Qu’est-ce que l’écriture numérique ?
Marcello Vitali-Rosati
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public
Il est évident que le statut du texte change profondément à cause de l’impact des technologies numériques. D’une part, dans les environnements numériques le texte est partout : les images, les vidéos, les clics, les objets et même les actions sont en réalité des séries de caractères. D’autre part, le texte acquiert une valeur opérationnelle. Comme le montrent Souchier et Jeanneret avec la notion d’“architexte”, le texte fait des choses, il produit d’autres textes ou des actions. La thèse de cet article est que ces changements en impliquent un autre: le texte devient un matériel architectural, dans le sens propre du mot – à savoir, et en dehors des métaphores, il est l’élément qui structure matériellement l’espace dans lequel nous vivons. Cette thèse est à la base de la théorie de l’éditorialisation, notion qui peut être définie comme “l’ensemble des dynamiques qui produisent l’espace numérique.”
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Cet article est le résultat d’une dynamique collective. C’est un réseau de textes, personnes, plateformes, discussions, institutions… que le nom de l’auteur ne représente que partiellement. Parmi ces nombreux acteurs qui ont contribué à la production de ce texte, nommons ici : Servanne Monjour, Margot Mellet, Jeanne Hourez, Enrico Agostini-Marchese, Nicolas Sauret, François Bon, Pierre Lévy, Michael Sinatra, la Chaire de recherche du Canada sur les écritures numériques, le CRSH et le FRQSC qui en financent les travaux, l’éditeur de texte Stylo, l’application d’annotation hypothes.is

L’écriture s’impose

L’écriture s’impose.1 Elle prend une place centrale sur la scène, elle multiplie les écrits – les textes, les articles, les documents, les inventaires, les bases de données, les algorithmes, les scripts de tout type qui peuplent l’espace numérique. L’écriture s’impose depuis longtemps déjà, peut-être depuis toujours : elle menaçait, avec son origine divine, de voler le primat de l’humain déjà au IVe siècle av. J.-C.2 ; elle court-circuitait le logocentrisme et la métaphysique de la présence en 19683, et « dans sa dimension la plus technique, la moins conceptuelle, [elle] affirm[ait] l’universalité des humains en matière de culture écrite » (Traces de Jack Goody et al. 2012) en devenant ainsi la caractéristique par excellence de l’espèce humaine (2000), ce qu’il y a de plus spécifiquement humain dans l’humain.

Mais s’il est vrai que l’hyperactivité de l’écriture qui caractérise l’ère numérique n’a rien de nouveau, il est aussi vrai qu’il y a aujourd’hui quelque chose de particulier, de spécifique, soit une conjoncture qui suggère de nouveaux écrits sur l’écriture, de nouvelles pensées de nouvelles réflexions. Le fait numérique n’est pas une révolution, mais il fait émerger de manière inédite des besoins anciens, il les réactualise, les réinterprète. Et s’il est vrai que, peut-être n’y a-t-il rien de nouveau à dire sur l’écriture depuis les pages du Phèdre, reste néanmoins le sentiment qu’il est nécessaire de continuer à écrire.

Les inventions technologiques du XXe siècle ont pu faire penser que l’écriture était destinée à disparaître en laissant la place à d’autres formes d’enregistrement – typiquement l’enregistrement sonore et audiovisuel4. André Leroi-Gourhan se demandait en 1964 « si l’écriture n’est pas déjà condamnée » (1964, 294). Et pourtant, les environnements numériques sont le théâtre d’une omniprésence de l’écriture (Mathias 2011; Herrenschmidt 2007)5. Tout est écrit : des textes, des algorithmes, mais aussi des images ou des vidéos6.

La culture numérique (Doueihi 2011), en tant que culture informatique, est fondée sur cette explosion de l’écrit, car :

L’informatique, comme son nom l’indique, est de l’information automatique ; plus précisément, elle est la technoscience du traitement de l’information par des machines automatiques. Et toute programmation informatique suppose une discrétisation et une formalisation, en un mot une écriture.7

L’ambition de ce texte est de rendre compte de cette centralité renouvelée de l’écriture en essayant de définir l’écriture numérique et de préciser ses rapports avec la notion de texte et celle d’espace.

Humain, trop humain

L’écriture essaie depuis toujours de s’échapper de l’humain. Voilà sa menace, ce qui la rend épouvantable aux yeux du roi Thamous alors que Theuth lui en présente les avantages dans le Phèdre : l’écriture permet l’extériorisation de quelque chose qui semble proprement humain – et donc non extériorisable, soit à ne pas extérioriser8. La peur de l’écriture se manifeste dans une série de tentatives de la renfermer à l’intérieur de l’humain, de la définir comme une production humaine. Ce sont toutes les définitions qui portent leur attention sur l’écriture en tant qu’artefact. Dans ce sens l’écriture peut être pensée comme représentation du langage – l’idée critiquée par Jacques Derrida (1968) – ou comme représentation du monde, ou alors comme « outil » qui permet aux êtres humains d’augmenter leur productivité ou de communiquer plus efficacement9.

Regarder l’écriture en tant qu’artefact comporte sans doute des intérêts et avantages, ne serait-ce que sur un plan anthropologique ou sociologique. Mais cette écriture-artefact relève d’une interprétation du monde fondée sur un anthropocentrisme constitutif accompagné d’une série d’a priori métaphysiques : l’idée de sujet, l’idée du « je pense », l’idée de l’opposition entre symbolique et non symbolique ; ces idées permettent ensuite d’hypostasier la figure de l’être humain scripteur, producteur des signes qui font une écriture organisée en textes.

Si cette vision semble trop étroite même pour décrire la fonction de l’écriture dans les époques prénumériques, elle montre ses faiblesses encore plus clairement aujourd’hui alors que la plus grande partie de ce qui est écrit n’est pas produite pas des êtres humains. Malgré toutes les résistances, l’écriture réalise sa menace : elle affirme avec force son indépendance. Cette émancipation de l’écriture se manifeste à plusieurs niveaux et sous différentes formes.

Anne-Marie Christin (1999) propose deux interprétations possibles de l’écriture : l’écriture comme trace ou l’écriture comme signe. La première – qu’elle associe aux noms de James Février, Ignace Jay Gelb, Leroi-Gourhan, Derrida, Carlo Ginzburg et qu’elle critique fortement – serait inspirée de la chasse (les traces laissées par les animaux) : la trace « est l’indice immanent, et d’autant plus nostalgique, d’une référence qui lui serait essentielle, mais dont elle ne pourrait que porter le deuil ». Il est évident que la notion de trace permet d’éloigner l’écriture de l’humain10. Comme l’affirment très bien Victor Petit et Serge Bouchardon :

Le concept de trace, tout comme les multiples significations du mot chinois pour « écriture » (wen), témoigne d’une signification non humaine de l’écriture.11

Il y a deux caractéristiques de la trace qui en font un concept intéressant pour appréhender l’écriture : en premier lieu, le fait qu’une trace n’est pas nécessairement produite par un être humain et en second lieu le fait qu’elle n’est jamais intentionnelle. Tout peut laisser des traces : un être humain, bien sûr, mais aussi un animal, une plante, ou encore un objet inanimé. Le sanglier laisse une trace qui peut être suivie par le chasseur, mais aussi une pierre, en tombant, peut laisser une trace. La trace finalement est la trace d’une action, ou d’un évènement. La trace, en second lieu, n’est pas volontaire, au contraire, elle est souvent quelque chose que l’on veut masquer. Louise Merzeau, en réfléchissant sur les traces numériques, souligne ce caractère inintentionnel :

En milieu numérique, la trace est en deçà de tout cadrage méta-communicationnel. Nos actes produisent de l’information avant même qu’un message-cadre ne vienne les « intentionnaliser ».12

La critique de Christin à cette notion se fonde justement sur la dissociation entre la trace et ce dont elle est la trace. La non-intentionalité de la trace finit par devenir une rupture nette. La trace n’est donc pas seulement la trace de personne, mais en plus elle ne renvoie à rien : ce qui la caractérise, « outre l’absence de son locuteur, [c’est] l’absence de ce qu’elle désigne » (1999, 32).

On pourrait penser que l’écriture en tant que signe revendique avec force, en opposition à la trace, sa dimension humaine et intentionnelle. Mais ce n’est pas le cas dans la réflexion de Christin : le signe est quelque chose qui s’inscrit dans un ensemble de relations. En ce sens, et de façon presque contre-intuitive, la trace est dans un régime représentationnel, car elle parle de ce qui n’est plus là, tandis que le signe « est un événement inaugural, il participe d’une révélation » (1999, 32).

Si la trace n’est pas nécessairement produite par un être humain, le signe n’est jamais produit par un être humain. Il est là, inscrit, il se laisse observer. Les signes sont les étoiles qui s’inscrivent sur le support ciel et qui s’imposent à l’observation. Ce sont les entrailles des animaux13 qui aussi imposent leur organisation, l’ensemble des relations entre plusieurs organes, tissus.

Cette notion d’écriture comme signe est caractérisée par deux aspects fondamentaux : l’aspect matériel et l’aspect relationnel. L’écriture est toujours une inscription, donc matérielle. Et cette inscription est toujours en relation avec quelque chose d’autre.

Écriture technique, écriture inhumaine14

On pourrait se dire qu’en revanche la dimension interprétative de l’écriture, le fait de donner un sens à ces signes, le fait de lire, en somme, est nécessairement humaine. Interpréter les signes, comme les devins face au ciel étoilé ou face à l’animal éventré, serait peut-être ce qui redonnerait une dimension fondamentalement humaine à l’écriture. Le geste interprétatif de Christin consiste finalement à penser une unité entre lecture et écriture et à déplacer l’humanité du dispositif du côté de la lecture : c’est là que se trouverait la production de sens.

