untitled
Cédric Kayser
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public

Au pays de la technique

Introduction

1

 Quelle est l’histoire du corps propre ? Et comment l’œuvre de Proust nous permet-elle d’en retracer les enjeux ? Comme nous l’avons indiqué dans l’introduction, l’histoire du corps, tel qu’il se manifeste dans l’expérience intime, est encore assez récente et se cristallise à partir de vagues successives dans la période qui s’étend de la Belle Époque à nos jours. Ces scansions temporelles permettent d’inscrire la thématique du corps propre dans des contextes historiques précis2, ce que souligne la perspective temporelle de notre démarche. Dans ce premier chapitre, nous proposons de reprendre l’intrigue du corps propre à partir des mutations qui caractérisent l’époque contemporaine à Proust. Si ce dernier est parvenu à une nouvelle expression du corps en littérature, deux phénomènes majeurs contribuent à cette écriture d’un genre nouveau : d’une part la dissémination de la phénoménologie et de la psychanalyse en Europe au début du XXe siècle, et, d’autre part l’installation d’inventions techniques dans les foyers de milliers de français à partir du tournant du siècle.

 Cette première partie s’organisera selon trois axes : dans un premier temps, la réflexion proustienne sur l’impact de la technique structure les moments forts de son écriture. En particulier, nous suivrons l’hypothèse selon laquelle chaque nouvelle expérience technique produit de nouvelles façons de se représenter le monde. Comme l’indique le titre du chapitre présent que nous empruntons à une formule de Walter Benjamin, le phénomène technique s’accompagne également d’une spatialisation de l’expérience corporelle. La notion d’espace corporel devrait nous permettre de préciser les contours de l’espace abstrait tel que nous le donnent à voir les mathématiques. Finalement, nous verrons comment la crise de la représentation qui sous-tend ces expériences inédites fait surgir la question du sensible.

 Comme l’attestent un certain nombre de travaux critiques qui font autorité3, Proust s’est intéressé de près aux inventions techniques de son époque, qu’il s’agisse des rayons X, du téléphone ou des premières automobiles. La présence de ces dispositifs, qui peuplent de nombreuses pages de la Recherche, marque un tournant dans l’histoire du mouvement, alors que le rapport entre corps et espace devient emblématique d’une crise. Comme le note Sara Danius dans son essai The Senses of Modernism la crise des sens qui coïncide avec les changements technologiques du tournant du siècle ouvre de nouveaux domaines sensoriels qui demandent à être médités (2002, 3).

 Le traitement de la technique par Proust reste profondément ambivalent : si, d’une part, la technique marque la dissociation entre la conscience et le corps vécu, d’autre part, elle affirme les possibles du corps au-delà de ses limites. Par conséquent, l’ambition de ce chapitre ne sera pas tant d’inscrire notre propos dans une histoire culturelle des changements techniques ou d’insister sur tel détail tiré de la biographie de Proust, mais il s’agira davantage de montrer comment le rapport entre corps et technique contribue aux connaissances de la théorie du corps humain dont l’impact au XXe siècle fut déterminant. En d’autres termes, donner une perspective temporelle à notre démarche nous permettra de déterminer à partir de passages précis comment l’émergence de nouveaux dispositifs techniques affecte le « voir » du sujet.

Corps et spatialité : l’espace corporel

 Si le traitement de la technique chez Proust fraie la voie à une nouvelle conception du corps humain, le rapport que le narrateur-héros de la Recherche entretient avec l’objet technique demeure complexe. À première vue, face à la technicisation progressive du monde (l’installation du réseau téléphonique, le développement des chemins de fer et l’émergence du cinéma parlant) le narrateur décrit ce rapport dans les termes d’une aliénation : à l’image de sa grand-mère qui réduit la photographie à un « mode mécanique de représentation » (I, 39) le baron de Charlus ne trouve d’intérêt à la photographie qu’à partir du moment où elle « cesse d’être une reproduction du réel et nous montre des choses qui n’existent plus » (II, 123) alors que la duchesse de Guermantes semble juger de la valeur d’une œuvre en impliquant que « notre œil [apparaît comme] un simple appareil enregistreur qui prend les instantanés » (II, 813). Quant à la découverte récente de l’image en mouvement, le narrateur affirme que « rien ne s’éloigne plus de ce que nous avons perçu en réalité qu’une vue cinématographique » (IV, 461) en assimilant l’image technique à un aplatissement de notre expérience vécue.

 Le jugement que porte le héros sur le septième art est significatif. Quelques pages plus loin, il précise que

Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément – rapport que supprime une simple vision cinématographique, laquelle s’éloigne par là d’autant plus du vrai qu’elle prétend se borner à lui – rapport unique que l’écrivain doit retrouver pour en enchaîner à jamais dans sa phrase les deux termes différents. On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu’au moment où l’écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l’art à celui qu’est le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera dans les anneaux nécessaires d’un beau style […]. Mais il y a avait plus. Si la réalité était cette espèce de déchet de l’expérience, à peu près identique pour chacun, parce que nous disons : un mauvais temps, une guerre, une station de voitures, un restaurant éclairé, un jardin en fleurs, tout le monde sait ce que nous voulons dire ; si la réalité était cela, sans doute une sorte de film cinématographique de ces choses suffirait et le « style », la « littérature » qui s’écarteraient de leurs simples données seraient un hors-d’œuvre artificiel. Mais était-ce bien cela, la réalité ? (IV, 468) 

 Nous trouvons ces considérations dans le dernier volume de la Recherche, au moment où le héros, se trouvant dans la bibliothèque du palais des Guermantes, s’interroge sur l’apport de l’expérience dans l’élaboration d’une œuvre d’art. Dans ce passage, Proust présente deux idées centrales. Premièrement, la réalité littéraire, celle qui se trouve exprimée dans les œuvres de fiction, est essentiellement l’expression d’une réalité vécue. Elle ne peut être représentée de façon objective. Proust prend ici le contrepied de l’esthétique réaliste qui vise justement à reproduire la réalité en accumulant des détails par un « souci de complétude informationnelle » (Abolgassemi 2006). Les réalistes ne sont-ils pas passés à côté de l’objet qu’ils voulaient décrire ? Deuxièmement, pour produire cet effet de réel l’écrivain doit faire jouer son style en exprimant la contingence de la vie par le biais de détails qui peuvent paraître insignifiants à première vue. Ce qui distingue une page de la Recherche d’une simple plage d’horaire de bus est la capacité de l’écrivain à reproduire ce qu’il a vécu. Par conséquent, et en suivant la logique du héros, la vision cinématographique se réduirait au substrat objectif de l’expérience humaine que vise la représentation du réel en littérature.

 Ce genre d’observation peut surprendre dans la mesure où le style de la Recherche déploie un ensemble de techniques qui caractérisent le cinéma moderne4 : faux raccords, gros plan, travelling panoramique ; autant d’effets dont se sert l’écrivain pour montrer la façon dont le monde s’imprime en nous5. Or, on ne peut passer sous silence l’aversion dont témoignent certains passages de la Recherche vis-à-vis de l’image en mouvement. À l’époque de Proust, le cinéma n’a pas encore la dimension immersive6 que nous lui connaissons, les films de l’époque sont muets et les images d’une résolution faible. À travers cette critique, l’auteur de la Recherche se réfère essentiellement à un aplatissement de notre expérience vécue que favoriserait la représentation mimétique du réel en littérature. Dans la mesure où l’expérience de chaque individu est unique, celle-ci ne peut être « identique pour chacun ». La réalité, selon Proust, dépasse la simple référence à un monde objectif. La langue ne sert plus seulement à désigner des choses (ceci est une table, une chaise, une plante), mais elle a pour tâche d’exprimer la relation entre un sujet et son monde. Lorsque nous lisons un texte littéraire, nous ne nous trouvons pas devant un objet quelconque mais nous sommes engagés dans ce qu’il tente d’exprimer.

 Un autre extrait, tiré du Côté de chez Swann, devrait nous permettre d’approfondir ce point. Caressant le rêve « de voir une tempête sur la mer, moins comme un spectacle que comme un moment dévoilé de la vie réelle de la nature » (I, 377), le héros – pris dans une constante oscillation entre angoisse d’étouffement et affirmation des possibles – porte un regard ambivalent sur le paysage technique de l’époque qui est la sienne. Dans sa quête d’une expérience authentique, il oppose initialement le spectacle de la nature aux « productions mécaniques de l’homme » (I, 377) :

De même que le beau son de sa voix, isolément reproduit par le phonographe, ne nous consolerait pas d’avoir perdu notre mère, de même une tempête mécaniquement imitée m’aurait laissé aussi indifférent que les fontaines lumineuses de l’Exposition. Je voulais aussi pour que la tempête fût absolument vraie, que le rivage lui-même fût un rivage naturel, non une digue récemment créée par une municipalité. (I, 377)

 Le jugement du narrateur, à une époque qui précède son premier voyage à Balbec, repose sur une erreur initiale. En opposant la nature et les avancées culturelles de l’être humain (voix/phonographe, rivage naturel/lumière artificielle), il fait l’impasse sur les aspects de la technique susceptibles d’élargir le sensorium corporel7. Animé par un désir de briser les chaînes de l’habitude et le conditionnement que celle-ci implique, le jeune homme se sent attiré par ce qu’il considère comme étant plus « vrai » que lui-même. Mais le spectacle vierge d’une nature insoumise s’avère être une construction romantique8 de sa part. En catégorisant ses impressions sur la base de valeurs opposées, le narrateur esquisse le thème de l’authenticité qui sera développé à la fin de la Recherche. À l’issue de son retrait du monde, au cours d’une mâtinée qui a lieu pendant les années 1920, le héros réalisera l’importance des vérités « que la vie nous a malgré nous communiquées en une impression, matérielle parce qu’elle est entrée par nos sens » (IV, 457). À plus forte raison, leur origine dans l’expérience commune s’avère être « la griffe de leur authenticité » (IV, 457). Or, comme nous le verrons par la suite, dans la mesure où la technique a un impact sur nos habitudes, elle participe activement de la formation d’impressions inédites.

 Si le rôle de l’expérience dans le rapport du narrateur aux avancées techniques est déterminant, l’aspect qui doit retenir notre attention ici se situe sur un plan très différent. À travers son emploi de la langue, Proust mobilise un lexique du corps proche de la phénoménologie naissante en Europe à partir des travaux du philosophe allemand Edmund Husserl9. Le corps humain, après avoir été considéré comme un objet parmi d’autres devient dès lors un enjeu fondamental pour les sciences humaines et tout un ensemble de nouvelles disciplines qui en découlent10. En retraçant l’apparition du monde selon « l’ordre de nos perceptions » (II, 14), l’écrivain nous donne à voir le monde tel qu’il s’imprime en nous par le biais de l’expérience et se rapproche, chemin faisant, de tentatives similaires dans le domaine de l’art11. Au seuil du premier tome de la Recherche un espace autre, réservé au corps, s’ouvre. Nous partirons dans un premier temps de l’hypothèse selon laquelle, chez Proust, la technique contribue à la production de cet espace inédit que nous qualifierons d’ « espace corporel ».

La spatialité dans la Recherche

 Pour bien saisir la portée de la spatialité qui se trouve chez Proust, un retour sur la notion d’espace s’impose. À l’aube de la modernité, dans la philosophie cartésienne, l’espace se réduit encore à la modalité de l’étendue qui figure comme le domaine des corps. Ce n’est que bien plus tard que l’on assiste à l’émergence de la perception qui détermine alors notre appréhension de l’espace. Au tournant du XIXe siècle, des penseurs de la psychologie expérimentale tels Ernst Mach s’accordent sur la distinction qui peut être établie entre « l’espace psychologique relatif, tel qu’il est saisi dans la perception, et l’espace idéal absolu ou mathématique » (Lalande et Poirier 1991, 298). Nous assistons dans ce sens à une scission rendant possible la distinction entre différentes acceptions du terme « espace ».

 D’un point de vue culturel, il est intéressant de noter que l’apparition du corps sensible – observatoire privilégié de nos sensations intimes – coïncide avec les avancées techniques de l’ère industrielle. Dans le sillage du XIXe siècle qui comprend l’espace dans les termes d’une « étendue indéfinie, milieu sans bornes qui contient tous les êtres étendus » et plus ordinairement le « lieu des corps » (Larousse 1990, 880) en référence au système cartésien, l’espace à l’époque contemporaine à Proust est encore largement tributaire d’une certaine tradition philosophique.

