Les récits des Communs se nourissent d’ailleurs
De l’importance de cultiver nos lisières
Romain Lalande
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public
Communs, Créolisation, Lisières, Convivialité, Capabilité, Récits, Outils
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Régulièrement, je ressens un décalage entre l’intention de bien vivre affichée par les communs et le surmenage latent de leurs contributeurs. Je perçois aussi une dissonance profonde entre désir de diversité d’un coté et volonté de voir émerger un monde qui ne soit fait que de Communs de l’autre. Et je suis globalement mal à l’aise quand j’entends, à plusieurs reprises durant cette année 2018, que les Communs ont un enseignement plus transversal que les autres à apporter aux autres mouvements.

Aussi je m’interroge sur la portée des nombreux récits qui entourent les Communs, et je me demande si les Communs ne se la raconteraient pas un peu à ne s’écrire que pour eux même ? Je me questionne sur la capacité des Communs à offrir leurs récits à l’humanité sans chercher uniquement à la dominer ; sur leur aptitude à s’imprégner eux-même des myriades d’autres expériences significatives qui habitent le monde.

Depuis trois ans je vois émerger de nouvelles modalités de partage, qui placent la réciprocité au cœur de leur fonctionnement et qui permettraient, en évitant l’accaparement de leurs énergies par les capitalistes qui assèchent notre planète et ses humains, d’amener les Communs à pouvoir mieux faire face à ces ennemis et à se développer.

Je conviens sans réserve qu’il est vital pour les Communs de se préserver d’un modèle qui tend à les aspirer à mesure qu’il s’écroule. Je refuse en revanche de croire que les récits et les outils auxquels font appel les Communs pour se bâtir leur appartiennent. Et j’aime à croire que les Communs se fabriquent encore dans leur relation au monde qui les entourent et qu’ils doivent lui restituer intégralement et sans conditions les connaissances créolisées qui s’y construisent.

Par ce récit de mes pérégrinations, j’espère vous amener avec moi jusqu’à ce constat, dans l’attente de bénéficier de vos regards sur la question. C’est sur la conclusion d’Edelyn Dorismond qui publiait dans sens public un article intitulé « Créolisation de la politique, politique de la créolisation » que je finis d’introduire cette tentative :

« La politique devra être l’organisation qui permettra aux individus de se déplacer, de passer. L’autorité sera la capacité de permettre aux citoyens de passer sans qu’ils soient sanctionnés pour leur origine, d’être des passeurs entre les origines ouvertes et disponibles à tous ceux qui veulent recréer leurs visions du monde en se ressourçant dans celles des autres. »

Politiser la définition d’Ostrom par la notion de capabilité

Nous sommes habitués à considérer les Communs à travers le triptyque proposé par Ostrom : une communauté qui s’organise autour d’une ressource en établissant ses propres règles de gouvernance. Cette vision des Communs peut se voir reprocher sa neutralité : elle se contente de définir les conditions de durabilité de la ressource dans le temps.

Les règles fixées permettent-elle le développement d’une communauté inclusive et diversifiée ? Quelle est la finalité du groupe humain qui s’organise en collectif ? La gouvernance de la ressource en permet elle l’accès à ceux qui en ont besoin ? La définition des Communs par Ostrom ne se pose aucune de ces questions, son objet étant avant tout de démonter le mythe d’une tragédie des Communs inéluctable et de démontrer la possibilité d’une gouvernance solide en dehors de la dualité état/marché.

En 2017, Geneviève Fontaine vient adjoindre une couleur politique humaniste à la définition d’Ostrom à travers le développement de la notion de « Communs de capabilité ». Son travail consiste notamment en une description de critères additionnels à ceux développés par Ostrom, qui proposent d’observer les Communs sous le prisme de leur pouvoir d’empowerment. On dispose dés lors d’une grille de lecture tenant compte à la fois de la place des humains dans la gouvernance des Communs et de la nature de leurs aspirations : accès, modalités de décision, diversité des contributeurs, caractère inclusif des règles établies, motivations de la communauté, etc.