Or, plusieurs travaux en sémiotique ont démontré que ce n’est pas nécessairement le cas. Que l’on pense aux travaux en zoosémiotique (Sebeok 1968), qui montrent que l’on retrouve chez plusieurs animaux des habiletés de lecture-écriture comme moyen de communication entre individus de la même espèce ou même d’espèces différentes, ce qui met en question le primat humain relativement à l’écriture (Cf. par exemple Davis 2015).

Une autre approche qui remet en question – et de façon encore plus radicale que la zoosémiotique – l’« humanité » de la production du sens dans les processus de lecture-écriture est « la théorie du discours ouverte sur la dimension cognitive du côté de la cognition distribuée, c’est-à-dire externe, culturelle et sociale, et non internaliste et neuronale » (Paveau 2015a). Cette approche s’inscrit dans une série de théories qui essayent de remettre en question les dualismes qui ont caractérisé une bonne partie de l’histoire de la pensée :

Les grands dualismes (esprit/monde, intellect/affect, fait/valeur, homme/machine, homme/animal, etc.) sont retravaillés et remis en cause (Schaeffer 2007) au profit de visions plus complexes qui décrivent des catégories mixtes voire hybrides. (Paveau 2012)

Selon ces approches, le sens n’est pas le produit d’un être humain qui pense – l’idée de cognition internaliste –, mais d’une dynamique faite d’interactions sociales, culturelles, techniques et technologiques. Parmi les dualismes qui sont remis en question, il y a donc, bien évidemment l’opposition entre humain et non humain.

Le même questionnement des pensées dualistes se retrouve aujourd’hui dans les propositions théoriques des posthuman studies à partir du livre pionnier de Katherine Hayles (1999), jusqu’à arriver à Cary Wolfe (2010) en passant par Rosa Braidotti (2013) et Karen Barad (2007) dont l’apport fondamental est de questionner le concept même d’être humain pour concentrer l’attention sur des dynamiques complexes de production de sens et plus généralement de production du réel. Le posthumanisme n’a donc rien à voir avec certaines idées transhumanistes de dépassement de l’humain grâce à son augmentation technologique. Comme l’affirme Barad :

By “posthumanist” I mean to signal the crucial recognition that nonhumans play an important role in natural/cultural practices, including everyday social practices, scientific practices, and practices that do not include humans. But also, beyond this, my use of “posthumanism” marks a refusal to take the distinction between “human” and “nonhuman” for granted, and to found analyses on this presumably fixed and inherent set of categories. Any such hardwiring precludes a genealogical investigation into the practices through which “humans” and “nonhumans” are delineated and differentially constituted. A posthumanist performative account worth its salt must also avoid cementing the nature-culture dichotomy into its foundations, thereby enabling a genealogical analysis of how these crucial distinctions are materially and discursively produced. (2007, 32)

Typiquement, l’écriture, qu’elle soit la trace de Derrida, ou le signe de Christin, peut être pensée comme l’inscription de ces “natural/cultural practices” (où déjà l’expression binaire devrait être effacée) : la matérialité d’une « cognition externaliste »15. L’écriture s’impose donc dans son inhumanité. Une inhumanité qui davantage que de « posthumaine » devrait être caractérisée de « préhumaine » dans la mesure où la notion même d’être humain ne peut qu’émerger comme un après-coup de cette écriture.

Le fait numérique joue sans doute un rôle fondamental dans cette idée d’écriture non humaine. Il offre de multiples exemples de signes, traces et inscriptions techniques qui s’imposent comme du sens, mais qui échappent au contrôle des mécanismes de signification strictement humains. Ces écritures comportent à la fois la caractéristique de se présenter comme inscriptions de signes qui peuvent être considérés finalement comme une série de caractères ou plus précisément de lettres – simplement le résultat d’un encodage de lettres en bit : 1 lettre=8 bit, à savoir 1 byte – et la caractéristique d’être impossibles à écrire et à lire par des êtres humains. Un fichier binaire, un algorithme, une base de données sont ultimement des séries de caractères qu’un être humain peut visualiser sur un écran – ou imprimer sur une feuille de papier –, mais dont l’écriture et la lecture sont réservées aux machines.

Mais si le fait numérique fait apparaître avec évidence cette inhumanité, il n’en est absolument pas la cause16. L’écriture est toujours inhumaine. La notion même de technique pourrait être considérée comme un outil pour nommer cette inhumanité originaire. Dans ce sens, on peut lire les analyses d’Ollivier Dyens (2012) qui affirme que le langage lui-même n’est pas une invention de l’homme, mais un virus qui infecte les êtres humains et qui s’en sert comme réceptacle pour se reproduire. Le langage n’est pas comme un virus, il est un virus. Il ne cherche que sa dissémination et utilise l’humain pour la garantir (2012, 62). « Nous n’utilisons pas le langage, mais sommes utilisés par celui-ci » (2012, 64).

L’expression « écriture numérique » dans le sens d’écriture technique n’est donc qu’un pléonasme.

Écriture, texte, espace

Essayons maintenant de faire ressortir de ces premières analyses les traits caractéristiques de l’écriture notamment afin de la différencier d’autres formes d’inscription dont celle du texte.

L’écriture est une inscription matérielle17. Elle est quelque chose qui se trouve materiellement quelque part. En ce sens, en effet, une lettre est de l’écriture au moment où cette lettre est inscrite. Le quelque part – le support – émerge, lui aussi, au moment de l’inscription. La feuille de papier est un support dans la mesure où il y a des lettres qui y sont inscrites. Le support n’est qu’un après-coup de l’écriture, car il n’y a pas de support vide – un support vide n’est tout simplement pas un support – et que, d’autre part, tout peut s’affirmer comme support dès qu’il y a quelque chose d’inscrit. Le ciel est un support dès que l’étoile s’y inscrit, l’intérieur d’un animal est un support dès que des entrailles s’y inscrivent, un disque magnétique est un support dès que des signaux électriques s’y inscrivent.

Les inscriptions ont une autre caractéristique fondamentale : elles sont discrètes. Une inscription est une inscription au moment où il est possible de la considérer comme unitaire, non divisible. C’est la deuxième caractéristique de l’écriture qui ressort dans les définitions que l’on vient de citer, notamment celle de Petit et Bouchardon et de Christin. Il y a un signe, discret.

La notion de texte a du sens dès que l’on observe ces inscriptions dans un ensemble – en cela, la définition d’écriture proposée ici est plus large que celles analysées plus haut qui incluent toutes l’idée d’organisation. Le fait de tisser des relations entre des inscriptions – d’organiser l’écriture – est ce qu’on appellera ici « texte ». Comme le rappelle Samuel Archibald, « texte » est un « terme dérivé du latin texere, par lequel plusieurs langues indo-européennes ont opéré une association figée entre l’écriture et le tissu, l’acte de tisser ou de tramer. » (2009, 204). Le texte est donc une écriture organisée, ou mieux une série de relations tissées entre des éléments scripturaux indépendants. Cette organisation est évidemment elle aussi scripturale, car ces relations doivent elles aussi être inscrites, mais la spécificité du texte est de permettre des configurations relationnelles multiples. Un texte est un ensemble limité d’éléments scripturaux mis en relation d’une manière organisée.

Un livre peut être un texte si l’on considère que les lettres sont les inscriptions, les éléments scripturaux, que le livre en tant qu’objet est ce qui délimite ces éléments en les isolant d’autres éléments (les autres livres) et que les règles de lecture d’un livre – le sens de la lecture, la fonction des pages, des index, des tables des matières, de la mise en page, etc. – sont les principes organisationnels à partir desquels le texte est tissé. Ces règles sont elles aussi des inscriptions : elles se manifestent en tant que littéracie – nous savons lire 18–, mais cette littéracie ne peut avoir lieu que parce qu’elle est, elle aussi, inscrite quelque part – dans d’autres livres qui apprennent à lire, par exemple, dans des livres de grammaire19. Mais un texte peut être aussi un ensemble de livres – que l’on pense à la notion d’intertexte (Kristeva 1969) – ou tout simplement un ensemble de deux mots ou deux lettres, ou encore un algorithme, ou aussi l’intérieur d’un animal, ou la portion de ciel observable à un moment donné dans un endroit particulier à des fins de devination.

Dans ce sens, on peut interpréter les différentes « couches » d’écriture qui caractérisent l’écriture numérique comme différents textes coexistants. Comme l’affirme Julia Bonaccorsi :

[L]a question de l’inscription posée dans le contexte numérique conduit à différencier plusieurs couches d’écriture (Cotte, 2011). D’abord, du point de vue du codage binaire propre du texte : on considère alors la couche de programmation (ou paquets de données numériques) qui stabilisent les différentes formes d’affichage du texte en tant que forme lisible, c’est le « niveau profond ». Ensuite, du point de vue de sa production/édition, le texte est supporté par un architexte logiciel qui le place dans un lieu déjà inscrit et sémiotique, un « niveau de surface ». Enfin, le troisième niveau est celui du texte, que Sylvie Leleu-Merviel désigne comme « niveau abstrait », ou plus précisément, comme une représentation abstraite du document (Leleu-Merviel, 2004). (2012, 28)

Si pour Bonaccorsi le texte se situe seulement au dernier niveau, selon la définition donnée plus haut, on pourrait affirmer que chaque couche d’écriture est un texte. Évidemment, ici aussi, on présuppose que la lisibilité par un être humain ne soit pas la condition pour pouvoir parler de texte20. La condition est celle de l’organisation : mais l’ensemble des couches citées – auxquelles, par ailleurs, on pourrait ajouter une multitude d’autres couches intermédiaires ou plus profondes – sont des organisations à elles-mêmes. Ainsi, une page Web est à elle seule un texte, un tweet est un texte, mais aussi, comme le montre bien Vandendorpe, l’hypertexte est une autre forme de « tissage »21. Mais au même titre, les algorithmes, les formats, les protocoles, les bases de données, les interfaces de programmation (API) sont des formes de texte. Et encore, les inscriptions sur un support magnétique qui peuvent être lues par la machine comme des 0 et des 1 sont elles-aussi des textes22

Or, si l’on peut considérer que tous ces niveaux d’écriture, en tant qu’éléments scripturaux discrets structurés en un ensemble de relations, sont du texte, il devient nécessaire de s’interroger sur la valeur opérationnelle de ce dernier. L’architexte – pour utiliser la notion développée par Emmanuel Souchier et Yves Jeanneret (1999) – est un texte. Or, l’architexte est de fait aussi une machine qui produit des textes. Chaque niveau scriptural identifié par Bonaccorsi a la capacité de produire d’autres textes, car tous ces niveaux sont justement des textes qui – comme un livre de grammaire – dictent les règles de la production de textes de niveau supérieur. Mais à la différence du livre de grammaire, ces textes ne se limitent pas à dicter les règles, ils ont aussi le pouvoir opérationnel de produire directement. C’est le cas aussi d’autres formes d’écriture, typiquement les algorithmes.

