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Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public

L’œuvre littéraire entre structuralisme et numérique.

Captatio benevolentiae

Remerciements aux membres de figura.

Alors je présente tout d’abord des excuses pour ce titre, un peu trop vague, qui mériterait certainement de se retrouver dans le moratoire titrologique de Melançon si son oreille toujours tendue l’avait entendu.

Au moins ce titre, s’il ne dit pas grand chose, ne médit pas sur l’essentiel qui sera exposé ici lors de ma présentation : il s’agit bien d’oeuvre littéraire, il s’agit bien d’espace et d’heure numérique.

Cependant je vous propose un autre titre, provisoire on s’entend, qui parlera peut-être plus :

Titre 2 : Repenser l’oeuvre littéraire en nos jours numériques avec la Théorie des supports et l’Intermédialité

Mon projet consiste donc à repenser l’oeuvre littéraire, à réfléchir à une ontologie de l’oeuvre littéraire aujourd’hui, dans notre monde devenu numérique dans ses écritures.

Je vais ici vous présenter mes premières réflexions, qui restent provisoires également.

Littérature et questionnements

Je commencerai par un premier constat pour mettre en appétit :

Au regard des autres disciplines, il est finalement peu de champs de la connaissance, de corps de méthodes aussi imprécis et aussi évolutifs que ceux des littéraires. Et les notions les plus fréquemment utilisées par ces derniers sont elles-mêmes dans bien des cas implicites, mouvantes et floues. (Fraisse et Mouralis 2001, 79).

Ce constat, un peu moraliste, amené par Emmanuel Fraisse dans son ouvrage, Questions générales de littérature, dont les images de couverture des éditions semblent sousentendre que seulement les madames se posent des questions de ce genre (tant mieux en réalité car ainsi je ne déroge pas à cette règle),

Donc le constat de Fraisse présente un espace théorique trouée, une sorte de no man’s land instable, où l’on rencontre notamment la notion d’oeuvre littéraire.

Pareille remarque n’est pas rare, on la retrouve notamment chez un autre auteur :

Inutile notion

La notion d’œuvre il faut l’interroger, et dans toutes ses dimensions, historique, esthétique et d’abord conceptuelle. […] Il me semble en tout cas que [la logique rétrospective] est le biais pour aborder cette notion d’œuvre. Tout faire pour brûler, […] pour détruire dans l’œuf sa propre pulsion d’œuvre. (Bon 2003, 2‑3)

Davantage en terme de création qu’en terme de critique théorique, le sans étiquette François Bon nous présente un constat identique que celui de Fraisse : soit celui d’une inutilité de la notion d’oeuvre littéraire ce qui rejoint une dimension d’insuffisance définitionnelle de l’oeuvre littéraire.

Ces remarques amènent à la question suivante, peut-être terrible, peut-être polémique, mais dérangeante en tout cas : Sommes-nous arrivés au point où le sens d’un terme est jugé si évident qu’on ne lui en donne plus ?

L’œuvre littéraire semble en effet à ce point chargée de significations, dans le langage courant autant que par le discours général de la critique littéraire, qu’elle se révèle pourtant la vided’un sens qui lui serait propre.

Et je vous présente ici, avec un peu d’humour pour que cela soit plus acceptable, le syllogisme tautologique définitionnel de l’œuvre littéraire :

Syllogisme et tautologie

  • L’oeuvre littéraire, c’est l’œuvre de la Littérature ; c’est la Littérature mise en œuvre

Je vous présente ici pour illustrer une citation de ce cher Compagnon : > La littérature, c’est la littérature, ce que les autorités […] incluent dans la littérature. […] il est impossible de passer de son extension à sa compréhension, du canon à l’essence. (Compagnon 1998, 46).

  • Or beaucoup associe la Littérature aux livres,

  • Ainsi l’oeuvre littéraire c’est des livres.

Généralement abordé dans le cadre d’une relation tautologique avec la définition de la Littérature, Littérature en tant que la production visible de l’art d’écrire, le concept d’œuvre littéraire accuse une insuffisance ontologique qui en fait en l’état une notion non-nécessaire comme le souligne Bon et comme on peut le comprendre avec le Démon de Compagnon :

Démon Compagnon

Présentant les indispensables de la littérature, à savoir un auteur, un livre, un lecteur, une langue et un référent, Antoine Compagnon ne mentionne pas l’œuvre.

