visait à revoir l’organigramme, l’organisation du travail et les tâches du personnel.

Dans la plupart des bibliothèques, l’organisation des opérations se divise en deux grandes sections : les services publics, qui comprennent tout ce qui est en contact direct avec la communauté, et les services techniques, qui effectuent les activités administratives de la bibliothèque. Ainsi, lorsque vous venez à la bibliothèque pour fureter dans les rayons, ou emprunter un livre, ou parler aux bibliothécaires, vous utilisez les services publics. La partie que vous ne voyez pas, comme l’achat du matériel, le catalogage et la maintenance du système intégré de gestion de la bibliothèque, tout cela relève des services techniques. Cette manière d’organiser les bibliothèques est tellement répandue que vous la retrouverez dans la plupart des bibliothèques universitaires et publiques des États-Unis. Elle est aussi présente en Afrique, en Europe et un peu partout en Asie.

Pourquoi est-ce que toutes les bibliothèques adhèrent à ce modèle? Cela s’explique en grande partie en raison, d’une part, de la façon dont les bibliothécaires sont formé·e·s et, d’autre part, de cette conception de plus en plus dépassée qui consiste à considérer la bibliothèque comme un entrepôt de livres. Les livres arrivent à la bibliothèque via les services techniques et ils en sortent via les services publics. Mais est-ce bien ainsi que votre communauté fonctionne? Est-ce que ce modèle s’arrime bien à une conception plus participative du travail avec les communautés?

En développant son plan, le nouveau directeur a pris en considération l’un de ses publics cibles : les chercheur·e·s. Son institution est surtout orientée vers la recherche, mais comprend également des étudiant·e·s de maîtrise et de doctorat, ainsi que des étudiant·e·s de premier cycle qui découvrent un champ disciplinaire. Le directeur a constaté que les chercheur·e·s doivent absorber beaucoup d’informations lorsqu’ils et elles démarrent un nouveau projet de recherche : documentation de base, études antérieures et accès à littérature la plus récente pour connaître les théories et les concepts nouveaux. À ce stade-ci, la division entre services publics et services techniques reste logique. Mais à mesure que les chercheur·e·s avancent dans leurs projets, cette division tend à s’effacer.

Supposons, par exemple, qu’une chercheure obtienne une subvention de
recherche. Dans le cadre de son projet, elle doit détailler comment sera faite la collecte des données, comment celles-ci seront conservées à long terme, comment elles seront diffusées (et je parle bien des données elles-mêmes, et pas seulement des articles publiés), et comment les informations confidentielles fournies par les personnes impliquées dans l’étude seront sécurisées. Les bibliothèques d’aujourd’hui disposent de tels systèmes de fonctionnement. Normalement, ce sont les services techniques qui s’occupent de ces opérations; ils peuvent également créer le site Web d’un projet, ou archiver les articles et les actes de colloques qui lui sont reliés. Puisque la chercheure n’interagit qu’avec les services publics, elle aura de la difficulté à obtenir les services techniques dont elle a besoin. Cette ancienne division n’a plus lieu d’être, car la chercheure est à la fois consommatrice et productrice d’informations.

La distinction entre services publics et services techniques devient également nébuleuse lorsque l’on s’intéresse aux activités d’enseignement au sein d’une université. Les professeur·e·s vont s’approprier de l’information en lisant des articles et en consultant des documents audiovisuels afin de les utiliser en classe. Ce faisant, ils et elles vont créer leurs propres collections documentaires. Comment est-ce que les artefacts produits par les membres de la communauté sont-ils intégrés à la bibliothèque? En fait, ils ne le font pas. Toute cette information se trouve sur le disque dur d’un membre du corps professoral, qui peut, ou non, la conserver; qui peut, on non, la mettre à la disposition de la communauté universitaire au moment de prendre sa retraite ou de poursuivre sa carrière dans une autre université.

Revenons donc à la bibliothèque de recherche qui m’a embauché comme consultant. Le directeur de la bibliothèque a rejeté le modèle séparant les services techniques des services publics. Il a organisé ses services en fonction de la recherche et de l’enseignement. Lorsqu’un chercheur a besoin de venir à la bibliothèque, il rencontre un ou une bibliothécaire affecté.e à la recherche. Ensemble, ils analysent le projet et le ou la bibliothécaire assigné·e organise les services de la bibliothèque autour du projet du chercheur. Le membre du corps professoral n’a pas à savoir ou à se soucier du fait que les services techniques ont développé un site Web pour son projet. Il n’a pas besoin de savoir que c’est le service de référence qui effectué une revue de littérature, ou que c’est sont les TI qui s’occupent d’héberger et de préserver ses données de recherche.

De même, les professeur·e·s rencontrent les bibliothécaires chargé·e·s de la pédagogie pour connaître l’offre de formation de la bibliothèque, constituer une réserve de documents pour leurs cours, ou alors pour demander à ce que d’autres exemplaires de manuels soient achetés pour la collection de la bibliothèque.

Ce faisant, la bibliothèque est devenue une plate-forme humaine pour faciliter l’atteinte des objectifs stratégiques de l’université, soit des activités de recherche et d’enseignement de qualité. Dans l’exemple que j’ai développé, cela dit, il était attendu des gens qu’ils et elles se déplacent à la bibliothèque. Et si la bibliothèque allait vers la communauté et tâchait de s’y intégrer?

e-Science

En 2001, Ellen Roche, une technicienne de laboratoire âgée de 24 ans, a participé à un essai clinique au Centre d’asthme et d’allergie de l’Université Johns-Hopkins. L’essai visait à étudier comment les poumons répondent aux irritants chimiques. Pour ce faire, l’équipe de recherche a demandé à Roche d’inhaler de l’hexaméthonium. Roche était le troisième volontaire à participer à l’étude. Le premier volontaire a développé une légère toux qui a duré une semaine. Le deuxième volontaire n’a montré aucun effet indésirable. Roche a développé une légère toux, qui s’est aggravée. Cinq jours après avoir respiré le produit chimique, Roche a été admise en soins intensifs. Elle est décédée moins d’un mois plus tard95.

Ce qui rend cette histoire d’autant plus tragique, c’est que la mort de Roche aurait pu être évitée. Dans le cadre de cet essai clinique subventionné, les chercheur·e·s ont fait une revue de la littérature. Une recherche a été menée dans une base de données répertoriant les études allant de 1960 à nos jours. Rien n’a été trouvé sur l’hexaméthonium. Cependant, une recherche plus poussée ne se limitant pas aux articles de la base de données accessibles sur Internet aurait permis d’identifier des études datant des années 1950 établissant une corrélation entre l’hexaméthonium et des problèmes pulmonaires importants. En raison de la mort de Roche, toutes les études pharmaceutiques à l’Université Johns-Hopkins doivent maintenant inclure une consultation avec un·e bibliothécaire et un·e pharmacien·ne.

Cette histoire est assurément tragique. Cela dit, je crains que les décès dus à un manque d’informations soient inévitables. Vous vous
souvenez sans doute de la discussion concernant les problèmes de l’infrastructure du savoir au chapitre précédent. Ces problèmes ne cessent d’augmenter en taille et en complexité. Les scientifiques d’aujourd’hui doivent faire face une littérature de plus en plus abondante dans les bases de données, à une croissance énorme des jeux de données disponibles, à des problèmes d’une complexité croissante nécessitant une plus grande collaboration interuniversitaire entre chercheur·e·s de différents domaines, ainsi qu’à de toutes nouvelles plates-formes de recherches scientifiques. Prenons, à titre d’exemple, le cas de la recherche qui est faite sur les particules élémentaires qui
composent l’univers au Grand collisionneur de hadrons, en Europe.

Le Grand collisionneur de hadrons est un accélérateur de particules constitué de puissants aimants faisant une boucle de 27 kilomètres de long qui est enfoui dans la campagne à cheval entre la frontière de la Suisse et de la France. Il a la capacité d’accélérer les particules à la vitesse de la lumière afin de les faire entrer en collision. Lors de l’impact, les particules se fragmentent et libèrent des particules élémentaires telles que les quarks et, espérons-le, la particule dite de Dieu, soit le boson de Higgs, qui donne une masse à l’univers.

Le coût du collisionneur s’élève à environ 9 milliards de dollars. Sa construction a duré plus d’une décennie. Inutile de dire qu’on ne construit pas une telle installation pour chaque groupe de scientifiques ou chaque université qui fait de la recherche en physique. Des scientifiques du monde entier collaborent à distance ou en personne pour travailler avec le collisionneur. Pour vous donner une idée de la complexité de la recherche menée à cette échelle, un article scientifique publié à partir d’une expérience qui a été menée avec le collisionneur compte 3046 auteur·e·s96.

Le pouvoir des mégadonnées et de la collaboration à grande échelle ne se limitent pas aux sciences physiques. Les chercheur·e·s en sciences humaines peuvent désormais explorer des centaines de milliers de textes numériques dans le cadre de leur travail. En sciences sociales, on peut analyser des milliards de pages Web et de publications tirées des médias sociaux pour étudier notre comportement en ligne. Les compagnies pharmaceutiques peuvent maintenant générer des millions de combinaisons chimiques possibles pour combattre les maladies, et chacune de ces combinaisons a besoin d’être analysée pour s’assurer qu’un nouveau médicament peut bel et bien nous soigner aider, et non nous tuer.

Pour faire progresser la science et éviter les conséquences potentiellement désastreuses de la surcharge informationnelle, des équipes spéciales de bibliothécaires sont désormais embauchées dans les laboratoires. Ces bibliothécaires travaillent directement avec les chercheur·e·s pour organiser des montagnes de données, faciliter la collaboration à distance entre les équipes de scientifiques du monde entier et créer des outils pour étudier une foule de nouvelles questions. Ils et elles apprennent à arrimer leurs moyens de facilitation aux efforts des scientifiques. Pour faciliter l’accès au déluge de données générées dans les laboratoires, ils et elles interrogent des bases de données et utilisent des moteurs de recherche dernier cri. Ils et elles utilisent également des logiciels de gestion de projet et de téléconférence pour faire circuler rapidement les bonnes idées au sein de leurs équipes. Ils et elles offrent aux chercheur·e·s des formations sur les nouveaux outils collaboratifs et sur les moyens de trouver des possibilités de financement. Ils et elles construisent un environnement sécurisé où les données sont bien protégées. Ils et elles aident à disséminer les travaux des chercheur·e·s au sein de leur champ disciplinaire.

Bien que nous ne puissions pas nous attendre à ce que chaque bibliothécaire collabore avec 3046 scientifiques ou mette de l’ordre dans un million de points de données, nous pouvons nous attendre à ce que les bibliothécaires aillent activement vers leur communauté. La communauté vit à l’intérieur et à l’extérieur de la bibliothèque, et il doit en être de même pour les bibliothécaires. De l’unique bibliothécaire à travailler dans une petite ville au bibliothécaire médical embauché au sein d’un hôpital, vous devriez vous attendre à ce que l’ensemble des bibliothécaires passent une partie de leur temps hors de la bibliothèque et dans la communauté. Les bibliothécaires devraient s’asseoir avec les professeur·e·s, siéger dans les chambres de commerce et être présent·e·s sur le terrain, et ce, sans attendre que la communauté vienne à la bibliothèque.

Bien évidemment, il y a des moments où il est logique de s’attendre à ce que la communauté vienne à la bibliothèque. Nous venons de parler de l’intégration des bibliothécaires dans la communauté; et si nous tâchions maintenant d’intégrer la communauté au sein de la bibliothèque?

Incubateurs de bibliothèques publiques

J’ai déjà mentionné qu’un certain nombre de bibliothèques dans le monde étaient organisées de la même manière (suivant la distinction entre services publics et services techniques). Il s’avère qu’elles sont physiquement organisées de cette façon. Ce n’est pas une coïncidence. Les bibliothèques ont cherché à se normaliser au cours du siècle
dernier. Ces normes sont ancrées dans les politiques et même dans la loi. À Dallas, toutes les succursales de bibliothèque ont été construites ou réaménagées autour d’un plan directeur.

Le plan directeur de Dallas dictait le nombre de pieds carrés, le nombre et l’emplacement des rayons fermés, l’emplacement du comptoir d’information, et ainsi de suite. Cela conduit à une sorte de standardisation de type McDonald’s. Peu importe où vous allez, vous savez à quoi vous attendre. Sauf que même McDonald’s a compris que refléter la culture locale crée un plus grand sentiment d’intégration à la localité.

Corinne Hill, directrice du réseau des bibliothèques de Dallas à cette époque, en a également pris conscience et a cherché à repenser le plan directeur. Dans les quartiers ayant une grande communauté d’artistes, elle a aidé à concevoir des bibliothèques avec des espaces d’exposition et des lofts de création. Elle a travaillé avec des entrepreneur·e·s du coin pour créer des bibliothèques reflétant l’allure et l’esprit de la communauté. À propos de ce qu’ont en commun ces bâtiments, elle affirme
avoir voulu faire en sorte que les espaces de collaboration soient au centre, avec des livres tout autour, créant ainsi une sorte d’œuvre d’art. Vous pourriez interpréter cela comme une façon de mettre les livres à l’écart, à titre de simple décoration, mais ce n’est pas le cas. Tout au long de l’histoire, l’art a cherché à inspirer, à éduquer, à provoquer et à donner accès au passé. Les livres ne sont pas là pour servir de décoration; ils sont là pour alimenter le vrai travail de la bibliothèque, soit : faciliter la collaboration.

Lorsque Hill, changeant d’emploi, a accepté de diriger la Chattanooga Public Library, au Tennessee, elle a fait un pas de plus dans la conception de sa bibliothèque centrale. Le quatrième étage du bâtiment était rempli de vieux meubles et d’objets depuis longtemps oubliés. Corinne et son équipe savaient que la communauté avait besoin de plus, alors elle a vidé l’étage pour construire 

… un laboratoire public et un centre d’apprentissage axé sur l’information, le design, la technologie et les arts appliqués. L’espace de plus de 12 000 pieds carrés comprend des équipements et des services spécialisés et accueille des événements et des rencontres qui s’inscrivent dans le cadre de son mandat. Alors que les espaces de bibliothèque traditionnels favorisent la consommation de connaissances en offrant un accès aux documents, le 4e étage est unique, car il favorise la production, la mise en relation et le partage des connaissances en donnant accès à des outils et des formations97.

Le 4e étage a accueilli des congrès internationaux consacrés à la technologie, des expérimentations météorologiques avec des ballons-sondes; il dispose également d’un accès Internet à très haut débit, des équipements de réalité virtuelle, des outils électriques et toutes sortes de moyens pour explorer, inventer et apprendre.

Ce modèle n’est pas unique à Chattanooga. La bibliothèque du district d’Ann Arbor, dans le Michigan, compte un certain nombre de bibliothécaires dont le travail consiste à travailler directement avec la communauté pour produire des outils et des projets nouveaux. Si quelqu’un arrive avec une idée pour un nouveau site Web, les bibliothécaires affecté·e·s à la production pourront l’aider à le construire. Idem pour mener à bien un projet vidéo. La bibliothèque est un endroit où la communauté peut créer.

Eli Neiburger, le directeur adjoint qui supervise les bibliothécaires
affecté·e·s à la production à Ann Arbor, m’a fait part d’une excellente idée. Un membre de la communauté est venu à la bibliothèque et a demandé si ses propres livres pourraient être ajoutés au catalogue de la bibliothèque afin que les gens puissent les emprunter. Cette personne était prête à fournir les livres demandés et pensait que d’autres devraient aussi partager leurs documents de la même manière. Suivant la manière dont nous pensons actuellement les bibliothèques, cette idée est étrange. Après tout, les livres des membres de la communauté n’appartiennent pas à la bibliothèque. Mais aussitôt que vous considérez que la bibliothèque est une plate-forme, qu’elle fait partie de la communauté au lieu d’être un service offert à la communauté, cela prend tout son sens. En fait, plusieurs bibliothèques aux États-Unis ont été fondées grâce à une mise en commun de collections appartenant à des individus.