 Dans son Dictionnaire philosophique, le philosophe André Comte-Sponville souligne la contradiction qui consiste à vouloir fixer l’espace dans des termes rationnels :

L’espace n’est pas un être ; c’est le lieu de tous, considéré en faisant abstraction de leur existence. Non un être, donc, mais une pensée : c’est le lieu universel et vide. Comment ne serait-il pas infini, continu, homogène, isotrope et indéfiniment divisible, puisque aucun corps, par définition, ne peut le limiter, le rompre ou l’orienter ? [C]ela nous apprend plus sur notre pensée que sur l’étendue du réel ou de l’univers. (2013, 354)

 Pour rassurante qu’elle paraisse, l’idée d’un espace mathématique – telle que le conçoit Descartes – se heurte au limites de la connaissance humaine. Si l’espace nous renvoie toujours à la pensée que nous pouvons en avoir, comment cette notion peut-elle répondre à la réalité de corps qui nous apparaissent dans leur finitude ? Autrement dit, comment l’espace assimilé au cogitatum – à la chose pensée – peut-il rendre compte de ce qui est donné dans l’expérience ?

 À l’encontre de la conception cartésienne, nous nous rapprochons avec Proust d’une pensée de l’espace tributaire de l’héritage des penseurs grecs par la focalisation de l’écrivain sur le lieu et l’emplacement des choses. Dans son Timée, Platon développe une pensée de la khôra (le terme grec se trouve à l’origine du terme spatium en latin médiéval auquel nous devons la notion d’espace). Pour lui, l’espace serait la condition nécessaire pour la manifestation des Idées dans le monde sensible, il est le réceptacle imparfait qui contient la totalité désordonnée des choses. Aristote, quant à lui, élabore une théorie du « lieu » (topos en grec) dans le sens où « l’espace est conçu comme la somme totale de tous les lieux occupés par les corps » (Bauer 1990, 837). Selon cette théorie qu’Aristote développe essentiellement dans sa Physique, le lieu marque l’emplacement d’un corps mais ne peut être confondu avec celui-ci. Qui plus est, « [l]a place est la limite interne d’un autre corps qui le contient » (Ghins 1990, 843). Il en découle que l’espace aristotélicien est relationnel et fini dans la mesure où son existence dépend des corps qui l’habitent.

 En tant qu’écrivain, Proust s’affranchit de l’idée d’une synthèse a priori du donné sensoriel comme la proposait encore Kant. Dans sa première Critique, Kant pose l’espace comme forme a priori de la sensibilité. Autrement dit, la perception d’une chose dépend de l’existence de l’espace qui doit être classé parmi les conditions de possibilité de l’expérience. L’espace proustien, au contraire, est dynamique. Georges Poulet l’indique dans son essai intitulé L’espace proustien en observant que « l’œuvre proustienne s’affirme comme une recherche non seulement du temps, mais de l’espace perdus » (1982, 19).

 L’espace corporel, tel que nous le donne à voir Proust se rapproche d’une spatialité de type phénoménologique telle que nous la trouvons dans les travaux de Husserl ou de Merleau-Ponty. Le retour « aux choses mêmes » que prône la phénoménologie récuse l’ « idéalisation géométrique » des sciences et la vue « en surplomb » (Dupond 2001, 19) qu’elle implique. Dans sa Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty approfondit les termes d’une spatialité du corps propre. Dans la mesure où l’espace préconisé s’affranchit d’une spatialité de position, il nous donne à voir une spatialité de « situation ». Comme le note Jérémie Rollot :

Par conséquent, je ne traite pas mon corps comme situé dans un espace objectif déterminé par des coordonnées et doté ce faisant d’une spatialité de position, mais plutôt dans un espace relié à l’entourage, à l’extériorité, renvoyant de ce fait à une spatialité de situation, à un espace enveloppant. Le corps est alors origine du repère (au sens mathématique). (2010, 64)

 Bien que notre perception du monde dépend de l’espace objectif, le monde, tel que nous le donnent à voir les sciences, n’excède jamais son statut de condition nécessaire. L’espace corporel, selon Merleau-Ponty, nous renvoie à la présence du corps au monde. Pour percevoir le monde et nous impliquer dans celui-ci par le biais d’actions déterminées, nous devons disposer d’un corps qui nous sert de point d’ancrage. À l’image du faisceau lumineux qui rend visibles les choses cachées sous le voile de l’obscurité, l’espace décrit par Merleau-Ponty rend possible la perception des objets tels qu’ils émergent dans notre champ visuel.

 Ces éléments se retrouvent thématisés dans l’écriture de Proust. Dans la Recherche, la notion d’ « espace corporel » pourrait s’appliquer à la présence, au sein de la narration, d’un espace traversé par un imaginaire du corps. Cet espace surgit à la croisée de références intimes au corps. Il y a, de fait, une relecture de l’espace dans la Recherche qui prend en considération l’ancrage corporel de l’être humain. Cette réforme dans l’appréhension de l’espace place désormais l’action au centre de l’intrigue du corps vécu :

L’espace corporel et l’espace objectif sont donc conçus comme un « système pratique », de sorte que le concept de l’action joue un rôle central dans la question de la spatialité, les objets émergeant sur le fond de mon action qui les vise. (Rollot 2010, 66)

 Chez Proust, la technique modifie l’espace corporel. Mieux encore, elle en précise les enjeux. Dans cette refonte de l’espace donné, la réalité d’une intentionnalité (direction de la conscience vers un objet) corporelle apparaît désormais comme le fondement d’un milieu intra-corporel12. Partant, quel est le lexique mobilisé par Proust pour amener cet espace corporel à son expression ?

La texture du marbre

 Parmi les références qui sillonnent le roman de Proust, on peut noter la qualité du marbre qui est plus ou moins passée inaperçue de la critique13. À la manière d’un présage, cette roche énigmatique nous signale un avancement dans les profondeurs opaques du corps vécu. Comme certains passages semblent le suggérer, le marbre a quelque chose d’étrangement organique. Nous en trouvons une première occurrence parmi la séquence d’images sur laquelle s’ouvre la Recherche. Tout au début du roman, le narrateur, pris par le vertige d’une chambre d’hôtel qui ne lui est pas familière, évoque les chambres de son enfance par les termes suivants :

[J]’étais à la campagne chez mon grand-père, mort depuis bien des années ; et mon corps, le côté sur lequel je reposais, gardiens fidèles d’un passé que mon esprit n’aurait jamais dû oublier, me rappelaient la flamme de veilleuse de verre de Bohême, en forme d’urne suspendue au plafond par des chaînettes, la cheminée en marbre de Sienne, dans ma chambre à coucher de Combray, chez mes grand-parents, en des jours lointains qu’en ce moment je me figurais actuels sans me les représenter exactement et que je reverrais mieux tout à l’heure quand je serais tout à fait éveillé. (I, p. 6)

 Comme le suggère Proust, la mémoire du passé se situe au niveau du corps. Contrairement à l’esprit, « [s]a mémoire, la mémoire de ses côtes, de ses genoux, de ses épaules, lui présentait successivement plusieurs des chambres où il avait dormi » (I, p. 6). Parmi les détails que le corps ramène à la surface de la conscience éveillée, on peut retenir la présence du « marbre jaune de Sienne » qui, par ses nuances de couleur ocre jaune et ses veinages blancs ou tirant vers le noir, n’est pas sans rappeler les tissus épidermiques des premières planches anatomiques14.

 Nous retrouvons la référence au marbre à la fin du premier volume, dans une longue méditation sur le rapport entre les noms et les choses qu’elles désignent. Le narrateur y évoque à nouveau les chambres de Combray, « saupoudrées d’une atmosphère grenue, pollinisée, comestible et dévote » (I, 377) qui hantent ses nuits d’insomnie. Dans ce syntagme nominal qui se caractérise par sa valeur prédicative, nous pouvons relever au moins trois significations distinctes.

 L’ « atmosphère grenue » à laquelle se réfère le héros nous renvoie à la présence physiologique du corps qui marque l’espace de son empreinte. Quant à l’adjectif qualificatif « grenu », si celui-ci dérive initialement du grain et désigne ce qui est « couvert de grains, de petites saillies arrondies » (Augé 1928, 878), il se réfère le plus souvent au marbre. On pense aux photographies en noir et blanc qui, lorsqu’elles font l’objet d’un tirage agrandi, se caractérisent par un certain flou que l’on désigne également par la notion de grain. Par infléchissement sémantique, l’emploi substantif de « grenu » désigne alors « l’aspect de ce qui est grenu », par exemple « le grenu d’une peau » (Rey, Rey-Debove, et Robert 2014, 1187). Au-delà de la référence implicite au grain photographique ou encore au « grain » d’une voix, le réseau qui se tisse entre le corps, l’espace qu’il occupe et son intériorisation par le biais de la vue, l’adjectif verbal « pollinisé[e] » rapproche l’écriture de Proust du pointillisme des tableaux de Camille Pissarro ou de Georges Seurat. Finalement, l’atmosphère « dévote » de la chambre d’enfance du héros évoque par contamination sémantique ces sculptures en marbre blanc représentant l’extase mystique, la dimension charnelle de la communion15. À ce titre, la blancheur du marbre évoque de façon exemplaire l’aspect blême de chairs dénudées.

 La dimension inquiétante des chambres décrites par Proust (« atmosphère grenue, pollinisée, comestible ») souligne également l’aspect sacré du corps, lieu de culte devant lequel la raison s’arrête. Ce transfert métonymique du détail au tout, du corps à la surface-objet, se trouve au cœur même de la démarche proustienne. Parfois même, dans un curieux renversement entre signifiant et signifié, le marbre est suggéré par un détail corporel passé inaperçu. À cet égard, l’écrivain Bergotte souligne « la verticalité du bras, la boucle du cheveu qui “fait marbre” » (I, 550)16 en commentant une prestation récente de la Berma. Sur le plan des associations libres, la référence au marbre synthétise la mémoire du corps :

Tous ces souvenirs ajoutés les uns aux autres ne formaient plus qu’une masse, mais non sans qu’on ne pût distinguer entre eux – entre les plus anciens, et ceux plus récents, nés d’un parfum, puis ceux qui n’étaient que les souvenirs d’une autre personne de qui je les avais appris – sinon des fissures, des failles véritables, du moins ces veinures, ces bigarrures de coloration, qui, dans certaines roches, dans certains marbres, révèlent des différences d’origine, d’âge, de « formation ». (I, 184)

 En vertu de la polysémie du terme, Proust nous donne à voir la dimension organique de la mémoire involontaire17. La texture du marbre renvoie aux failles de la pensée, aux fissures qui menacent l’intégrité de nos corps. La centralité de l’odorat, à la croisée de la vie intérieure et des désordres du monde sensible, éclaire le processus de sédimentation des roches semblables à la formation de nos souvenirs les plus intimes. L’homologie qu’établit l’écrivain entre le parfum et le souvenir esquisse déjà le rôle central des sens dans la constitution de la mémoire. Plus loin, la référence au marbre cristallise les soupçons de Swann18 quant aux passades de son amante :

Ayant ouvert le journal, pour chercher ce qu’on jouait, la vue du titre : Les filles de marbre de Théodore Barrière le frappa si cruellement qu’il eut un mouvement de recul et détourna la tête. Éclairé comme par la lumière de la rampe, à la place nouvelle où il figurait, ce mot de « marbre » qu’il avait perdu la faculté de distinguer tant il avait l’habitude de l’avoir souvent sous les yeux, lui était soudain redevenu visible et l’avait aussitôt fait souvenir de cette histoire qu’Odette lui avait racontée autrefois, d’une visite qu’elle avait faite au Salon du Palais de l’industrie avec Mme Verdurin et où celle-ci lui avait dit : « Prends garde, je saurai bien te dégeler, tu n’es pas de marbre. » Odette lui avait affirmé que ce n’était qu’une plaisanterie, et il n’y avait attaché aucune importance. Mais il avait alors plus de confiance en elle qu’aujourd’hui. Et justement la lettre anonyme parlait d’amours de ce genre. (I, 354)

 Cette référence discrète au marbre marque une nouvelle étape dans la jalousie de Swann en ce qu’elle rend visible le soupçon qu’il peut avoir des penchants inavoués d’Odette. Le titre de la pièce de Théodore Barrière connote de façon implicite l’amour entre femmes, cette intimité charnelle qui se joue en terre inconnue. Si le marbre est traditionnellement associé à l’idée de pureté et au prestige d’une rigidité séculaire, Proust s’approprie le terme par un infléchissement de sa signification initiale. Dans les « amours de ce genre » qui hantent Swann, le marbre fait surgir l’incarnat rose de la peau, surface du corps humain.