Utilisée pour le marquage de la frontière, fluctuante, entre la Littérature et la non-littérature, cette notion est aussi imprécise qu’évolutive, l’œuvre littéraire ne semble ne pouvoir faire sens que dépendante d’un principe extérieur, intermédiaire entre les indispensables de la Littérature.

Sur ce constat, on peut se demander ce que doit-être le concept d’œuvre littéraire pour préserver un principe d’existence propre.

Ontologie historique

La perspective d’une étude ontologique de l’œuvre littéraire est relativement récente :

Je vous présente une ligne de temps non exhaustive d’étude pour une ontologie de l’oeuvre littéraire :

l’ouvrage de Ingarden inaugure une dynamique de réflexion sur l’essence de l’œuvre littéraire en soulignant les tensions qui énervent le concept.

Les différentes théories du XXe siècle tentent de cerner la dimension, sur laquelle les auteurs semblent s’accorder, qui est celle de l’ambiguïté de l’œuvre littéraire, même si ces auteurs n’emploient pas les mêmes termes :

L’oeuvre est donc en tension entre idéalisme et réalisme chez Ingarden, entre postulat historique et psychologique chez Barthes, entre immanence et transcendance chez Genette à partir d’une définition formulée par Urmson en 1957.

C’est principalement sur les travaux de Genette que je fonde mes réflexions. Je vais donc vous présenter rapidemment sa pensée de l’oeuvre littéraire.

Genette défintion provisoire

Étudiant l’œuvre littéraire à travers le prisme de l’œuvre d’art, Genette développe un système définitionnel constitué de trois pôles qui paraissent dans sa première définition provisoire de 1991 : « Objet verbal à fonction esthétique » (1991).

Cette première définition, Genette la précise avec une seconde définition, provisoire encore, définition, qui, si elle est celle de l’œuvre de l’art en général, englobe également l’œuvre littéraire :

une œuvre d’art peut-être plus utilement considérée comme un artefact visant avant tout la considération esthétique. (1994, Immanence et transcendance:13)

Selon Genette, l’artefact implique déjà une intentionnalité dans la mesure où il résulte de l’intelligence humaine.

La fonction esthétique de Genette (qui peut ne pas être exclusivement littéraire) correspond à ce que Barthes désignait par la « postulation psychologique » dans sa réflexion sur l’ambiguïté constitutive de l’œuvre d’art en général et de l’œuvre littéraire en particulier :

L’œuvre […] est à la fois signe d’une histoire et résistance à cette histoire. […] En somme dans la littérature, deux postulations : l’une historique, dans la mesure où la littérature est institution ; l’autre psychologique, dans la mesure où elle est création. (Barthes 1963, 149)

Appartenant à l’Histoire, et ne cessant pourtant de lui échapper, l’œuvre littéraire est le produit d’un contexte, mais ne se réduit pas à cette seule dimension puisque pouvant être perçue et interprétée selon des critères différents de ceux qui l’ont initialement vue naître. Cette idée d’une variabilité du caractère littéraire au gré des conditions individuelles ou collectives de réception révèle l’instabilité de l’œuvre littéraire en tant que statut :

Le statut de l’œuvre n’a pas de validité en lui-même. Il est le produit d’une convention et ne se fonde de ce fait sur aucune caractéristique propre à l’œuvre. C’est pourquoi une même œuvre ou un même type d’œuvres peuvent fort bien voir leur statut se modifier, dans le temps ou d’un lieu à un autre. (Mouralis et Mangeon 2011, 63)

Cette variabilité du statut (on peut notamment citer comme exemple le censuré Sade qui fut finalement admis au panthéon de la littérature) affirme la dimension scriptible selon Barthes de l’œuvre littéraire et entre dans un réseau de tensions entre immanence et transcendance à partir desquelles Genette façonne une ontologie.

Résumé des critères genettiens

Ainsi pour résumer les critères genettiens de l’oeuvre littéraire. À partir de ces trois piliers, Genette conçoit la littérature comme un art allographique dans la mesure où son objet (le texte) est idéal et ne peut se concevoir que par réduction de ses manifestations matérielles.