Pourquoi faudrait-il se limiter aux biens appartenant à la communauté? Pourquoi ne pas utiliser la bibliothèque comme un lieu où l’on offre en partage la communauté entière? Les bibliothèques du monde entier commencent à prêter des gens. Vous pouvez emprunter les bibliothécaires qui se consacrent à la production à Ann Arbor, ou une bibliothécaire spécialisée en impression 3D à Fayetteville, et certaines bibliothèques prêtent même des pompiers, des avocates et des comptables. Les personnes détenant une expertise dans la communauté veulent donner du temps de bénévolat et la bibliothèque peut les aider à maximiser leurs efforts. En Europe, il existe désormais des « bibliothèques vivantes » où les membres de la communauté peuvent emprunter un individu. Vous n’avez jamais parlé avec un musulman, un gai, une lesbienne, une Hispano-américaine, un partisan du Parti républicain? C’est maintenant possible. Cela fonctionne parce que la bibliothèque fournit un espace civique et sécuritaire pour avoir de telles conversations.

La communauté en tant que collection

Les exemples précédents démontrent comment la bibliothèque en tant que plate-forme peut être conçue pour répondre aux besoins d’une communauté. Il y a cependant un autre élément à considérer pour rendre possible cette bibliothèque en tant que plate-forme, et ce sont les personnes impliquées. Dans son rapport de 2014 intitulé, « Se mettre au défi de repenser les bibliothèques publiques98», l’Aspen Institute a identifié trois principaux atouts des bibliothèques : les personnes, les lieux et les plates-formes. Même si le rapport Aspen s’intéresse uniquement aux bibliothèques publiques, son propos est pertinent pour tous les types de bibliothèques. Puisque nous nous sommes déjà penchés sur le concept de plate-forme, permettez-moi maintenant de parler des gens et de la façon dont vous devriez vous attendre à ce qu’on reconsidère radicalement l’atout qu’ils et elles peuvent être pour une bibliothèque.

Pendant trop longtemps, les bibliothécaires et les communautés qu’ils et elles desservent ont concentré leur attention sur les collections. Pensez à une bibliothèque et vous aurez probablement en tête des étagères bien garnies, ou des ordinateurs permettant d’accéder à des bases de données et des articles. Voilà ce qu’était la collection : un ensemble de documents. Cela dit, la vraie collection de n’importe
quelle bibliothèque, ce n’est pas cela, c’est la communauté elle-même. Les bibliothèques d’aujourd’hui sont en train de devenir des plaques tournantes au service de l’engagement social et intellectuel. Plutôt que de simplement vous donner accès à une ressource, les bibliothécaires vous mettent en contact avec des expert·e·s, votre voisinage, des collègues et d’autres gens qui veulent eux aussi apprendre. Encore une fois, il s’agit bien plus que d’un changement rhétorique, et ce changement gagne à être expliqué avec des exemples concrets.

La plupart des bibliothèques ont mis en place des moyens pour que la communauté puisse y faire du bénévolat. Les bibliothèques publiques ont des membres qui veulent donner un coup de main. Les bibliothèques scolaires bénéficient de l’aide des élèves, et même des parents. Dans bien des cas, les bénévoles s’occupent de certaines tâches relevant des opérations quotidiennes de la bibliothèque. Ils et elles rangent les livres, vident les boîtes de livres déposés dans la chute, font l’emprunt de livres, etc.

Une telle pratique a cours à Pine Grove Middle School. Les élèves offrent leur aide à la bibliothécaire, Sue Kowalski. Au début, elle leur faisait ranger des livres et le mobilier. Cependant, gérer les bénévoles lui prenait autant de temps que de faire le travail elle-même. Elle a alors réalisé qu’elle faisait les choses à l’envers :

J’étais ravi d’avoir autant d’étudiants qui voulaient « aider » en dehors du temps de classe à l’école. Avec beaucoup d’enthousiasme, je leur trouvais du travail à faire pour les tenir occupés. La rumeur s’est répandue que j’aimais ces « petit·e·s assistant·e·s » et bientôt beaucoup m’ont été envoyé·e·s pour diverses raisons. J’ai commencé à réaliser que la gestion de ces bénévoles devenait un travail à temps plein pour moi, et je ne sentais pas que les tâches seraient accomplies à moins que je sois impliqué dans leur réalisation. L’impact des tâches était faible (ranger les chaises, épousseter, relever les livres, tailler les crayons). Au début, j’ai pensé envoyer un grand message, du genre « Je vous remercie, mais je n’ai pas besoin d’aide », et, heureusement, j’ai eu une révélation où je me suis rendu compte que cette énergie était positive et inestimable, mais que l’intégration de ces assistant·e·s à mon travail avait besoin d’être révisée99.

Quelle a été cette approche révisée? Elle leur a demandé de s’organiser et les a encouragés à utiliser leur propre expertise au lieu de les transformer en « petit·e·s bibliothécaires ». Elle a nommé le groupe iTeam et plutôt que de leur faire ranger les livres, ils et elles ont fait des choix de livres pour créer des expositions thématiques (après tout, les élèves connaissent les livres mieux qu’elle). Plutôt que de ranger les chaises, elle leur a fait enseigner l’utilisation des différents logiciels aux autres élèves, et à l’occasion aux enseignant·e·s. Là encore, les élèves étaient beaucoup plus au fait de ces outils qu’elle-même ne l’était. Aujourd’hui, le iTeam sélectionne des livres, dispense des cours de technologie, soutient des projets dirigés par des enseignant·e·s, de la même manière que les étudiant·e·s des cycles supérieurs assistent leurs professeur·e·s à l’université. La révélation qu’elle a eue, et ce à quoi vous devriez vous attendre de votre bibliothèque, c’est que la communauté est la véritable collection : voilà l’expertise et les compétences que la bibliothèque peut partager avec les autres membres de la communauté.

À Fayetteville, dans l’État de New York, le constat est le même. Maintenant, dès qu’un livre est emprunté, qu’une liseuse est prêtée ou qu’une formation est suivie, les membres de la communauté reçoivent un sondage simple comprenant ces trois questions :

  1. Qu’est-ce que vous aimez?
  2. De quoi êtes-vous passionné?
  3. Êtes-vous prêt à enseigner ou partager cela avec la communauté?

Les bibliothécaires communiquent ensuite avec les membres de la communauté et les aident à mettre sur pied une nouvelle formation. Voici quelques exemples en vrac. Un enseignant du primaire a créé des trousses de préalphabétisation pour les parents (et les grands-parents). Chaque trousse contient un livre cartonné, un plan de leçon, et habituellement un jouet pour aider les tout-petits à associer des concepts et des actions avec des mots. Une scientifique a fabriqué des trousses dans lesquelles on trouve un oscilloscope et un télescope. Dans le fab lab, on trouve des machines à coudre programmables. Les bibliothécaires n’ont aucune idée de la façon dont on les utilise, mais les adaptes de couture dans la communauté viennent régulièrement non seulement pour utiliser les machines, mais aussi pour apprendre aux autres membres de la communauté à coudre.

À Londres, la British Library a transformé la salle de lecture consacrée aux affaires par un incubateur pour aider à démarrer des entreprises.100 Il est toujours possible de chercher dans les bases de données et de consulter des livres, mais vous pouvez également discuter avec des mentors, des comptables et des expert·e·s en petites entreprises. La bibliothèque est un lieu de travail, de rencontre et d’apprentissage. Là où la bibliothèque était autrefois un endroit où les bibliothécaires pouvaient faire leur travail et offrir leurs services, la bibliothèque est maintenant un lieu de rencontre et de partage pour la communauté.

Tout cela nous renvoie au rôle que joue l’apprentissage en tant qu’élément-clé de la mission de la bibliothèque. Les bibliothécaires ne sont pas des professeur·e·s, et les membres de la communauté ne sont pas des élèves. Les membres de la communauté et les bibliothécaires apprennent constamment ensemble. Chaque membre de la communauté a quelque chose à partager et à offrir. Comment la bibliothèque peut-elle libérer ce potentiel? Bien sûr, nos bibliothèques contiennent les écrits des érudit·e·s et des artistes de renom. Mais nos communautés regorgent aussi d’expertises et de connaissances. La communauté aide à réintégrer les idées du passé dans le présent. La collection de votre bibliothèque publique n’est pas faite de livres hébergés dans le bâtiment, car ce sont les ingénieures, les écrivains, les avocates, les ouvriers et les rêveuses dans votre voisinage qui la constitue. La collection d’une bibliothèque universitaire comprend le corps professoral qui cherche à repousser les limites de la science, les étudiant·e·s passioné·e·s par la musique, une foule d’érudit·e·s et de chercheur·e·s qui veulent découvrir les mystères de l’univers et de la condition humaine.

Quelles sont vos passions? Vous devriez vous attendre à ce que votre bibliothèque ne réponde pas simplement à vos questions, mais qu’elle se joigne à vous dans cet élan et contribue à vous mettre en contact avec d’autres personnes qui partagent votre enthousiasme.

La bibliothèque en tant que lieu

Le troisième atout identifié par le rapport Aspen concerne le « lieu ». Dans de nombreuses bibliothèques, il s’agit d’un espace physique. Par ailleurs, la plupart des bibliothèques offrent également un espace ou une présence sur Internet. Les lieux sont très importants, car l’apprentissage suppose toujours un endroit où l’on apprend. Bien que ce concept ait été abordé au chapitre 2 lors de la discussion au sujet de la bibliothèque comme troisième lieu, il vaut la peine de l’approfondir ici.

J’ai déjà dit des bibliothèques qu’elles sont des institutions qui ont la capacité d’inspirer. Les communautés, grandes et petites, construisent des bibliothèques qui servent de monuments autant que d’espaces fonctionnels. Les architectes construisent des bibliothèques magnifiques, en marbre et en acajou, pour ensuite les ajouter à leur portfolio. C’est tout à fait normal. La communauté devrait regarder sa bibliothèque comme l’incarnation de ses idéaux les plus élevés.

Dans le passé, toutefois, cela a été franchement agaçant. Les bibliothèques peuvent être inspirantes, mais elles doivent demeurer fonctionnelles. Prenez l’exemple des bibliothèques que Carnegie a construites il y a un siècle : beaucoup d’entre elles ont été abandonnées ou réaménagées parce qu’elles sont trop petites ou qu’elles manquent de flexibilité pour accueillir des collections plus importantes, un réseau sans fil et de nouveaux services. Il y a beaucoup de bibliothécaires qui se plaignent quand un architecte est embauché parce que trop d’architectes voient la bibliothèque comme un beau joyau que la communauté peut contempler, et non pas comme un endroit où on accomplit un travail.

Cela est toutefois en train de changer. Pourquoi? En raison d’une nouvelle approche (détaillée dans ce livre) et en raison de la loi de Moore. Selon l’un des cofondateurs d’Intel, Gordon E. Moore, ou bien le nombre de transistors des microprocesseurs doublera tous les deux ans, ou bien le coût pour placer le même nombre de transistors dans un microprocesseur diminuera de moitié tous les deux ans. Cette théorie, connue sous le nom de la loi de Moore, fonctionne depuis plus de 40 ans et a été largement utilisée pour parler de la façon dont la technologie double sa puissance ou diminue son coût de moitié tous les deux ans. Bien que surprenant, cela a été confirmé par de nombreuses études. Un ordinateur de 1982 est 100 fois plus lourd, 500 fois plus volumineux, 10 fois plus cher et fonctionne 100 fois plus lentement que le téléphone intelligent de base qui est dans votre poche101.

Comment est-ce que cette idée d’accélération et de miniaturisation des technologies numériques se transpose-t-elle dans une bibliothèque? Est-ce que le bâtiment devient plus petit? Bien sûr que non, mais les bibliothèques du passé n’étaient rien d’autre qu’une infrastructure dans laquelle les bibliothécaires faisaient leur travail. Aujourd’hui, cette infrastructure devient de plus en plus petite. Les encyclopédies qui prenaient de l’espace sur les rayons sont désormais consultables sur ordinateur. Les catalogues de fiches qui prendraient beaucoup d’espace ont disparu et sont maintenant consultables sur ce même ordinateur. Les microfiches sont numérisées et se trouvent aussi sur ordinateur.

Cette miniaturisation de la technologie a produit de grands effets. Le premier effet concerne la conception physique de la bibliothèque. Les rayonnages de documents imprimés peuvent maintenant être comprimés dans des espaces beaucoup plus restreints, où un système robotisé permet de récupérer les livres, comme cela se fait à la Joe and Rika Mansueto Library de l’université de Chicago102. Les livres et les documents sont stockés sous terre sur des étagères de 15 mètres de haut et sont ramenés sous un dôme vitré en surface où la communauté universitaire se rencontre et étudie. De nouveaux matériaux de construction transforment les bibliothèques en espaces innovants et accueillants, tout en permettant à la lumière de pénétrer dans les bibliothèques.

Le deuxième effet de cette miniaturisation concerne les bibliothécaires. Maintenant, ils et elles peuvent quitter le bâtiment afin de se consacrer à la facilitation des apprentissages. La plupart de leurs outils sont disponibles via des tablettes et des téléphones intelligents. Les bibliothèques peuvent recruter du personnel dans le monde entier pour faciliter la numérisation, créer des outils en ligne et même répondre aux questions 24 heures sur 24, car le télétravail est devenu une réalité grâce à la rapidité des réseaux numériques.

Cela peut soulever une question, qui se pose d’ailleurs dans plusieurs communautés : avons-nous toujours besoin de la bibliothèque physique ? La réponse appartient à la communauté. Alors que les bibliothécaires ont de moins en moins besoin d’espace pour effectuer leur travail, la communauté, elle, en a de plus en plus besoin pour se rencontrer et pour créer.

Rappelez-vous des succursales de la bibliothèque publique de Dallas. L’une d’entre elles devait être le point d’ancrage d’un réaménagement du quartier. Quand on a demandé au développeur pourquoi il avait fait ce choix, il a tout de suite parlé du concept de « troisième lieu ». Il a dit qu’il pouvait construire des lieux où vivre, il pouvait les jumeler avec des endroits pour travailler et magasiner, mais il avait aussi besoin d’un endroit où la communauté pourrait se rassembler et développer son identité. Pour lui, c’était ça le rôle de la bibliothèque.

Ce concept ne concerne pas seulement les bibliothèques publiques. Les universités constatent qu’elles ont besoin d’endroits autres que les résidences étudiantes et les salles de classe. Les centres pour étudiants sont agréables, mais bien souvent les étudiant·e·s utilisent la bibliothèque comme un lieu pour être productifs, mais aussi pour socialiser, car l’apprentissage est une activité sociale. Plusieurs bibliothécaires scolaires peuvent vous dire comment la bibliothèque devient un refuge pour les élèves qui ne s’intègrent pas ou qui cherchent un endroit pour tisser des liens avec d’autres élèves qui n’aiment pas les sports. Les bibliothèques d’entreprise sont des endroits intéressants où l’on trouve des gens de tous les secteurs de l’entreprise avec des personnes d’autres domaines ou disciplines qui se sont déplacés pour utiliser leurs ressources et bénéficier de leurs expertises. Les bibliothèques gouvernementales, comme la Bibliothèque du Congrès à Washington, offrent des programmes de bourses pour encourager les chercheur·e·s du monde entier à venir collaborer avec les employé·e·s du gouvernement et les spécialistes des politiques publiques.

Le concept de la bibliothèque en tant qu’espace communautaire n’est pas nouveau. J’ai déjà parlé de l’ancienne Bibliothèque d’Alexandrie qui a été construite avec des colonnades et des salles pour maximiser l’interaction et les discussions entre les érudits. Le développement technologique et l’intérêt grandissant pour la communauté nous permettent de réclamer des bibliothèques faites pour les communautés. Vous devriez vous attendre à ce que votre bibliothèque soit un espace communautaire, un lieu où l’on échange des idées et où l’on développe des concepts entièrement nouveaux.

Toutefois, cela nous ramène une fois de plus à la responsabilité qui est la vôtre. Le bâtiment laissé à lui même ne peut rien faire. Se contenter de construire une structure, peu importe sa grandeur ou sa capacité à représenter les valeurs de la communauté, ne suffit pas. Entasser plein de livres dans un beau bâtiment ne fait pas une bibliothèque. Il faut une collectivité engagée et un groupe de facilitatrices et de facilitateurs motivé·e·s pour transformer ce lieu en dur en endroit propice à la connaissance et à la communauté. Heureusement, ces facilitatrices et ces facilitateurs existent, et nous les appelons des bibliothécaires.