 Ce passage préfigure le cycle d’Albertine, où ce genre de liaison occupe une place centrale. À différentes reprises le narrateur souligne l’érotisme du cou d’Albertine, lequel « aperçu de plus près et comme à la loupe, montra, dans ses gros grains, une robustesse qui modifia le caractère de la figure » (II, 660). Même constat à la fin de Sodome et Gomorrhe : « Le cou d’Albertine, qui sortait tout entier de sa chemise, était puissant, doré, à gros grains. Je l’embrassai aussi purement que si j’avais embrassé ma mère pour calmer un chagrin d’enfant que je croyais alors ne pouvoir jamais arracher de mon cœur » (III, 508). Désir qui culminera dans le souvenir de la jeune fille après sa mort : « Petite statuette dans la promenade vers l’île, calme figure grosse à gros grains près du pianola, elle était ainsi tour à tour pluvieuse et rapide, provocante et diaphane, immobile et souriante, ange de la musique » (IV, 70). Or, Albertine représente la dimension gomorrhéenne de la Recherche où l’énigme de ces relations saphiques conduit à sa claustration dans l’appartement parisien du héros.

 Finalement, la dimension organique du marbre entre en résonance avec une série d’images puisées dans le réservoir de la nature. À titre d’exemple, on peut citer les fleurs colorées par une fin d’après-midi à propos desquelles le narrateur observe qu’elles « tenaient chacune d’un air distrait son étincelant bouquet d’étamines, fines et rayonnantes nervures de style flamboyant comme celles qui à l’église ajouraient la rampe du jubé ou les meneaux du vitrail et qui s’épanouissaient en blanche chair de fleur de fraisier » (I, 136) ou encore l’Église de Combray dont le narrateur relève « la voûte obscure et puissamment nervurée comme la membrane d’une immense chauve-souris de pierre » (I, 60). Ces associations baroques, au croisement du corps et du langage, contribuent à l’expression d’un espace corporel anonyme que fait ressurgir le souvenir de Combray, centre névralgique de l’enfance du héros19.

Prolongement de l’intériorité du corps

 Si le thème du marbre montre comment la perception d’un détail passé participe de la représentation du corps propre, parfois, chez Proust, les lieux parcourus prolongent l’intériorité du corps sensible. Un passage marquant tiré de l’intermède que constitue Un amour de Swann est représentatif de ce procédé narratif. L’épisode peut être situé au début de la liaison amoureuse qui lie Swann à Odette de Crécy. Ne la trouvant pas dans le salon Verdurin qui leur sert de point de rencontre, cette absence inattendue modifie l’espace corporel de l’amant :

Et la présence d’Odette ajoutait en effet pour Swann à cette maison ce dont n’était pourvue aucune de celles où il était reçu : une sorte d’appareil sensitif, de réseau nerveux qui se ramifiait dans toutes les pièces et apportait des excitations constantes à son cœur. (I, 223)

 Comme l’atteste ce passage, l’appartement des Verdurin semble prolonger la corporéité de Swann. L’image que présente Proust frappe du fait de son universalité. Pour avoir au moins une fois parcouru les différents paliers de l’excitation amoureuse, Proust a su traduire avec précision le moment révélateur où se brouillent les frontières entre l’extérieur et l’intimité du corps. Dans la mesure où le passage est rendu en focalisation zéro – il n’y a pas de restriction du champ dans la perspective adoptée alors même que l’épisode s’inscrit dans le récit-cadre qui nous est raconté par le narrateur – nous accédons à l’intériorité du personnage de Swann. L’appartement décrit par Proust n’est plus de l’ordre de l’espace objectif, il le dépasse.

 Comme le suggère le narrateur, l’appartement des Verdurin, en apportant « des excitations constantes » au cœur de Swann, apparaît comme l’extension de son corps et donne à l’espace corporel sa visibilité. Cette « magie physiologique », pour reprendre l’expression de Serge Béhar (1970, 16), se déploie entre l’univers médical et la coloration surréaliste du récit. Pour l’instant, nous laissons cette observation à l’état d’esquisse, elle se précisera à travers les analyses touchant au schéma corporel et à l’intentionnalité corporelle qui feront l’objet du deuxième chapitre.

Structures verticales – le corps vertigineux

 L’espace corporel, nous l’avons vu, doit être compris dans les termes d’une spatialité de situation20 : il se déploie lorsque le narrateur se trouve engagé dans le monde par le biais d’actions et de projets. En témoignent les situations où le corps vacille, et ne trouvant pas l’appui nécessaire, perd son équilibre initial. Cette dimension vertigineuse qui, selon Véronique Nahoum-Grappe, « quelquefois, affecte, sous certaines conditions, nos manières de faire et d’être et menace précisément la tranquille immobilité des choses gouvernables autour de notre corps bien assis » (1993, 155).

 Selon Littré (1863-1872), le vertige désignerait un « état dans lequel il semble que tous les objets tournent et que l’on tourne soi-même » (Cité par Nahoum-Grappe 1993, 167). Il s’agit d’un motif récurrent chez Proust. Dès les premières pages de la Recherche, le héros tente de fixer le « kaléidoscope de l’obscurité » (I, 4) avec ses yeux « tandis qu’autour [du corps] les murs invisibles, changeant de place selon la forme de la pièce imaginée, tourbillonnaient dans les ténèbres » (I, 6). Bien des années plus tard, nous le retrouvons dans la cour des Guermantes titubant « un pied sur le pavé plus élevé, l’autre pied sur le pavé le plus bas » (IV, 445-446). Cette sensation de vertige qui s’empare de la conscience malheureuse est associée chez Proust à la quête de vérité. Comme le note le héros, « dès que nous avons le désir de savoir, comme a le jaloux, […] c’est un vertigineux kaléidoscope où nous ne distinguons plus rien » (IV, 100).

 À cette activité nerveuse que la condition médicale du héros n’explique qu’en partie, celui-ci oppose les mouvements harmonieux de la bande de Balbec qui, « avec la maîtrise de gestes que donne un parfait assouplissement de son propre corps et un mépris sincère du reste de l’humanité, venaient droit devant elles, sans hésitation ni raideur, exécutant exactement les mouvements qu’elles voulaient, dans une pleine indépendance de chacun de leurs membres par rapport aux autres, la plus grande partie de leur corps gardant cette immobilité si remarquable chez les bonnes valseuses » (II, 147). L’exemple des jeunes filles en fleurs que le héros entrevoit sur la plage est révélateur d’une culture qui attache de l’importance à l’agencement adroit du corps. La fluidité de leurs mouvements fait émerger un champ de possibles dont le jeune homme se sent d’emblée exclu.

 Les hésitations du corps vertigineux participent de l’espace vécu. On les devine chez le baron de Charlus que le héros rencontre à la suite d’une attaque apoplectique : « à l’accent soudain tremblant avec lequel M. de Charlus scanda ces paroles, au regard trouble qui vacillait au fond de ses yeux, j’eus l’impression qu’il y avait autre chose qu’une banale insistance » (IV, 382). Révélateur du tremblement tout intérieur qui l’anime, l’espace corporel s’actualise en fonction de l’événement nouveau qui bouleverse le travail de l’habitude. Ainsi, après avoir fait la connaissance de Gilberte Swann aux Champs-Élysées, le narrateur, en ouvrant une lettre qui porte la signature de son amie, sent un instant les choses vaciller autour de lui : « Avec une vitesse vertigineuse, cette signature sans vraisemblance jouait aux quatre coins avec mon lit, ma cheminée, mon mur. Je voyais tout vaciller comme quelqu’un qui tombe de cheval […] » (I, 491). Plus loin, le constat de l’écoulement des années à la fin de la Recherche témoigne de la spatialisation du temps qui caractérise le récit proustien :

J’éprouvais un sentiment de fatigue profonde à sentir que tout ce temps si long non seulement avait, sans une interruption, été vécu, pensé, sécrété par moi, qu’il était ma vie, qu’il était moi-même, mais encore que j’avais à toute minute à le maintenir attaché à moi, qu’il me supportait, que j’étais juché à son sommet vertigineux, que je ne pouvais me mouvoir sans le déplacer comme je le pouvais avec lui. La date à laquelle j’entendais le bruit de la sonnette du jardin de Combray, si distant et pourtant intérieur, était un point de repère dans cette dimension énorme que je ne me savais pas avoir. J’avais le vertige de voir au-dessous de moi, en moi pourtant, comme si j’avais des lieues de hauteur, tant d’années. (IV, 624)

 Le lexique spatial qui traverse cette réflexion (« sommet vertigineux », « mouvoir sans le déplacer », « si distant et pourtant intérieur », « point de repère ») du héros sur le temps passé se double de la présence du corps qui assure la continuité de l’expérience accumulée (« ce temps […] vécu, pensé, secrété par moi », « j’entendais le bruit de la sonnette ») alors que la fin du passage culmine dans l’empiètement du temps et de l’espace (« des lieues de hauteur, tant d’années »). Ce passage fait écho au début du roman où le corps éveillé du héros ne parvient pas à fixer les images qu’il produit. Plus particulièrement, pris « dans le tourbillon vertigineux de la vie courante » (II, 312), le corps propre participe de structures verticales qui organisent le récit proustien.

 Nous trouvons une illustration de ce procédé narratif dans le deuxième volume de la Recherche. Le héros, qui a entrepris le voyage à Balbec accompagné de sa grand-mère, est brutalement arraché à ses habitudes et se sent impuissant face à l’assaut de l’événement nouveau. Semblable au corps neurasthénique du narrateur, disposé aux crises d’étouffements, l’espace devient source d’angoisse :

Sans la timidité ni la tristesse du soir de mon arrivée, je sonnai le lift qui ne restait plus silencieux pendant que je m’élevais à côté de lui dans l’ascenseur, comme dans une cage thoracique mobile qui se fût déplacée le long de la colonne montante […]. (II, 157)

 Cet extrait exemplifie d’abord la question de l’espace corporel modifié par le dispositif technique de l’ascenseur. Pour traduire cette spatialité traversée par l’imaginaire du corps, Proust établit l’analogie entre l’ascenseur et la cage thoracique. Il y a littéralement empiètement du dedans sur le dehors. Dans ce huis clos où le jeune homme se sent « comme dans une cage thoracique mobile qui se fût déplacée le long de la colonne montante », son impuissance est amplifiée par l’immobilité de sa position. Contrairement au narrateur qui « visualise » l’épisode, le liftman assume le rôle d’opérateur de la machine qui suit son ascension verticale. Dans un tour linguistique caractéristique de l’écriture proustienne, les câbles d’entraînement qui passent par le limiteur de vitesse sont comparés aux tubes d’un orgue manié par un instrumentiste :

[U]n personnage encore inconnu de moi, qu’on appelait « lift » (et qui au point le plus haut de l’hôtel, là où serait le lanternon d’une église normande, était installé comme un photographe derrière son vitrage ou comme un organiste dans sa chambre), se mit à descendre vers moi avec l’agilité d’un écureuil domestique, industrieux et captif. Puis en glissant de nouveau le long d’un pilier il m’entraîna à sa suite vers le dôme de la nef commerciale. À chaque étage, des deux côtés de petits escaliers de communication, se dépliaient en éventails de sombres galeries, dans lesquelles, portant un traversin, passait une femme de chambre. J’appliquais à son visage rendu indécis par le crépuscule, le masque de mes rêves les plus passionnés, mais lisais dans son regard tourné vers moi l’horreur de mon néant. Cependant pour dissiper, au cours de l’interminable ascension, l’angoisse mortelle que j’éprouvais à traverser en silence le mystère de ce clair-obscur sans poésie, éclairé d’une seule rangée verticale de verrières que faisait l’unique water-closet de chaque étage, j’adressai la parole au jeune organiste, artisan de mon voyage et compagnon de ma captivité, lequel continuait à tirer les registres de son instrument et à pousser les tuyaux. (II, 25-26)

 La vision dantesque décrite dans ce passage s’articule autour de différentes tonalités développées par le narrateur. À un niveau premier, la machinerie de l’ascenseur est entourée d’un dispositif plus vaste, à savoir la vie intérieure du Grand-Hôtel de Balbec qui se caractérise par une certaine complexité architecturale (« pilier », « de petits escaliers de communication », « une seule rangée verticale de verrières », « le dôme de la nef commerciale »). L’ascension verticale participe de l’obscurité (« éventails de sombres galeries », « visage rendu indécis par le crépuscule », « l’horreur de mon néant », « ce clair-obscur sans poésie » ainsi que la référence au « water-closet de chaque étage ») de la cabine dans laquelle se trouve le narrateur, tandis que celui-ci se trouve plongé dans l’anonymat de l’espace corporel.