Le texte acquiert donc une valeur opérationnelle. Comme le montrent Souchier et Jeanneret, le texte fait des choses, il produit d’autres choses. D’autres textes, bien évidemment, mais parmi les textes produits par le texte il y en a une forme particulière : des textes que l’on peut habiter, des espaces. Le Web – en tant que grand texte – ne peut en effet plus être considéré comme un texte à regarder : il est désormais – et de façon de plus en plus évidente – un texte à habiter23. Et avec le Web, l’ensemble des environnements numériques sont des infrastructures qui produisent des espaces : des relations entre des éléments scripturaux – justement inscris de façon discrète – qui organisent les rapports de distance et de proximité, de visibilité et d’invisibilité, d’accessibilité et d’inaccessibilité, de position centrale ou périphérique de l’ensemble des objets qui peuplent le monde.

Dans ce sens, l’espace numérique est une forme de texte. L’écriture numérique prend donc une valeur architecturale.

Écriture et architecture

Mais faisons un pas en arrière et essayons de donner une définition plus précise de l’espace24. L’espace n’est pas juste un contexte donné dans lequel nous – en tant qu’êtres humains – nous trouvons. Cette idée est celle que critique Henri Lefebvre dans son célèbre essai sur l’espace en disant que :

Penser l’espace à la manière d’un « cadre » ou d’une boîte, dans laquelle entre n’importe quel objet pourvu que le contenu soit plus petit que le contenant, et que celui-ci n’ait d’autre affectation que de garder le contenu, c’est sans doute l’erreur initiale. (1974, 112)

En s’appuyant sur le Maurice Merleau-Ponty de la Phénoménologie de la perception et sur son interprétation phénoménologique de l’espace, Peppe Cavallari le définit comme « le moyen par lequel les choses peuvent se disposer » et plus précisément – et c’est là les mots de Merleau-Ponty – comme « la puissance de connexion » des choses (2018, 78). L’espace est donc un agencement dynamique qui permet et structure des relations. Or, ces relations entre objets, choses sont « produites » selon l’idée de Lefebvre et ne sont jamais données. Les infrastructures, typiquement, contribuent à cette production de l’espace. Or, le fait numérique a un impact majeur sur cette production spatiale. Il réagence l’ensemble des relations qui constitue l’espace – ou plutôt les espaces. Si l’on veut décrire une situation spatiale quelconque, il est impossible de ne pas tenir en compte l’infrastructure numérique qui a toujours un rôle prépondérant dans son émergence.

Proposons un exemple : une maison est un espace en ce qu’elle propose des relations entre des objets : il y a une différenciation entre un intérieur et un extérieur, tracé grâce à des briques qui délimitent le périmètre du bâti. Il y a des relations entre pièces, marquées au travers des murs, des portes, des couloirs. Il y a des relations entre visibilité et invisibilité – des lieux plus ou moins visibles, des choses plus ou moins visibles, plus ou moins centrales, etc. – produites aussi par les murs, les fenêtres, les portes, mais aussi les lumières, les rideaux, etc. Cet agencement de relations permet d’habiter l’espace de la maison : concrètement, il permet que quelque chose y prenne lieu, s’y passe. Mais aujourd’hui les éléments que nous venons de citer ne sont qu’une petite partie des forces en jeu dans la production de la maison en tant qu’espace. Il faudra déjà savoir si la maison dispose d’une connexion Internet. Déjà le fait d’en disposer ou pas est une première caractéristique d’agencement de l’espace. Si elle en dispose, l’ensemble des relations sont restructurées. Il y aura tout d’un coup d’autres choses et d’autres objets qui rentreront en relation, qui deviendront plus ou moins visibles, plus ou moins centrales, plus ou moins distantes25.

L’espace est donc numérique en ce qu’il est un ensemble de relations entre les choses et que ces relations sont tissées par une série d’éléments dont une partie est numérique. Cavallari va encore plus loin et souligne comme l’espace numérique devient un « espace de raccordement » entre tous les autres espaces :

[l’espace numérique] est devenu l’espace, réel et pratique, de raccordement de tous les autres espaces, matériels, symboliques et sociaux. La connexion au réseau et la multitude de services et applications disponibles en ligne ne se substituent pas à l’espace « pré-numérique » : elles s’incorporent, plutôt, dans la logique (qui est aussi stratégie industrielle) de mise en réseau de toute chose. (2018, p89)

Mais de quoi est fait cet espace ? D’écriture. L’espace est toujours le résultat d’une organisation scripturale, il est toujours de l’écriture organisée en texte. Si cela est vrai même dans les espaces prénumériques, le fait numérique rend cette affirmation encore plus évidente. Suivant la suggestion d’Enrico Agostini-Marchese26 et reprenant avec lui les analyses de Carl Schmitt (2017) sur le rapport entre espace et nomos, pour comprendre l’espace il faut revenir à la ligne qui démarque la séparation entre deux pâturages : originairement, selon Schmidt, nomos signifie justement pâturage. Ensuite :

[nomos] s’est progressivement mis à signifier « partage », « division impliquant une idée d’ordre » et, enfin, « usage », « coutume ayant force de loi » ainsi que la loi elle-même. Dans cette perspective, un enracinement spatial engendre des pratiques qui deviennent ensuite normatives. (2017)

Laissons de côté les implications normatives de cette idée d’espace – un espace porte toujours des valeurs et représente et produit des visions du monde27 – qui même si elles sont fondamentales excèdent les intérêts de ce texte. Concentrons-nous sur la dimension manifestement scripturale de l’émergence spatiale : l’espace est une organisation d’éléments qui se fait par le biais d’une écriture. La ligne qui délimite deux champs est l’élément scriptural qui fait émerger les champs en tant que champs. L’espace – un agencement de champs – est le texte – le tissu – qui dérive de cet agencement scriptural. Et évidemment, l’écriture – ces lignes qui démarquent – n’est pas nécessairement humaine. Elle est plutôt préhumaine, dans la mesure où elle s’impose avant toute action humaine et elle fait émerger par la suite l’acteur humain. La configuration du terrain, la situation d’un arbre, le passage d’une rivière, l’orientation du soleil, les ombres, les hauteurs, la composition de la terre sont tous des éléments scripturaux qui participent à l’organisation de l’espace comme texte. La ligne de démarcation se situe dans ces éléments, parfois elle est l’un de ses éléments (la rivière qui sépare deux champs), parfois elle est un mélange d’éléments – le sol creusé, entre un arbre et un piquet.

L’écriture numérique se situe dans la continuité de cette écriture ancestrale. La relation entre deux personnes est, par exemple, déterminée par l’ensemble des protocoles d’échange de données des différentes applications, plateformes et services dans lesquels ces deux personnes existent en tant que personnes. Or, ces protocoles sont écrits, ils sont, dans le sens le plus propre, une série de caractères inscrits dans un ou plusieurs supports particuliers. Encore ces protocoles se structurent en strates autour de protocoles plus « bas », eux aussi écrits, et finalement se greffent sur des infrastructures qui sillonnent – comme les lignes de Schmidt – nos territoires : des câbles, des antennes, des infrastructures numériques de tout type.

Écriture et éditorialisation

L’espace est numérique. Cet espace est un texte : une écriture organisée.

Une notion qui peut aider la compréhension de cet espace scriptural est celle d’intelligence collective, développée par Pierre Lévy en 1997 (1994). Déjà en 1997, Lévy identifiait la dimension spatiale du fait numérique28. C’est ce que Lévy appelle « l’Espace du savoir ». Cet espace serait le quatrième « espace anthropologique » après la Terre, le Territoire et l’Espace de la marchandise, autant d’espaces qui ont caractérisé la façon des êtres humains d’habiter le monde. La Terre est l’espace ouvert par les nomades : elle repose sur le langage, la technique et l’organisation sociale (la religion pas exemple). Le territoire – espace qui émerge avec la sédentarisation du néolithique – se fonde sur l’apparition de l’agriculture, la ville, l’État et l’écriture. À partir du XVIe siècle apparaît l’espace des marchandises, qui se base sur le flux d’énergies, de matières premières, de marchandises, de capitaux, de main-d’œuvre et d’informations.

Ces espaces dont parle Lévy sont des organisations scripturales dans le sens défini plus haut dans ce texte. Ils sont écriture. La perspective de Lévy est certes anthropocentrique – et en cela, incompatible avec celle que propose ce texte : Lévy souligne, par exemple que « Seuls les humains vivent sur la Terre ; les animaux n’habitent que des niches écologiques. » (loc 263) en plaçant la production du sens exclusivement dans le domaine de l’humain29. En cela, Lévy s’inscrit dans la tradition selon laquelle l’activité symbolique – et au-dessus de toutes l’écriture – est ce qu’il y a de plus proprement humain.

Mais cet anthropocentrisme peut être remis en question justement alors qu’on arrive à l’Espace du Savoir30. Il s’agit d’un espace où le savoir en tant qu’organisation complexe de relations vient à correspondre à la réalité. Il y a dans cet espace une fusion entre parole et réalité, entre activité symbolique et structuration performative du réel31.