Chapitre 7. Les bibliothécaires à l’œuvre : exigez de les voir rayonner

Vous ne l’avez peut-être pas remarqué, mais tout au long de ce livre je me suis appuyé sur un glissement sémantique. J’ai parlé de ce que les bibliothèques font ou ne font pas, devraient ou ne devraient pas faire. Le fait est que les bibliothèques ne peuvent rien faire, car elles ne sont que des bâtiments, ou des salles. Le mieux que vous puissiez dire, c’est que les bibliothèques vous protègent de la pluie et sont soumises à la loi de la gravitation. Même le concept plus large d’une bibliothèque, en tant qu’organisation abstraite, est une vue de l’esprit. Si les bibliothèques ont une influence sur leur communauté, c’est que des gens y travaillent. Ces personnes comprennent du personnel de soutien, des bénévoles, les membres du conseil d’administration, du personnel d’entretien et des gardien·ne·s de sécurité. Cela dit, le travail de ces personnes et leur utilité découlent de celui des bibliothécaires.

Il y a trois façons de devenir bibliothécaire : soit le poste pour lequel on vous engage porte ce titre, soit vous êtes formé à l’université pour le devenir, ou encore vous apprenez le métier sur le terrain. La première façon est la plus simple, et souvent la moins efficace. La seconde est souvent la norme, exigée par la loi, et probablement le meilleur moyen d’y parvenir. Le dernier cas est rare, mais peut s’avérer incroyablement efficace. Considérons à tour de rôle chaque cas de figure afin de discuter leurs points positifs et leurs pièges potentiels, tout en soulignant ce à quoi l’on peut s’attendre des bibliothécaires qui possèdent ce bagage.

Bibliothécaire sans diplôme

Dans l’État du Vermont, très peu de gens obtiennent un diplôme d’études supérieures pour devenir bibliothécaires. Le montant payé en frais de scolarité ne serait jamais égalé par le revenu touché une fois sur le marché du travail, même avec un poste de directeur d’une bibliothèque. Dans de nombreuses collectivités rurales du sud-ouest des États-Unis, bon nombre de directeurs de bibliothèques y travaillent à temps partiel. Il y a beaucoup de gens qui travaillent comme bibliothécaires et qui n’ont pas reçu de formation officielle en bibliothéconomie.

Cette réalité ne se limite pas non plus aux seules bibliothèques publiques rurales. Parmi les gens qui ont dirigé la Bibliothèque du Congrès des États-Unis, on compte des historiens, des chercheurs, des auteurs, et même un journaliste. En fait, pendant des siècles, les directeurs des bibliothèques des collèges américains et des universités étaient professeurs et chercheurs en sciences humaines.

Il existe certains avantages à embaucher des bibliothécaires non professionnels. Ils et elles apportent de nouvelles perspectives, coûtent moins cher et peuvent avoir tissé plus de liens avec la communauté qu’une personne recrutée dans le milieu.

Il existe également de réels désavantages à embaucher des non professionnel·le·s. En effet, ces personnes manquent souvent de compétences en matière de facilitation. Les compétences faisant défaut peuvent être aussi fondamentales que la gestion des diverses ressources de la bibliothèque, ou aussi complexes que d’entrevoir la bibliothèque au sein de la communauté ou à l’intérieur de l’infrastructure du savoir. De plus, plusieurs bibliothécaires recruté·e·s à l’extérieur du milieu ont une vision de la bibliothéconomie axée exclusivement sur l’édifice et le livre imprimé.

La clé de la réussite d’une personne embauchée pour occuper une fonction de bibliothécaire est son dévouement et son intérêt vis-à-vis du soutien à l’apprentissage et à la formation continue. Les États de l’Illinois103 et du Maine104 ont des bibliothèques d’État dont la mission est de former activement les bibliothécaires. Ces bibliothèques d’État offrent des ateliers, des formations en ligne et même des visites sur place pour aider à la formation des bibliothécaires. Vous devriez vous attendre à ce que votre personnel de bibliothèque, peu importe sa formation antérieure, cherche à se perfectionner tout au long de sa carrière. Cela implique que vous devez également vous attendre à payer des frais pour le déplacement le perfectionnement de ce personnel.

Bibliothécaire diplômé

La norme pour la formation des bibliothécaires est une maîtrise en bibliothéconomie ou en sciences de l’information. Aux États-Unis et au Canada, ces programmes sont accrédités par l’American Library Association et, à ce jour, il y en existe environ 60 en Amérique du Nord (par souci de transparence, sachez que je travaille dans l’une de ces écoles). La question que se posent le plus souvent les étudiant·e·s qui suivent un programme d’études supérieures en bibliothéconomie est probablement celle-ci : « Il faut vraiment une maîtrise pour devenir bibliothécaire? »

J’espère que cette question n’est pas la première qui vous vient à l’esprit après avoir lu jusqu’ici, mais je comprends pourquoi les gens se la posent. Après tout, une grande partie du travail d’un·e bibliothécaire consiste à faciliter l’accès aux gens et, par conséquent, ils et elles ont tendance à taire les subtilités du mode de fonctionnement de la bibliothèque. Nous reviendrons beaucoup plus en profondeur sur ce que nous devrions attendre des bibliothécaires plus loin dans ce chapitre. D’ici là, permettez-moi de vous parler des compétences que les bibliothécaires acquièrent tout au long de leurs études supérieures.

Selon l’American Library Association, les bibliothécaires professionnels devraient acquérir durant leur programme d’études une expertise qui

porte sur les supports de l’information et de la connaissance, ainsi que sur les services et les technologies qui facilitent leur gestion et leur utilisation. Le programme d’études en bibliothéconomie et en sciences de l’information s’intéresse à la création, la communication, l’identification, la sélection, l’acquisition, l’organisation et la description, le stockage et l’accès, la préservation, l’analyse, l’interprétation, l’évaluation, la synthèse, la diffusion et la gestion de l’information et des connaissances105.

Durant leurs études, les bibliothécaires sont initié·e·s à un large éventail de compétences qui leur seront utiles en bibliothèque et dans bien d’autres contextes professionnels comme, par exemple, chez Google, ou chez une des entreprises qui figurent au palmarès Fortune 500. Les bibliothécaires diplômé·e·s travaillent dans les bibliothèques, certes, mais ils et elles travaillent aussi comme architectes de l’information, agent·e·s de veille stratégique, voire même comme vice-présidente directrice et chef du service hypothécaire chez JPMorgan Chase106. Il y a des centaines de bibliothécaires employé·e·s chez les éditeurs et les fournisseurs de bases de données dont les produits sont utilisés dans tout le milieu universitaire.

Les bibliothécaires mettent à profit leur formation et leurs compétences pour identifier les besoins d’une communauté et construire des systèmes d’accès aux ressources pour répondre aux demandes (et aux aspirations) de cette communauté. Ce travail peut consister à développer des systèmes pour simplifier le rangement des livres sur les rayons ou pour lier les pages entre elles sur le Web. Ce que la plupart des gens ne savent pas, c’est que lorsque Tim Berners-Lee a inventé le World Wide Web, il essayait de résoudre le problème bibliothéconomique suivant : comment trouver des articles scientifiques cités dans un environnement numérique? Au final, les bibliothécaires sont des créateurs et des créatrices d’outils.

Le diplôme a-t-il de l’importance? Rappelez-vous la discussion sur les bibliothécaires scolaires et les résultats des tests au chapitre 4. De nombreuses études montrent que la présence d’un·e bibliothécaire diplômé·e dans une école exerce une influence positive directe sur les résultats scolaires et la rétention des étudiant·e·s. Les facteurs considérés dans ces études tiennent compte, entre autres, du lieu, de la collection, des données démographiques, etc. C’est la compétence du bibliothécaire qui fait la différence, et non la bibliothèque en elle-même.

Les bibliothécaires diplômé·e·s sont prêt·e·s à travailler, ils et elles ont une connaissance approfondie du domaine et possèdent des compétences immédiatement utiles. Ce sont des experts non seulement dans le fonctionnement quotidien d’une bibliothèque particulière, mais ils et elles ont des compétences polyvalentes et un regard informé par plusieurs perspectives, ce qui leur permet d’aider leur communauté dans les moments difficiles.

Cependant, les écoles de bibliothéconomie peuvent aussi inculquer à ces diplômé·e·s une vision du monde qui se limite au livre imprimé et l’espace physique de la bibliothèque. L’une des plus grandes préoccupations des bibliothécaires diplômé·e·s est ce que j’appelle le labyrinthe de Dédale. Dédale, comme vous vous en souvenez peut-être, est un personnage de la mythologie grecque qui a construit un labyrinthe si complexe que lui-même n’arrivait pas à s’en échapper. Il en est de même avec les bibliothécaires, qui ont conçu des outils incroyables au cours des trois millénaires de leur histoire. Ils et elles ont utilisé des outils comme la classification pour construire des collections impressionnantes comptant des millions de documents. Certaines bibliothèques utilisent ces outils pour gérer les bibliothèques depuis des siècles. À titre d’exemple, la Bodleian Library d’Oxford a ouvert ses portes pour la première fois en 1602107. Pourtant, ces schémas et systèmes ont également été utilisés pour créer un labyrinthe d’expertises pointues au sein de la profession. Le problème réside dans le fait que ces outils sont basés sur une compréhension étroite de la science et de la pensée appelée le réductionnisme.

Le réductionnisme signifie que l’on prend quelque chose de vaste et de complexe dans le but de le réduire en parties de plus en plus petites jusqu’à ce qu’on puisse les comprendre toutes. Ensuite, vous pouvez rassembler toutes le parties du casse-tête pour vous une faire une idée globale. C’est pourquoi le Grand collisionneur de hadrons existe : prenez un atome et continuez à le décomposer jusqu’à ce que vous trouviez sa plus petite partie. Ainsi, les bibliothèques peuvent appréhender le monde en le divisant en unités thématiques de plus en plus petites, ce qui permet ensuite de retrouver ces unités avec une certaine précision.

Par exemple, au XVIe siècle, Francis Bacon pensait que le monde des idées pouvait être divisé en trois parties : la mémoire (tout ce qui concerne l’histoire), la raison (tout ce qui concerne la philosophie) et l’imagination (tout ce qui concerne les arts). Ce système a plus tard été adopté par Thomas Jefferson, qui l’a utilisé pour organiser sa collection de livres, une collection considérable qu’il a ensuite vendue au Congrès des États-Unis pour remplacer la Bibliothèque du Congrès incendiée par les Britanniques. En 1732, Samuel Johnson pensait qu’il n’avait besoin que de deux classes : la philologie, l’étude des mots et autres signes; et la philosophie, l’étude des choses qu’ils signifient.

Cependant, de toutes les personnes qui pensaient pouvoir classer le monde, celle que vous associez probablement le plus aux bibliothèques est Melvil Dewey. Dewey était bibliothécaire, en plus d’être un ardent défenseur de la réforme de l’orthographe (il aurait épelé son nom « D-u-i ») et du système métrique. L’ébauche de ce qui deviendra plus tard la Classification décimale de Dewey lui a été communiquée, de son propos avis, sous la forme d’une révélation alors qu’il était à l’église.

Melvil Dewey pensait que tous les livres et documents du monde pouvaient être divisés en dix classes, comme ceci :

  • 000 : Informatique, information, ouvrages généraux
  • 100 : Philosophie, parapsychologie, occultisme et psychologie
  • 200 : Religions
  • 300 : Sciences sociales
  • 400 : Langues
  • 500 : Sciences de la nature et mathématiques
  • 600 : Technologie (sciences appliquées)
  • 700 : Arts, loisirs et sports
  • 800 : Littérature (belles-lettres) et techniques d’écriture
  • 900 : Géographie, histoire et disciplines auxiliaires

Chacun des nombres attribués aux classes pourrait ensuite être subdivisé en sujets plus précis. Ainsi, les livres sur l’histoire sont classés dans les 900, les livres sur l’histoire africaine se retrouvent sous 960, et l’histoire de l’Égypte et du Soudan se classe sous 962. Ensuite, il est possible d’ajouter des nombres après un point décimal pour arriver à un sujet encore plus spécifique.

La beauté du système de Dewey est que ces nombres restent les mêmes, mais on peut en modifier les intitulés pour refléter plusieurs langues ou même de nouvelles réalités géopolitiques. Cette capacité de saisir une grande variété de sujets et de langues, en plus des compétences exceptionnelles de Dewey pour la vente, a contribué à l’implantation de son système à l’échelle internationale. Comment le réductionnisme a-t-il transformé le travail des bibliothécaires? De la même façon que pour votre médecin.

Si vous vous cassez la jambe, vous consultez un orthopédiste, à moins qu’il ne s’agisse d’un os du pied; dans ce cas, vous allez chez un podiatre. Si votre cœur a besoin d’aide, vous consultez un cardiologue, à moins qu’il ne doive être réparé, et dans lequel cas vous avez besoin d’un chirurgien cardiaque. Vous comprenez ce que je veux dire? Il n’y a pas que des bibliothécaires, il y a des bibliothécaires publiques et des bibliothécaires universitaires. Il existe des bibliothécaires universitaires de référence et des bibliothécaires universitaires spécialisés en catalogage. Considérons l’American Library Association. Cette association compte 11 grandes divisions (une pour les bibliothèques universitaires, une pour les bibliothèques publiques, une pour les bibliothécaires spécialisé·e·s en catalogage, une pour les bibliothécaires jeunesse, etc.). Elle dispose également de 18 bureaux pour effectuer le travail de l’organisation (un pour la diversité culturelle, un pour les relations internationales, etc.). Ce n’est pas tout : elle comporte aussi 20 groupes (sur la liberté intellectuelle, l’histoire des bibliothèques, les jeux et ainsi de suite) animés par des membres… un peu comme des divisions, mais moins grandes. Il y a ensuite les comités, les groupes de travail et les groupes spéciaux. C’est tellement complexe comme organisation qu’au congrès annuel, il vous faudra un programme interactif en ligne pour trouver les événements liés à vos intérêts.

Pourquoi est-ce un problème? Parce que, comme les professionnel·le·s de la médecine sont en train de l’apprendre, votre cœur ne fonctionne pas en vase clos. Votre cœur fait partie d’un système complexe. Il peut être influencé par le fonctionnement de vos poumons, par une maladie, ou même par la fréquence à laquelle vous utilisez la soie dentaire. Voilà le problème du réductionnisme en général; la vie est plus complexe que ce que les systèmes universels comme celui de Dewey ne permettent de le comprendre. Un livre sur la guérison par la foi ou sur les remèdes homéopathiques peut appartenir à la catégorie « religion » pour certaines communautés, mais il peut très bien être considéré comme traitant d’un sujet médical pour d’autres.

C’est pourquoi les bibliothécaires, diplômé·e·s ou non, doivent devenir plus flexibles et favoriser une approche holistique. Oui, ces bibliothécaires doivent conserver leurs valeurs et leur mission, mais leurs outils et leurs structures d’organisation doivent être polyvalents. En sciences pures ou humaines, nous constatons que si vous prenez un système complexe, que vous le décomposez en ses parties constituantes et que vous le remettez ensemble, le tout est plus grand que la somme de ses parties. Une communauté n’est pas simplement un grand nombre de personnes ayant des besoins individuels. Une communauté est un ensemble de besoins, de rêves et de compétences qui, lorsque mélangés ensemble, génèrent des forces, des faiblesses et des dynamiques nouvelles.

Trop souvent, les bibliothécaires diplômé·e·s (et les professeur·e·s qui leur enseignent) se limitent au paradigme réductionniste. Trop souvent, les bibliothécaires diplômé·e·s utilisent cette approche réductionniste pour rejeter ou ignorer l’innovation et les bonnes idées qui viennent de l’extérieur de leur spécialisation. Vous devriez vous attendre à plus.