J’aurais tendance à penser que les Communs s’articulent alors plus autour d’une finalité qu’autour d’une ressource : si la préservation de l’accès dans le temps à la ressource est souvent au cœur des Communs, la ressource peut aussi être produite après coup comme un moyen du Commun et non plus comme son objectif. Ainsi nous pourrions aussi bien dire que la communauté d’un jardin partagé se réunis autour d’une finalité (par exemple « donner accès aux habitant du territoire à une alimentation auto-produite »), la terre fertile n’étant qu’une ressource utile ce dessein. Lionel Maurel questionne avec bien plus de profondeur la place de la ressource dans le Commun quand il invite à « réinvestir les communs culturels en tant que communs sociaux 1 ».

Le travail de Geneviève Fontaine fait plus qu’ajouter des critères à ceux d’Ostrom. Complétés des critères de capabilités, les Communs tendent à se définir par les modalités et l’intention de leur gouvernance plus que par la simple préservation d’une ressource. C’est cette architecture de gouvernance en mouvement vers sa finalité et l’écosystème humain qui en résulte qui constituent le Commun.

La notion de « finalité » représente la valeur ajoutée attendue, c’est à dire la richesse que souhaite produire le collectif, et qui ne saurait exister à travers des individus isolés et désorganisés. Cette valeur ajoutée peut être la préservation d’une ressource pré-existante en dehors du Commun ou une aspiration à des changement sociaux, dans tous les cas c’est le Commun qui lui permet d’exister et de se pérenniser. C’est en vue de la production de cette valeur ajoutée que le Commun produira ou utilisera d’autres ressources, sous forme d’outils placés à son service.

Des communs universels aux communs de la relation

Puisqu’ils s’articulent autour d’une gouvernance inclusive, les communs de capabilité doivent parvenir à accorder ambition d’universel et diversité qui s’affronte. Imaginer des futurs souhaitables accessibles à tous mais dont les parties prenantes aspirent à des présents potentiellement incompatibles constitue pour eux un défi majeur. C’est donc dans la relation des contributeurs entre eux et dans la relation de la communauté à son environnement qu’il faut aussi chercher les ingrédients constitutifs de la capabilité du Commun.

« Je pense que plutôt que de l’universel, […] je parlerais de la relation […] parce que […] c’est la quantité finie de toutes les particularités du monde, sans en oublier une seule. Et, je pense que la relation c’est l’autre forme d’universel, aujourd’hui. C’est notre manière à nous tous, d’où que nous venions, d’aller vers l’autre et d’essayer […] de se changer en échangeant avec l’autre, sans se perdre, ni se dénaturer. »2

Édouard Glissant

Dans le cas des Communs de capabilité, la notion de relation est un indicateur intéressant : alors que la qualité de relation entre contributeurs nous informe sur la gouvernance, la qualité de relation à l’écosystème est gage d’ancrage au monde et au territoire.

Ce que tous les groupes humains ont de similaire, au sein de Communs ou non, c’est qu’il leur est vital de produire une gouvernance qui permette à toute ou partie de leurs communautés de s’accomplir. Pour ce faire, ils s’appuient sur des outils tantôt créés par leurs soins, tantôt repris à d’autres mais dont l’assemblage est chaque fois inédit. Pour nous organiser, nous nous appuyons consciemment sur ceux qui ont construit avant nous ou qui nous co-existent (les fameux géants qui nous offrent leurs épaules) mais aussi inconsciemment sur les éléments culturels véhiculés par les individus et communautés avec lesquels nous sommes en relation.

Ce que produit mise en relation consciente et inconsciente de deux cultures « valorisées égales ou inégales », c’est ce qu’Edouard Glissant appelle Créolisation. La créolisation se distingue du métissage par l’impossibilité de distinguer les éléments constitutif du tout : les traces des cultures se transforment l’une et l’autre en étant en relation pour proposer une culture nouvelle, libre de toute appartenance atavique.

Avec moins de poésie mais tout autant de justesse, les naturalistes pourraient parlent ici de lisières, qui constituent un espace neutre de relation entre deux écosystèmes, et dont la caractéristique principale est d’abriter une diversité plus riche que la somme des écosystèmes en présences.