Le cyberespace, dans le mélange qu’il propose d’activités humaines – individuelles et collectives – et de moyens techniques, fait émerger quelque chose de différent, qui transcende l’individu et – probablement – aussi l’espèce humaine.

Le régime de production et de distribution du savoir ne dépend pas seulement des particularités du système cognitif humain, mais également des modes d’organisation collective et des instruments de communication et de traitement de l’information. (1994, loc 2771)

Lévy rappelle, par ailleurs, l’idée d’une intelligence externe aux individus qu’on peut lire entre les lignes du De anima d’Aristote (III,4) et qui a été au centre de la réflexion médiévale sur l’intellect agent.

Premièrement, Al-Fârâbî et Ibn Sina ont placé au cœur de leur anthropologie l’idée d’une intelligence unique et séparée, la même pour l’ensemble du genre humain, que l’on peut donc considérer, avant la lettre, comme un intellect commun ou collectif. Ce « conscient collectif » a été nommé l’intellect agent par ces mystiques aristotéliciens parce que c’est une intelligence toujours en acte — qui ne cesse de contempler des idées vraies — et qui fait passer à l’acte (qui rend effectives) les intelligences humaines en émettant vers elles toutes les idées qu’elles perçoivent ou contemplent. (1994, loc 1369)

L’idée d’écriture présentée dans ce texte peut être interprétée comme une radicalisation de cette piste d’extériorisation de l’intelligence. La « cognition humaine » n’est que le résultat d’une série complexe de dynamiques d’inscription qui sont ontologiquement – et occasionnellement aussi chronologiquement – préhumaines. La cognition humaine est un après-coup d’une organisation scripturale qui précède l’espèce humaine ainsi que la notion même d’humain.

Encore : l’espace est numérique, car le fait numérique est au centre de l’organisation de relations scripturales qui produisent l’espace aujourd’hui. Et cet espace est – comme toujours, et comme l’admettrait aussi Lévy – un texte, une organisation scripturale.

Ces deux thèses sont au centre de la théorie de l’éditorialisation. En 2016, le signataire de ce texte définissait l’éditorialisation comme :

l’ensemble des dynamiques qui produisent et structurent l’espace numérique. Ces dynamiques sont les interactions des actions individuelles et collectives avec un environnement numérique particulier. (Vitali-Rosati 2016)

Agostini-Marchese critiquait la fin de cette définition en affirmant que le mot « environnement » devrait plutôt être remplacé par le mot « milieu » (2017). Ce remplacement permettrait de mettre :

en relief l’entrelacement de la pluralité des actions des acteurs spatiaux et du caractère multiforme propre à l’espace-milieu. [Il] rend compte aussi des nombreuses situations spatiales qui se vérifient à l’intérieur du numérique : utiliser le protocole d’un téléphone intelligent pour se connecter à Internet n’entraîne pas la même situation spatiale qu’utiliser son ordinateur. (2017)

En radicalisant la suggestion d’Agostini Marchese, on peut aller plus loin dans la reformulation de cette définition. En effet même si elle cherchait à éviter l’opposition homme-machine, elle se limitait à parler d’une interaction d’actions avec un environnement. On pourrait interpréter cette définition en disant qu’il y a finalement des êtres humains qui interagissent avec des machines. Le mot « milieu » permet effectivement de contrer cette essentialisation: le milieu vient avant ce dont il est milieu, car il en est la condition de possibilité. Il y a une fusion entre actions et milieu: l’écriture de l’éditorialisation se fait dans une unité préhumaine qui se manifeste en tant que milieu.

Il n’y a pas des individus, des collectivités et des environnements numériques qui interagissent et donnent lieu à l’espace numérique. Il y a plutôt un espace qui est le résultat dynamique d’un ensemble d’interactions entre forces différentes. De ces interactions émergent après-coup des individus, des collectivités et des environnements numériques.

Il faut aussi ajouter à cette définition l’élément scriptural qui n’était pas explicité :

L’éditorialisation est l’ensemble des dynamiques qui constituent l’espace numérique en tant qu’organisation textuelle d’éléments scripturaux. Ces dynamiques sont le résultat de forces et d’actions différentes qui déterminent après-coup l’apparition et l’identification d’objets particuliers (personnes, communautés, algorithmes, plateformes…).

En ce sens, l’éditorialisation peut être pensée comme l’ensemble des conditions matérielles de médiation qui déterminent l’émergence d’un monde. L’éditorialisation est un accès au monde qui se fait avec le monde lui-même.

Un exemple pourra éclaircir la définition. Un individu X est le résultat d’une série de dynamiques qui définissent cet individu et le font apparaître. X est ce qui émerge d’un processus toujours en mouvement qui implique des forces et des actions différentes: des algorithmes, des clics, des agencements de données qui font en sorte que la requête au nom de « X » sur Google donne un certain résultat, que les profils de X dans les différentes plateformes sont plus ou moins visibles, affichés d’une manière ou d’une autre et que, finalement, X est cette personne particulière (il fait un métier particulier, il a un certain visage, certains traits, il est l’ami de… etc.).

Ces dynamiques sont des médiations inscrites et matérielles : elles sont, concrètement, de l’écriture qui s’organise en texte.

François Bon est un espace

La théorie de l’éditorialisation a une caractéristique fondamentale : elle refuse toute identification d’un – ou plusieurs – énonciateur(s). C’est la différence fondamentale de la notion d’étitorialisation par rapport à l’idée de « curation de contenus », mais aussi ce qui l’éloigne des théories de l’énonciation éditoriale ou de la redocumentarisation.

Il n’y a pas un énonciateur et donc il n’est pas possible d’identifier plusieurs niveaux d’énonciation. L’écriture est originaire par rapport à l’énonciateur, ce qui signifie que les énonciateurs – et leur situation particulière – ne sont que des après-coups de l’écriture. L’éditorialisation essaie de prendre en compte les dynamiques scripturales desquelles il peut ensuite émerger des énonciateurs. Selon la théorie de l’énonciation éditoriale, il y aurait un auteur, un éditeur et d’autres instances qui contribueraient à la production du texte et à l’émergence de son sens. Selon la théorie de l’éditorialisation il y a des dynamiques scripturales qui font émerger des organisations spatiales desquelles émergent ensuite des éléments qu’on peut hypostasier en auteur, éditeur, support, architexte etc.

Qui est par exemple l’énonciateur de ce texte ? Il n’y a pas de fonction d’énonciation unitaire et on ne peut pas non plus en différencier plusieurs (énonciation auctoriale, éditoriale, etc.). Le nom de l’auteur est une hypostase. Les noms cités sont d’autres hypostases. L’énonciateur est un ensemble hétérogène de dispositifs techniques – annotations, textes, liens, algorithmes de recherche, outils d’écriture, outils bibliographiques – qui font peut-être émerger des noms comme des après-coups. Le nom de l’auteur, des annotateurs, des éditeurs, ne sont que les après-coups cristallisés et hypostasiés des fonctions dynamiques de production de l’écriture et de l’organisation textuelle.

L’énonciateur

Ce texte se terminera avec une étude de cas, significative dans le domaine de l’écriture numérique francophone. L’étude d’un nom qui semble être celui d’un acteur fondamental de la production littéraire en environnement numérique : François Bon. La question à laquelle nous essayerons de répondre pour clore cette réflexion est : de quoi François Bon est-il le nom ?

Écrivain actif depuis 1982 – année de sortie de son premier livre, Sortie d’usine – Bon crée son site internet en 1997. Le tiers livre n’est pas seulement un support numérique où un auteur publie ses textes : Le tiers livre devient vite un chantier, un atelier32, une fabrique d’écriture qui commence à avoir un impact considérable sur l’ensemble de l’écriture francophone. La création de Remue.net en 2000 – revue qui associe des centaines d’écrivains – est un catalyseur ultérieur. Mais l’activité foisonnante de Bon ne se limite pas à quelques sites – pour autant qu’ils soient riches de contenus : il est sur Twitter et déclenche une activité communautaire intense et rhizomathique, il est sur YouTube où il multiplie les vidéos en devenant un véritable nœud d’un réseau très large d’écrivain-e-s, lecteurs, universitaires, mais aussi plateformes, espaces de discussions33

Cette dynamique – qui pourrait bien être saisie avec le concept de « littérature brouhaha » développé par Lionel Ruffel (2014) – est entretenue par l’écriture en tant que geste. Comme le souligne Gilles Bonnet :

la pratique d’une écriture numérique, loin de combler cette disponibilité à l’écriture, en la satisfaisant presque constamment et immédiatement, contribue à l’entretenir vive, voire à la susciter plus énergiquement encore. (2017, 164)

Le geste d’écriture de Bon met profondément en question l’idée d’un écrivain qui écrit. De quoi François Bon est-il donc le nom ?

Les thèses formulées dans ce texte imposent une piste pour une réponse: François Bon est une dynamique d’éditorialisation, il est un agencement spatial, le nom d’un espace habitable. En d’autres termes : ce n’est pas François Bon – en tant qu’être humain – qui écrit, c’est l’écriture qui produit François Bon. Ou alors : François Bon est le nom qu’on peut donner à cette émergence scripturale qui non seulement dépasse, mais surtout précède l’être humain François Bon.