Bibliothécaire dans l’âme

La troisième catégorie de bibliothécaires est celle comprenant les personnes qui n’ont pas de diplôme en bibliothéconomie et qui n’ont peut-être pas le mot « bibliothécaire » dans le titre de leur fonction, mais qui ont résolument la même mission, les mêmes compétences et le même esprit de service que les professionnel·le·s du milieu. Ce sont des gens comme David Rumsey.

Rumsey a fait fortune dans l’immobilier et il a utilisé cet argent pour construire une étonnante collection de cartes géographiques. Il a construit une salle pleine de cartes. Ce seul élément ne fait pas de Rumsey un bibliothécaire dans l’âme. Beaucoup de gens qui en ont les moyens développent une collection. Ce qui distingue Rumsey, c’est qu’il a aussi utilisé ses ressources personnelles pour numériser ses cartes et les mettre en ligne. Il a ensuite construit une suite d’outils permettant à chacun de visualiser les cartes, de les comparer et d’analyser leurs propres cartes. En somme, Rumsey a facilité l’apprentissage des passionné·e·s de cartes, des étudiant·e·s universitaires, des élèves du primaire et du secondaire ainsi que des géographes. Cette volonté de ne pas se contenter d’accumuler des choses, mais d’utiliser des collections (et des logiciels, et des expert·e·s) comme outils pour faciliter la création du savoir fait de lui un bibliothécaire. C’est un élément qui a été reconnu par l’Institute of Museum and Library Services (IMLS), l’organisme du Gouvernement fédéral américain responsable du financement des bibliothèques et des musées.

Ces « bibliothécaires citoyen·ne·s » existent dans votre communauté. À Syracuse dans l’État de New York, dans le Wisconsin et dans tous les États américains, des individus et des groupes communautaires non affiliés à une bibliothèque construisent des microbibliothèques gratuites, comme les boîtes de livres en libre-service. Ces boîtes sont conçues localement et installées aux coins des rues et dans la cour des gens. La communauté est encouragée à prendre et à laisser des livres. Toutefois, ce ne sont pas les livres qui transforment ces contenants en bibliothèques; c’est le dévouement au bien commun et à l’apprentissage au sein de la communauté.

Donc voilà les diverses manières qui permettent de devenir bibliothécaire. Mais que font exactement les bibliothécaires? Que devriez-vous attendre de vos bibliothécaires?

Salzbourg et quelques-unes de mes choses préférées

Pour répondre à la question de savoir à quoi s’attendre de vos bibliothécaires, je dois vous emmener à Salzbourg, en Autriche. Au sommet de la montagne qui surplombe cette ville pittoresque se trouve un schloss (un château). C’est un château que vous connaissez probablement parce qu’il a servi d’inspiration et de décor au manoir de la famille von Trapp dans le film La Mélodie du bonheur. Le bâtiment s’appelle Schloss Leopoldskron, et c’est aujourd’hui le siège du Salzburg Global Seminar. Ce forum a été initié par trois étudiants de Harvard juste après la Seconde Guerre mondiale et devait être une sorte de terrain de formation pour les leaders émergent·e·s d’une nouvelle Europe. Aujourd’hui, ce forum est maintenant d’envergure mondiale et réunit des dirigeant·e·s du monde entier pour discuter de sujets aussi variés que la gouvernance mondiale, la culture, l’éducation et la finance.

Le 19 octobre 2011, un groupe d’innovateurs et d’innovatrices issu·e·s du milieu des bibliothèques et des musées de plus de 31 pays s’est réuni à Salzbourg pour discuter des « Bibliothèques et musées à l’ère de la culture participative108 ». J’ai eu la chance d’y être invité. Lors des séances plénières et des groupes de discussion intensive, les congressistes du Forum ont élaboré une série de recommandations et de stratégies pour les bibliothèques et les musées à l’ère de Facebook.

L’un de ces groupes a été chargé d’élaborer des recommandations sur les compétences dont les bibliothécaires et les muséologues ont besoin dans le monde connecté et participatif d’aujourd’hui. Plutôt que de se concentrer uniquement sur de nouvelles compétences ou des compétences distinctes pour les bibliothécaires et les muséologues, le groupe a élaboré un cadre pour un programme d’études complet et conjoint pour les bibliothèques et les musées. En résumé, le groupe s’est concentré sur ce que les bibliothécaires et les muséologues doivent savoir, considérant que la culture participative exige des compétences nouvelles et transforme leurs tâches traditionnelles.

Avant même de l’avoir lu, il y a fort à parier qu’une grande partie de ce programme d’études ne vous surprendrait pas du tout.

Les bibliothécaires (à qui je me limiterai ici) ont besoin de connaître la technologie. Plus précisément, vous devriez vous attendre à ce que vos bibliothécaires :

  • Adoptent les technologies et évoluent avec elles.
  • Favorisent la diffusion et l’appropriation de la technologie au sein de tous les groupes d’âge de leur communauté.
  • Créent et maintiennent une présence en ligne efficace.
  • Utilisent la technologie pour rejoindre les membres de leur communauté et susciter leur participation (autrement dit, au lieu d’avoir un site Web statique, ils et elles doivent mettre sur pied un espace en ligne dynamique qui sera créé avec la communauté).

Les bibliothécaires devraient être compétent·e·s en matière de gestion des biens. Cela comprend toutes les compétences en matière d’inventaire dont nous avons parlé, comme le catalogage, ainsi que la préservation de la mémoire et des documents pour les générations futures, et le développement de collections au besoin. Cependant, les biens ne sont pas que des livres et du rayonnage (ou, dans le cas des musées, des sarcophages de momies), mais également ceux qui sont destinés à un usage régulier.

J’ai déjà mentionné des idées comme la bibliothèque vivante, où les bibliothèques prêtent plus que des livres et des DVD. Il y a des bibliothèques publiques qui, situées non loin d’une rivière, font le prêt de cannes à pêche, ou d’autres bibliothèques qui prêtent des marionnettes. Au fab lab de Fayetteville, il est possible d’emprunter des caméras et du matériel de fabrication de livres. À Brooklyn, il y a une presse, accessible au besoin, qui imprime et relie des livres écrits par la communauté. En Afrique, on peut emprunter des masques de cérémonie; au Onondaga Community College, dans l’État de New York, on peut emprunter des modèles anatomiques et des chats taxidermisés pour les cours d’anatomie. Ce que je veux dire ici, c’est que vous devriez vous attendre à ce que les bibliothécaires construisent des collections vivantes en fonction des besoins de la communauté, tout en garantissant la disponibilité de ces ressources pour l’ensemble de la communauté.

La prochaine série de compétences spécifiées dans le programme d’études de Salzbourg tourne autour de la culture. Vous devriez vous attendre à ce que les bibliothécaires aient de la facilité à prendre la parole en public, et non pas le cliché des gens d’une timidité maladive qui se fondent dans le décor. Les bibliothécaires devraient être en mesure de rejoindre toutes les constituantes d’une communauté, de comprendre leurs mœurs et de faire le pont entre les différentes classes sociales qui la compose.

En lisant ceci, on pourrait se dire que cela ne concerne que les bibliothèques publiques. Cependant, en tant que membre du milieu universitaire, je peux vous dire qu’il existe de nombreux clivages culturels dans l’enseignement supérieur. Il suffit de parler tour à tour aux professeur·e·s, aux étudiant·e·s et aux gestionnaires pour constater que l’on utilise trois langues différentes. De même, les bibliothécaires scolaires doivent comprendre non seulement les différences entre les enseignant·e·s et les élèves, mais aussi entre les professeur·e·s de mathématiques, de musique et d’anglais.

Pendant trop longtemps, trop de bibliothécaires se sont terrés dans leurs bibliothèques et ont essayé de créer leur propre culture en demandant à la communauté de s’y adapter. Cette tendance peut être camouflée sous des expressions comme « créer une oasis de lecture », ou encore « améliorer l’atmosphère pour les chercheur·e·s », mais ne vous y trompez pas, ces bibliothécaires créent des frontières, et non des ponts.

Soyons clairs : le travail des bibliothécaires est spécialisé et difficile. Il faut une connaissance du métier et un dévouement que l’on retrouve chez d’autres professionnel·le·s de l’information de haut niveau pour être capable de naviguer dans la complexité labyrinthique des institutions du savoir afin de trouver l’article, l’expert·e ou les ressources qui conviennent. Et comme dans ces autres professions, la bibliothéconomie a développé un langage qui lui est propre. À chaque mot du jargon technologique issu de la Silicon Valley, on peut trouver un équivalent qui paraît tout aussi incompréhensible dans la terminologie des bibliothécaires. Pour chaque tablette Retina Display LTE, il existe une notice MARC faisant référence à un fichier d’autorité pour créer une notice de catalogue.

Être capable de déverrouiller un environnement fermé contenant une myriade de ressources, puis de rassembler cette information en un tout compréhensible est l’une des compétences les plus recherchées au sein de l’économie du savoir. Cela dit, une partie de ce travail consiste à rendre le résultat facile à comprendre et à utiliser, et non de faire en sorte que chaque membre de la communauté devienne bibliothécaire à son tour. Vous devriez vous attendre à ce que votre bibliothécaire parle votre langue, et votre bibliothécaire devrait s’attendre à ce que vous respectiez le fait qu’il s’agit là d’un travail important.

Le programme d’études de Salzbourg spécifie un ensemble de compétences liées au savoir et à l’apprentissage. Vous devriez vous attendre à ce que votre bibliothécaire soit un·e pédagogue efficace qui soit en mesure de comprendre comment vous cherchez l’information, comment vous la synthétisez pour créer des connaissances nouvelles et, finalement, comment il ou elle peut vous aider à diffuser ces nouvelles connaissances au sein de la communauté.

Vous devriez vous attendre à ce que votre bibliothécaire soit un·e professionnel·le capable de gérer une bibliothèque. Cela exige de savoir comment en assurer le financement, réaliser des projets et maintenir des services qui s’inscrivent dans la durée, et ce, d’une manière qui soit éthique. Un·e bibliothécaire, en tant que professionnel·e, doit être en mesure d’évaluer l’impact des services de sa bibliothèque et de communiquer ces retombées à la communauté. Il ne faut plus prendre pour acquis qu’une bibliothèque est un bien commun qui va de soi. Comment la bibliothèque a-t-elle aidé à répondre aux besoins et aux aspirations spécifiques de sa communauté?

Ces compétences ne sont pas éloignées de la façon dont nous formons les bibliothécaires depuis des décennies, du moins au premier abord. Le programme d’études de Salzbourg montre un nouvel ensemble de compétences : l’engagement social des bibliothécaires transformer positivement la société.

Une communauté devrait être un endroit meilleur parce qu’on y trouve une bibliothèque. Meilleur implique un changement, pour le mieux. La bibliothèque et les bibliothécaires doivent avoir une valeur ajoutée pour leur communauté. Si vous apportez une valeur ajoutée, vous changez quelque chose. En bref, le rôle du bibliothécaire devrait être d’accompagner la communauté dans un processus de changement continu. N’hésitez pas à relire l’ensemble de la discussion du chapitre 5 au sujet des bibliothécaires militant·e·s. Nous savons que ce changement n’est pas seulement porté par la vision du changement des bibliothécaires, mais également du travail effectué par les bibliothécaires avec la communauté dans le but de faciliter le changement.

Comment les bibliothécaires peuvent-elles favoriser activement, voire proactivement, le changement? Ils et elles doivent être capables d’identifier les besoins de la communauté. Ils et elles doivent être en mesure d’aider la communauté à s’organiser autour de ces besoins, et l’amener à entrevoir ces besoins à la lumière d’autres priorités plus importantes (comme le développement économique, par exemple). Ils et elles doivent être en mesure de faciliter l’engagement au sein de la communauté. Les bibliothécaires doivent être habiles dans l’art de la négociation et de la gestion des conflits. Ils et elles doivent aider la communauté à comprendre comment leurs initiatives peuvent être maintenues au fil du temps.

Depuis trop longtemps les bibliothécaires considèrent qu’il suffit de faire le pied de grue derrière leur comptoir en attendant que les membres viennent les voir. Ils et elles doivent comprendre que personne n’a changé le monde en agissant ainsi.

Les professions de la facilitation

Les bibliothécaires ont donc des compétences dans les domaines de la technologie, de la gestion, des relations interpersonnelles et culturelles, ainsi qu’en matière d’engagement social. Ils et elles mettent ces compétences au service de leur mission : améliorer la société en favorisant la création de connaissances au sein de leurs communautés. Pourtant, il y a quelque chose d’amusant dans cet énoncé de mission. Je l’ai écrit pour une partie d’un livre dédié aux bibliothécaires appelé The Atlas of New Librarianship. Certains éditeurs et éditrices m’ont dit « mais c’est ma mission ». Des journalistes aussi m’ont dit la même chose. Et il en est de même pour certains enseignant·e·s et fonctionnaires. Mais seulement voilà : toutes ces personnes ont raison.

De plus en plus, les métiers de l’information sont aux prises avec une société hyperconnectée où l’information est accessible au bout des doigts. De nombreuses professions commencent à comprendre l’importance des interactions sociales et de la complexité de la vie communautaire. De ce fait, quantité de professions en viennent à se chevaucher au point où les frontières entre les métiers deviennent poreuses.

Certain·e·s bibliothécaires considèrent cette nouvelle proximité comme une menace. Ils et elles se replient sur ce qu’ils ont fait dans le passé, cherchant ainsi un espace sécuritaire. Définir sa profession simplement par ses fonctions et ses outils plutôt que par son impact et sa mission est problématique. Une fois que vous commencez à vous définir par ce que vous faites, de nouvelles façons de faire les choses deviennent menaçantes. Pire encore : toute personne qui fait un travail similaire être perçu comme de la compétition. Google est une menace parce qu’il n’utilise pas le catalogage descriptif pour indexer le monde. Des bibliothécaires cherchent donc à l’ignorer. Amazon est un concurrent parce qu’il fournit des livres. Pire encore, il permet même aux gens d’emprunter des livres électroniques sur des tablettes Kindle.

Et quelle est la réponse à ces soi-disant menaces? Est-ce que les bibliothécaires vont construire un nouveau Google ou leur propre plate-forme de livres électroniques? Non, au lieu de cela, ils et elles ont adopté Google et Amazon parce qu’il s’avère que ces outils fonctionnent. Peu importe que Google soit la plus grande agence de publicité dans le monde et qu’Amazon soit désormais en mesure d’analyser votre historique de lecture. Si les bibliothécaires et les communautés qui les soutiennent regardent le monde à travers les lunettes fonctionnelles de la menace et de la concurrence, les bibliothécaires ne pourront pas collaborer avec de nouveaux partenaires et encore moins parvenir à instiller leurs valeurs à l’intérieur de ces services. Trop de bibliothécaires ne font que constater qu’un outil fonctionne et se mettent à l’utiliser en faisant fi des coûts pour leur profession et pour les communautés qu’ils et elles servent.

De grâce, ne vous y méprenez pas : j’utilise Google et Amazon. J’utilise Facebook et Twitter. Ces outils ont une grande valeur pour les bibliothécaires et pour leurs communautés. Cependant, tous ces services pourraient être améliorés grâce à des partenariats avec les bibliothèques. Si les bibliothécaires peuvent apprendre de nouvelles façons de découvrir de l’information ou la mise en forme du contenu, ces nouveaux partenaires peuvent tirer profit des leçons d’une histoire de 3 000 ans d’engagement communautaire et d’un système de valeurs bien défini. Cependant, cela ne se produira que si les bibliothécaires sont ouvert·e·s à un véritable partenariat et sont perçu·e·s comme des allié·e·s incontournables. Si, au contraire, les bibliothécaires sont perçu·e·s comme étant des personnes isolées et captives du passé, pourquoi voudrait-on être leur partenaire?

Ce constat vaut également pour des professions comme l’enseignement et le journalisme. Dans certaines communautés, les journaux locaux et les bibliothèques publiques travaillent ensemble. Les journalistes apprennent des bibliothécaires comment impliquer leur communauté dans leurs activités d’information.