 Comme l’atteste le mutisme de l’opérateur et la duplicité du terme « lift » se référant à la fois au dispositif machinal sur lequel il opère et à la fonction qu’il occupe21, l’espace corporel chez Proust se caractérise de surcroît par une indétermination nominale. Ainsi, le « lift » est successivement comparé à un animal « domestique, industrieux et captif », à un « un photographe derrière son vitrage » et finalement à un « organiste » – témoin virtuose de l’emprisonnement passager du jeune homme. Cette dénomination active deux significations qui se complètent : d’une part, elle reprend l’imaginaire de l’organe que figure la cabine d’ascenseur, alors que, d’autre part, en vertu de son origine (le grec organon) désigne l’outil. De ce fait, l’empiètement décrit par le narrateur est double : prisonnier de la cabine d’ascenseur, il ressent l’opacité d’un corps à l’intérieur d’un autre corps machinique.

 Captif de cette chambre obscure en pleine ascension, le héros entrevoit des « ramifications de couloirs dans les profondeurs desquels la lumière se veloutait, se dégradait, amincissait les portes de communication ou les degrés des escaliers intérieurs qu’elle convertissait en cette ambre dorée, inconsistante et mystérieuse comme un crépuscule » (II, 158). Nous retrouvons cette réverbération cauchemardesque à l’infini dans la dernière scène de Sueurs froides (1958) où Alfred Hitchcock met en scène John Ferguson (incarné par James Stewart), personnage qui se caractérise par son acrophobie. Ramené à sa condition d’homme errant, le narrateur « cinématographie » la trajectoire déroutante de son corps hanté par son propre néant. L’aspect hermétique de la cabine d’ascenseur, qui – comparable à un dispositif de projection – réalise une série d’images angoissantes, devient synonyme du corps vertigineux dont « l’individualité essentielle cède le pas à la multiplicité des perspectives » (Nitsch 1996, 132).

 La tendance proustienne consistant à établir des correspondances entre deux termes distincts (peau/marbre, cage thoracique/ascenseur), la lexicalisation d’une spatialité liée à l’immanence du corps nous permettent de mieux saisir l’importance de l’avènement technique dans la Recherche. Si le narrateur parvient à une expression nouvelle de l’expérience corporelle, cet effort de visualisation a part liée avec l’intrusion de dispositifs techniques dans ses possibles. Autrement dit, en traduisant ses expériences techniques à l’aide de métaphores, le jeune homme les incorpore. Il nous faut désormais étendre ces premières analyses en les situant dans une problématique plus large afin de mieux comprendre les raisons qui ont pu motiver les choix stylistiques de Proust.

Crise de la représentation, révolution des sens

 On a souvent relevé l’importance de la peinture sociale qui anime de larges pans de la Recherche et, en particulier, Le côté de Guermantes. Si on ne peut minorer l’apport de ces questionnements, il importe de lire Proust à la lumière de l’épistémé contemporaine. L’écrivain se situe au croisement, à l’ « entre-deux » (Compagnon 1989, 12) des siècles22. Plus précisément, le monde qu’il décrit dans la Recherche concorde avec la période qui s’étend de la naissance du héros aux années 1920, arc temporel que délimite l’entre-deux des XIXe et XXe siècles. La société contemporaine connaît alors une succession de bouleversements causée par l’essor de nouvelles techniques de communication qui rendent plus ou moins obsolètes les chroniques des salons et leur codification par le biais de modes successives.

 Dans une étude critique du personnage littéraire, Pierre Glaudes observe comment une série d’évolutions dans la société française au tournant du siècle bouleverse les pratiques des artisans littéraires. Glaudes note avec raison qu’ « avec l’essor de la presse, de l’édition et de l’enseignement obligatoire à la fin du XIXe siècle, la démocratisation de la culture entraîne peu à peu une redéfinition des usages de l’écrit et une réorganisation du champ artistique qui éloigne la littérature des préoccupations référentielles » (1998, 12‑13). Cette modification du paysage médiatique s’accompagne chez Proust de la disparition progressive du monde du faubourg Saint-Germain auquel nous devons les plus belles pages de Guermantes.

 Ces changements se font ressentir dans les milieux de l’écrit à partir du moment où la culture technique (téléphone, automobiles, aviation) du siècle naissant met à mal l’exigence fondamentale en littérature d’atteindre à une représentation fidèle de la réalité, sonnant ainsi le glas de la mimésis classique :

Face à l’ « universel reportage », alors que les journalistes prétendent de plus en plus éclairer l’opinion en enregistrant quotidiennement l’actualité, les écrivains se détachent de cet usage transitif du langage et se tiennent en dehors des formes communes de l’échange, pour mieux garantir la spécificité de leur discours. Cette évolution est amplifiée par le perfectionnement des techniques de reproduction telles que la photographie, le téléphone, le phonographe et le cinéma : des appareils assument désormais, mieux que l’écriture et plus rapidement, la mission de représenter, en restituant leur objet de façon plus convaincante. (1998, 13)

 Ce déplacement des objectifs orientant les pratiques littéraires engage l’écrivain dans un questionnement du genre romanesque. Le projet littéraire de Proust au début du siècle témoigne de cette préoccupation. Longtemps, il hésite sur la forme que doit prendre la Recherche : « Faut-il en faire un roman, une étude philosophique, suis-je romancier ? »23. Pour l’écrivain, un constat s’impose : au début du siècle nouveau, il n’est plus possible d’écrire comme le faisaient encore ses prédecesseurs. Mais comment écrire à partir du moment où la littérature même entre en crise ?

 Nous trouvons une illustration probante de ces enjeux, emblématiques de l’époque contemporaine à Proust, dans l’histoire culturelle du XXe siècle naissant, et, plus précisément, dans les écrits de Walter Benjamin. Dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, le philosophe et théoricien de l’art allemand pose un regard nuancé sur l’avènement de la technique à l’époque contemporaine. La démocratisation culturelle et l’émergence de nouveaux dispositifs techniques conduisent à une refonte sensorielle du monde qui affecte notre perception des choses au quotidien. Si de l’aveu de Benjamin, l’œuvre d’art a toujours été reproductible (2012, 14), le passage à la reproduction technique marque un tournant dans l’historicité du devenir humain.

 La réflexion complexe de Benjamin sur la technique repose sur un ensemble de positions parfois contradictoires. Par exemple, la « ruine de l’aura » (2012, 24) qui trouve son expression la plus saisissante dans l’angoisse de l’acteur devant les caméras et l’interventionnisme du photographe avec la précision clinique du chirurgien a deux significations : si, d’une part, une lecture marxiste suggère que l’émergence du cinéma permet aux classes ouvrières de s’émanciper à travers l’affranchissement de la dimension cultuelle de l’art, d’autre part, le texte de Benjamin vise à « donner à comprendre en quoi la possibilité de reproduire l’objet d’un acte unique (la création artistique) contient en germe les possibilités offertes au totalitarisme d’imposer son régime aux masses »24.

 Si la thèse critique prévaut encore parmi certains exégètes de Benjamin, on ne peut minorer l’originalité de la thèse marxiste annoncée dès le début de l’essai. Bien que la technique rende obsolète la primordialité d’un savoir-faire dans les pratiques artistiques25, l’unicité d’un objet doit permettre son inscription dans une histoire, dans la transmission d’une tradition : elle s’inscrit selon Benjamin dans la « transformation des conditions de production dans tous les domaines de la culture » (2012, 13). L’essai de Benjamin publié en 1935 fait état d’une crise touchant aux moyens de représentation de l’art, en cela il demeure une référence essentielle.

 Or que désigne la notion de crise et comment l’appréhender ? À première vue, la crise désigne le « [m]oment, dans l’évolution d’une maladie, où se produit un changement subit »26 et se réfère à des situations qui appellent un choix décisif (en vertu de sa signification étymologique : du grec krisis). La situation critique peut aboutir à la convalescence du patient ou, au contraire, se solder par sa disparition prochaine27. Par extension, la crise désigne le moment précis où un basculement s’opère dans la conscience humaine28. Considérée dans sa dimension transitoire, la crise dénote également une rupture d’équilibre, signification que nous trouvons dans le domaine des sciences économiques, dans la théorie du chaos ou dans les principes de la thermodynamique. En cela, la crise devient emblématique du passage d’un discours à un autre, qu’on parle de sciences ou d’une étape personnelle et intérieure29.

 Chez Proust, la crise englobe ces différentes acceptions et structure l’univers diégétique. Comme le note Anne Henry, la crise s’apparente chez l’écrivain à un « risque qui guette le rapport d’un homme à soi-même quand ont disparu garanties extérieures et raison des valeurs et qu’il est réduit à son simple état, circonscrit dans son organisme » (2000, 1). À l’image du corps, dans la Recherche, ce phénomène est illustré par des épisodes de jalousie, celle-ci n’étant « pas une même passion continue, indivisible »30, mais intermittente. Interroger la dimension du corps vécu dans l’écriture de Proust ne peut se faire qu’au moyen d’un regard nouveau porté sur les enjeux de l’époque contemporaine.

 L’univers de la Belle Époque décrit par Proust dans les premiers volumes de la Recherche se caractérise essentiellement par une série d’altérations que le narrateur traduit à l’aide d’une métaphorisation du langage romanesque. L’enjeu de cet effort est double : d’une part, le narrateur assiste aux bouleversements qui accélèrent la transformation de l’Europe au tournant du siècle, et, d’autre part, ces mutations modifient le regard qu’il porte sur ce monde en voie de disparition. Par exemple, bien que l’électricité domestique constitue encore un luxe rare dans la France des années 1880, son installation modifie l’atmosphère des espaces parisiens :

Dans ce quartier, considéré alors comme éloigné, d’un Paris plus sombre qu’aujourd’hui, et qui, même dans le centre, n’avait pas d’électricité sur la voie publique et bien peu dans les maisons, les lampes d’un salon situé au rez-de-chaussée ou à un entresol très bas (tel qu’était celui de ses appartements où recevait habituellement Mme Swann) suffisaient à illuminer la rue et à faire lever les yeux au passant qui rattachait à leur clarté, comme à sa cause apparente et voilée, la présence devant la porte de quelques coupés bien attelés. (I, 581-582)

 À travers cette description, le narrateur apparaît comme témoin d’une nouvelle époque. Pour retracer ces changements au niveau du texte, le narrateur doit restituer l’essence du changement : la scène qu’il décrit se joue dans « un Paris plus sombre qu’aujourd’hui ». En ce sens, il y a empiètement entre deux temporalités distinctes : l’expérience vécue d’une part, et le moment de l’énonciation, d’autre part. La façon dont l’électricité illumine la rue oriente le regard furtif du passant nocturne. Autrement dit, il est engagé dans le mouvement que produit cette lumière inattendue. Il s’agira, dans ce qui suit, de montrer comment Proust, à travers son étude systématique de la mémoire, des mœurs sociales et de l’impact de la technique sur nos habitudes, a su briser les codes du genre romanesque en privilégiant les modifications du « voir ».