Or, cette idée semble aller à l’encontre des affirmations de Bon lui-même. L’écrivain revendique en effet une dimension « artisanale » de son travail et, comme l’affirme Bonnet :

qu’un écrivain se dise si explicitement « artisan » constitue une claire dénonciation des mythes de dépersonnalisation de l’acte créateur par quelque culte de l’inspiration –- forcément subie : l’artisan, lui, recouvre la responsabilité de son faire, et postule de même un moi agissant. (2017, 112‑13)

Mais en même temps, le geste d’écriture, tel qu’il se multiplie dans nombre de plateformes et se disperse dans d’innombrables lieux différents, met en crise l’unité de l’écrivain comme sujet de l’acte d’écrire: Si la dimension artisanale semble impliquer une dépendance de l’écriture du geste humain, cette multiplicité questionne l’essence même de l’humain en tant qu’individu :

C’est désormais l’individu qui est collectif, l’auteur qui se diffracte en de multiples micro-identités sur divers supports et plateformes, selon des périodicités elles aussi plurielles : une activité quotidienne de veille sur Twitter peut coexister avec une mise à jour quotidienne d’un blog et hebdomadaire d’un site, par exemple. (Bonnet 2017, 95)

À cela s’ajoute le rôle fondamental de l’environnement numérique dans le geste d’écriture. Erika Fülöp (2018) le souligne à propos du choix de Bon d’investir la plateforme Youtube pour « écrire » son vidéo journal. Si écrire en vidéo signifie – comme le dit Bon – « écrire plus fort »34 c’est aussi et surtout pour le réseau créé par la plateforme : « La logique de la plateforme de publication affecte donc le produit tout autant que l’outil de l’enregistrement et l’environnement numérique en général. »

François Bon est une dynamique d’éditorialisation en ce qu’il émerge du texte qu’il habite et qu’il continue d’écrire. On peut donc prendre très au sérieux le fin de son CV sur son site :

Cependant, la révélation que l’auteur habitait depuis de nombreuses années dans son site Internet provoque un certain émoi et beaucoup de sensation et d’interrogation dans le monde numérique et ce qui pouvait encore survivre alors du monde littéraire. (s. d.)

Bon peut habiter dans son site Internet, car il est finalement le nom de la dynamique qui produit l’espace dont ce site est une partie. Il est cet ensemble de forces et d’actions différentes qui produisent l’espace numérique en tant qu’organisation textuelle.

L’écriture organisée en texte est un espace duquel émergent comme des après-coups, les communautés, les plateformes, les individus…

On pourrait objecter qu’on peut dire la même chose des écritures prénumériques. Prenons l’exemple d’Aristote : n’est-il pas vrai que le nom Aristote se réfère à une série de dynamiques complexes d’écriture, d’inscriptions organisées, dans un temps très long, qui donnent origine à un espace duquel émerge une communauté ? Il est évident que parler d’« Aristote » signifie parler des conditions matérielles d’écriture, transcription, circulation, traduction, commentaire, interprétation des textes dans des conditions et dans des contextes sociopolitiques particuliers. On pourrait faire l’histoire des « livres d’Aristote », de leur transmission à Nélée, de leur enterrement, de l’incapacité des grandes bibliothèques de les récupérer, du Lycée à l’époque de Staton, de la réapparition des textes à Rome après la fin des empires hellénistiques, de la circulation des textes en arabe, puis en latin de leur réapparition en grec pendant la Renaissance, du rôle joué par l’impression, par les maisons d’édition… Aristote est le résultat de l’organisation de ses inscriptions, une organisation qui fait émerger, elle aussi, un espace qui est ensuite habité par une communauté : Aristote est, en ce sens, lui aussi une dynamique d’éditorialisation.

Cet exemple montre sans doute que le fait numérique ne peut pas être considéré comme une révolution et qu’on ne peut que le comprendre dans la continuité. Mais il y a une différence de degré, entre l’exemple d’Aristote et celui de Bon. L’écriture aristotélicienne crée un espace sans doute, mais l’habitabilité de cet espace n’est pas immédiate. Il y a des relations entre des textes, des personnes, des techniques, des supports, des discours et ces relations font émerger un réseau qui est ensuite un lieu habitable par une communauté qui se ressemble autour des écrits d’Aristote, en identifiant ces écrits comme quelque chose qui a une valeur.

Dans le cas de Bon, l’écriture est immédiatement un espace habitable. Elle produit les relations de l’espace numérique en rappochant matériallement des choses, en produisant l’apparition de personnes… Les communautés émergent suite à l’apparition de l’espace. La communauté littéraire numérique francophone existe comme contre-coup de Bon en tant qu’espace – et dans ce sens il y a une continuité avec le cas d’Aristote. Mais l’espace de Bon n’est pas un espace séparé – comme celui d’une communauté savante qui peut émerger autour d’Aristote. Il est l’espace où nous vivons, le même où ont lieu toutes les autres actions.

La fonction d’éditorialisation François Bon produit un espace concret, où peut émerger de l’action35. L’écriture Bon est celle qui permet l’apparition d’un lieu où se forment ensuite une communauté littéraire, des écrivains, des oeuvres. Plus précisement : les textes de Bon sur son site Le tiers livre – une écriture qui se fait dans le cadre d’une plateforme particulière, SPIP, qui produit à la fin du HTML, indexé par des moteurs de recherche – les écritures de Bon sur Twitter, Youtube, Instagram, sur d’autres sites – Remue.net, par exemple ⁻- deviennent un cadre structurant. C’est un cadre structurant et plus exactement un espace non seulement parce que l’activité scripturale de Bon devient, à partir de la fin des années 1990, un modèle pour d’autres écrivains, mais surtout parce que d’autres actions d’écriture peuvent se produire à l’intérieur du cadre d’écriture établi par ces premières inscriptions.

Et alors SPIP, une plateforme faite d’écriture – du code php qui produit encore de l’écriture en HTML – devient un CMS pour la littérature, justement à cause de l’écriture Bon qui le structure. Twitter – aussi fait d’écriture – devient un lieu d’échange littéraire parce qu’il est façonné par l’écriture Bon. Youtube, Instagram… et plus encore l’ensemble de relations complexes entre ces plateformes sont le produit d’une écriture littéraire qui fait émerger l’espace où des personnes discutent, deviennent écrivaines, produisent encore de l’écriture qui fait émerger des oeuvres. L’écriture Bon n’est pas principalement un texte littéraire ou une ouvre, mais la condition de possibilité d’autres actions.

Il faut encore souligner que l’espace dont François Bon est le nom n’est pas un espace parallèle : ce n’est pas seulement l’espace de la littérature, ce l’espace où on vit. Dans les mêmes lieux, dont l’écriture Bon est l’une de fonction d’agencement, se passe notre vie quotidienne : c’est là où se trouvent nos activités de travail, notre lieu d’échange avec nos proches, notre lieu d’achat, de gestion de notre vie, de renseignements, de jeu…

C’est pour cette raison que, s’il est vrai que l’écriture numérique doit sans doute être comprise dans la continuité des autres formes d’écriture, la valeur architecturale des textes qui s’organisent à l’époque du numérique est plus forte, plus évidente. Les textes deviennent la forme architecturale par excellence, le mode de construction de nos lieux de vie. Ils agencent les relations entre les objets qui composent nos réalités. Ce sont des véritables espaces. Le texte numérique est un espace de convergence.

Appendix - Quelques inscriptions concernant l’émergence de ce texte

Proposition de contribution: « Textuel, textiel. Repenser la textualité numérique »

email d’Ingrid Mayeur du 7 juin 2018 Cher Marcello,

Nous avons eu le plaisir d’échanger en mars dernier, lors de la journée d’étude de l’IRIHS à Rouen, sur la manière dont les humanités numériques traitent la question éditoriale et la circulation des textes en réseau. Je me permets à présent de te recontacter au sujet d’un numéro de revue que Marie-Anne Paveau et moi-même souhaiterions mettre en chantier, qui serait consacré aux frontières du texte numérique interrogées par le prisme du « textuel", soit (en très bref) de ce qui « fait texte » aux yeux des scripteurs et des lecteurs dans l’environnement du web. Nous soumettrions le numéro à la revue Corela (https://journals.openedition.org/corela/), en vue d’une parution à l’automne 2019. Tu trouveras ci-joint l’argumentaire ainsi que les détails pratiques (calendrier prévisionnel, normes rédactionnelles, etc.); nous serions très heureuses de pouvoir compter sur ta contribution. En te remerciant d’avance de ta réponse,

Cordialement,

Ingrid

Réponse de MVR

Chère Ingrid, chère Marie-Anne, merci pour cette proposition! Très bel appel - il faut que j’apprenne à en produire de si bien structurés et inspirants. vous tombez vraiment bien… je commençais aujourd’hui à travailler sur un projet d’article sur « Qu’est-ce que l’écriture numérique?".

Mon travail des dernières années a eu comme objectif de penser les écritures numériques comme le matériel architectural de l’espace dans lequel nous vivons. C’est ce que j’essaie de dire dans mes textes sur l’éditorialisation. Mais j’aimerais préciser mon idée d’« écriture » et, pourquoi pas, de « texte ».

En plus je serais ravi d’écrire dans un numéro dirigé par vous deux - je n’ai jamais rencontré Marie-Anne, mais j’apprécie beaucoup son travail!

Et pour finir: la revue est en accès libre, ce qui est pour moi, désormais, une condition pour publier.

Donc oui, très volontiers.

Une petite chose - mineure, mais autant vaut le dire maintenant. Les temps de publication sont assez importants pour moi en ce moment. Pour une série de raisons, il serait important pour moi d’avoir un accord de publication (article accepté, en cours de publication) au plus tard au printemps 2019 - ce qui est prévu dans votre calendrier. Je pourrais aussi vous envoyer mon texte avant les dates prévues si cela peut aider. Et j’aimerais aussi garder le droit d’une diffusion preprint avant publication (sur mon blog) - en indiquant évidemment que le vrai article va sortir sur la revue. Ce n’est pas un deal breaker, cependant.