De plus en plus d’enseignant·e·s adoptent des méthodes d’apprentissage valorisant la résolution de problèmes. Beaucoup d’éditeurs et d’éditrices commencent à abandonner l’idée d’être responsable du contrôle de la qualité et cherchent plutôt à susciter des conversations parmi leur lectorat. Bien que cela dépasse la portée de ce livre, une science de la facilitation est en train d’émerger. Elle a le potentiel de changer radicalement les professions du savoir et l’infrastructure du savoir au sein de votre communauté. Vous devriez vous attendre à ce que vos bibliothécaires montrent la voie à suivre et cherchent à créer des knowledge teams composées de divers intervenant·e·s pour répondre aux besoins de votre communauté.

En travaillant ensemble, les professions de la facilitation ont un potentiel énorme, qui peut être résumé dans le concept d’« éditeur ou d’éditrice de la communauté », comme cela se fait au Vermont. J’ai déjà mentionné que l’État du Vermont a câblé tout son territoire et a fourni l’accès Internet à haut débit aux bibliothèques des régions rurales. Cette histoire mérite d’être contée en entier.

La bibliothèque centrale de l’État est parvenue à convaincre les bibliothèques rurales de payer pour bénéficier de cet accès. Le coût n’était pas très élevé, environ 100 $ par mois pour une quantité étonnante de bande passante. Or, ce montant était supérieur à la connexion par modem téléphonique, qui leur était alors fourni gratuitement. Lors d’une réunion de déploiement du projet, l’une des partenaires du projet s’est sentie un peu frustrée par la résistance qu’elle percevait, elle est donc montée sur scène et a dit (je paraphrase son propos), « Je pense que vous ne saisissez pas bien. Nous vous offrons un service qui devrait coûter des centaines de milliers de dollars. Pensez à votre connexion actuelle comme à un chemin de terre; ce que nous proposons, c’est de vous relier à une autoroute qui passera devant chez vous ». Je pouvais presque voir dans les yeux des bibliothécaires assemblé·e·s dans la pièce un sentiment de terreur allant grandissant. Je voyais dans leur regard des centaines de voitures leur fonçant dessus à toute vitesse.

Ces bibliothèques considéraient cette connexion Internet comme un nouveau type de livre. Les gens de leur communauté viendraient pour utiliser cette ressource comme des consommateurs pressés. Mais ce n’était pas le but du projet. La connexion rapide arrivait aux bibliothèques, mais elle n’était pas le fin mot de l’affaire, et l’objectif n’était pas d’assurer une navigation ultra rapide sur le Web. L’accès Internet devait ensuite s’étendre aux entreprises locales, aux hôpitaux, aux journaux et, éventuellement, à tous les foyers. Et il ne s’agissait pas seulement d’amener le vaste monde dans les régions rurales du Vermont, mais aussi de faire exister le Vermont rural sur le Web.

Ces bibliothèques pourront ainsi faire équipe avec les journaux locaux pour publier des nouvelles et des événements de leur patelin dans les communautés avoisinantes. Les écoles locales pourront utiliser la vidéoconférence haute définition en temps réel pour créer des classes partagées. Ainsi, si une petite école n’a pas les moyens de payer un professeur de français, elle pourra réunir une classe d’élèves de huit écoles. Les entreprises locales pourront maintenant vendre leurs marchandises à la grandeur du globe. Les artistes locaux pourront établir des collaborations des quatre coins de l’État. Les gens qui quittent la vie urbaine pourront s’installer dans les comtés ruraux et conserver leur emploi en faisant du télétravail. En résumé, la connexion haute vitesse était comme un nouveau sorte de presse à imprimer, et ce que l’on imprimait, c’est la communauté elle-même.

Voilà exactement la mission des bibliothèques. Établir des liens entre les domaines du journalisme, de l’édition, de l’enseignement et des soins de santé afin d’accroître l’impact des bibliothèques et des secteurs qui lui sont connexes. Les bibliothécaires peuvent tisser des liens entre toutes les composantes de la communauté d’une manière que personne d’autre ne peut faire. De même, les bibliothèques universitaires peuvent fédérer tous les départements qu’elles desservent et publier les travaux des chercheur·e·s de l’université et en assurer la diffusion dans le monde entier. Les bibliothèques scolaires peuvent diffuser les projets des élèves et les plans de cours des enseignant·e·s dans la communauté et inviter les parents, le gouvernement et les entreprises à participer au processus éducatif.

Vous devriez vous attendre à ce que vos bibliothécaires contribuent à mettre sur pied un tel service d’édition de la communauté, et ce, non pas en restant seuls dans leur coin, mais en sollicitant l’apport d’une diversité de partenaires.

Quelques partis pris du métier

Alors, qu’est-ce qu’un·e bibliothécaire si on ne peut réduire son activité professionnelle à son diplôme, à son énoncé de mission et à un ensemble de fonctions? Je soutiens qu’être bibliothécaire, c’est se placer à l’intersection de trois choses : une mission, des moyens de facilitation et les valeurs que les bibliothécaires apportent à une communauté. Nous avons déjà couvert les deux premiers éléments (la mission et les moyens de facilitation), mais qu’en est-il des valeurs?

Les bibliothécaires défendent les valeurs professionnelles suivantes : le service, l’apprentissage, l’ouverture d’esprit, la liberté et l’honnêteté intellectuelles. Autrement dit, les bibliothécaires cherchent à servir, de sorte que la valeur de leur travail n’est mesurable que par l’impact qu’ils et elles ont sur les autres. Les bibliothécaires accordent de l’importance à l’apprentissage, si bien que l’impact de leur travail est mesuré par la façon dont les membres de leur communauté peuvent acquérir plus aisément de nouvelles connaissances. Les bibliothécaires valorisent l’ouverture, de sorte que les moyens qu’ils et elles utilisent pour faciliter l’apprentissage sont vérifiables et transparents. Les bibliothécaires apprécient la liberté intellectuelle parce qu’un apprentissage fructueux nécessite un environnement sécuritaire et propice au savoir. Et les bibliothécaires valorisent l’honnêteté intellectuelle afin de garantir aux apprenant·e·s un accompagnement rigoureux tout au long du processus d’apprentissage.

J’ai déjà soulevé quelques-uns de ces éléments. Cela dit, il y a une valeur à laquelle je dois m’attarder un instant : l’honnêteté intellectuelle. Certains d’entre vous noteront que je n’ai pas inclus le terme « impartial » dans cette liste de valeurs. C’est parce que nous ne pouvons pas être impartiaux. En tant qu’humains, nous intégrons nos valeurs, nos préjugés et notre vision du monde à tout ce que nous faisons. La langue que vous utilisez, la couleur de votre peau, l’endroit où vous avez grandi et votre éducation influence la façon dont vous voyez et interagissez avec le monde. Vous n’êtes pas impartial. Les bibliothécaires croient que la protection de la vie privée est essentielle, ce qui est un parti pris. Les bibliothécaires croient qu’il est préférable d’avoir plusieurs points de vue sur un sujet plutôt qu’un seul, ce qui est un parti pris. Les bibliothécaires croient, je l’espère, que les bibliothécaires et les bibliothèques jouent un rôle vital dans une démocratie, ce qui est aussi un parti pris. Nous ne pouvons pas être impartiaux, mais nous pouvons être intellectuellement honnêtes.

Prenons l’exemple de la recherche scientifique. Je suis chercheur en sciences de l’information. Des chercheur·e·s ont non seulement démontré que les scientifiques ont des préjugés, mais ils et elles ont même proposé des mesures pour quantifier ces biais. Pourtant, les gens considèrent toujours la science comme un moyen légitime de connaître le monde. Pourquoi est-ce le cas? Non pas parce que les scientifiques en tant que personnes font preuve d’une objectivité et d’une neutralité complètes, mais parce que les scientifiques ont développé des outils rigoureux et une éthique de l’honnêteté intellectuelle. En tant que scientifique, je reconnais que mes méthodes peuvent être imparfaites, alors je me dois de les expliquer pour qu’elles puissent être analysées. Je reconnais que mon interprétation des données peut être erronée, c’est pourquoi j’en publie les résultats. La science connaît la différence entre l’impartialité et l’honnêteté. Vous devriez vous attendre à ce que les bibliothécaires adoptent également cette distinction.

Chapitre 8. Un plan d’action : exigez de meilleures bibliothèques

On dit qu’il ne faut pas rassembler les troupes si nous n’avons pas d’ordres de marche à leur donner. Autrement dit, je peux bien dans ce livre vous dire quoi attendre des bibliothèques, mais sans plan d’action pour vous y amener, cela est quelque peu futile. Vous vous souvenez peut-être que plus tôt dans le livre, j’ai dit que les mauvaises bibliothèques développent des collections, que les bonnes bibliothèques développent des services, et que les meilleures bibliothèques développent des communautés. Cela constitue un très bon point de départ pour un plan d’action et vous oriente sur ce qu’il faut faire si vous avez une mauvaise, une bonne ou une excellente bibliothèque.

Un plan d’action pour de meilleures bibliothèques

Certain·e·s parmi vous ont déjà des bibliothèques et des bibliothécaires qui dépassent les attentes. Merveilleux! Votre plan d’action est donc simple : appuyez-les! Il ne s’agit pas ici seulement d’argent, mais aussi de leur permettre de faire entendre leur voix, de partager les rêves que vous avez pour eux ou elles, et de vous investir complètement. Vous devez faire savoir que votre bibliothèque est bien vivante et qu’elle est plus que ce à quoi les gens s’attendent.

Beaucoup de gens pensent que l’ère des bibliothèques est révolue. J’ai parlé à un membre du conseil d’administration qui adore sa bibliothèque, mais qui me confiait que chaque fois qu’il mentionnait à quelqu’un son rôle, on lui faisait un commentaire désolé du genre « Ah, c’est dommage ce qui arrive aux bibliothèques ». On entend fréquemment ce genre de propos et c’est une des raisons pour lesquelles j’ai écrit ce livre. Quand on me demande ce que je fais et que je réponds « Je suis professeur de bibliothéconomie », on me dit : « Oh, j’aime les livres moi aussi! » On me répond aussi parfois avec moins de tact : « On a encore besoin de bibliothèques? » Si nous aimions nos bibliothèques et qu’elles répondaient à nos besoins, nous devrions répondre du tac au tac et dire tout de suite comment nous les soutenons.

Je crois que bon nombre de ces points de vue peu favorables sur les bibliothèques proviennent d’expériences avec des bibliothèques qui, dans le passé, ont placé nos attentes trop bas. Eli Neiburger (un expert en jeux vidéo) a dit un jour que pour les adolescent·e·s, la bibliothèque est un « dépréciateur net de capital social ». Selon lui les ados à la bibliothèque font profil bas et espèrent juste ne pas y être vus. Pour eux la bibliothèque n’est ni cool, ni amusante, ni utile. Mais Eli et la bibliothèque du district d’Ann Arbor ont changé tout ça. Eli a lancé un tournoi de jeux vidéo à la bibliothèque, qu’il a coorganisé avec des ados. Une fois par mois, des ados du coin se disputent la première place dans ces compétitions de jeux par exemple avec Mario Kart sur la console Wii.

Eli n’a pas simplement fourni un local et une console. Il a créé, pour ce tournoi, une émission de télé (du même genre qu’on trouve sur le réseau d’émissions sportives ESPN), accessible sur le Web : après le tournoi, les résultats y étaient publiés. Cette initiative a eu comme résultat que les adolescents qui affluaient à la bibliothèque pour le tournoi utilisaient également le site Web pour montrer leurs exploits à leurs amis. Le jeu a transformé la bibliothèque qui est passée de « dépréciateur social » à « générateur de capital social ». Il a élevé les attentes des adolescents à l’égard de la bibliothèque et la communauté s’est mobilisée pour l’appuyer.

Pourquoi y a-t-il des jeux vidéo à la bibliothèque? Parce que, comme vous le dira tout bon bibliothécaire, le jeu est au cœur de la vie et de l’apprentissage des ados - de tout le monde, en fait. Les enfants apprennent à lire en jouant. Les ados apprennent à résoudre des problèmes par le biais de jeux. Les étudiants universitaires étudient pour obtenir des emplois dans l’industrie du jeu. Les adultes utilisent les jeux pour rester mentalement actifs. Les communautés à travers le pays ont adopté le jeu comme moyen de socialiser (qui n’a jamais joué au « Scrabble »?), de se détendre et d’apprendre. Les meilleures bibliothèques ont compris cela; les mauvaises bibliothèques ne pensent qu’à offrir « Pizza, pizza, pizza, livre! »

Cette citation est tirée d’une vidéo hilarante qu’un groupe de bibliothécaires a réalisée sur l’art d’attirer les étudiant·e·s de niveau universitaire dans la bibliothèque109. Ils ont fait cette capsule vidéo pour montrer que l’apprentissage ne passe pas uniquement par les livres. Quand on offre de la nourriture, des jeux, des clubs de tricot ou des imprimantes 3D en bibliothèque, ce n’est pas pour attirer le public et les obliger à emprunter un livre. Ce sont des moyens de faciliter l’apprentissage, pas de simples stratégies de marketing.

Vous devriez vous attendre à ce qu’une excellente bibliothèque cherche des moyens novateurs de soutenir l’apprentissage. Une telle bibliothèque devrait provoquer et stimuler les échanges. Les bibliothécaires devraient s’attendre à ce que vous preniez part aux conversations. Ils et elles devraient s’attendre à ce que vous vous questionnez sur les services offerts à la bibliothèque, et vous devriez vous attendre à ce qu’ils et elles fassent plus que du « marketing » ou de simplement « copier-coller » ce que font les autres bibliothèques.

Certes, les meilleures bibliothèques ont besoin de financement. On ne peut s’attendre à ce qu’une bibliothèque demeure excellente tout en y réduisant le personnel et en y remplaçant les bibliothécaires professionnel·le·s par des commis. Cependant, vous devriez vous attendre à ce qu’une bibliothèque de qualité mérite les budgets qui lui sont accordés et les justifie. Pendant la Grande Dépression des années 1930, par exemple, le budget de la New York Public Library a augmenté. Pourquoi? Parce que la ville s’est aperçue de la valeur d’une bibliothèque qui s’ajuste à sa communauté, ici dans le besoin, et qui offre des services éducatifs, de formation continue et des services sociaux.

Un plan d’action pour les mauvaises bibliothèques

Soyons clairs. Ce n’est pas la taille de la collection d’une bibliothèque qui fait en sorte qu’elle est mauvaise ou pas. Les mauvaises bibliothèques peuvent avoir d’énormes ou de petites collections. Les meilleures bibliothèques peuvent aussi avoir de grandes ou petites collections (ou même aucune). Cependant, les mauvaises bibliothèques définissent leur collection comme étant constituées de ce qu’elles achètent et prêtent. Les meilleures bibliothèques considèrent que leur collection est constituée de sa communauté. Les livres et les articles de revues ont une valeur fantastique, mais une communauté n’est-elle pas beaucoup plus riche, variée et forte?

La vraie collection d’une bibliothèque est constituée de grands-parents, d’enseignant·e·s et d’élèves. Dans la sphère publique, la collection-communauté est constituée d’enfants dont l’imagination n’est pas encombrée par les réalités quotidiennes du lieu de travail. Au cours du siècle dernier, l’espérance de vie aux États-Unis est passée de 47 à 77 ans. Les collections sont aussi formées de personnes âgées qui désirent partager gratuitement leur mémoire pour la postérité : ces personnes forment un océan d’expériences et de talents débridés.

Dans les écoles, la véritable collection ne se trouve pas sur les rayons de la bibliothèque, mais bien dans la salle de classe. D’un côté, il y a le sincère désir apprendre des élèves et, de l’autre côté, la sagesse et la patience des enseignant·e·s. Infirmières, enseignants en art, athlètes, entraîneurs, gestionnaires et parents font partie de la riche collection de la communauté de l’école.

Dans les universités, où l’accent est mis sur la découverte de nouvelles connaissances et la préparation pour le marché du travail, la collection s’étend à l’ensemble de l’établissement, du chercheur qui perce les mystères de l’univers jusqu’à la chargée de cours qui divulgue tous ses secrets aux étudiant·e·s. La collection s’étend même à la communauté des diplômé·e·s, aux bailleurs de fonds et aux responsables de l’entretien des terrains, tous et toutes travaillant vers un même but : pousser les connaissances produites au sein de la société vers de nouveaux sommets.