« il est reconnu par les écologistes que l’interface entre deux écosystèmes constitue un troisième système plus complexe, qui combine les deux. Sur cette interface, des espèces des deux systèmes peuvent coexister, et le milieu de lisière possède aussi ses formes de vie propre, spécifiques, dans de nombreux cas » Bill Mollison

Créolisation et lisières portent un enseignement similaire : la relation rend fertile là où l’entre-soi stérilise. En effet lorsqu’il s’agit de culture(s), la présence de sa propre identité ne permet que la reproduction, chacun puisant dans l’autre pour se ré-inventer et évoluer. C’est se remémorer une règle fondamentale du vivant que d’assumer nos interdépendances, et cette interdépendance a besoin de zones de rencontre qui permettent une mise en relation sincère redonnant la place à l’imprévisible.

C’est cet espace de possible que doivent sanctuariser les communs de capabilité, puisqu’ils visent ce qui est nécessaire mais encore inexistant et qui s’invente dans la relation du commun à lui-même ou au reste du monde. Les Communs ne font alors pas un cadeau au monde en partageant leurs récits : ils laissent simplement leur trace dans un espace où ils puisent également pour nourrir leur propre développement.

La lisière est cet espace de lâcher prise qui permet la prise de contact sincère : ni forêt ni champs, la lisière est une espace de non droit (ou de tous les droits) qui produit des solutions inédites. Dans cet espace l’intention laisse la place à l’attention,le sol est empli des traces de ceux avec qui nous sommes en relation et chacun est libre d’y laisser ses propres empreintes. Nous pouvons y rencontrer les individus avec lesquels construire des cadres collectifs nouveaux ou y suivre les traces de ceux avec qui nous n’avons pas pu ou souhaité interagir. C’est dans ces lisières que se développent des espèces nouvelles qui constituent les marges instituantes fertilisant nos groupes humains.

A avoir cru que nous pouvions nous passer de la nature en développant des solutions indpendantes de notre environnement, nous aboutissons à une société qui s’effondre. Si nous nous perdons à croire que les Communs sont seuls à développer des réponses souhaitables aux défis de l’humanité, nous nous dirigeons vers la même forme de stérilisation.

Contextualisées, décontextualisables : de la nature des connaissances conviviale

En nous inspirant du vocabulaire explicité par Lilian Ricaud 3 nous pourrions identifier deux grandes famille d’outils utiles à la construction de la gouvernance des Communs : les ingrédients et les recettes.Les ingrédients constituent l’ensemble des connaissances, des outils numériques, des données, des formats d’animation et des méthodes d’organisation mobilisés à un moment donné par les communautés. Les recettes désignent les récits des Communs, c’est à dire la description de choix contextualisés d’agencement d’ingrédients par un Commun particulier 4.

Autour de ces connaissances, les communs qui s’écrivent laissent ainsi deux type de traces : celles à travers lesquelles ils se racontent pour eux même, et celles qu’ils laissent derrière eux, comme un dû à l’humanité. Il affirment à travers ces dernières leur dépendance au reste du monde : ceux qui leur co-existent, ceux qui les ont précédé et ceux qui leur survivront 5.

Ces connaissances peuvent être considérées comme des outils que tout groupe humain s’approprie pour agir. Si nous nous plaçons dans le cadre des Communs de capabilité, alors ces outils doivent se placer pleinement au service de la volonté de leurs utilisateurs pour leur permettre d’être acteur, à leur manière, du monde qui les entoure. Ivan Illitch propose un cadre de définition de cet outil émancipateur à travers la notion d’outil convivial. Pour lui, l’outil convivial répond à trois critères 6 :

  1. Il doit être générateur d’efficience sans dégrader l’autonomie personnelle.
  2. Il ne doit susciter ni esclaves ni maîtres.
  3. Il doit élargir le rayon d’action personnel.

Dis autrement, cela signifie que l’outil convivial ne présume d’aucun usage mais s’adapte à la main de l’Homme qui l’utilise pour se placer au seul service de son intention. Pour être convivial, l’outil ne peut donc porter aucun sens politique, n’être le réceptacle d’aucune attente économique, n’être animé d’aucune intention propre. L’outil convivial est inerte, posé là, c’est une ressource flottante qui a besoin de l’Homme pour lui donner sens et qui autorise sincèrement chacun à le modeler pour se placer sincèrement à son service.