Modifications de l’ « entre-vision »

 Dès les premières pages de la Recherche, certaines métaphores optiques et techniques émaillent le monologue intérieur du héros. Parmi les dispositifs mentionnés, on peut relever la présence du kaléidoscope, du kinétoscope, et de la lanterne magique31 – autant de dispositifs qui permettent au narrateur de représenter le flux et le reflux organiques de la conscience. Les différents modes perceptuels qu’évoque le narrateur – la vue fragmentée du kinétoscope, la déformation du kaléidoscope et le clair-obscur de la lanterne magique – se rejoignent sur le thème de la « chambre obscure » et des projections qu’elle implique. Ces images techniques soulignent l’indivisibilité des souvenirs (Danius 2002, 96) qui effleurent la conscience du narrateur :

 Ces évocations tournoyantes et confuses ne duraient jamais que quelques secondes ; souvent ma brève incertitude du lieu où je me trouvais ne distinguait pas mieux les unes des autres les diverses suppositions dont elle était faite, que nous n’isolons, en voyant un cheval courir, les positions successives que nous montre le kinétoscope. (I, 7)

 L’analyse de ces images qui s’entremêlent, cet entrelacs qui émerge à la croisée du dedans et du dehors, est empreinte d’une profonde ambivalence que traduit la lexicalisation du doute (« ces évocations tournoyantes et confuses », « ma brève incertitude […] ne distinguait pas », « diverses suppositions »). Plongé dans l’obscurité d’une chambre noire, le narrateur ne fait qu’entrevoir ces images. Cette « entre-vision » se trouve matérialisée par « la raie du jour » (I, 4) qui apparaît sous la porte du voyageur neurasthénique et qui s’avère trompeuse. De façon significative, cette observation qui sous-tend le flux mnémotechnique s’étend chez Proust à la perception visuelle, comme le souligne la fascination du héros pour les moyens locomotoires de son époque (train, automobiles, avion) et la façon dont ils affectent le « voir » du sujet.

 La structure diégétique du roman proustien illustre la thèse selon laquelle l’émergence de dispositifs techniques actualise les données de la perception pour aboutir à de nouvelles formes narratives. Suivant, l’esthétique d’un écrivain nouveau doit être mesurée à l’aune d’un monde qui ne cesse de changer. Les préoccupations de Proust recoupent en cela les principaux enjeux de la « période moderniste » qui se caractérise par une rupture avec la tradition. On peut alors s’interroger avec Sara Danius sur le rôle que joue la refonte sensorielle au tournant du siècle dans l’enregistrement et la constitution de nouveaux savoirs32.

 La crise des sens évoquée par Danius se trouve au cœur de la stratégie narrative de la Recherche qui repose sur l’étonnement (PP 22). Dans ses descriptions du corps vécu, Proust montre comment la technique ouvre une brèche à même le tissu de l’expérience. Un exemple tiré de Sodome et Gomorrhe devrait nous permettre d’en préciser les enjeux. C’est vers la fin de son second séjour à Balbec que le héros, animé d’un « désir d’évasion » (III, 417), assiste à l’improbable apparition d’un aéroplane33:

Tout à coup mon cheval se cabra ; il avait entendu un bruit singulier, j’eus peine à la maîtriser et à ne pas être jeté à terre, puis je levai vers le point d’où semblait venir ce bruit mes yeux pleins de larmes, et je vis à une cinquantaine de mètres au-dessus de moi, dans le soleil, entre deux grandes ailes d’acier étincelant qui l’emportaient, un être dont la figure peu distincte me parut ressembler à celle d’un homme. Je fus aussi ému que pouvait l’être un Grec qui voyait pour la première fois un demi-dieu. Je pleurais aussi, car j’étais prêt à pleurer du moment que j’avais reconnu que le bruit venait d’au-dessus de ma tête – les aéroplanes étaient encore rares à cette époque – à la pensée que ce que j’allais voir pour la première fois c’était un aéroplane. (III, 417)

 Cet épisode met l’accent sur la crise sensorielle dont le héros fait l’expérience. Semblable aux premières pages de la Recherche où le « sifflement des trains » (I, 3) produit une série d’images nouvelles, l’aéroplane est initialement perçu par un « bruit singulier ». Il y a d’emblée dissociation entre l’irruption de l’avion dans le champ visuel du héros et la façon dont cette apparition affecte l’appréhension corporelle de l’événement. Une étrange fascination émane de cet oiseau mécanique dont l’engin se trouve « entre deux grandes ailes d’acier étincelant qui l’emportaient ». La position de l’avion par rapport au héros, la force propulsive de son ascension soulignent l’affranchissement des lois physiques auquel aspire le jeune homme. Ici encore, tout autour de ce corps vertigineux semble vaciller « comme quelqu’un qui tombe de cheval […] » (I, 491). Rétrospectivement, pendant le séjour du héros en 1914 dans un Paris menacé par les obus allemands, cette confrontation prendra la forme d’un présage : « Je pensai à ce jour, dira le narrateur, en allant à la Raspelière, où j’avais rencontré, comme un dieu qui avait fait se cabrer mon cheval, un avion. Je pensais que maintenant la rencontre serait différente et que le dieu du mal me tuerait » (IV, 412). Face à la technologie, le héros est confronté à son propre néant, il anticipe sa disparition.

 La perte passagère de tout contrôle, soulignée par la réaction violente du cheval, se trouve amplifiée par l’intrusion visuelle de l’engin qui aveugle le jeune homme et dont le bruit violent l’assourdit. Le contraste qui sépare le cheval – technologie datée que Proust associe au déplacement sur terre – et l’avion accentue le dépaysement ressenti par le narrateur et la déhiscence qui l’ouvre aux possibilités d’une réalité nouvelle. Dans une thèse consacrée aux « Représentations et récits de fugitives de la Belle Époque à la Seconde Guerre mondiale », Catherine Blais replace les technologies locomotoires qui se trouvent chez Proust dans leur contexte historique. Selon Blais, « [e]n l’avion, les contemporains découvrent un nouvel objet de fascination, qu’ils élèvent rapidement au rang de muse. Grâce à lui, tout semble possible ; l’avenir est là, devant eux, non pas comme un horizon lointain et intouchable, mais bien comme une chose concrète et palpable, qui est dorénavant à portée de main » (2018, 325). On comprend alors plus clairement l’enjeu double qui sous-tend cette rencontre : l’avion se situe à la croisée de l’angoisse existentielle et du champ des possibles, du mythe solaire et de la modernité.

 Plus tard, le regard du narrateur subira une troisième modification et trouvera son relais dans la fascination d’Albertine pour les sports et les différentes vitesses des machines : « Comme il n’avait pas tardé à s’établir autour de Paris des hangars d’aviation, qui sont pour les aéroplanes ce que les ports sont pour les vaisseaux, et que depuis le jour où près de la Raspelière la rencontre quasi mythologique d’un aviateur, dont le vol avait fait se cabrer mon cheval, avait été pour moi comme une image de la liberté, j’aimais souvent qu’à la fin de la journée le but de nos sorties – agréable d’ailleurs à Albertine, passionnée pour tous les sports – fût un de ces aérodromes » (III, 612-613). Dans ce passage, le narrateur réinterprète la référence mythologique de sa rencontre première avec l’aéroplane pour relever l’ « image de la liberté » que celle-ci a pu rendre manifeste. L’aviation s’insère dans cette culture sportive qui motive en partie le désir que le héros ressent pour Albertine.

 Comme le suggèrent ces lectures successives de la rencontre initiale avec l’aéroplane, les inventions techniques permettent indirectement à Proust de thématiser le rapport du corps au monde sensible. Figurant au nombre de ce que Deleuze qualifie de « série de moyens de translation » (1983, 13), ces technologies marquent irréversiblement l’espace corporel. À une époque où un ensemble d’instruments permettent de faire intrusion dans le corps humain (stéthoscope, spéculum, laryngoscope, rayons X34) l’apparition de machines introduit une discontinuité au sein du champ visuel de l’individu. Dès lors, se pose la question des modalités nouvelles du « voir ».

Loi du stéréoscope

 À la fin du XIXe siècle, l’essor de l’industrie verrière devient indicative d’un tournant visuel à une époque où « le développement de l’art et de l’industrie du verre a provoqué une véritable irruption de cette matière dans l’univers de la littérature » (Mendelson 1968, 57). De façon exemplaire, le stéréoscope illustre l’idée selon laquelle l’œuvre produite par l’écrivain ne serait qu’ « une espèce d’instrument optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que sans livre il n’eût peut-être pas vu en soi-même » (IV, 489-490). Appareil optique en vogue à l’époque de Proust, le stéréoscope cristallise la continuité des rapports qui s’établissent entre corps et technique. Plus concrètement, la vision stéréoscopique qui rend possible la visualisation d’images en trois dimensions se fonde sur le processus physiologique de la vision humaine. Dans l’expérience la plus commune, nous interceptons des images selon deux perspectives qui diffèrent légèrement en vertu de la séparation latérale des yeux (Blake et Wilson 1991, 445). Ces deux vues se rassemblent en une unité cohérente après avoir atteint le cortex visuel par la voie des nerfs optiques. De ce fait, la vision humaine repose sur un chiasme initial (Skrandies 2001, 152) qui résulterait de la fusion binoculaire de stimulus visuels présentés à l’œil gauche et droit.

 Le stéréoscope reproduit ce processus : en y insérant deux images d’une série comportant une légère variation en perspective, les yeux du spectateur sont sujets à une illusion de spatialité. Comme l’observe Isabelle Serça, « le stéréoscope, offrant à l’œil des images en relief, est en ce sens le pendant du kaléidoscope, qui présente des figures mouvantes : il donne en effet la sensation de la profondeur » (2004, 961). On peut alors se demander pour quelle raison Proust recourt à la vision artificielle du stéréoscope pour traduire ce qui survient naturellement dans la vision humaine. Prenons par exemple le motif récurrent d’Albertine entrevue sur la plage :

On a vu une femme, simple image dans le décor de la vie, comme Albertine profilée sur la mer, et puis cette image, on peut la détacher, la mettre près de soi, et voir peu à peu son volume, ses couleurs, comme si on l’avait fait passer derrière les verres d’un stéréoscope. (II, 658)

 Le procédé narratif mis en œuvre par Proust dans cet extrait est complexe. L’image mentale d’Albertine dansant sur la plage est décalquée sur une image technique qui lui sert de modèle : le héros s’imagine l’insérer derrière les verres du dispositif stéréoscopique à la manière des stéréogrammes, terme désignant une « épreuve constituée d’un couple d’images planes, destinée à l’observation en vision stéréoscopique »35. À y regarder de plus près, cette métaphore optique et technique reproduit l’activité perceptive du corps. On peut alors s’interroger sur le lien qu’établit Proust entre une image intime et un dispositif extérieur. Autrement dit, pourquoi recourir à la métaphore du stéréoscope pour expliquer la profondeur de l’image perçue ?

 Nous trouvons un premier élément d’explication dans la distinction que le héros établit entre la « simple image » de la jeune femme entrevue sur la plage et l’image complète que réalise la vision stéréoscopique, hypothèse selon laquelle la perception en profondeur dépend de notre infrastructure corporelle. Comme le note Merleau-Ponty, « [q]uand je me mets au stéréoscope, un ensemble se propose où déjà l’ordre possible se dessine et la situation s’ébauche » (PP 311). Autrement dit, chez Proust les choses font constellation : elles adhèrent discrètement à une structure signifiante. Bien que l’apparition d’Albertine s’apparente à une image mentale, son surgissement inattendu est conditionné par l’apport du corps propre : « imaginaire ou concrète, l’image passe par quelqu’un, qui la produit ou la reconnaît » (Joly et Vanoye 2009, 11). En cela, la signification de cette image se répartit selon trois niveaux (poétique, technique, physiologique) qui la délimitent.

 Nous touchons ici à l’essentiel : les qualités extrinsèques de la personne aimée, les attributs physiques qui la caractérisent (« son volume, ses couleurs ») font émerger le thème de l’embodiment, la condition fondamentale de l’observateur ancré dans un corps par l’entremise duquel s’opère le phénomène de la vision. Le héros, du reste, le constate à chaque désillusion : nous ne pouvons nous libérer de notre perception, même si nous avons la possibilité de la « retravailler ». C’est précisément cette image, synthèse visuelle des différentes versions d’Albertine, qui servira de référence aux retouches successives entreprises par le narrateur. Si le dispositif stéréoscopique nous donne l’impression d’être en contact avec l’objet perçu, de le palper avec notre regard, cette sensation reste toujours en deçà de notre perception.