Et puis, en entreprise, quelle collection de livres ou de magazines pourrait rivaliser avec toutes les connaissances des ingénieurs, des avocates ou des médecins?

La communauté est la véritable collection. Les mauvaises bibliothèques doivent consacrer beaucoup moins de temps à bâtir des collections de livres et beaucoup plus de temps à tisser des liens avec leur communauté. Une mauvaise bibliothèque parle de développer des collections pour la prochaine génération; les meilleures bibliothèques savent que leur valeur réside dans leur capacité à répondre aux aspirations de leurs communautés, ce qui comprend de transmettre son patrimoine. Les mauvaises bibliothèques cherchent à établir des liens entre les documents de ses collections, tandis que les meilleures bibliothèques visent à établir des liens entre les gens.

Ce n’est pas la qualité de l’immeuble ou son état qui constitue une mauvaise bibliothèque. Il y a une fantastique bibliothèque au cœur de l’ambassade des États-Unis à Rome qui, tout en n’étant guère plus qu’un ensemble de bureaux, sert efficacement les diplomates partout en Italie et dans le monde. J’ai visité de fabuleux bâtiments de bibliothèque où l’architecture même dégage une forme d’intelligence et invite à la vénération; on y entre comme dans un temple, mais elles sont souvent vides parce que la communauté ne sait même pas qu’elles existent.

Une mauvaise bibliothèque se servira du piètre état du bâtiment comme une excuse. On pourra aussi faire valoir que le public, les étudiant·e·s et les professionnel·le·s afflueront à la bibliothèque lorsqu’elle aura un meilleur stationnement ou une plus grande quantité de livres - et c’est vrai. Durant les premières semaines suivant l’ouverture d’un nouveau bâtiment, il sera rempli de gens curieux. Toutefois, ce sont les services, les bibliothécaires et les partenariats tissés avec les membres qui, en fin de compte, permettront d’en accroître la fréquentation dans la durée. Il faut construire une nouvelle bibliothèque parce que l’ancienne est trop petite pour accommoder la communauté, et non parce qu’elle est trop petite pour entreposer des documents.

J’ai fait partie du conseil d’administration d’une bibliothèque publique. Il y a quelques années que la bibliothèque centrale avait été déplacée d’un ancien bâtiment Carnegie vers un nouveau centre commercial du centre-ville. Cette relocalisation faisait partie de la stratégie du conseil municipal qui visait à faire revenir les membres de la communauté au centre-ville. Lorsque j’ai rejoint le conseil d’administration, une dizaine d’années plus tard, le centre commercial était en très mauvais état et le nombre de visites à la bibliothèque diminuait. Le directeur de l’époque, qui est entré en fonction bien après le déménagement, n’arrêtait pas de parler d’un manque de stationnement, même si le garage sous le centre commercial avait plus d’espace que l’ancien bâtiment Carnegie. Le directeur disait que le déclin de l’utilisation était dû au fait que l’accès à la bibliothèque était compliqué : les gens devaient entrer dans le centre commercial et prendre l’ascenseur pour s’y rendre.

Le directeur adjoint du comté, qui a joué un rôle déterminant dans le déménagement de la bibliothèque, a perdu patience devant cette argumentation. Il apporta à la réunion du conseil d’administration de la bibliothèque une série de tableaux sous forme d’affiches montrant l’augmentation de l’utilisation de la bibliothèque après le déménagement. Il a ensuite montré comment la diminution des services et du budget de la bibliothèque, pendant une récession, avait été les premières raisons du déclin de son utilisation. Il a clairement indiqué comment il n’y avait pas eu d’augmentation des visites une fois que l’économie s’était améliorée, et ce, après l’arrivée du nouveau directeur de la bibliothèque. Ce fut une démonstration frappante : lorsqu’on s’attend à plus d’une bibliothèque, cela implique d’éviter les excuses faciles par une meilleure utilisation des données.

Voilà qui est bien, mais comment changer les choses? Tout d’abord, réalisez que les gens aiment les bibliothèques, même les mauvaises. Pour certains membres de la communauté, l’idée qu’il y a de “mauvaises” bibliothèques est une sorte d’agression. Un amour sans borne des bibliothèques existe partout. Les gens croient en la bibliothèque, mais ils ne l’utilisent pas, ou bien ils l’utilisent, mais ne la mettent pas au défi d’être meilleure, de justifier la raison de son travail. Une grande bibliothèque publique urbaine avec laquelle j’ai travaillé offrait plus de 20 000 activités par année : des heures du conte pour enfants et des séries de conférences avec des auteurs de renommée mondiale, par exemple. Pourquoi 20 000? 10 000 activités n’auraient pas suffi? Combien de personnes ont bénéficié de ces programmes? Comment l’impact des activités a-t-il été évalué? Ces activités formaient-elles un programme cohérent? Et, de quelle façon étaient-elles reliées à la mission de la bibliothèque?

En tant que membre de la communauté, vous devez, suivant les paroles de Saint Paul, « examiner toutes choses et ne retenir que ce qui est bon110 ». Remettre en question quelque chose, ce n’est pas supposer que quelque chose est fautif, mais en évaluer la performance. Nous serions horrifiés si nous allions chez le médecin et qu’il utilisait des sangsues pour nous saigner lorsque nous avons la grippe! Les outils et les méthodes changent et pourtant la profession, sa mission et ses valeurs perdurent. Demander pourquoi une bibliothèque offre des services de référence, pourquoi son budget de collection doit être augmenté, ou quelles sont les retombées d’une heure du conte sont des questions légitimes. Les bibliothèques qui excellent accueillent ce genre de questionnement avec plaisir parce qu’elles y voient une occasion de montrer leur valeur.

Voici donc votre plan pour effectuer un virage vers une meilleure bibliothèque.

Perfectionnez-vous

Ce livre est court. Il a été écrit pour les gens occupés. Je vous ai donné des informations et des exemples : faites un suivi. Identifier les meilleures bibliothèques, non pas pour les copier, mais pour vous en inspirer. Il existe d’excellentes bibliothèques et de très bons bibliothécaires. Voici un fait intéressant à leur sujet : ces artisans maintiennent un échange constant et soutenu avec leurs communautés et une grande partie de leur travail est bien documentée et facilement accessible.

Amusez-vous

Comme je l’ai dit, chaque communauté est unique. Pour cette raison, une excellente bibliothèque ne se contente pas de récupérer une idée de service d’une autre bibliothèque et de la mettre en place sans tenir compte des conditions locales. Il faut réaliser que le jeu occupe une place importante chez les meilleures bibliothèques. Le personnel qui y travaille a le temps d’expérimenter et de tester de nouvelles idées. Certaines bibliothèques ont des journées d’exploration du Web collectives où les membres du personnel se réunissent, cherchent de nouvelles idées, et trouvent des liens et de nouveaux outils que tous peuvent essayer. Vous devriez vous attendre à ce que les bibliothécaires explorent différents services sur le Web, ne serait-ce que pour y jeter un coup d’œil. C’est ce que font les bonnes bibliothèques, mais les meilleures bibliothèques invitent aussi le public à se joindre à ce genre d’activité.

La bibliothèque DOK de Delft, aux Pays-Bas, est mondialement connue pour être l’une des bibliothèques les plus innovantes au monde. Ses bibliothécaires offrent régulièrement leur espace à des expositions d’art et des activités de technologie interactive. D’autres bibliothèques invitent des détaillants d’appareils électroniques comme Best Buy à faire essayer les gadgets les plus récents et les plus intéressants aux bibliothécaires et à la communauté.

La bibliothèque de l’Université de Syracuse a organisé une série d’événements sur les outils d’enseignement où, pendant une journée, les professeurs, les étudiants et les bibliothécaires sont venus se renseigner sur les nouvelles méthodes d’enseignement et les nouveaux outils pédagogiques. Il ne s’agissait pas de conférences ou de courtes démonstrations : de petits groupes formés de professeurs et de personnel de bibliothèque ont pu essayer ce qui était présenté et ainsi partager leurs expériences. Les meilleurs bibliothécaires n’ont pas peur de montrer qu’ils peuvent apprendre eux aussi. Ils n’ont pas peur d’apprendre des autres, même d’un enfant de neuf ans. Il est important d’ailleurs de préciser ici que sans excellent·e·s bibliothécaires, il est impossible d’avoir d’excellentes bibliothèques!

Les meilleurs bibliothécaires expérimentent souvent de nouveaux services et n’ont pas peur de l’échec. Il existe une différence entre échouer et faire une erreur. Une erreur se produit lorsque vous faites quelque chose qui tourne mal et que vous n’en tirez aucune leçon (donc, vous la répétez souvent). Un échec est quelque chose que vous essayez, qui est quelque peu au-delà de vos compétences, mais dont vous tirez un enseignement qui vous permettra de faire mieux la prochaine fois. Si vos bibliothécaires n’essaient pas de nouvelles choses et ne repoussent pas leurs limites, ou s’ils ou elles ont peur d’essayer quelque chose parce qu’ils pourraient échouer (ou pire, parce qu’ils craignent d’être victimes d’une mauvaise gestion qui ne récompense que le succès et non l’apprentissage), ils n’apprendront pas!

Si une bibliothèque ne peut mettre en marche un nouveau programme qu’après la formation d’un comité et un processus de planification de trois mois (par exemple, pour commencer un programme de jeu pour une bibliothèque de taille importante ou pour accepter des aliments en conserve à la place des frais de retard pour une bibliothèque de petite taille) alors vous tuez l’innovation et votre bibliothèque ne sait que faire de l’apprentissage et du jeu.

Comparez-vous

Cela dit, il y a un moment où le jeu doit prendre fin et où les expériences doivent se convertir en services fiables. Pour ce faire, il faut évaluer la résultante espérée du service, décidée en collaboration entre la bibliothèque et la communauté. Il faut établir des points de comparaison réalistes et fiables qui doivent avoir un sens pour la collectivité et qui puissent être examinés par la communauté. À titre d’exemple, un service a-t-il besoin d’un certain nombre d’utilisations pour être justifié? Est-il plus important de bâtir la réputation de la bibliothèque à l’externe pour mettre en place ce service?

Veuillez noter, toutefois, qu’il ne suffit pas d’aligner des nombres et des statistiques pour établir les points de comparaisons. Ces derniers doivent être négociés et signifier quelque chose de tangible. Les bibliothécaires et les membres de la communauté doivent fixer un résultat souhaité, puis déterminer ensemble comment et avec quelles variables ils pourront évaluer si le résultat est atteint. Il peut s’agir d’un indicateur numérique (par exemple, le nombre de personnes qui viennent à la bibliothèque), mais il peut aussi s’agir de témoignages recueillis dans la communauté, de conclusions provenant de groupes de discussion, ou d’un rapport d’observation des interactions dans les bibliothèques ou autres espaces communautaires. L’argument de base ici, c’est qu’il n’y a plus de normes universelles qui suffisent pour définir ce qu’est une excellente bibliothèque. Le nombre de visites à la bibliothèque, par exemple, n’est pas intéressant si le résultat que l’on vise est l’apprentissage à la maison. Le nombre de prêts peut être non significatif si les bibliothèques offrent un accès sur place à des imprimantes 3D, des instruments de musique ou des métiers à tisser. Les excellentes bibliothèques et les meilleures communautés cherchent à maximiser leur impact, et non à énoncer des statistiques.

Faites confiance à votre expertise (mais soyez ouvert)

Vous ne devriez pas avoir à devenir bibliothécaire pour comprendre la valeur d’une bibliothèque. Attendez-vous à ce que vos bibliothécaires comblent le fossé entre leur monde et le vôtre. Je dis souvent que “Les techniciens ne disent jamais non, mais ils vous inondent de jargon technique jusqu’à ce que vous partiez” (“Eh bien, je peux changer ce logiciel sur votre machine, mais je devrai alors faire une exception au pare-feu pour permettre une connexion HTTPS ou un tunnel à travers le VPN pour vérifier la signature du code…”). Les bibliothécaires peuvent faire pareil (“Eh bien, je peux corriger l’orthographe de votre nom de famille sur la notice MARC, mais je devrai ensuite l’uniformiser dans tout notre module de catalogage du SIGB, et l’envoyer à OCLC pour qu’il corresponde à la liste d’autorité maintenue par BAnQ….”).

J’ai déjà vu un bibliothécaire résistant au changement utiliser cette technique sur un conseil d’administration afin de contrer un membre de ce conseil. Celui-ci voulait savoir pourquoi les livres de cuisine se trouvaient au même endroit que les livres sur les affaires. Ce n’est pas seulement bizarre disait-il, c’est même ennuyeux de se retrouver en consultation avec un bibliothécaire à propos des plans d’affaires ou des codes fiscaux, et d’être interrompu par quelqu’un qui cherche une recette de tarte au citron. Le bibliothécaire lui répondit froidement ceci : « Ils sont ensemble dans le système décimal de Dewey », ce qui était vrai au moment où les livres ont été mis sur les rayons. Pourquoi? Parce que Dewey voyait l’économie domestique et la cuisine (son terme pour cuisiner) comme l’équivalent féminin des affaires… Vous ai-je dit que Dewey était misogyne?

Affaire classée, n’est-ce pas? Pas vraiment. Même si les indices de classification de Dewey sont comme cela, il n’y a rien qui vous oblige à les respecter. Vous pouvez mettre les livres de cuisine où vous voulez, tant que les gens sont en mesure de les trouver. Même Dewey serait d’accord!

C’est vous qui connaissez le mieux vos besoins et qui détenez l’expertise de la communauté à laquelle vous appartenez. Soyez-en assurés! Si quelque chose vous paraît insensé, demandez pourquoi. Si vous obtenez une réponse qui n’a pas de sens, demandez pourquoi à nouveau (et réitérez, s’il le faut). Les bibliothèques sont là pour vous rendre plus intelligents, alors si elles vous donnent l’impression d’être stupide, quelque chose cloche.

Si, comme nous avons déjà noté, les moments de jeu doivent se convertir en de rigoureux points de comparaison, votre point de vue personnel doit être ouvert au point de vue des autres. En effet, les communautés sont des ensembles riches, mais aussi très complexes. Il peut exister des conflits entre les volontés d’un groupe et les besoins d’un autre groupe. Une bonne bibliothèque agit en médiatrice entre les opinions divergentes afin de trouver un terrain d’entente. Prenons le service Freegal que j’ai mentionné précédemment (téléchargement de fichiers MP3 pour usage personnel aux frais du contribuable). Je connais beaucoup d’excellentes bibliothèques qui offrent ce service, même si elles ne croient pas qu’il s’agit de ce qu’il y a de mieux pour leur collectivité. Elles le font parce qu’elles estiment que la communauté a pris une décision éclairée et que, même si ce service ne bénéficie pas à l’ensemble de la communauté, il a une grande valeur pour une partie de la population. Ce qui, en retour, permet à la bibliothèque d’investir dans d’autres ressources et services.

Visitez

Je n’ai pas encore trouvé de bibliothécaire de qualité qui n’aime pas se mettre en évidence ses talents. Ce sont des enseignants nés et leur éthique en matière de service implique que si elles ou ils peuvent partager quelque chose pour vous aider, ils ou elles le feront. Prenez le temps de voyager et de voir d’autres bibliothèques. Allez chercher des idées, voyez ce qui fonctionne, parlez aux bibliothécaires et à leur communauté. Mais surtout, parlez aux bibliothécaires. Il faut non seulement admirer l’architecture et s’informer de l’achalandage de la bibliothèque, il faut aussi s’informer des processus de décision et de gestion qui ont permis cette situation.

Par exemple, il existe ce qu’on appelle la référence virtuelle dans les bibliothèques. Par le Web, vous pouvez poser des questions aux bibliothécaires, et ces bibliothécaires, en temps réel ou par courriel, vous aideront à trouver la réponse. Il y a quelques années, ce service était tout nouveau dans les bibliothèques et on faisait des conférences sur le sujet. Il existait alors une certaine pression des pairs pour démarrer ce type de service.