Puisqu’ils sont par essence politiques, les Communs de capabilité produisent des outils marqués par une intention forte de transformation de la société. Puisqu’ils ne sont pas neutres, ces outils font courir le risque à ceux qui les utilisent de se laisser manipuler par une intention qui n’est pas la leur. Les Communs de capabilité ont donc pour devoir, lorsqu’ils mettent à disposition leurs connaissances, de laisser aux communautés qui les réutilisent une capacité à continuer à s’autodéterminer entièrement et à les remodeler à leur image.

Pour partager leurs connaissances comme des outils conviviaux qui garantissent le pouvoir d’agir de leurs utilisateurs, les Communs de capabilités doivent donc rendre disponible des connaissances :

Chaque connaissance non-conviviale impose nécessairement une intention à ceux qui en feront usage. Les Communs qui se racontent à travers des connaissances partagées non conviviales s’imposent alors aux autres et n’instituent pas un espace de dialogue mais un terreau propice à l’affrontement. Celà n’enlève rien à la nécessité pour les Communs de se raconter pour eux même, mais ces récits ne sauront jamais suffire à entrer en relation avec des humains qui leurs sont étrangers.

Si elle est conviviale, la connaissance devient un outil au service du sens politique de ses utilisateurs sans en devenir le véhicule. C’est une trace laissée sur notre passage, une ressource posée là et sur laquelle nous n’avons plus prise. Ces outils ont cela de précieux que leur utilisation par d’autre ne nous dépossède pas de leur usage. Si en revanche leur usage par d’autres nous dépossède du sens politique ou de l’équilibre économique de notre action, c’est qu’ils ne sont pas encore prêts à être partagés sincèrement avec le reste du monde. Puisqu’ils reposent sur une architecture conviviale qui évolue avec sa communauté, les Communs de capabilité doivent intégrer le lâcher prise sur leur outils, c’est à dire leur partage sincère, comme un élément constitutif de leur relation au reste du monde. Il ne leur faut pas chercher l’inclusion dans la seule gouvernance du Commun, mais aussi dans le processus d’ouverture de ses outils et de leurs récits au reste du monde.

De la frontière à la lisière : préserver des marges instituantes

Pour les Communs de capabilité, les connaissances (récits et outils) sincèrement partagées constituent ainsi leur lisière, seul mode d’essaimage réellement capacitant pour ceux qui s’en saisiront. Pour sanctuariser cette lisière comme un espace qui permette la rencontre il faut en garantir la neutralité et y fixer des règles qui empêchent quiconque d’y exercer une domination. Alors que les règles pour intégrer la communauté appartiennent au Commun, ce dernier n’a aucun droit de regard sur la fréquentation de sa lisière et fait bénéficier sans condition de tout ce qu’il accepte d’y partager. Il ne met aucune limite à ce partage car la plus petite condition fixée fabriquerait une frontière prétexte à affrontement alors qu’il souhaite créer des zones de libre relation propices à la rencontre et au développement de marges instituantes 7.

Si nous ne prenons pas soin de ces lisières, nous risquons d’aller vers une logique de grossissement plus que de dissémination, vers des Communs interconnectés entre eux, mais dans un silo hermétique au reste du monde. Il est normal et vital que les Communs entretiennent des relations privilégiées avec leur archipel, c’est à dire avec ceux avec qui ils construisent des identités-relation conscientes. Il ne s’agit toutefois pas pour autant de consacrer du temps de vie à construire avec des humains qui vont dans le sens de ce que nous cherchons à éviter. En revanche, à aucun prix les Communs de capabilités ne doivent considérer leurs connaissances et leurs récits comme réservés à quelques privilégiés identifiés car cela isolerait de fait les Communs d’une partie du monde dans lequel ils cherchent à s’ancrer.

Si nous n’aménageons pas ces lisières, nous nous coupons entièrement de toute rencontre fortuite, nous empêchons toute ré-appropriation de nos connaissances par d’autre alors même que nous en revendiquons l’accès comme un droit fondamental. De la même manière que l’homme peut dialoguer avec lui-même mais a besoin de l’autre pour recouvrer son identité, les Communs ont besoin du reste du monde pour l’habiter vraiment, pour que leur apparente solitude ne devienne pas désolation. On ne trouvera jamais un semblable en celui dont nous souhaitons dominer l’existence.