 La référence au dispositif stéréoscopique chez Proust trouve un écho dans le casque de réalité virtuelle aujourd’hui qui se caractérise également par l’appropriation totale du regard, et l’illusion d’absence de séparation entre un sujet et son environnement. Bien que des modélisations récentes comme l’Oculus Rift36 amplifient la sensation de choc sensoriel en plongeant le spectateur dans un monde sans gravité, la porosité du rapport sujet-objet persiste. Cet héritage pose indirectement la question de la mimésis. Si, pour Auerbach, la mimésis a encore part liée avec certaines représentations culturelles et scientifiques dans lesquelles elle puise, la question de la représentation de la réalité à travers l’expression ou « imitation » littéraire (2003, 555) se double chez Proust d’une expérimentation avec de nouvelles façons de se représenter le monde. Le recours narratif à la vision stéréoscopique confirme la thèse selon laquelle sa représentation du monde est conditionnée par l’émergence de nouvelles inventions techniques. Chacune de ces expériences produit de nouvelles images qui s’imprègnent de façon durable en nous.

 Pour illustrer ce point, citons l’expérience du héros qui entre pour la première fois dans une salle de théâtre :

Je fus heureux aussi dans la salle même ; depuis que je savais que – contrairement à ce que m’avaient si longtemps représenté mes imaginations enfantines – il n’y avait qu’une scène pour tout le monde, je pensais qu’on devait être empêché de bien voir par les autres spectateurs comme on l’est au milieu d’une foule ; or je me rendis compte qu’au contraire, grâce à une disposition qui est comme le symbole de toute perception, chacun se sent le centre du théâtre. (I, 438)

 L’illusion optique qu’évoque le narrateur touche à l’essence du spectacle moderne et prend encore une fois pour modèle la vue (la notion de « théâtre » vient du grec theaomai qui signifie « voir »). Ce passage prolonge l’observation du héros qui, encore enfant, affirme ne pas être « éloigné de croire que chaque spectateur regardait comme dans un stéréoscope un décor qui n’était que pour lui » (I, 72). L’écart qui subsiste entre le jeune homme et le dispositif architectural de la scène est l’une des conditions nécessaires à l’immersion totale de l’expérience théâtrale37. Dans la mesure où la perception est toujours conditionnée par l’immanence du corps, elle est focalisée. La perspective qui s’offre au spectateur dans une salle de théâtre repose sur une relativité des angles multiples que celui-ci peut adopter selon l’emplacement qui lui est attribué. L’expérience du théâtre confirme ainsi les considérations mentionnées plus haut : ici encore, la convergence des yeux dans la fusion binoculaire sert de modèle à une spatialité de situation38.

  À l’image d’Albertine sur la plage, cette « apparition unique d’un lointain »39 correspond à la notion benjaminienne de l’aura. En cela, dans l’espace corporel qui émerge pour le héros, il y a empiètement entre le perçu et l’activité perceptive. Au moment où la Berma – grande interprète des tragédies raciniennes – apparaît sur scène, le narrateur se trouve dans l’entre-deux qui sépare l’espace objectif (la salle, les sièges, la scène) et l’espace perçu (champ visuel assimilé à la vue stéréoscopique)40. Cela posé, quelles sont les représentations nouvelles que Proust élabore à partir de ces réflexions ?

Cubisme, fragmentation du « voir »

 Dans la littérature critique qui suit la parution de la Recherche depuis près d’un siècle, l’étude de l’influence possible du cubisme et son affiliation aux mouvements d’avant-garde n’a fait l’objet que d’une poignée d’études à partir des années 197041. Cette omission peut surprendre dans la mesure où le narrateur, nous venons de le voir, part souvent d’une image initiale pour la modifier au moyen de retouches successives. Dans son article « Die Recherche und der Post-Impressionismus », Reinhold Hohl décrit cette affinité dans les termes suivants : « [Le cubisme] avait pour ambition de représenter l’objet tel que la conscience le perçoit ; il a représenté la conscience de l’objet, mais pas seulement tel qu’il a pu être perçu sur le moment – ainsi que le fit l’impressionnisme –, mais le cubisme l’a dessiné de la façon dont il a pénétré la conscience, de la façon dont on se rappelle de lui, c’est à dire avec tous les ajustements, tous les ingrédients affectifs, qui se trouvent attachés à lui au point de le déformer [Notre traduction] » (2001, 67). C’est dire que l’objet perçu dépasse toujours le point de vue à travers lequel il se livre au regard humain.

 Pour Proust, le cubisme figure au rang des « révolutions qui ont eu lieu jusqu’ici dans la peinture ou la musique […] diffèr[ant] outrageusement de ce qui a précédé » (I, 522-523). Les recherches picturales de Braque, Picasso et Duchamp – à l’époque contemporaine – reposent sur un postulat simple : pour rendre compte de la réalité telle que nous la percevons, nous devons recomposer un objet en tenant compte des angles successifs de sa pénétration dans notre conscience. Contrairement à la saisie de la profondeur à travers le stéréoscope, le cubisme privilégie la totalité des points de vue d’un objet perçu, et cela au détriment de la cohérence des représentations picturales traditionnelles qui se fondent encore sur la ressemblance entre l’objet et sa représentation. Emboîtant le pas à la peinture moderniste de son époque, Proust introduit des portraits fragmentaires au sein de la diégèse et laisse au lecteur le soin de recomposer l’impression fugitive d’un instant. Il en va ainsi de l’assimilation d’Odette de Crécy à une toile cubiste :

[Q]uant à son corps qui était admirablement fait, il était difficile d’en apercevoir la continuité (à cause des modes de l’époque et quoiqu’elle fût une des femmes de Paris qui s’habillaient le mieux), tant le corsage, s’avançant en saillie comme sur un ventre imaginaire et finissant brusquement en pointe pendant que par en dessous commençait à s’enfler le ballon des doubles jupes, donnait à la femme l’air d’être composée de pièces différentes mal emmanchées les unes dans les autres ; tant les ruchés, les volants, le gilet suivaient en toute indépendance, selon la fantaisie de leur dessin ou la consistance de leur étoffe, la ligne qui les conduisait aux nœuds, aux bouillons de dentelle, aux effilés de jais perpendiculaires, ou qui les dirigeait le long du busc, mais ne s’attachaient nullement à l’être vivant, qui selon que l’architecture de ces fanfreluches se rapprochait ou s’écartait trop de la sienne, s’y trouvait engoncé ou perdu. (I, 194)

 On perçoit dans ce texte la mise en œuvre de deux procédés antagonistes : la décomposition du corps d’Odette sous le regard de Swann et la recomposition de ce portrait par le narrateur de la Recherche. Dans la perception de l’amant désabusé qui nous est livrée en focalisation interne, les différents détails de la physionomie d’Odette ne parviennent à s’intégrer dans une vision unifiée. L’attention portée aux détails hétérogènes qui composent la physionomie de celle-ci se rassemble en un éclatement de l’image initiale. Or, sous le désordre des textiles, un mouvement apparaît. Cette femme qui avait l’air « d’être composée de pièces différentes mal emmanchées les unes dans les autres » permet un rapprochement avec les œuvres de Marcel Duchamp – on pense au Nu descendant l’escalier (1912)42 – ou encore avec les expérimentations cinématographiques que l’on trouve dans le Ballet mécanique (1924) de Fernand Léger. Nous trouvons un exemple analogue dans la description du premier baiser d’Albertine que le narrateur tente de fixer : « c’est dix Albertines que je vis ; cette seule jeune fille étant comme une déesse à plusieurs têtes, celle que j’avais vue en dernier, si je tentais de m’approcher d’elle, faisait place une autre » (II, 660).

 Dans ces exemples tirés de la Recherche, Proust allie les paramètres de la vision au mouvement. La référence implicite aux expérimentations d’avant-garde s’inscrit dans l’esprit d’une époque où de nouveaux domaines sensoriels s’offrent à l’écrivain. Au tournant du XIXe siècle déjà, des physiologistes et des psychologues « tentent de définir les conséquences motrices et tactiles des sensations visuelles » tandis que la lumière s’apparente à un « phénomène électromagnétique, riche d’influences sur le corps humain » (Corbin, Courtine, et Vigarello 2005, 395). On assiste ainsi à l’éclosion d’un sens nouveau : la kinesthésie (Corbin, Courtine, et Vigarello 2005, 395)43. Plus loin, l’installation du réseau ferroviaire à travers l’Europe, l’apparition des premières automobiles et la transmission de la voix humaine rendue possible par le téléphone figurent autant d’exemples qui inscrivent le tournant technique au début XXe siècle dans le paradigme de la vitesse.

Écriture du mouvement

 Dès les premières pages de la Recherche, le narrateur est hanté par des technologies du mouvant : « [J]’entendais le sifflement des trains qui, nous dit-il, plus ou moins éloigné, comme le chant d’un oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrivait l’étendue de la campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine » (I, p. 3). Bercé par le bruit distant des trains de nuit, le jeune homme reconstitue, une à une, les différentes impressions logées dans les abscisses du corps éveillé. Le mouvement perçu à distance devient emblématique d’un certain rapport à la réalité sensible que sous-tend l’expérience corporelle44.

 Le tracé du corps propre dans la Recherche participe d’une histoire du mouvement qui commence avec les chronophotographies du physiologiste Étienne-Jules Marey et qui, en passant par la théorie bergsonnienne, nous mène à l’art cinématographique. À la lisière de ce tournant kinétique, Proust explore les relations entre le toucher et le visuel à partir desquelles émerge la perception motrice. Rappelons à ce titre l’apparition, dans les rêveries du dormeur éveillé, du kinétoscope qui souligne la portée symbolique du cheval jouant alors un rôle important dans la société en « particip[ant] aux principales fonctions économiques » (Dagognet 1987, 52). Dans une synthèse remarquable, Sara Danius montre comment la vue des positions successives du cheval à travers le kinétoscope est assimilée pour Bergson au travail de l’analyse intellectuelle (2002, 102‑4), critique qu’il développe dans le dernier chapitre de L’évolution créatrice intitulé « Le mécanisme cinématographique de la pensée et l’illusion mécanistique ». L’écriture proustienne tend à réhabiliter l’indivisibilité du mouvement à l’aide de métaphores techniques qui figurent autant de vues nouvelles sur le monde. La forte présence d’outils techniques (monocles, appareil photographique, téléphone, microscope) semble illustrer le projet mareysien visant à « dépasser les limites sensibles de l’humain par la technique » (Formis 2012, 188).

 Que ce soit dans le domaine des arts du spectacle ou en photographie, le tournant du XIXe siècle est marqué par le désir de « visualiser la trajectoire des gestes dans l’espace » (Corbin, Courtine, et Vigarello 2005, 394) et de rendre visibles les mouvements spectraux qui ne peuvent êtres saisis par la vue humaine. On retrouve cette préoccupation dans les chronophotographies de Marey, qui, « en n’enregistrant que l’impact lumineux de marques blanches disposées à des endroits précis d’un corps en mouvement, traduisent la “mélodie cinétique” en absentant le corps » (Corbin, Courtine, et Vigarello 2005, 394). Or cette conception novatrice du mouvement – compris comme une série d’apparitions et de disparitions successives – contribue à la découverte du corps vécu, cette infrastrustructure charnelle qui déploie autour d’elle un espace corporel. Afin de mieux saisir l’importance de ces enjeux chez Proust, il est utile de revenir sur une référence tirée de l’histoire de la photographie, à savoir « la controverse picturale autour du galop de cheval » (Formis 2012, 186) que nous tenterons de résumer dans ses grandes lignes.

 Parmi les clients riches du photographe anglais Eadweard Muybridge, Leland Stanford – futur gouverneur de Californie et passionné de chevaux – le rend attentif à la fameuse polémique autour de la course de cheval. En 1870, le physiologiste français Étienne-Jules Marey réussit à démontrer par une méthode mécanique de son invention que le galop du cheval n’est pas tel que le représentaient, depuis des siècles, les peintres et plus récemment les tableaux de Théodore Géricault. Le cheval sur lequel on peut repérer « l’automatisme cardiaque ou les trémulations du cœur » (Dagognet 1987, 52) devient alors le symbole d’une crise de la représentation. Marey soutient que ce n’est pas en s’appuyant d’abord sur les deux pattes du devant et ensuite sur les deux pattes arrière que le cheval galope, mais bien en alternant leur mouvement. Ne se fiant pas aux simples impressions recueillies par la vue et l’ouïe, le physicien aspire ainsi à « sortir de la prison rétinienne » (Dagognet 1987, 102) en effectuant « le dépistage et l’enregistrement de ce qui échappe à notre vue » (Dagognet 1987, 137). À l’encontre de cette thèse, et en visant une représentation plus fidèle du réel, Muybridge affirme la nécessité du contact du cheval avec la terre. Pour le photographe, « le cheval court précisément parce qu’il ne quitte pas la terre » (Formis 2012, 186).