Lors d’une de ces conférences, j’ai parlé avec une bibliothécaire et je lui ai demandé comment sa bibliothèque comptait s’y prendre pour mettre en place le service de référence virtuelle. Un peu penaude, elle m’a répondu que sa bibliothèque ne comptait pas offrir la référence virtuelle. Je lui ai demandé de me décrire sa bibliothèque. « C’est un petit collège de femmes dans le nord-est des États-Unis. C’est le genre d’endroit où, à 9 heures du soir, les étudiantes marchent les 6 mètres qui séparent leur dortoir de la bibliothèque en pyjama pour étudier ».

Je lui ai dit : « Ne vous lancez jamais dans la référence virtuelle! » À l’époque, tout le monde voulait offrir la référence virtuelle, mais dans ce cas, il fallait voir au-delà de la pression des pairs pour répondre adéquatement aux besoins de la communauté.

Je sais que cela peut sembler très exigeant à plusieurs d’entre vous d’étudier les bibliothèques. Si vous avez lu ce livre jusqu’ici, vous êtes probablement déjà enclin à le faire, mais tout de même, pourquoi se donner la peine de visiter d’autres bibliothèques? Parce que tout être humain a de la difficulté à décrire ce qu’il veut, s’il ne fait pas référence à quelque chose de connu. C’est ainsi que nous construisons la connaissance : nous l’érigeons sur ce que nous savons déjà. Plus cette base est riche, plus les connaissances seront riches.

Cette façon de procéder m’a été expliquée avec beaucoup d’éloquence lors d’une conversation que j’ai eue avec Cindy Granell, bibliothécaire dans une école primaire, à propos de son conseil scolaire et de leur connaissance de ce qu’est une bibliothèque. L’âge moyen des membres des commissions scolaires aux États-Unis se situe entre 40 et 59 ans111. Prenons l’exemple des membres du conseil scolaire âgés de 40 ans. Si vous faites un petit calcul, vous réalisez rapidement que la dernière fois qu’ils ont utilisé une bibliothèque d’école primaire était dans les années 1980… avant le Web et avant que la plupart des gens aient des ordinateurs personnels (quand le coût moyen d’un ordinateur approchait les 5 000 $ US). À l’époque, les bibliothèques scolaires étaient des endroits où les livres étaient l’outil de base avec lequel les bibliothécaires devaient travailler. Aujourd’hui, les animations en bibliothèques scolaires portent, entre autres, sur la cyberintimidation, l’évaluation de l’information, la façon de faire des recherches dans les bases de données et les techniques de recherche. À l’ère du iPad et de Facebook, ces bibliothécaires disposent de 18 heures par an (30 minutes une fois par semaine) pour aider les enfants à devenir à la fois de bons lecteurs et de bonnes utilisatrices de l‘information. Si ces membres du conseil d’administration ne mettent jamais les pieds dans la bibliothèque, comment le sauraient-ils?

Cette problématique ne concerne pas seulement les écoles primaires. De nombreuses études montrent que les nouveaux chercheurs sont principalement influencés par leur directeur de thèse ou leur mentor lorsqu’il s’agit d’utiliser des technologies de l’information et des ressources d’information. Cela signifie que la plupart des chercheurs sont éloignés d’au moins une génération de la pratique actuelle dans le domaine. S’ils ne sortent pas de leur bureau pour explorer les nouvelles façons de faire, comment les chercheurs d’aujourd’hui pourraient-ils savoir à quel point ils peuvent améliorer leurs recherches?

Créez des forums

L’une des choses les plus (tristement) drôles que j’ai vues dans une bibliothèque s’est produite lorsque des étudiant·e·s ont protesté contre le plan d’entreposage hors site proposé par l’Université de Syracuse. Les étudiant·e·s diplômé·e·s se sont rassemblés au premier étage de la bibliothèque, en colère et prêt.e.s à distribuer des tracts au sujet de la bibliothèque… sauf qu’ils n’avaient pas apporté suffisamment d’exemplaires. Les bibliothécaires les ont donc aidés à faire des copies de leurs tracts. Les étudiant·e·s ont demandé des signatures pour une pétition. Les bibliothécaires ont suggéré qu’ils et elles pourraient aussi faire la pétition en ligne et ont montré aux étudiant·e·s comment faire. Quand les manifestant·e·s ont eu faim, les bibliothécaires les ont dirigé·e·s vers le café de la bibliothèque.

Les bibliothécaires ne se sont pas joints à la manifestation : ils et elles n’étaient pas du tout d’accord avec sa raison d’être. Par contre, sachant que leur mission n’était pas de couper court à la conversation, mais plutôt de la faciliter, c’est ce qu’ils et elles ont fait. Les bibliothécaires ont également pris le soin d’expliquer leur point de vue aux manifestant·e·s (leur indiquant notamment que l’espace libéré par le projet contesté était le même espace qu’ils et elles utilisaient maintenant pour protester). En tant que professionnel·le·s, ils et elles ont fait leur travail en ont maintenu les échanges avec les étudiant·e·s.

Comment interagissez-vous avec votre bibliothèque? Avez-vous une boîte de suggestions et de commentaires? Que faites-vous avec ce qui y est déposé? Qui s’en occupe? Est-ce uniquement les bibliothécaires? Est-ce que la bibliothèque organise des groupes de discussion autour des suggestions qu’elle recueille? Est-ce qu’il y a des réunions publiques du conseil d’administration permettant de vous tenir courant des problèmes avant qu’il soit trop tard? La bibliothèque dispose-t-elle de comité(s) consultatif(s)? Je suis toujours étonné que les bibliothécaires publics se demandent pourquoi les adolescent·e·s ne viennent jamais en grand nombre à la bibliothèque alors que la bibliothèque n’a jamais jugé important de mettre un ado au conseil d’administration, ou même de créer un conseil d’administration pour les services aux adolescent·e·s. Votre bibliothèque dispose-t-elle d’activités où chacun apporte sa « boîte à lunch » et où les bibliothécaires et la communauté peuvent se réunir pour écouter des conférences (en personne ou en ligne) et échanger par la suite? Combien de fois avez-vous rencontré un·e bibliothécaire pour discuter sérieusement avec lui ou elle?

Demandez à voir le « plan de conversation » de votre bibliothèque. Ils ou elles diront probablement ne pas savoir ce que c’est (c’est parce que je viens d’inventer l’expression…). Mais ce sera un excellent point de départ pour parler de la façon dont la bibliothèque échange formellement, régulièrement et de façon accessible avec la communauté. Il ne s’agit pas d’un plan de marketing qui vise à faire savoir à la communauté ce que fait la bibliothèque. Vous devriez vous attendre à ce que les bibliothécaires aient une liste de partenaires (départements universitaires, chambre de commerce, etc.). Il devrait aussi exister un calendrier permettant de s’assurer à ce que ces partenaires soient contactés régulièrement.

Un bon exemple de ce genre de communications planifiées est celui d’un directeur de bibliothèque universitaire qui visite tous les départements de l’université, chaque année, au moment de l’élaboration du budget. Il apporte avec lui ses objectifs budgétaires et une liste de revues et bases de données auxquelles la bibliothèque est abonnée, avec les coûts associés. Il passe ensuite en revue cette liste avec le corps professoral du département, en leur demandant ce qu’il devrait conserver et ce qu’il devrait couper. Les départements se sentent comme s’ils faisaient partie du processus et perçoivent ainsi la valeur directe de la bibliothèque.

Comparez cela à un autre collège avec lequel j’ai travaillé en tant que consultant. La bibliothèque y avait formé un groupe consultatif composé de membres du corps professoral des différents départements. Le sociologue du groupe a commencé à dire à quel point il était injuste que la bibliothèque dépense autant d’argent pour les sciences physiques et pas assez pour les sciences sociales. Le physicien dans le groupe a rapidement rouspété en se disant surpris, car il avait toujours pensé que la bibliothèque ignorait les sciences physiques en faveur des sciences sociales. Comme cette bibliothèque n’avait pas inclus la communauté en amont dans la prise de décision, elle avait non seulement dressé tout le monde l’un contre l’autre, mais elle avait réussi à faire en sorte qu’ils se sentent tous lésés! Le travail en partenariat exige de la transparence dans la prise de décision, d’une part, et la possibilité pour les partenaires de participer à cette prise de décision, d’autre part. Établir un forum permanent, dont le but est de faciliter les échanges et établir les objectifs de la bibliothèque, est nécessaire.

Cartographiez les conversations

Pour avoir une bonne relation avec sa communauté, il ne suffit pas de dresser la liste des services ou des collections qui lui sont offerts. Ce type de relation ne se mesure pas avec une série de statistiques ou dans un plan stratégique. Elle se mesure par les conversations que la bibliothèque choisit d’engager et de nourrir avec sa communauté.

Vous devriez vous attendre à ce que votre bibliothèque travaille avec la communauté pour identifier une liste d’intervenant·e·s-clés ou de communautés plus petites que la bibliothèque peut ou devrait aider. Dans une institution d’enseignement supérieur, il peut s’agir du corps professoral, des étudiant·e·s, de l’administration ou du personnel de soutien. Dans une école, il peut s’agir des enseignant·e·s, des élèves ou de l’administration. Il aussi possible d’être plus spécifique : par exemple, dans mon travail avec un cabinet d’avocat·e·s, il a été utile de diviser davantage le groupe en séparant le droit criminel, le droit civil, le droit de l’environnement, le droit fiscal, etc. Le niveau de spécificité peut changer à mesure que l’engagement avec ces groupes augmente.

Une fois que vous avez identifié ces intervenant·e·s-clés, vous devez identifier les problèmes ou les aspirations au sein de ces groupes. Ainsi, les professeur·e·s pourront parler de l’élaboration des programmes d’études, la communauté latino-américaine parlera de développement économique, etc. Ensuite, identifiez et cartographiez chaque élément récurrent pour chacun de ces groupes. Par exemple, l’administration d’un district scolaire a généralement un calendrier établi d’avance pour l’élaboration du budget. Ce calendrier comporte des forums et des étapes de réalisation imposées par l’État. En collaboration avec un groupe représentatif de la communauté et de la bibliothèque, établissez l’ordre de priorité de ces éléments récurrents. Quels sont ceux qui peuvent bénéficier le plus de l’aide de la bibliothèque? Est-ce que la bibliothèque pourrait-elle être intégrée à certains d’entre eux? Si oui, de quelle façon?

Finalement, présentez les services offerts par la bibliothèque et les bibliothécaires. Essayez de lier chacun des services de la bibliothèque aux éléments identifiés pendant les conversations avec la communauté. Y a-t-il des éléments importants de cette conservation qui ne disposent d’aucun service? Pourquoi? Cette méthode consiste à intégrer les services de la bibliothèque dans la communauté, et non d’identifier simplement les bons coups de la bibliothèque (ou du moins ce qu’elle fait déjà), et d’en tirer le meilleur parti. Rappelez-vous que la mission de la bibliothèque est d’améliorer la société, et non d’optimiser l’utilisation des services qu’elle offre déjà. Les bibliothèques facilitent la création de connaissances : leur valeur n’émane pas des collections112.

Plan d’action pour de bonnes bibliothèques

Et qu’en est-il des bibliothèques qui se situent entre les mauvaises et les meilleures bibliothèques? La différence entre une bonne bibliothèque et une excellente bibliothèque peut être subtile. Il existe plusieurs bonnes bibliothèques. Ces bibliothèques se consacrent à vous rendre heureux et à répondre à vos besoins. Elles disposent des documents les plus récents et les plus variés (livres, DVD, articles de journaux, etc.). Leurs sites Web sont bien organisés et fonctionnels. Elles valorisent le service et répondent aux besoins de leurs membres. Elles ont tendance à recueillir beaucoup de données portant sur leur communauté et ont un marketing actif. De nombreuses communautés estiment que ces bibliothèques répondent à leurs attentes.

Mais si vous voulez voir la différence entre une bonne bibliothèque et une excellente bibliothèque, allez voir une librairie Borders ou un club vidéo Blockbuster. En fait, vous ne pouvez pas! Ces commerces n’existent plus. Les seuls signaux visibles de leur disparition ont été des affiches à caractère publicitaire : « Vente de fermeture » ou « Escomptes importants ». Mais vous savez ce qu’on voit quand on essaie de fermer une excellente bibliothèque? Des manifestations et des assemblées publiques en colère. Pourquoi? Cela nous ramène au tout premier chapitre de ce livre. La raison en est que la bibliothèque fait partie de la communauté. Ce n’est pas juste une excellente collection et des fauteuils confortables. C’est un symbole, une amie et un enseignant.

Soyons honnêtes. Certaines bibliothèques ferment sans qu’on en entende parler. On coupe les budgets des bibliothèques universitaires et on ferme des bibliothèques d’entreprises. On ferme de mauvaises bibliothèques, bien entendu, mais on ferme aussi de bonnes bibliothèques. La différence entre la bonne bibliothèque et l’excellente bibliothèque se situe justement là : une bibliothèque qui cherche à bien servir sa communauté est une bonne bibliothèque, et une bibliothèque qui cherche à inspirer sa communauté et qui veut s’améliorer chaque jour est une excellente bibliothèque. Vous pouvez aimer une bonne bibliothèque, mais vous avez besoin d’une excellente bibliothèque.

Lorsque vous limitez vos attentes envers une bibliothèque à celles d’un fournisseur de produits pour votre consommation de base, celle-ci entre en concurrence directe avec Amazon et Google. Mais si vos attentes sont plus élevées, si vous attendez de votre bibliothèque qu’elle défende vos intérêts vis-à-vis de la complexité de l’infrastructure du savoir, si vous attendez de votre bibliothèque qu’elle soit un centre d’apprentissage et d’innovation, si vous attendez de votre bibliothèque qu’elle vous aide à créer des connaissances et non seulement à accéder facilement aux documents créés par autrui, si vous attendez de vos bibliothécaires qu’ils et elles aient à cœur votre succès, si vous attendez de votre bibliothèque qu’elle soit un troisième lieu qui crée un sentiment d’appartenance à votre communauté, si vous attendez de votre bibliothèque qu’elle vous inspire, vous défie, vous provoque tout en respectant qui vous êtes par-delà votre capacité de payer, dans ce cas vous vous attendez à une excellente bibliothèque. Vous méritez une excellente bibliothèque. Exigez-la!

À propos de l’auteur

                                                                    <!-- Intégrer image -->

R. David Lankes est professeur et directeur de l’École de bibliothéconomie et des sciences de l’information de l’Université de South Carolina. Lankes a toujours tâché de mettre en relation la théorie et la pratique afin de mener des projets de recherche qui visent à changer les choses. Son travail a notamment été financé par la MacArthur Foundation, l’Institute for Library and Museum Services, la NASA, le département américain de l’Éducation, le département américain de la Défense, la National Science Foundation, le département d’État des États-Unis et l’American Library Association.

Lankes est un ardent promoteur des bibliothèques et de leur rôle essentiel dans la société d’aujourd’hui. En 2016, il s’est vu décerner le prix Ken-Haycock de l’American Library Association afin de souligner son rôle dans la promotion de la bibliothéconomie auprès du grand public. Ses recherchent portent également sur le rôle de l’information et des technologies dans la transformation de l’économie. À ce titre, il a pris part à des comités consultatifs et des équipes de recherche dans le domaine des bibliothèques, des télécommunications, de l’éducation et des transports, notamment au sein des National Academies of Sciences, Engineering, and Medicine (NASEM) des États-Unis. Il a été chercheur invité à Bibliothèque et Archives Canada et à la Harvard School of Education, en plus d’être le premier boursier de l’Office for Information Technology Policy de l’American Library Association. Son livre The Atlas of New Librarianship s’est mérité, en 2012, le prix ABC-CLIO/Greenwood du meilleur ouvrage de bibliothéconomie.

À propos de la traduction

La traduction d’Exigez de meilleures bibliothèques a été effectuée par un collectif de bénévoles entre les mois d’avril et d’août 2018. Ont participé à la traduction:

Cette traduction prend le parti de faire exister les femmes, qui sont majoritaires dans le milieu des bibliothèques, mais que la langue française tend à dissimuler derrière le masculin générique. Ce choix s’inscrit dans le sillage du texte original, car Lankes lui-même a recours à la féminisation du lexique ou des pronoms, bien que ceux-ci soient moins abondants en anglais qu’en français, où la terminaison des mots indique plus souvent le genre.