« Même l’expérience du donné matériel et sensible dépend de mon être-en-rapport avec d’autres hommes, de notre sens commun qui règle et régit tous les autres sens et sans lequel chacun de nous serait enfermé dans la particularité de ses propres données sensibles, en elles-mêmes incertaines et trompeuses. C’est seulement parce que nous possédons un sens commun, parce que ce n’est pas un, mais plusieurs hommes qui habitent la terre, que nous pouvons nous fier à l’immédiateté de notre expérience sensible. Pourtant, il nous suffit de nous rappeler qu’un jour viendra où nous devrons quitter ce monde commun, qui continuera après nous comme avant, et à la continuité duquel nous sommes inutiles, pour prendre conscience de notre désolation, pour faire l’expérience d’être abandonnés par tout et par tous. » Hannah Arendt, le Système Totalitaire, 1951, chapitre 4

Licence à réciprocité et dérive coercitive

Plusieurs structures choisissent en ce moment d’expérimenter des licences « à réciprocité » pour protéger leurs productions. Ces licences proposent une matrice qui définit des usages spécifiques d’une ressource en fonction de la nature des utilisateurs concernés. L’usage commercial sans contrepartie des productions peut par exemple être réservé aux structures non-lucratives, à lucrativité limité, ou contributrices au Commun. Pour les autres, l’usage commercial peut être totalement proscrit ou bien soumis à négociation ou à contribution (financière ou autre).

Les licences à réciprocité mettent en place un partage sous condition de productions afin de préserver ce que leurs auteurs estiment être leur valeur d’usage. Ce choix de licence s’il est légitime, peut toutefois générer des enclosures et des formes de domination nouvelles. Dans un article de 2016, Maia Dereva présentait brillamment les enjeux de ces licences. Elle y voit alors une opportunité pour les Communs et le reste du monde d’entrer en relation par le biais d’une matrice incitative à même de proposer un cadre de négociation bienveillant.

Les outils placés sous cette licence ne peuvent toutefois pas se revendiquer conviviaux puisque les auteurs n’conservent un droit de regard sur le type d’usages qu’ils en autorisentet que la ressource modifiée par l’usager répercutera cette position de pouvoir sur les utilisateurs suivants. La viralité protectrice vient alors contraindre le champs des usages futurs de l’outil produit.

Utiliser cette licence sur les outils mis en partage, c’est pêcher par égo car cela revient à considérer son cadre comme seul à produire des éléments constitutifs d’une solution pour les utilisateurs futurs. On crée ici une distinction entre les « bon utilisateurs » ceux qui pourront modifier librement et partager à leur tour avec leurs pairs, et les « mauvais utilisateurs » qui pourront utiliser et modifier dans certaines conditions, mais sans pouvoir le partager avec leur pairs sans nouvelles négociations. Le jugement porté ici sur les différents usages possible se rapproche plus d’un rapport de domination que d’une ralation bienveillante entre les parties.

« Avant d’envisager telle ou telle licence, réfléchissez clairement à vos objectifs ! Si celui-ci est de vivre le plus longtemps possible sur une production, les licences ouvertes ne sont pas un bon choix. Si votre objectif n’est pas l’ouverture et la diffusion de vos productions, les licences ouvertes ne sont pas un bon choix. Si votre objectif est de participer à l’avancée du monde, à la diffusion des idées, de la connaissance, au développement de services autour de connaissances… Alors les licences ouvertes sont à explorer ! (car elles seront un bon outil). » Gatien Bataille

Les problématiques posées par les clauses non commerciales sont similaires, sauf qu’ici, on exclus uniquement une typologie d’usagers de cette possibilité d’usage. Discriminer, sur des fondements éthiques ou politiques, les usagers qui n’auront jamais accès au même titre que d’autres à l’outil, c’est partager dans le seul but de convaincre et c’est renier nos inter-dépendance.