En tout cas, je vous envoie un abstract avant septembre amitiés m

Réponse d’Ingrid Mayeur

Cher Marcello,

Un grand merci pour ta réponse. Concernant tes demandes: (i) en effet, en avril 2019, il est prévu selon le calendrier prévisionnel que les articles aient été expertisés, donc en principe pas de problème sur ce point; (ii) pour la diffusion du pré-print sur ton blog, à titre personnel j’y serais tout à fait favorable, mais je pense que ni Marie-Anne ni moi-même n’ayons vraiment notre mot à dire là-dessus: la décision relève probablement du comité éditorial de Corela. Nous allons nous renseigner et te tenons au courant. Bien à toi,

Ingrid

Réponse de MAP

bonjour marcello pas de pb pour le preprint, légalement la version auteur t¹appartient donc la revue n¹a rien à dire au plaisir de te rencontrer ! marie-anne

Réponse de MVR 9 juin

Chères Ingrid et Marie-Anne, comme promis, voici ma proposition. Je sais que je suis en avance, mais elle était déjà prête… Le résumé est un peu plus long que ce que vous demandez (629 mots): je peux le couper si besoin.

Si vous avez des commentaires ou s’il vous semble nécessaire de l’orienter différemment, n’hésitez pas à me le dire

amitiés m

Proposition soumise

Prénom: Marcello

Nom: Vitali-Rosati

Statut: Professeur agrégé

Rattachement: Université de Montréal

Titre: Qu’est-ce que l’écriture numérique?

Résumé

Il est évident que le statut du texte change profondément à cause de l’impact des technologies numériques. D’une part, dans les environnements numériques le texte est partout: les images, les vidéos, les clics, les objets et même les actions sont en réalité des séries de caractères (Mathias 2011). D’autre part, le texte acquiert une valeur opérationnelle. Comme le montrent Souchier et Jeanneret (1999) avec la notion d’« architexte", le texte fait des choses, il produit d’autres textes ou des actions. La thèse que je souhaite soutenir dans cet article est que ces changements en impliquent un autre: le texte devient un matériel architectural, dans le sens propre du mot - à savoir, et en dehors des métaphores, il est l’élément qui structure matériellement l’espace dans lequel nous vivons.

Cette thèse est à la base de la théorie de l’éditorialisation, notion qui peut être définie comme « l’ensemble des dynamiques qui produisent l’espace numérique." (Vitali-Rosati 2018)

Pour démontrer cette thèse, mon article proposera un travail de définition d’une série de notions qui sont liées à celle de texte avec l’objectif de saisir ce qu’est l’écriture numérique, ou, de façon plus générale, ce que devient l’écriture à l’époque du numérique.

Dans ma nomenclature je démarrerai de ce que nous suggère l’étymologie latine du mot « texte". En élargissant la conception de Jean-Michel Adam citée dans l’appel (2005, 14) - je considérerai le texte en tant qu’organisation de relations entre des objets divers: le texte est un tissu, un ensemble de liens entre une multitudes de fils.

Dans ce sens l’écriture et l’acte d’écrire consistent à produire un texte en créant ces relations. L’écriture est l’action de produire une trace permanente, qui reste inscrite quelque part après la fin de l’action d’écriture. En ce sens, l’inscription de quelques lettres sur une feuille de papier est un cas particulier d’écriture, mais aussi l’action de tracer une ligne dans un champ pour délimiter une frontière entre deux propriétés, ou l’action de frayer un chemin dans une forêt en coupant quelques arbres sont des formes d’écriture. Ainsi, comme le montre bien Vandendorpe, l’hypertexte est-il une autre forme de « tissage" (1999). Mais au même titre, les algorithmes, les formats, les protocoles, les bases de données, les interfaces de programmation (API) sont des formes de texte.

Il est important de souligner que ces traces sont quelque chose de matériel, elles sont inscrites quelque part - sur un morceau de papier, sur un terrain, sur un territoire. C’est à partir de la matérialité des inscriptions qui font les textes que je montrerai la fonction architecturale du texte et de l’écriture. Écrire devient ainsi un synonyme de bâtir et chaque espace peut être analysé comme l’ensemble organisé de traces inscrites.

La notion d’espace sera centrale dans mon argumentation. À partir des analyses de ce concept proposées par Lefebvre (1974) et Schmitt (1997), je défendrai une définition d’espace en tant qu’« ensemble de relation entre des objets“. Ces relations, tissées en un - ou plusieurs - texte à travers des actes d’écriture, produisent le « milieu” (Merzeau 2014) dans lequel nous habitons.

Or, si, à partir des années 1990, les technologies et les infrastructures informatiques ont été souvent analysées comme si elles produisaient un espace autre, séparé de l’espace physique (notamment Serres 1994), plus récemment, suite aussi aux mutations des technologies et surtout des pratiques, les chercheurs ont tendance à ne plus considérer l’espace numérique en rupture par rapport à l’espace prétendument non-numérique. Nous vivons désormais dans un espace hybride, que les infrastructures informatiques participent à construire et à structurer (Beaude 2012). Par conséquent, nous pouvons affirmer que l’espace dans lequel nous vivons est un espace numérique.

Grâce à cette analyse j’espère donner des outils pour comprendre les caractéristiques spécifiques des espaces numériques et en particulier les valeurs qu’il portent et les rapports entre privé et public qu’ils mettent en place.

Réponse de Ingrid Mayeur à la proposition de MVR On 2018-06-15 02:42 AM, ingrid.mayeur@uliege.be wrote:

Cher Marcello, Merci pour l’envoi rapide de ta proposition. Après échange avec Marie-Anne, on se demandait s’il n’y avait pas, dans ton argumentaire, une indétermination d’objet entre texte, écriture et espace numérique. D’où, soit les trois notions fonctionnent ensemble et il faudrait alors l’énoncer comme tel, soit les trois notions se recouvrent un peu (ce qui de prime abord nous paraît être le cas), et il faudrait clarifier la manière dont ça se joue. Cela dit, il semble que ta contribution vise justement un travail de clarification des concepts liés à la notion de texte; du coup, si tu pouvais veiller, dans ton article, à marquer clairement les articulations et conserver une focale sur les opérations de textualisation, sur ce qui permet de “faire texte” dans l’environnement numérique, on serait alors pleinement dans la ligne du numéro. Est-ce que ça te paraît OK?

Autre chose: nous trouverions intéressant d’exploiter le fait que la revue Corela est une publication numérique pour diffuser des articles “numériqués” au sens où l’entend Marie-Anne, qui en fait une catégorie de scripturalité correspondante à celle des énoncés numériques natifs (https://journals.openedition.org/itineraires/2313). Elle est en cela distincte des écrits “numérisés”, résultant d’un portage vers le web, ainsi que des écrits “numériques” élaborés dans des logiciels informatiques, mais qui ne sont pas pensés dans l’optique d’une mise en relation hypertextuelle. Concrètement, cela concernerait au premier chef l’enrichissement hypertextuel des articles, mais aussi, peut-être, l’adjonction de matériaux plurisémiotiques (comme des animations par exemple). Le comité éditorial de Corela étant tout à fait favorable à cette proposition, nous encourageons les auteurs à user des potentialités du texte numérique dans leur rédaction - ce qui serait assez bienvenu d’ailleurs, vu la thématique du numéro.

Nous restons à ta disposition pour toute précision nécessaire. Belle journée,

Ingrid

Conseils de lecture

Site à une discussion avec Servanne Monjour, j’ajoute à ma bibliographie: (Christin 1999) (Petit et Bouchardon 2017)

Franois Bon et Napoléon, une piste abandonnée

Une piste s’ouvre comme conclusion de ce parcours qui pourrait ouvrir à de nouveaux textes et de nouvelles écritures.

Le rapport entre le nom de François Bon en tant que dynamique d’éditorialisation - et donc acteur d’écriture à proprement parler inhumaine - et Bon en tant qu’être humain pourrait être envisagé dans le termes hegeliens du rapport entre individu et Raison - et plus généralement entre particulier et universel. Dans La raison dans l’histoire Georg Wilhelm Friedrich Hegel affirme que la Raison se réalise dans l’Histoire. L’Histoire est donc le déploiement concret de l’Esprit absolu. Or, pour que cela soit possible, il est nécessaire que l’universel se réalise par le particulier: en d’autre termes, le particulier - des évènements spécifiques, des individus avec leurs passions, désirs et besoins contextuels, etc. - doivent être mis au service d’e quelque chose d’autre qui permet de les dépasser. C’est ce qu’Hegel appelle la “ruse de la Raison” (p 120) : la Raison, pour ainsi dire, “profite” du particulier pour réaliser son objectif. Les grands hommes sont en effet des exemples de cette ruse de la raison: ce ne sont pas vraiment les acteurs de l’avancement de l’histoire, mais ils sont plutôt dans instruments inconcsients dont se sert la Raison pour se réaliser dans l’Histoire:

cette masse immense de désirs, d’intérêts et d’activités constitue les instruments et les moyens dont se sert l’Esprit du monde (Weltgeist) pour parvenir à sa fin, l’éléver à la conscience et le réaliser. Car son seul but est de se trouver, de venir à soi, de se contempler dans la réalité. p 124

Un exemple concret de cette ruse de la raison est Napoléon, dont Hegel écrit, dans une lettre de 1806:

den Kaiser – diese Weltseele – sah ich durch die Stadt zum Rekognoszieren hinausreiten; – es ist in der Tat eine wunderbare Empfindung, ein solches Individuum zu sehen, das hier auf einen Punkt konzentriert, auf einem Pferde sitzend, über die Welt übergreift und sie beherrscht.

J’ai vu l’empereur - cette âme du monde - traverser la ville pour se faire connaître. C’est en effet une sensation merveilleuse de voir un tel individu concentré ici, en un point précis, assis sur un cheval, qui se propage dans le monde entier et le contrôle.

Le particulier, Napoléon, est le nom de l’âme du monde (Weeltseele), car il encarne un mouvement de production du réel qui le dépasse en tant qu’individu.

Or, le système hegelien aprésente deux problèmes majeurs : en premier lieu, le principe qui est à la base de la production du réel est unique - ce qui le fait vite devenir totalitaire; en second lieu, ce principe est désincarné : la Raison.