Lorsque le contexte ne permet pas d’employer un vocabulaire neutre, nous avons recours à la féminisation par extension en utilisant le point médian dans la terminaison des mots (exemple : les étudiant·e·s) pour éviter d’alourdir le texte avec des doublets (exemple: les étudiants et les étudiantes). Lorsque l’auteur énumère des appellations de personnes (titres, fonctions, professions, etc.), nous alternons entre le masculin et le féminin.

Notes de l’auteur

Introduction

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Index


  1. Lankes, R. D. (2011). The Atlas of New Librarianship. Cambridge, Massachusetts: MIT Press.↩︎

  2. Lankes, R. D. (2016). The New Librarianship Field Guide. Cambridge, Massachusetts: MIT Press.↩︎

  3. http://en.wikipedia.org/wiki/2011_Egyptian_revolution Eh oui, un bibliothécaire et professeur d’université vient tout juste de citer Wikipédia. Je le ferai à plusieurs reprises dans ce livre. Il n’y a rien de foncièrement mauvais ou de non fiable dans Wikipédia. En fait, le processus de création de l’information de Wikipédia est plus transparent que celui des encyclopédies classiques. Je cite Wikipédia parce que c’est un endroit facile à consulter pour les lecteurs et les lectrices. C’est aussi un bon point de départ pour trouver des références menant à d’autres ouvrages, et j’ai vérifié cette information dans d’autres sources… ce que tout le monde devrait faire.↩︎

  4. http://www.bibalex.org/aboutus/overview_en.aspx↩︎

  5. http://www-history.mcs.st-and.ac.uk/HistTopics/Arabic_mathematics.html↩︎

  6. https://www.oclc.org/global-library-statistics.en.html↩︎

  7. https://www.oclc.org/content/dam/oclc/reports/librariesstackup.pdf↩︎

  8. http://www.boston.com/news/local/massachusetts/articles/2009/09/04/a_library_without_the_books/↩︎

  9. http://roomfordebate.blogs.nytimes.com/2010/02/10/do-school-libraries-need-books/#↩︎

  10. http://en.wikipedia.org/wiki/Information_wants_to_be_free↩︎

  11. http://blog.lib.uiowa.edu/transitions/?p=720&utm_source=dlvr.it&utm_medium=twitter↩︎

  12. http://www.theguardian.com/science/2012/apr/24/harvard-university-journal-publishers-prices↩︎

  13. https://www.tsl.texas.gov/texshare/facts_ataglance.html↩︎

  14. http://www.freegalmusic.com/homes/aboutus Consultez le site Librarian in Black pour lire leur avis sur ce service : http://librarianinblack.net/librarianinblack/just-say-no-to-freegal/↩︎

  15. Indiana State Library. (2007). The economic impact of libraries in Indiana. En ligne : http://www.ibrc.indiana.edu/studies/EconomicImpactofLibraries_2007.pdf↩︎

  16. NorthStar Economics, Inc. (2008). The economic contribution of Wisconsin public libraries to the economy of Wisconsin. Récupéré de http://dpi.wi.gov/pld/pdf/wilibraryimpact.pdf↩︎

  17. Steffen, N., Lietzau, Z., Curry Lance, K., Rybin, A. & Molliconi, C. (2009). Public Libraries—A wise investment: A return on investment study of Colorado libraries. En ligne : http://www.lrs.org/documents/closer_look/roi.pdf↩︎

  18. Griffiths, J., King, D. W., Lynch, T. (2004). Taxpayer return on investment in Florida public libraries: Summary report. Récupéré de http://dlis.dos.state.fl.us/bld/roi/pdfs/ROISummaryReport.pdf↩︎

  19. NorthStar Economics, Inc. (2008). The economic contribution of Wisconsin public libraries to the economy of Wisconsin. Récupéré de http://dpi.wi.gov/pld/pdf/wilibraryimpact.pdf↩︎

  20. Indiana State Library. (2007). The economic impact of libraries in Indiana. Récupéré de http://www.ibrc.indiana.edu/studies/EconomicImpactofLibraries_2007.pdf↩︎

  21. Griffiths, J., King, D. W., Aerni, S. E. (2007). Taxpayer return-on-investment (ROI) in Pennsylvania public libraries. Récupéré de http://www.palibraries.org/associations/9291/files/FullReport.pdf↩︎

  22. The School of Library and Information Science, University of South Carolina. (2005). The economic impact of public libraries on South Carolina. Récupéré de http://www.libsci.sc.edu/SCEIS/exsummary.pdf↩︎

  23. State of Vermont Public Libraries. (2006-2007). The economic value of Vermont’s public libraries. Récupéré de http://libraries.vermont.gov/sites/libraries/files/misc/plvalue06-07.pdf↩︎

  24. The University of North Carolina at Charlotte Urban Institute. A return on investment strategy of the Charlotte Mecklenburg Library. (2010). Récupéré de http://ui.uncc.edu/sites/default/files/pdf/Library_ROI_Study_2010_Final_FullReport.pdf↩︎

  25. Holt, G. E., Elliott, D. & Moore, A. (1999). Placing a value on public library services. Récupéré de http://www.slpl.lib.mo.us/libsrc/resresul.htm↩︎

  26. Levin, Driscoll & Fleeter. (2006). Value for money: Southwestern Ohio’s return from investment in public libraries. Récupéré de http://9libraries.info/docs/EconomicBenefitsStudy.pdf↩︎

  27. Kamer, P. M. (2005). Placing an economic value on the services of public libraries in Suffolk County, New York. Récupéré de http://scls.suffolk.lib.ny.us/pdf/librarystudy.pdf↩︎

  28. Carnegie Mellon University Center for Economic Development. (2006). Carnegie Library of Pittsburgh: Community impact and benefits. Récupéré de http://www.clpgh.org/about/economicimpact/CLPCommunityImpactFinalReport.pdf↩︎

  29. http://martinprosperity.org/media/TPL%20Economic%20Impact_Dec2013_LR_FINAL.pdf↩︎

  30. http://www.publishersweekly.com/pw/by-topic/industry-news/publishing-and-marketing/article/49316-survey-says-library-users-are-your-best-customers.html↩︎

  31. Oakleaf, M. for the Association of College and Research Libraries. (2010). The value of academic libraries: A comprehensive research review and report. Récupéré de http://www.ala.org/acrl/sites/ala.org.acrl/files/content/issues/value/val_summary.pdf↩︎

  32. http://www.transformuportal.org↩︎

  33. http://chronicleillinois.com/news/local-news/chef-katie-cooks-for-eureka/↩︎

  34. http://www.torontopubliclibrary.ca/programs-and-classes/featured/business-inc-series.jsp↩︎

  35. http://ccplencore.org↩︎

  36. http://dclibrary.org/labs/dreamlab↩︎

  37. Kruk, M. (1998). Death of the public library: From ‘people’s university’ to ‘public-sector leisure centre’. The Australian Library Journal. 47(2), 157. Récupéré de http://www.eric.ed.gov/ERICWebPortal/search/detailmini.jsp?nfpb=true&&ERICExtSearch_SearchValue_0=EJ572213&ERICExtSearch_SearchType_0=no&accno=EJ572213↩︎

  38. http://www.ala.org/news/press-releases/2015/10/new-research-highlights-libraries-expanded-roles↩︎

  39. http://www.telecomvt.org/fiberconnect_libraries↩︎

  40. http://www.ala.org/news/press-releases/2015/10/new-research-highlights-libraries-expanded-roles↩︎

  41. Shaffer, E. (1956). Portrait of a Philadelphia collector: William McIntire Elkins (1882–1947). Récupéré de http://libwww.freelibrary.org/dickens/Elkins_Portrait_Essay.pdf↩︎

  42. https://storycorps.org/about/press-room-news/↩︎

  43. http://www.loc.gov/folklife/storycorpsfaq.html↩︎

  44. http://dp.la↩︎

  45. http://artsbeat.blogs.nytimes.com/2014/04/22/digital-public-library-of-america-marks-a-year-of-rapid-growth/?_r=0↩︎

  46. http://thomas.loc.gov/home/thomas.php↩︎

  47. http://www.ncbi.nlm.nih.gov/↩︎

  48. http://carnegie.org/about-us/foundation-history↩︎

  49. http://www.oba.nl/oba/english/memberships-and-rates.html↩︎

  50. NOVELTY, un service de la Bibliothèque publique de New York, en est un exemple.↩︎

  51. http://nces.ed.gov/fastfacts/display.asp?id=16↩︎

  52. http://www.proliteracy.org/the-crisis/the-us-crisis↩︎

  53. http://www.literacy.ca/literacy/literacy-sub/↩︎

  54. http://www.loc.gov/crsinfo↩︎

  55. http://babel.hathitrust.org/cgi/pt?id=uc1.b99721;page=root;view=image;size=100;seq=11↩︎

  56. Salle de musique de la Philadelphia Free Library vers 1927. En ligne : http://libwww.freelibrary.org/75th/SearchItem.cfm?ItemID=75A0262↩︎

  57. Ces données compilées sont tirées des sources suivantes: - UNESCO. (1964). Statistical yearbook: Annuaire statistique = Anuario estadistico. Paris: Unesco. - Wright, W. E., R.R. Bowker Company & Council of National Library Associations. (1956). American library annual for…. New York: R.R. Bowker - The World almanac and encyclopedia. New York : Press Pub. Co. (The New York World)↩︎

  58. https://www.carnegie.org/interactives/foundersstory/#!/↩︎

  59. http://www.frysklab.nl↩︎

  60. http://www.nypl.org/help/about-nypl/mission↩︎

  61. http://libraries.mit.edu/about/↩︎

  62. http://www.loc.gov/portals/static/about/documents/library_congress_stratplan_2016-2020.pdf↩︎

  63. http://tehiyah.org/welcome/mission/↩︎

  64. http://education.fcps.org/whes/media_missionstatement↩︎

  65. http://www.makerbot.com↩︎

  66. http://gizmodo.com/5888230/the-smithsonian-turns-to-3d-printing-to-share-their-collection↩︎

  67. http://www.123dapp.com/catch↩︎

  68. Zollhöfer, M., Martinek, M., Greiner, G., Stamminger, M., Süßmuth, J. [leresistant] (2011, February 9). 3D face scanning with Kinect [video file]. Récupéré de http://www.youtube.com/watch?v=llNSQ2u2rT4&feature=related↩︎

  69. http://theunquietlibrarian.wordpress.com/2011/01/05/ala-oitp-recognizes-the-unquiet-library-and-media-21-for-cutting-edge-technologies-in-library-services/↩︎

  70. Valenza, J. (October 2012). Manifesto for 21st century teacher librarian. Récupéré de http://www.teacherlibrarian.com/2011/05/01/manifesto-for-21st-century-teacher-librarians/↩︎

  71. Research Foundation. (2008). School libraries work!. Récupéré de http://www.scholastic.com/content/collateral_resources/pdf/s/slw3_2008.pdf↩︎

  72. Société norvégienne de radiodiffusion (NRK) (26 février 2007). Medieval helpdesk with English subtitles. Extrait provenant de la série télévisée Øystein og jeg. Récupéré de http://www.youtube.com/watch?v=pQHX-SjgQvQ↩︎

  73. http://governor.delaware.gov/news/2010/1009september/20100928-broadband.shtml↩︎

  74. http://www.cmu.edu/news/stories/archives/2015/june/keith-webster.html↩︎

  75. https://www.futurelearn.com/courses/academic-integrity↩︎

  76. http://en.wikipedia.org/wiki/Maslow’s_hierarchy_of_needs↩︎

  77. http://www.voanews.com/english/news/middle-east/Facebook-Becomes-Divisive-in-Bahrain-127958073.html↩︎

  78. http://www.bbc.com/news/world-us-canada-23123964↩︎

  79. Alexis Madrigal, T. A. (2012, March 1). I’m being followed: How Google—and 104 other companies—track me on the web. National Journal. Récupéré de http://news.yahoo.com/im-being-followed-google-104-other-companies-track-130904200.html↩︎

  80. http://lj.libraryjournal.com/2015/09/digital-resources/new-hampshire-library-reaffirms-tor-project-participation/#_↩︎

  81. https://en.wikipedia.org/wiki/Tor↩︎

  82. http://www.gamespot.com/articles/minecraft-passes-100-million-registered-users-14-3-million-sales-on-pc/1100-6417972/↩︎

  83. Metzger, M. J., & Flanagin, A. J. (2008). Digital media, youth, and credibility. Cambridge, Massachusetts: MIT Press.↩︎

  84. Matt Weaver de la West Lake Public Library, en Ohio, m’a parlé d’une commande de livres électroniques ayant coûté 926,58 USD $ au mois de février, dont le prix est passé à 2299,74 USD $ deux semaines plus tard.↩︎

  85. http://www.cbc.ca/news/arts/story/2012/04/02/ns-south-shore-libraries-boycot-random-house.html↩︎

  86. Rainie, L. (2012). The emerging information landscape: The 8 realities of the “new normal” (11e diapositive Powerpoint). Récupéré de http://www.pewinternet.org/Presentations/2012/Feb/NFAIS–New-Normal.aspx↩︎

  87. http://www.ornl.gov/sci/techresources/Human_Genome/home.shtml↩︎

  88. http://www.pewinternet.org/fact-sheets/mobile-technology-fact-sheet/↩︎

  89. https://www.dot.ny.gov/highway-data-services↩︎

  90. http://www.npr.org/templates/transcript/transcript.php?storyId=147192599↩︎

  91. http://www.plinternetsurvey.org/analysis/public-libraries-and-community-access↩︎

  92. http://www.copyright.gov/circs/circ1a.html↩︎

  93. http://www.pbs.org/newshour/bb/internet-scarcity/↩︎

  94. http://www.nopl.org/library-farm/↩︎

  95. Keiger, D. & De Pasquale, S. (2002). Trials & tribulation. John Hopkins Magazine, 54(1). Récupéré de http://www.jhu.edu/jhumag/0202web/trials.html↩︎

  96. ATLAS Collaboration (2012). Search for down-type fourth generation quarks with the ATLAS detector in events with one lepton and high transverse momentum hadronically decaying W bosons in sqrt(s) = 7 TeV pp collisions. En ligne http://inspirehep.net/record/1091070↩︎

  97. http://chattlibrary.org/4th-floor↩︎

  98. http://csreports.aspeninstitute.org/documents/AspenLibrariesReport.pdf↩︎

  99. Tiré de mon livre : Lankes, R. D. (2016). The New Librarianship Field Guide. Cambridge, Massachusetts: MIT Press.↩︎

  100. https://www.youtube.com/user/BIPCTV↩︎

  101. http://en.wikipedia.org/wiki/Moore’s_law↩︎

  102. http://mansueto.lib.uchicago.edu/shelving.html↩︎

  103. Programme de formation continue ILEAD USA. Récupéré de https://ileadusa.wordpress.com↩︎

  104. Programme de formation pour bibliothécaires sans diplôme en bibliothéconomie. Récupéré de https://www.maine.gov/msl/libs/ce/index.shtml↩︎

  105. American Library Association, Office for Accreditation. (2008). Standards for accreditation of master’s programs in library & information studies. Récupéré de http://www.ala.org/accreditedprograms/sites/ala.org.accreditedprograms/files/content/standards/standards_2008.pdf↩︎

  106. http://www.syr.edu/trustees/inductees/larsen.html↩︎

  107. http://www.bodleian.ox.ac.uk/bodley/about/history↩︎

  108. Mack, D. L. (2011, October 19–23). Libraries and museums in an era of participatory culture. Session 482 Report, Salzburg Global Seminar in partnership with Institute of Museum and Library Services. Récupéré de http://www.imls.gov/assets/1/AssetManager/SGS_Report_2012.pdf↩︎

  109. http://youtu.be/ibi7aTmVA_c↩︎

  110. 1 Thessaloniciens 5,16-24.↩︎

  111. In Middle Township, ‘age is no barrier to leadership.’ (2007, January 18). New Jersey’s School Board Recognition, 30(21). Récupéré de http://www.njsba.org/sb_notes/20070118/recog.html↩︎

  112. Le processus pour cartographier les conversations d’une communauté est abordé de manière plus approfondie dans The Atlas of New Librarianship.↩︎