C’est dire que nous sommes des éléments de la solutions aux problèmes du monde et que certains n’en seront jamais à moins d’agir à notre image. C’est dire que les autres doivent changer pour mériter d’accéder à nos ingrédients. C’est dire que ce que nous inventons ne l’a été que grâce à nous-même, indépendamment du reste du monde.

C’est affirmer que les Communs se construisent et s’inventent sans aller puiser dans le monde capitaliste qui les entoure. Quand bien même cela serait vrai, une relation qui s’impose à l’autre sans jamais y puiser ne saurait être que coercitive.

Sous couvert de protéger une valeur d’usage, la licence à réciprocité produit une situation de monopole d’usage et fait courir le risque à ceux qui sortent du cadre fixé d’être coupés des apports de l’outil placé sous sa « protection ». Si nous ne partageons pas un outil parce qu’une entreprise capitaliste pourrait l’utiliser et développer avec un service qui capterait une partie de notre communauté, si nous voyons dans cette captation une atteinte à la valeur d’usage de notre outil, c’est que nous plaçons la valeur d’usage du commun dans l’emprisonnement de notre communauté.

Si la communauté n’est rassemblée autour du commun que parce que c’est avec lui qu’elle peut bénéficier d’un de ses outils, peut-on réellement parler de consentement libre et éclairé ? Peut-on même parler de Commun d’ailleurs ? On ne peut en tous cas pas parler de Commun de capabilité sensé développer le pouvoir d’agir des gens. On peut à la limite parler d’un commun égotique qui refuse de voir sa faible capacité d’implication et en fait peser la responsabilité sur d’autres humains considérés comme des prédateurs.

Penser que les autres n’ont pas encore conscience qu’il fera mieux vivre chez nous, que c’est la seule option joyeuse plausible est une chose. Enfermer le reste du monde dans nos usages via le partage non-sincère de nos outils, c’est les manipuler, c’est les traiter en inférieur et c’est en faire de nouveaux esclaves. Si la dictature bienveillante existe, alors je crois qu’elle ne peut que proposer des possibles avant que d’autres en aient eu l’idée, elle ne doit sous aucun prétexte enferme les gens dans des modes d’organisation qu’ils n’ont pas pleinement décidé d’avoir. Interdire l’accès à des outils sous prétexte de n’avoir pas la bonne couleur politique, c’est excercer une relation de domination semblable à celle que les grands monopoles capitalistes font peser sur nous.

Préserver les Communs et fertiliser leurs lisières

« Agit dans ton lieu, pense avec le monde » Edouard Glissant

Si les licences à réciprocité ne me semblent pas adaptées à l’usage des outils des Communs qui doivent rester conviviaux, elles me semblent en revanche être assez intéressantes pour encadrer le processus d’intégration de la communauté du Commun.

En tant qu’exemple le cas de la formation Animacoop me semble faire école. La communauté de formateurs produit des contenus de formation (qui constituent ses outils) et les partage sincèrement sous licence CC by SA qui en permet tout type d’usages en dehors du cadre du Commun que constitue la formation. En revanche pour rejoindre la communauté de formateur et être pleinement partie-prenante du Commun, une charte définis des critères extrêmement précis : avoir été co-opté, avoir contribué à l’amélioration de ses outils, mener une autre activité économique par ailleurs,etc. Ainsi, en calquant ce mode de fonctionnement, un commun comme CoopCycle par exemple pourrait protéger l’implication dans son Commun et l’usage de sa ressource via une licence à réciprocité (sa plate-forme en ligne, son architecture technique et sociale) tout en laissant le code libre pour tout usage, comme un outil convivial permettant à d’autres de produire leurs propres architectures ailleurs.

Ces licences sont ici extrêmement vertueuse si on les considère comme des matrices regroupant des faisceaux de critères qui permettent d’entrér dans la communauté du commun et même de pouvoir agir sur son architecture. On sort ainsi d’un entre-deux qui nous donnerait accès à une ressource sans en rejoindre sa gouvernance, tout en nous interdisant de développer une architecture vraiment indépendante faisant appel à certains de ses outils. Plutôt qu’un mode d’extension de l’influence de la communauté en dehors du commun, la licence à réciprocité devient un moyen d’intégration d’une diversité fertile à l’intérieur même du Commun … tout en se préservant du risque de passager clandestin.