Il n’est pas question ici de discuter le rapport entre matérialité et immatérialité dans la pensée hegelienne - ou d’analyser la reprise marxienne de Hegel pour incarner la notion d’Esprit absolu. Mais la piste qui se propose est à explorer : l’écriture plurielle, inhumaine et disséminée pourrait être ce principe originaire qui fait déploier le réel.

Les entrailles des animaux

Bon, reprend une phrase la conférence sur le posthumain donnée par le signataire de ce texte et fait une vidéo.

Il parle de trancher dans le réel. Le sacrifice qui permet d’avoir une vue sur le réel. La véritable médiation est le sacrifice - avant la lecture-écriture. Oui. Mais ce sacrifice se fait tout seule - c’est justement le pli de l’Être.

Qui sacrifie l’animal? Personne. L’animal est son sacrifice. L’Être est toujours déjà le résultat d’une médiation scripturale.

Opposition entre sémantique et syntaxe

Dépasser les dualismes signifie essayer de dépasser cette idée d’opposition entre le sens et la syntaxe - dépourvue de sens. Cf. notamment Searle:

because the formal symbol manipulations by themselves don’t have any intentionality; they are quite meaningless; they aren’t even symbol manipulations, since the symbols don’t symbolize anything. In the linguistic jargon, they have only a syntax but no semantics. Such intentionality as computers appear to have is solely in the minds of those who program them and those who use them, those who send in the input and those who interpret the output.

Matérialité

Dans le cadre de l‟approche symétrique exposée plus haut, je propose la notion de « technologie discursive » (Paveau 2006, 2007, 2011) conçue comme un dispositif au sein duquel la production langagière et discursive est intrinsèquement liée à des outils technologiques (appareils, logiciels, applications, plateformes). Le terme technologie discursive s‟inscrit dans le paradigme des composés de technologie , qui débute bien sûr avec technologie intellectuelle , qui apparait dans les années 1970. On trouve également technologie relationnelle (à partir de la fin des années 2000 chez [Bernard] Stiegler et l‟ensemble des chercheurs autour du groupe Ars industrialis ) , technologie du langage chez [Jean] Véronis, technologie du sexe ou technosexe chez [Paul B.] Preciado. (Paveau 2012)

As disparate as they might be, the theoretical touchstones of contemporary media history – from Marshall McLuhan’s aphorism “the medium is the message” to the discursive analysis of Michel Foucault, from the varied writings of the German “materialities of communication” scholars to actor-network theory, format studies, media archaeology, and the contemporary media-historiographical methodologies of scholars like Lisa Gitelman – all have at least one thing in common. That is, they situate and subtend the analysis of content rooted in modes of textual interpretation within a more expansive framework that investigates the various aspects of cultural form. Nardonne p. 21

ÉvaluFations

Évaluateur.trice : Fabien Liénard

Impression générale

La question posée est incroyablement complexe et le texte n’en est que plus intéressant. L’auteur fait le choix dès lors de quelques « focus conceptuel et notionnel » pour tenter de la traiter et nous le rejoignons dans l’ensemble. Il faudrait peut-être en développer certains à l’image de ce que l’auteur dit de la culture numérique ou de la trace. Cette dernière est traitée efficacement mais nous en discuterions peut-être plus précisément quelques éléments (comme la question de l’intentionnalité / non-intentionnalité) à partir des réflexions de Leleu-Merviel, Yves Winkin ou encore Jeanneret et Béatrice Galinon-Mélénec (dans l’Homme-trace, 2011, 2013, 2015 et 2017) qui peuvent permettre de consolider la perspective. Mais la question vraiment passionnante de l’article est celle du rapport de l’écriture numérique avec les notions de texte et d’espace, le tout menant à l’idée que l’espace numérique est une forme de texte (plus précisément que l’espace est numérique et que cet espace est un texte : une écriture organisée). Le raisonnement est étayé et mène l’auteur à des propositions fortes qui, selon nous, permettent de mieux comprendre ce qu’est l’écriture numérique. L’ultime partie (François Bon est un espace) illustre parfaitement le propos et consolide la démonstration ; effectivement, on admettra que « L’énonciateur est un ensemble hétérogène de dispositifs techniques (…) ». L’exemple retenu (François Bon) est évocateur. Nous aurions volontiers lu davantage sur ce point : on pouvait attendre que l’auteur développe encore le propos pour consolider l’argumentation. De même, la conclusion est synthétique et, si le nombre de caractères n’est pas rédhibitoire, nous l’inviterions à la densifier. Ce serait l’occasion de traiter la notion de temps qui est juste effleurée sur la fin alors qu’il semble que l’espace numérique soit indissociable de la temporalité d’écriture-lecture (qui est paradoxalement synchrone et asynchrone). De nombreuses écritures numériques paraissent atemporelles et/ou à temporalités variables et indéterminables, pesant sur le processus d’écrilecture (qui, quoi, comment, où… et quand ?) dans sa globalité. Ce serait aussi peut-être l’occasion de relier davantage la perspective avec certaines théories de l’action qui peuvent aussi éclairer le propos.

Évaluateur.trice : AMarie Petitjean

Impression générale

Cet article propose une synthèse particulièrement bien structurée et référencée qui replace la textualité numérique au sein d’une réflexion générale sur l’écriture et permet de mesurer l’avancée épistémique des notions présentes dans l’argumentaire du numéro. Marcello Vitali-Rosati passe en revue un certain nombre d’apories régulièrement examinées depuis les années 1990, à la fois pour reconnaître à l’écriture numérique un régime particulier et la placer dans la lignée d’un questionnement sur l’écriture remontant à l’Antiquité. L’élargissement de l’empan sémantique du terme « écriture », le dépassement des dualismes d’une pensée post-humaniste, le concept de trace, celui de milieu, sont examinés tour à tour pour cerner la nature et la valeur du texte en environnement numérique. C’est finalement la notion d’espace qui est privilégiée, repensée par la dynamique de l’éditorialisation. L’article apporte donc un éclairage particulier qu’il illustre malicieusement au final par la référence à Bon. Non seulement Vitali-Rosati sait enfreindre ainsi l’attachement de l’intéressé à la figure auctoriale, mais il détourne l’ordre habituellement choisi pour décrire une communauté de pratiques sur internet, au profit de l’identification d’une chaîne causale partant de l’organisation de l’espace numérique. L’article manifeste ainsi un apport théorique, avec une certaine audace tout à fait maîtrisée et vigilante à la qualité de sa démonstration. L’effort de définition est régulièrement assorti d’exemples et de commentaires, qui s’éloignent parfois des standards académiques. L’audace théorique est aussi une audace formelle par la présentation en actes d’une textualité numérique à plusieurs voix, intégrant commentaires et hyperliens, ainsi que le récit de l’élaboration de l’article.

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  1. Ce texte essaie de rendre visibles ses dynamiques de production. Un texte se tisse grâce à des mouvements qui mettent en place des relations. Le tissage du texte – dont il sera question dans ces pages (terme si peu approprié ici) – se fait dans les marges, les annotations, les requêtes. Le dispositif d’annotation hypothes.is a un rôle important dans l’émergence de ce texte. Il sera possible de retrouver les annotations qui ont contribué à cette écriture. Malheureusement, lorsque les contenus cités ne sont pas en accès libre, les annotations seront visibles seulement par ceux qui ont payé un abonnement. L’accès libre est la seule possibilité pour éviter que le sens ne soit un produit entre les mains de riches pouvoirs.↩︎

  2. Platon (2012), cf. annotation↩︎

  3. Derrida (1968) En ligne en version piratée↩︎

  4. Peppe Cavallari parle de ce rêve de la disparition de l’écriture qui aurait dû être remplacée par l’enregistrement sonore dans un article sur un « échec technologique » : la phonopostale (P. Cavallari 2016).↩︎

  5. Monjour remarque dans une annotation à ce texte que cette omniprésence de l’écriture s’accompagne d’un discours toujours présent sur la perte de compétence en écriture. L’écriture provoque de la controverse : il n’y en a pas assez, ou il y en a trop, de bonne qualité ou de mauvaise qualité, trop humaine, ou trop inhumaine. Paveau décrit la situation ambiguë de l’écriture à l’époque du numérique au début de son introduction à un dossier de la revue Itinéraires sur les textualités numériques (Paveau 2015b). Cf. annotation.↩︎

  6. Cf. par exemple (Fülöp 2018) qui parle des pratiques de production audiovisuelle de certains écrivains comme Bon en les considérant comme des formes d’écriture littéraire.↩︎

  7. (Petit et Bouchardon 2017) Cf. Annotation↩︎

  8. Dans un premier moment, le mot utilisé dans ce texte était « externalisation ». Nicolas Sauret a fait remarquer, dans une annotation, que le mot le plus approprié est « extériorisation ». C’est en effet le terme utilisé par Leroi Gouhran. Évidemment ce texte ne soutient pas la notion d’extériorisation. Pour que quelque chose soit extériorisable, il faudrait que préalablement cela soit interne. Or, comme le remarque Stiegler (Stiegler 1998), cela n’est pas le cas : « Ce terme d’“extériorisation” n’est d’ailleurs pas pleinement satisfaisant. Car il suppose que ce qui est “extériorisé” était auparavant “à l’intérieur”, ce qui n’est justement pas le cas. » Cf. annotation. ↩︎

  9. Cette idée d’utilité comme caractéristique fondamentale de l’écriture est critiquée par Christin qui affirme : « Que l’écriture soit “utile” est une affirmation qui, sous les dehors d’un constat de simple bon sens, relève en réalité du parti pris idéologique. Elle repose, en effet, sur une conviction spécifique des sociétés dites “modernes”, où le souci de productivité et d’efficacité immédiate rend suspecte toute création pouvant y apparaître » (1999, 29).↩︎