 Pour trancher sur la question, Marey et Muybridge emploient deux techniques différentes. Muybridge installe, tout le long d’une piste équestre, vingt-quatre appareils photographiques qui seront déclenchés successivement par des fils placés stratégiquement. Ce procédé novateur produit des prises successives du mouvement des chevaux, montrant en cela la contraction des muscles qui fait « que chaque patte touche le sol où une autre s’en détache » (Formis 2012, 186). Cette « écriture du mouvement » (Bal 1994, 121) fragilise selon Barabara Formis l’argument selon lequel les chevaux sautent en l’air pour avancer comme le montrent les représentations picturales de chevaux sautant sur place (Formis 2012, 186). Si la méthode de Muybridge tend à une certaine exhaustivité dans la reproduction du mouvement (Formis 2012, 186), elle fait resurgir la question d’une représentation fidèle du réel. Quant à Marey, il développe un dispositif mécanique comparable à une mitraillette qui lui permet de fixer sur une plaque et moyennant un objectif la représentation spectrale du mouvement du cheval dans l’espace. On saisit alors l’écart qui s’installe entre ces deux approches différentes visant à retracer l’émergence du mouvement dans l’espace. Si Muybridge rend visible le corps en mouvement en décomposant ce dernier, Marey représente la dimension abstraite du mouvement du corps (Formis 2012, 187) et se rapproche paradoxalement de l’expérience corporelle. Pour reprendre un mot de Marey, « la chronophotographie, [est] l’application de la Photographie instantanée à l’étude du mouvement ; elle permet à l’œil humain d’en voir les phases qu’il ne pouvait percevoir directement ; et elle conduit encore à opérer la reconstitution du mouvement qu’elle a d’abord décomposé » (Marey 1899, 5). Si, selon Merleau-Ponty, ces procédés « donnent une rêverie zénonienne sur le mouvement » (OE 78) – c’est-à-dire qu’elles immobilisent le mouvement sans le restituer –, il n’en reste que ces découvertes préfigurent l’avènement du cinématographe de quelques décennies et fraient la voie à une nouvelle pensée de la technique45.

 C’est précisément cette reconstitution de la virtualité du mouvement, explorée dans les chronophotographies de Marey, que l’on retrouve dans certaines pages de la Recherche de Proust. Chez lui, la tentative d’une « écriture du mouvement » (Bal 1994, 121), ces images produites dans « la fraîcheur d’[une] chambre noire » (II, 685) se rapprochent de l’art cinématographique (du grec ancien kínêma « mouvement » et graphein « écrire »). Revenons un instant à cette description du marquis de Saint-Loup :

[T]out à coup, comme apparaît au ciel un phénomène astral, je vis des corps ovoïdes prendre avec une rapidité vertigineuse toutes les positions qui leur permettaient de composer, devant Saint-Loup, une instable constellation. Lancés comme par une fronde ils me semblèrent être au moins au nombre de sept. Ce n’étaient pourtant que les deux poings de Saint-Loup, multipliés par leur vitesse à changer de place dans cet ensemble en apparence idéal et décoratif. (II, 480)

 Dans cet extrait qui se situe au retour du héros à Paris suivant sa visite à Doncières, le narrateur traduit verbalement le mouvement de Saint Loup. La bagarre qui éclate entre Robert de Saint-Loup et un promeneur nocturne qui l’accoste illustre la technique proustienne qui consiste à décomposer le mouvement pour mieux le synthétiser46. Au premier plan, la trajectoire des poings du marquis fait écho à la représentation du mouvement chez Marey, image paradoxale car « unique et multiple à la fois » (Formis 2012, 187). Le geste de Saint-Loup n’est pas clairement délimité, il semble se dissoudre sous le regard du narrateur : ses poings sont assimilés à des « corps ovoïdes » qui ne parviennent pas à l’unité d’une constellation stable. L’indétermination qui caractérise cette description (« ils me semblèrent être au moins au nombre de sept ») restaure la nature paradoxale du mouvement : multiple et unique, linéaire et simultané à la fois. Ici encore, l’importance de la scène ne réside pas tant dans le déroulement objectif des événements que dans la façon dont elle affecte le héros.

 La rapidité vertigineuse des positions que prennent les poings de Saint-Loup semble appliquer les mots prononcés par Étienne Marey devant l’Académie : « Sur une même plaque, une série d’images successives représentent les différentes positions qu’un être vivant en mouvement a occupées dans l’espace à une série d’instants » (Brassaï 1997, 148). De manière analogue, Proust s’approprie le mouvement en retraçant l’ensemble des phénomènes qui se jouent à la périphérie du corps. Autrement dit, l’écrivain met en œuvre à partir de moyens langagiers ce que Marey réalise par le biais de la chronophotographie. Nous verrons désormais comment l’expérience des technologies de la vitesse qui font leur apparition à l’époque contemporaine permet à Proust d’aller plus loin dans sa représentation du mouvement.

  • Apparition des premières automobiles

 Comme la plupart des expériences techniques dans la Recherche, la découverte de la vitesse chez Proust s’éprouve d’abord sur le mode de l’analogie avec le corps vécu. Les nouvelles technologies de locomotion que nous trouvons dans la Recherche s’inscrivent dans le questionnement spatial du héros47. Vers la fin du premier voyage à Balbec, le narrateur, allongé dans sa chambre d’hôtel, sent son cœur battre « comme une machine en pleine action, mais immobile, et qui ne peut que décharger sa vitesse sur place en tournant sur elle-même » (II, 305), soulignant l’idée selon laquelle les natures nerveuses « disposent, comme les voitures automobiles, de “vitesses” différentes » (I, 383). Nous pouvons retracer cette filiation à l’épisode de l’enfance à Combray où un bruit change la vitesse du sommeil de sa tante Léonie : « J’allais m’en aller doucement mais sans doute le bruit que j’avais fait était intervenu dans son sommeil et en avait “changé la vitesse”, comme on dit pour les automobiles, car la musique du ronflement s’interrompit une seconde et reprit un ton plus bas […] » (I, 108). À l’image des premières automobiles, le corps a ses vitesses ; son fonctionnement est menacé lorsqu’il ne dispose plus des ressources nécessaires.

 Or bien que le narrateur, à la fin du Côté de chez Swann, déplore la disparition des attelages élégants de son enfance, l’émergence de nouveaux moyens de locomotion marque un tournant important. L’automobile, par la force exponentielle qui la caractérise, s’affranchit des limites de l’expérience corporelle :

Nous le comprîmes dès que la voiture, s’élançant, franchit d’un seul bond vingt pas d’un excellent cheval. Les distances ne sont que le rapport de l’espace au temps et varient avec lui. Nous exprimons la difficulté que nous avons à nous rendre à un endroit, dans un système de lieues, de kilomètres, qui devient faux dès que cette difficulté diminue. (III, 385)

 Ici, le narrateur oppose l’espace conventionnel qui peut être mesuré « dans un système de lieues, de kilomètres » et l’espace corporel qui varie en fonction de la distance parcourue. Cette « géométrie dans l’espace » (IV, 137) remplace alors la géométrie plane du système cartésien grâce à la manipulation de technologies aussi disparates que le télégramme, le réseau téléphonique, l’avion ou le voyage en automobile. Ainsi se réalise devant le regard attentif du narrateur-héros le rêve d’un « système plus vaste où les âmes se meuvent dans le temps comme les corps dans l’espace » (IV, 137). À l’image du réseau téléphonique, cette infrastructure « planant sur les rues, les villes, les champs, les mers, reliant les pays » (III, 500), les premières automobiles concrétisent un certain rêve d’ubiquité du narrateur. En outre, le paradigme de la vitesse produit une série de sensations passagères qui suscitent le désir. « Pour peu que la nuit tombe et que la voiture aille vite, note le narrateur, dans une ville, il n’y a pas un torse féminin, mutilé comme un marbre antique par la vitesse qui nous entraîne et le crépuscule qui le noie, qui ne tire sur notre cœur, à chaque coin de route, du fond de chaque boutique, les flèches de la Beauté » (II, 73). Ici encore, l’apparition d’une nouvelle technologie offre une nouvelle vue sur le monde. L’esthétique du rétroviseur qu’ébauche le héros thématise la fugacité des choses et des personnes. Cette fille anonyme entrevue au bord de la route suscite le désir du héros par sa dimension de fuite. Cette pulsion scopique ébauche déjà le roman d’Albertine, « être de fuite » (IV, 18) s’il en est.

 Pour revenir à l’extrait précédent, la voiture moderne, par la focalisation qu’elle rend possible à travers le rectangle de son pare-brise, permet à ses passagers de cadrer l’expérience visuelle du corps en mouvement. Par cet effet de parallaxe48, elle se rapproche d’un dispositif visuel de projection49, comme le train que Danius assimile à un « framing device on wheels » (2002, 113). De ce fait, on ne peut minorer l’impact de la culture accélérée qui émerge à l’aube du XXe siècle. Comme l’attestent les travaux des futuristes et la période synthétique du cubisme, le voyage en automobile se rapproche de l’activité perceptive de l’homme50.

 Bien que cette reprise phénoménologique du voyage en automobile trouve une première réalisation dans un article feuilleton paru dans le Figaro en 1907 (« Impressions de route en automobile »)51, ce n’est que durant le deuxième séjour à Balbec que le narrateur l’approfondit :

Arrivée au bas de la route de la Corniche, l’auto monta d’un seul trait, avec un bruit continu comme un couteau qu’on repasse, tandis que la mer, abaissée, s’élargissait au-dessous de nous. Les maisons anciennes et rustiques de Montsurvent accoururent en tenant serrés contre elles leur vigne ou leur rosier ; les sapins de la Raspelière, plus agités que quand s’élevait le vent du soir, coururent dans tous les sens pour nous éviter, et un domestique nouveau que je n’avais encore jamais vu vint nous ouvrir au perron, pendant que le fils du jardinier, trahissant des dispositions précoces, dévorait des yeux la place du moteur. (III, 386)

 Cet extrait mobilise un lexique de l’accélération qui traduit l’actualisation de l’espace corporel sous l’effet du déplacement52, trouve une première formulation dans les écrits de Nerval et dans des textes de Théophile Gautier et de Maeterlinck décrivant le voyage ferroviaire et automobile ainsi que dans La 628-E8 d’Octave Mirbeau (Sakamoto 2008, pp. 239-241). En cela, Proust s’inscrit dans une histoire des représentations littéraires de la vitesse. Dans cette refonte du « voir », la vision du héros englobe le « bruit continu » de la voiture et les fluctuations du monde inanimé. La force motrice de l’automobile s’étend aux éléments décrits par le narrateur : « [l]es maisons anciennes et rustiques de Montsurvent accoururent », « les sapins de la Raspelière […] coururent dans tous les sens pour nous éviter » tandis que le passé simple alimente la mobilité du passage. Ici encore, Proust met en œuvre une stratégie narrative de l’étonnement en restituant l’événement nouveau – le voyage en automobile – qui tend à disparaître sous les stratifications successives de l’habitude. La ponctuation de l’extrait est également tributaire d’une « syntaxe de la vélocité » pour reprendre l’expression de Sara Danius qui traduit la vision fragmentaire qui anime ce passage (2002, 127).

 De façon significative, l’expérience motrice qui se dégage de ces descriptions participe de l’unité intersensorielle du corps. Par exemple, le héros exprime sa fascination pour une odeur de pétrole53 (III, 912) tandis que « [l]e ronflement d’un violon était dû parfois au passage d’une automobile, parfois à ce que je n’avais pas mis assez d’eau dans ma bouillotte électrique » (III, 644). C’est dire que Proust, à l’aide d’une réflexion nouvelle sur la technique, précise les enjeux du sensorium corporel. Le rapport ambivalent du narrateur vis-à-vis de l’automobile – entre la terreur de la jalousie et le rêve de conquête – inscrit la Recherche dans une « époque de transition » (Sakamoto 2008, 265) qui, pendant le premier voyage à Balbec, est esquissée par la bicyclette et le réseau ferroviaire.