Un des éléments qui permet de lâcher prise suffisamment pour aller vers ce niveau de sincérité du partage des outils, c’est d’affirmer le coût de production de nos outils comme au moins égal à la valeur d’usage qu’ils auront pour nous-même, et d’éviter au maximum de chercher une valeur d’usage dans un monopole futur lié à cette production. Les licences à réciprocité peuvent ainsi permettre une porosité sécurisante et bienveillante entre la lisière, zone de libre circulation, et le Commun, zone à l’accès régit par des règles que nous fixons. Finalement dans ce cas la licence vient fixer les critères d’entrée dans le Commun puisqu’elle attend une contribution en contrepartie ou des garanties jugée suffisantes par sa communauté. On obtient ainsi un droit d’usage plein d’une ressource protégée par une licence à réciprocité.

L’erreur reviendrait en fait ici à considérer les outils des Communs comme des Communs alors qu’ils ne sont que des traces posées là et dont la réelle valeur d’usage n’existe qu’augmentés d’une communauté et de règles de gouvernance.

Si on ne parvient pas à cela et que nous attendons une valeur supplémentaire de l’outil nous pourrions néanmoins imaginer fixer un niveau de contribution à partir duquel nous considérerons la production comme pouvant être sincèrement mise en partage. Mais cela nécessite de fixer un seuil de contribution pouvant être atteint par un contributeur ou par l’addition de contribution différentes pour ne pas tomber dans une logique de monopole ou de vache à lait. Cela permettrait de sanctuariser le partage des ingrédients du commun comme un précepte fondamental tout en n’écartant pas la réalité du coût qui sous-tend leur production. Une licence une “SoonCommons” en quelque sorte, comme une manière de revendiquer le partage sincère comme un objectif à atteindre le plus rapidement possible.

Survivre au monde qui s’effondre

Ce raisonnement présente toutefois un risque certain : celui de tomber dans une forme de romantisme en pensant que nos lisières pourront s’entretenir seules.

D’une part il faut protéger juridiquement les outils que l’on y partage pour éviter toute prise de pouvoir sur cet espace qui doit continuer à relier les mondes, via des licences qui garantissent à jamais leur partage. Il faut en parallèle mettre en place des modalités de gouvernance qui en assurent le respect à travers la détection des dérives (qui peut être assumée collectivement) et par la régulation des dérives detectées (qui peut être assumé par le pouvoir judiciaire). Si l’outil sincèrement partagé ne doit pas véhiculer notre intention politique ou éthique, il ne faut pas pour autant s’interdire de poser des limites à l’acceptable. En revanche ce n’est pas à la communauté seule de définir des règles éthique qui s’appliquent en dehors de son Commun, c’est le travail législatif qui doit continuer à traduire les limites collectives consenties par l’ensemble des communautés en présence.

D’autre part, si le Commun ne revendique plus de droit d’usage supérieur aux autres sur les outils qu’ils partagent, alors il faut assurer des modalités collectives de préservation de ces ressources « posées là ». Or ce que nous pouvons imaginer, c’est qu’une trace laissée qui n’intéresse personne à un moment donné risque de disparaître. Il est dés lors vital que de multiples structures émergent pour assurer la pérennité de tous les outils produits, qu’ils soient utiles sur le moment ou non, afin de pouvoir en disposer au moment opportun.C’est une des fonction régaliènes qui incombent à l’humanité. C’est par exemple le rôle de la fonction d’archive assumée par la BNF, mais également par des structures privées comme FlickR sur des images placées sous licence libre, par github pour le code informatique ou encore par des Communs tels wikipedias. C’est la diversité des structures qui s’impliqueront dans ce devoir de conservation qui préservera nos outils sur la durée, même si on peut croire légitimement que les Communs ont des capacités de résilience plus fortes.