On précise que cette considération comporte des exceptions : La littérature peut être autographique avec le cas l’œuvre orale (aèdes et griots) caractérisée par l’absence d’identité stricte d’une performance comme le souligne notamment Todorov.

Il définit alors deux instances de l’oeuvre littéraire :

Instances structurantes

Pour comprendre les intrications entre immanence et transcendance au sein du concept, qui loin de s’annuler, participent d’une ontologie, Genette discerne deux instances qui peuvent être considérées comme des states, soit des couches d’éléments distincts mais solidaires, : le token qui désigne l’objet allographique d’immanence matérielle (l’exemplaire) ; le type, une immanence idéale (le texte).

Système d’immanence

L’œuvre littéraire relève alors de la catégorie des objets d’immanence idéale : elle peut être reproduite en un nombre illimité d’exemplaires tous valables.

Toutefois l’immanence n’est pas le seul mode d’existence, le concept d’œuvre littéraire est également susceptible de transcender le fait de consister en un objet idéal par une histoire de production et de réception selon trois systèmes présenté par Genette :

  1. l’exclusivité (il n’existe qu’une seule Madame Bovary, les autres versions sont des transcriptions non-opérales (Margolis 1978)) ;

  2. la finalité (la première Madame Bovary n’est qu’une esquisse préparatoire à l’état définitif) ;

  3. la pluralité (Flaubert a produit des œuvres distinctes et homonymes à partir du contenu des versions).

Je vous propose ici un autre mode d’existence possible :

  1. celui de l’œuvre littéraire de la première à la dernière (même future) version témoignant de l’impossibilité de la nette clôture de l’œuvre.

Or le système genettien pose problème sur deux points : - distinction peut-être trop nette entre idée et manifestation - cette structure ne prend pas en compte les nouveaux médias : plutôt que de manifestations, d’exemplaires ou de tokens, il serait peut-être plus intéressant d’utiliser les termes d’inscription et de version dans un contexte numérique.

Nouveaux supports, nouvelles formes

À ces points s’ajoute un autre constat, plus actuel en quelques sortes :

Ce besoin d’une redéfinition de l’oeuvre littéraire émane également des nouvelles formes de l’oeuvre littéraire dans le numérique dont un des exemples est peut-être celui du fameux et vertigineux blog/constellation littéraire de François Bon, le Tiers-livre qui se présente comme une forme éclatée : sans possibilité de chronologique, sans non plus possibilité de lecture exhaustive. Et malgré cette production littéraire, qu’on ne peut nier comme prolifique car presque incalculable, François Bon n’est plus en France considéré comme un auteur…

Les points présentés jusqu’ici me portent donc à : ## Repenser l’oeuvre Telle entreprise signifie pour moi :

  • prendre en compte la matérialité du texte

  • prendre en compte la pluralité des supports de l’oeuvre littéraire qui ne se résume pas, même si c’était pratique, à des livres ou à des formats livresques

  • nouvelles instances ontologiques, soit abandonner les instances pourtant pratiques genettiennes ou tenter de les redéfinir : avec l’idée de versions/inscriptions

Et c’est pour cela que comme structure, mais c’est à se demander si structure oblige, je propose l’architecture en réseau qui, en tant que modèle permettrait une organisation des relations non hiérarchiques entre les différentes instances de définition

Je m’appuie également sur la théorie des supports et notamment les réflexions d’Anne-Marie Christin dans son ouvrage : ## L’image écrite ou la déraison graphique Dans son ouvrage, Anne-Marie Christin présente une théorie en opposition aux travaux de Saussure et Goody : soit l’idée de l’écriture comme la raison graphique du langage. Goody présentait notamment l’écriture comme le premier média et le média ayant permi le développement de la pensée logique.

La théorie de Christin se fonde sur une théorie du signe éloigné de la sémiotique = sur un anti-sémiotique donc elle insiste principalement sur les points suivants :

  • L’origine de l’écriture est dans la lecture, le déchiffrement
  • L’écriture est indissociable de son support : elle est matérielle

Je vais en dernier lieu, vous présenter quelques exemples, principalement littéraires, pour illustrer cette pensée d’une matérialité et d’une pluriforme du support : attention spoiler multiples.