  10. Cette rapide présentation de la notion de trace, basée sur l’interprétation de Christin, ne peut rendre compte de toute la complexité de ce concept. Dans son évaluation de ce texte, Liénard remarque que la notion de trace « est traitée efficacement, mais nous en discuterions peut-être plus précisément quelques éléments (comme la question de l’intentionnalité / non-intentionnalité) à partir des réflexions de Leleu-Merviel, Winkin ou encore Jeanneret et Galinon-Mélénec (dans l’Homme-trace, 2011, 2013, 2015 et 2017) qui peuvent permettre de consolider la perspective. » Galinon-Melenec (Galinon-Mélénec et Jeanneret 2011) montre notamment que la non-intentionalité de la trace n’est pas systématique et elle analyse des exemples où, au contraire, son intentionalité est manifeste – la trace des pas de l’homme sur la lune (Galinon-Mélénec et Jeanneret 2011, 16, cf. annotation).↩︎

  11. Petit et Bouchardon (2017). Cf annotation. Petit et Bouchardon proposent une distinction entre deux manières d’entendre l’écriture, la première qui rappelle l’écriture-artefact et la seconde qui correspond à l’écriture en tant que trace dont parle Christin : « L’écriture numérique produit de l’écriture au sens étroit (des textes), mais aussi de l’écriture au sens large (des traces). Pour forcer le trait, nous dirons que le propre de l’écriture aujourd’hui est qu’elle doit conjuguer une culture de la textualité (Digital Humanities) et une culture de la traçabilité (Cultural Analytics) ». Cf. annotation.↩︎

  12. (Merzeau 2009). Cf. annotation↩︎

  13. Lors d’une conférence disponible en ligne, le signataire de ce texte parlait de l’écriture selon Christin et faisait l’exemple des entrailles des animaux. Cet exemple met évidemment en question le rapport entre lecture et écriture – la première devient en quelque sorte originaire par rapport la seconde. Cette idée a suscité les réactions de Bon qui a répondu dans une vidéo disponible en ligne. Ce débat, qui a nourri la réflexion de cet article est disponible en appendice.↩︎

  14. Marie-Anne Paveau souligne, dans une annotation à ce texte (cf. ici), la connotation morale du mot “inhumain”. Elle suggère donc d’utiliser plutôt “non-humain”. Or la dimension morale est fondamentale et doit être maintenue. L’écriture fait peur car elle s’échappe de l’humain et cette peur déclenche une résistance : résistance morale à l’abérration de cette force. Le jugement négatif contre l’écriture est justement un jugement moral. Le terme inhumain mantient cette provocation.↩︎

  15. Une idée semblable est soutenue par Maurizio Ferraris (2012) qui propose le concept de documentalité pour souligner la nécessité de l’inscription matérielle pour expliquer tout type d’intentionnalité collective.↩︎

  16. Archibald souligne que « [l]e choc du numérique rappelle l’existence immémoriale de cette médiation technique, d’une matérialité du langage, de la culture et du texte » (2009) p 23.↩︎

  17. La notion de matérialité est fondamentale ici. L’importance de l’écriture et du texte revient, comme le montre bien Archibald (2009), lorsque des penseurs comme Derrida, Roland Barthes, Julia Kristeva critiquent l’éloignement progressif de l’herméneutique du texte. À partir de Martin Heidegger et ensuite avec Hans-Georg Gadamer, l’objet de l’analyse herméneutique s’élargit et on passe d’une herméneutique du texte à une herméneutique de l’expérience. La critique de la métaphysique de la présence de Derrida peut être interprétée comme un retour à la matérialité du texte contre l’idéologie d’une authenticité de l’expérience et du vécu qui irait au-delà de toute inscription. La théorie de l’intermédialité – notamment telle que définie par Éric Méchoulan (2017), en tant qu’herméneutique du support –, va dans le même sens de ne pas vouloir séparer les « idées » de leurs existences inscrites. Le fait numérique contribue à mettre encore plus en lumière cette dimension matérielle.↩︎

  18. Margot Mellet fait remarquer : “imaginons que je ne sache pas lire, que donc mon rapport au texte est davantage du déchiffrement (une forme de lecture donc), peut-on encore parler de littéracie ? de texte ? même si mon rapport est un lisible fondé sur du visible, même si je me rapport au texte (ensemble) comme un tableau ?” Cf. annotation. Tout voir est un lire. Et donc tout voir est basé sur une littéracie dont les normes sont inscrites quelque part.↩︎

  19. C’est la théorie proposée par Ferraris sous le nom de « documentalité ». Ferraris démontre que même les littéracies des sociétés « orales » peut être considérée comme une série d’inscriptions, mais cette question dépasse les objectifs de cet article. (2012)↩︎

  20. Sur les différents niveaux de l’écriture numérique cf. Stéphane Crozat et al. (2011). Les auteurs décrivent aussi trois niveaux d’écriture qui correspondent approximativement aux trois niveaux cités par Bonaccorsi : le niveau théorético-idéal, le niveau techno-applicatif et le niveau sémio-rhétorique. Ils soulignent par contre le fait que ces trois niveaux ne sont séparables que d’un point de vue idéal : « On voit alors que le numérique comme tel, objet idéal comme calculabilité et combinatoire, prend une existence matérielle via l’implémentation et une consistance pratique via la manifestation d’un contenu sous une forme sémiotique perceptible et via l’interaction qu’il permet. » Ils ajoutent : « Notre théorie pourra ainsi se compléter d’un quatrième niveau, socio-politique, destiné à observer et anticiper les petites et grandes implications de la littératie numérique sur l’organisation des sociétés. » Ce dernier niveau n’est pas sans rappeler ce que Lévy (1994) appelle « intelligence collective », notion qui sera discutée dans la suite de ce texte.↩︎

  21. Cf. (Vandendorpe 1999). Pour une autre analyse du “cybertext” cf. (Aarseth 1997)↩︎

  22. Il serait intéressant de questionner les différentes formes de mise en texte dans ces supports : les différentes formatations des disques durs, par exemple, les partitions logiques, la structuration des données en fichiers et des fichiers en dossiers, etc. Autant de formes textuelles dont les « lecteurs » constituent des acteurs différents.↩︎

  23. Sur cette idée du Web comme environnement habitable, cf., par exemple, la notion d’environnement-support, développée par Manuel Zacklad (2012) et reprise par Merzeau (2014) qui en souligne la signification architecturale.↩︎

  24. Cavallari propose cette reconstruction dans sa thèse G. Cavallari (2018). Cet article suivra dans les grandes lignes son analyse et son argumentation.↩︎

  25. Ce rapport entre architecture et médias est souligné par plusieurs auteurs. Que l’on pense à Beatriz Colomina, selon laquelle “modern architecture only becomes modern with its engagement with the media” Colomina (2000) p 14, au point où on ne peut désormais que penser l’architecture elle-même comme un média. Ou encore la notion d’hyperspatialité telle que définie par Michel Lussault (2007)↩︎

  26. Agostini-Marchese (2017), cf. annotation↩︎

  27. C’est à ce sujet qu’est dédié le livre Vitali-Rosati (2018)↩︎

  28. Dimension spatiale désormais soulignée par plusieurs travaux. Par exemple Boris Beaude (2012) ou Alexander Galloway (2012) et surtout Cavallari (2018).↩︎

  29. Dans ses derniers travaux (2019), Lévy a approfondi cette question et, tout en supportant l’idée d’une écriture préhumaine, il souligne la différence entre signe et symbole. Le signe et l’écriture viennent avant l’humain et donc le sens vient avant l’humain. Mais le symbole est un genre particulier de signe qui est propre à l’humain (cf. aussi son annotation à ce texte).↩︎

  30. Il faut souligner que pour Lévy ce quatrième espace correspond, en 1997, davantage à un souhait qu’à une réalité. « Soyons franc : l’Espace du savoir n’existe pas. C’est au sens étymologique une u-topie, un non-lieu. Il n’est réalisé nulle part. Mais s’il n’est pas réalisé, il est déjà virtuel, en attente de naître. Ou plutôt, il est déjà présent, mais enfoui, dispersé, travesti, mêlé, poussant des rhizomes ici et là. Il émerge par taches, en pointillé, en filigrane, il clignote sans avoir encore constitué son autonomie, son irréversibilité. Cette cristallisation d’un libre Espace du savoir, l’ouverture d’une nouvelle dimension anthropologique, le passage d’un point de non-retour n’adviendra peut-être jamais. » (1994) loc 1995↩︎

  31. Cette idée, comme il a déjà été souligné, n’est pas sans rappeler le 4e niveau d’écriture (sociopolitique) de Crozat et al. (2011).↩︎

  32. Cf. l’analyse proposée par René Audet et Simon Brousseau (2011)↩︎

  33. Sur le rôle d’animateur de réseau de Bon, cf. Valérie Beaudouin (2012)↩︎

  34. En ce sens il est évident que la vidéo est une écriture sur le même plan que l’écriture de lettre. Cf. pour analyse approfondie de cet aspect (Fülöp 2018).↩︎

  35. Liénard, dans l’évaluation de ce texte, remarque que cette partie sur Bon mériterait d’être développée. Le texte a été retravaillé pour suivre cette suggestion. Liénard souligne par ailleurs qu’il serait nécessaire de poser la question de la temporalité et de préciser la notion d’action qui soutent à cette analyse. En effet, la question du temps est centrale : le fait numérique a été souvent pensé à partir de l’impact que les technologies ont eu sur le temps – les notions de « temps réel », d’« immédiateté » etc. Le point de départ implicite de ce texte est que la temporalité est en réalité un résultat des structures spatiales. On est « en temps réel » parce que l’espace où nous nous trouvons produit des relations entre des objets en les mettant « en présence ». La présence – et aussi le présent, en tant que pivot de la production du temps, l’instant, l’exaiphnes platonicien – est une structure spatiale. Cette idée – dense en conséquence et surtout aparemment en contradiction avec nombre d’acquis de la philosophie du XXe siècle (d’Henri Bergson à une grande partie de la phénoménologie) – mérite un autre travail, car elle peut difficilement être abordée de façon convaincante dans cette conclusion. Cf. cette annotation pour une ébauche de réflexion sur ce sujet.↩︎