Au delà des ressources partagée, c’est des humains que laissera derrière lui le monde qui s’effondre dont il faut prendre soin. Si nous réussissons à bâtir des communs dans lesquels il fait bon vivre et que nous lâchons suffisamment prise sur nos outils pour nous aménager des lisières, encore faut il qu’il reste d’autres écosystème avec qui y entrer en relation. Les humains qui résultent du capitalisme ont pris l’habitude de se faire utiliser par les outils qui leur sont offert et ne comprennent pas le fonctionnement de cette société malade. Ils développent des postures de consommation qui se traduisent par un rapport de soumission à la société sur laquelle ils n’ont plus prise. Le capitalisme produit des humains tristes et hermétiques qui ne trouvent plus le chemin de leurs lisières. Comme il y a moins de porosité entre les communautés, la relation à l’autre ne peut être que plus violente.

C’est a cette endroit que j’identifie le principal levier pour des Communs de capabilité : il faut imaginer des médiations qui permettent aux humains de reprendre prise sur le monde qui les entoure, de se sentir suffisamment utiles pour rejoindre des Communs, ou suffisamment capables pour construire des modes d’organisation différents ou suffisamment précieux pour laisser à leur tour leurs traces. Telles les bibliothèques, nos lisières ne seront que des traces fossilisées du passé si elles consistent en des lieux déshumanisés, un dispositif de médiation se pense autour d’un café, dans un lieu habité, pas sur une étagère. Les Communs ont besoin de bibliothécaires, de documentalistes, d’animateurs, non pas seulement en leur sein, mais là où sont les gens, car avant d’assurer le développement de leur propres communautés, leur défi majeur est de disposer d’humains avec qui entrer en relation.

Il faut donner envie aux gens non pas de nous rejoindre mais de faire, pour eux même. Nous devons leur faire pétiller les papilles, les noyer sous les plaisirs de nos récits-recettes. Il faut accompagner la mise à disposition des outils que nous avons collecté et placer au service de récits nouveaux chaque ingrédient de nos succès.

Partageons sincèrement ce qui nous fait du bien comme une invitation à ceux qui se détruisent.

Ils dévoieront surement par moments les outils que nous avons placé au service d’une cause qui nous paraîtra plus noble.

Ils feront leur propre chemin, mais gageons que, si elle est risquée, c’est la seule voie possible.

Nous ne pouvons nous satisfaire d’un palais d’argent que nous ne sommes de toute manière pas en mesure de défendre, il est temps d’avoir foi en l’humain car c’est la seule option qui laisse entrevoir une issue non-violente aux défis qui se posent à l’humanité.

Notre raison analytique est un carcan, l’utopie est le bélier.

« Ceux qui pensent arrêter leur regard sur l’horizon et se bornent à regarder ce qu’on voit, ceux qui revendiquent le pragmatisme et tentent de faire seulement avec ce qu’on a, n’ont aucune chance de changer le monde… Seuls ceux qui regardent vers ce qu’on ne voit pas, ceux qui regardent au-delà de l’horizon sont réalistes. Ceux-là ont une chance de changer le monde… L’utopie c’est ce qui est au-delà de l’horizon… Notre raison analytique sait avec précision ce que nous ne voulons pas, ce qu’il faut absolument changer… Mais ce qui doit venir, ce que nous voulons, le monde totalement autre, nouveau, seul notre regard intérieur, seule l’utopie en nous, nous le montrent. » Henri Lefebvre

Bibliographie

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1https://scinfolex.com/2018/07/28/reinvestir-les-communs-culturels-en-tant-que-communs-sociaux/#_Toc517446826

2 https://youtu.be/htIto1xtYBw?t=370 → Retranscription par Emmanuel Dollet – CC by SA

3http://www.lilianricaud.com/travail-en-reseau/une-collection-de-ressources-sur-les-rencontres-creatives-et-participatives/

4Les récits-recettes développés par Colporterre en sont d’excéllents exemples

5http://www.editionsducommun.org/lart-de-conter-nos-experiences-collectives-faire-recit-a-lheure-du-storytelling-benjamin-roux/

6http://www.seuil.com/ouvrage/la-convivialite-ivan-illich/9782757842119

7L’institut Godin esquissait d’ailleurs un (timide) pas en ce sens il y a quelques années en définissant trois angles de diffusion caractérisant l’innovation sociale https://www.avise.org/sites/default/files/atoms/files/20140204/201301_InstitutGodin_ISPratiquesSolidaires.pdf