Pouvoir et Matérialité du support

Je commencerai avec l’exemple du Nom de la rose, roman d’Umberto Eco, qui, selon moi, présente bien les enjeux de la matérialité de la littérature et ainsi son pouvoir. Le savoir n’est pas immatériel : il a un support d’inscription et donc traversé et porteur de questions de pouvoir. Dans l’intrigue du Nom de la rose, l’ouvrage au centre des préoccupations est le second volume de la Poétique d’Aristote consacré à la comédie et donc le rire, considéré comme la marque du démon. Si la portée idéologique de l’ouvrage, passant de mains de moine en mains de moine de l’abbaye, présente un enjeu évident, c’est davantage sur sa matérialité que je souhaite insister :

En effet, ce livre, parce que ces bordures ont été empoisonnées, est le vecteur, l’arme d’une série de crimes. Le pouvoir de l’ouvrage, sa dangerosité, son importance aussi réside donc dans la matérialité particulière de son support, elle provoque la convoisite de moines, provoque l’incendie de la bibliothèque cachée et amène à une superbe scène finale (premier spoil) où le moine-bibliothécaire commet un suicide en machonnant les pages de l’oeuvre pour l’emporter avec lui.

Transfert

La dimension de la Dangerosité du support matériel se retrouve également dans l’ouvrage Fahrenheit 451 de Bradbury où les livres deviennent ces objets illicites, illégaux et où l’autodafé est plus que légitime, il est devoir des nouveaux pompiers. Alors à la fin de ce livre (spoiler), les livres sont en effet détruits : pour autant, je ne pense pas qu’on puisse conclure sur une immatérialité des oeuvres littéraires. En effet, la fin présente une transposition d’un matérialité à une autre : les individus, les Book people deviennent les supports des oeuvres littéraires (se nommant d’ailleurs d’après les titres des oeuvres) et leurs voix, leurs récitations incessantes deviennent les médias.

Cette notion de corporéité du support littéraire, et cette idée d’une recherche autour d’un transfert entre différents médias se retrouve notamment traitée dans une dernière oeuvre que je vous soumets, oeuvre cinématographique cette fois-ci : The Pillow Book de Peter Greenaway.

Intermédiale

Ce film de Peter Greenaway s’inscrit dans une recherche sur les supports d’inscription, sur les supports d’écriture : du manuscrit, au parchemin, au papier, à la peau humaine comme à l’écran. The Pillow Book retrace le parcours d’une fille de calligraphe qui prend sa revanche (spoiler 3) sur l’éditeur de son amant et lui envoie treize livres écrits à même la peau du corps de treize hommes. Dernier spoil : l’amant meurt et la jeune femme décide d’utiliser sa peau comme un support d’écriture à un poème érotique, avant de l’enterrer, l’éditeur exhume le corps de l’amant et en fait son pillow book, son livre de chevet. Au-delà de la dimension macabre, quelque peu nécrophile sur laquelle je vais vous laisser, le film dans la construction de ses images interroge le transciptibilité de l’écriture d’une matérialité à une autre, et ainsi sa dimension intermédiale et peut-être de rémédiation pour reprendre le terme de Servanne Monjour.

Bibliographie

Barthes, Roland. 1963. « Histoire ou littérature ? ». In Sur Racine, 147‑67. Paris: Seuil.
Bon, François. 2003. « Pas besoin de la notion d’oeuvre, entretien pour la revue Animal ». En ligne.
Compagnon, Antoine. 1998. Le démon de la théorie. Paris: Seuil.
Fraisse, Emmanuel, et Bernard Mouralis. 2001. Questions générales de littérature. Points essais. Paris: Seuil.
Genette, Gérard. 1991. Fiction et diction. « Poétique ». Paris: Seuil.
Genette, Gérard. 1994. L’œuvre de l’art. Vol. Immanence et transcendance. « Poétique ». Paris: Seuil.
Margolis, Joseph. 1978. Art and philosophy. New York: The Harvester Press.
Mouralis, Bernard, et Anthony Mangeon. 2011. Les contre-littératures. "Fictions pensantes". Paris: Hermann.