  • L’indicateur des chemins de fer

 Parmi les moyens de locomotion qui parcourent la Recherche, le train occupe une place centrale. L’enthousiasme que suscite l’expansion du réseau ferroviaire en Europe à partir de la moitié du XIXe siècle s’inscrit dans un éloge de l’artifice qui se prolonge au siècle suivant54. Selon Wolfram Nitsch, la notion de machine qui mobilise un imaginaire tributaire de l’ère industrielle « figure à maintes reprises dans la Recherche comme métaphore de l’imagination productive, qui engendre des images toujours nouvelles, tantôt euphoriques, tantôt angoissées » (1996, 135). Le voyage ferroviaire, en ce qu’il est déjà implanté à travers l’Europe à l’époque décrite par Proust, a un impact moindre sur le « voir » du héros. De ce fait, il s’agit essentiellement d’une technologie tournée vers le passé. Autrement dit, l’infrastructure ferroviaire dans la Recherche est constitutive d’un paysage culturel qui a part liée avec la rêverie, ce qu’atteste la fascination de Proust pour l’indicateur des chemins de train.

 À plusieurs reprises, le narrateur – dans le sillage de Swann – évoque le champ de possibles que renferme l’indicateur des chemins de fer qui passe pour « le plus enivrant des romans d’amour » (I, 288). Ainsi, à l’époque de l’enfance passée à Paris, dans l’imagination du héros, « le beau train généreux d’une heure vingt-deux » (I, 378) à destination de Balbec cristallise ses rêves d’évasion. De ce fait, l’indicateur des chemins de fer devient révélateur d’un champ de possibles : « Et, bien que mon exaltation eût pour motif un désir de jouissances artistiques, les guides l’entretenaient encore plus que les livres d’esthétique et, plus que les guides, l’indicateur des chemins de fer. Ce qui m’émouvait, c’était de penser que cette Florence que je voyais proche mais inaccessible dans mon imagination, si le trajet qui la séparait de moi, en moi-même, n’était pas viable, je pourrais l’atteindre par un biais, par un détour, en prenant la “voie de terre” » (I, 384). Pour le narrateur, le détour par « la porte basse et honteuse de l’expérience » (II, 58) marque une conversion dans le regard qu’il porte sur le monde.

 Contrairement au voyage en automobile, le train – en ce qu’il maintient la disparité entre le lieu de départ et la destination finale – introduit de la discontinuité au sein de l’expérience :

Ce voyage, on le ferait sans doute aujourd’hui en automobile, croyant le rendre ainsi plus agréable. On verra qu’accompli de cette façon, il serait même en un sens plus vrai puisqu’on y suivrait de plus près, dans une intimité plus étroite, les diverses gradations par lesquelles change la surface de la terre. Mais enfin le plaisir spécifique du voyage n’est pas de pouvoir descendre en route et s’arrêter quand on est fatigué, c’est de rendre la différence entre le départ et l’arrivée non pas aussi insensible, mais aussi profonde qu’on peut, de la ressentir dans sa totalité, intacte, telle qu’elle était dans notre pensée quand notre imagination nous portait du lieu où nous vivions jusqu’au cœur d’un lieu désiré, en un bond qui nous semblait moins miraculeux parce qu’il franchissait une distance que parce qu’il unissait deux individualités distinctes de la terre, qu’il nous menait d’un nom à un autre nom, et que schématise (mieux qu’une promenade où, comme on débarque où l’on veut, il n’y a guère plus d’arrivée) l’opération mystérieuse qui s’accomplissait dans ces lieux spéciaux, les gares, lesquels ne font pas partie pour ainsi dire de la ville mais contiennent l’essence de sa personnalité de même que sur un écriteau signalétique elles portent son nom. (II, 5)

 Comme le précise le héros, le bouleversement des repères habituels résulte moins du voyage en train que de son arrivée à destination. Passant en revue les différents moyens de locomotion, le narrateur relève un aspect essentiel : le déplacement ferroviaire – en préservant la différence entre les étapes d’un itinéraire précis, en nous permettant de « ressentir dans sa totalité » cet écart – se constitue comme une expérience authentique, ce que souligne la dichotomie qui s’établit entre l’aplatissement et la fragmentation de l’expérience (l’appréhension cinématographique du voyage en automobile) d’une part, et son intensification (« quand notre imagination nous portait du lieu où nous vivions jusqu’au cœur d’un lieu désiré ») d’autre part. Émerge alors le système d’opposition qui sous-tend la Recherche : l’écart entre possible et réel, nécessité et plaisir, rêverie intellectuelle et choc sensoriel. C’est à son arrêt, lorsqu’il s’ébranle que le train affecte le corps bercé par la somnolence de sa cadence répétitive (I, 348).

 Les différentes technologies du mouvant qui apparaissent sous la plume de Proust précisent ce que nous avions qualifié d’espace corporel. Si la représentation littéraire du voyage en train fera l’objet d’observations ultérieures, à ce stade nous pouvons retenir qu’il amplifie la kinesthésie du corps humain à travers les modifications que parcourt l’espace vécu. Nous verrons désormais comment certaines technologies reproductibles permettent au héros d’approfondir ces intuitions.

Corps et reproductibilité technique

 Précisons désormais la crise de la représentation qui se trouve au cœur de l’écriture proustienne. Si on peut s’accorder avec Benjamin sur le fait que l’œuvre d’art a toujours été reproductible (2012, 14), il n’empêche que cette dimension permet de thématiser à chaque époque ce qui constitue la nouveauté d’une œuvre d’art. De la découverte de l’impression par Gutenberg aux sérigraphies d’Andy Warhol, la question de l’authenticité d’une œuvre d’art n’a cessé de se poser à l’artiste conscient de l’époque contemporaine. Comme le note Benjamin, « [a]u XIXe siècle, la reproduction technique avait atteint un niveau où elle était en mesure désormais, non seulement de s’appliquer à toutes les œuvres d’art du passé et d’en modifier, de façon très profonde, les modes d’action, mais de conquérir elle-même une place parmi les procédés artistiques [en italique dans le texte original] » (2012, 17). Ainsi, il s’agit d’un phénomène qui excède sa dimension culturelle par la discontinuité qu’elle introduit au sein de l’expérience. Bien que la reproductibilité technique ne représente pas un fait entièrement nouveau, elle est directement inscrite dans une série de dispositifs – les plus emblématiques étant le phonographe, le téléphone, l’appareil photographique et le cinématographe – à l’émergence desquels assiste l’époque contemporaine. Comme le suggère Deleuze dans un article consacré au mouvement bergsonien, ces moyens techniques sont essentiellement expressifs (1983, 13).

 Chez Proust, certaines expériences fondatrices font surgir la différence entre l’expérience subjective et la perception consciente. Au fond de ses observations, nous trouvons le même constat : l’expérience que nous avons des personnes et des choses ne peut se résoudre à leur unicité. Lorsque, dans Albertine disparue, le héros tient dans sa main son premier article publié dans le Figaro, il assimile le journal « encore chaud et humide de la presse récente » à un « pain miraculeux, multipliable, qui est à la fois un et dix mille, qui reste le même pour chacun tout en pénétrant innombrable, à la fois dans toutes les maison » (IV, 148) ; dans la reconstitution d’un baiser, c’est « dix Albertine » (II, 660) que le héros perçoit ; tandis que, dans le cabinet de glace où le protagoniste retrouve Saint-Loup et l’actrice Rachel, il ne parvient à se reconnaître dans « la glace unique […] qui semblait en réfléchir une trentaine d’autre » (II, 469), et ainsi de suite. À l’image du cliché photographique et des différentes épreuves qu’on peut en tirer, l’expérience du corps vécu articule cet empiètement de l’Un et du multiple qui, comme nous le verrons par la suite, se traduit par l’empiètement du passé sur le présent et du temps sur l’espace.

La voix humaine

 Si de façon générale la voix apparaît comme porteuse d’une intériorité, elle peut également signaler un écart, un fond d’altérité sous-tendant la relation avec autrui. À partir du moment où elle peut être enregistrée et donc séparée de son origine somatique, la perception de la voix humaine se trouve modifiée. On connaît aujourd’hui l’engouement de Proust pour le théâtrophone qui désigne un « système de retransmission en direct des représentations d’opéras et de pièces de théâtre par ligne téléphonique »55. Il s’agit d’une version précoce du streaming d’aujourdhui : une fonctionnalité du téléphone sous la forme d’abonnements qui permettait à Proust d’écouter ses opéras favoris de Wagner à distance. Vers la fin du Côté de Guermantes, le héros se rend un soir chez le baron de Charlus qui désire l’initier aux plaisirs de Sodome. Lorsque le jeune homme repousse ses avances, une brouille éclate précédant une accalmie durant laquelle la Symphonie pastorale de Beethoven résonne à travers les pièces de Charlus. Bien que ce dernier ne s’explique pas quant à l’origine de cette performance, celle-ci semble émise par un théâtrophone comme le suggère Hiroya Sakomoto dans un article consacré aux correspondances entre différents dispositifs téléphoniques (2006). Ces « musiques invisibles » qui reprennent musicalement le thème de « la joie après l’orage » (II, 850) thématisent la dissociation entre une perception – sonore dans ce cas – et son origine dans un effet théâtral qui précède les expérimentations du cinéaste américain David Lynch de quelques décennies56.

 À ce titre, le téléphone représente un tournant des moyens de communication à une époque où la plupart des Français considèrent le journal comme source primaire d’information. Conçu par Alexander Graham Bell, le téléphone connaît un vif succès au tournant du siècle avec le passage en France de 27000 abonnés en 1893 à 44000 en 189757. Préfigurant la mise en place d’Internet au début des années 1990, le réseau téléphonique nécessite une infrastructure terrestre et spatiale. Ces communications d’un type nouveau à l’époque de Proust sont rendues possibles manuellement par l’entremise d’opératrices58 qui établissent la correspondance avec le numéro souhaité et demande également un certain savoir-faire de la part de l’usager59.

 Dans la Recherche, le téléphone accentue la sensation de malaise qui résulte de la dissociation entre le corps et son expressivité :

Je finis, en désespoir de cause, en raccrochant définitivement le récepteur, par étouffer les convulsions de ce tronçon sonore qui jacassa jusqu’à la dernière seconde et j’allai chercher l’employé qui me dit d’attendre un instant ; puis je parlai, et après quelques instants de silence, tout d’un coup j’entendis cette voix que je croyais à tort connaître si bien, car jusque-là, chaque fois que ma grand-mère avait causé avec moi, ce qu’elle me disait, je l’avais toujours suivi sur la partition ouverte de son visage où les yeux tenaient beaucoup de place ; mais sa voix elle-même, je l’écoutais aujourd’hui pour la première fois […]. Elle était douce, mais aussi comme elle était triste, d’abord à cause de sa douceur même presque décantée, plus que peu de voix humaines ont jamais dû l’être, de toute dureté, de tout élément de résistance aux autres, de tout égoïsme ; fragile à force de délicatesse, elle semblait à tout moment prête à se briser, à expirer en un pur flot de larmes, puis l’ayant seule près de moi, vue sans le masque du visage, j’y remarquais, pour la première fois, les chagrins qui l’avaient fêlée au cours de la vie. (II, 433)

 Dans cette section de l’épisode de Doncières, Proust reconstitue une phénoménologie de l’expérience téléphonique. Les détails de cette expérience (« raccrochant directement le récepteur », « ce tronçon sonore ») participent de la prémonition que le jeune homme a de la disparition prochaine de sa grand-mère. Dans une analyse approfondie de ce passage, Sara Danius souligne comment l’isolement d’un attribut physique de la grand-mère implique la recontextualisation de la voix humaine qui apparaît désormais comme « un tout » (II, 433)60. Cette refonte de l’être aimé est amplifiée par « quelques instants de silence » qui entrecoupent la conversation. Dans ce sens, on peut la comparer au dépaysement ressenti lors d’une première communication transatlantique moyennant Skype : bien que nous identifions la personne qui s’affiche sur l’écran de l’ordinateur, son absence physique demande de notre part un effort de reconstitution. La communication ratée entre le héros et sa grand-mère résulte de l’impuissance du jeune homme à reconstituer la personne aimée à partir de sa voix perçue.

 À travers ses descriptions complexes, Proust reconstitue l’apparition initiale d’une technologie nouvelle. Il semble en avoir conscience lorsqu’il reconnaît dans le téléphone un « instrument surnaturel devant les miracles duquel on s’émerveillait jadis, et dont on se sert maintenant sans même y penser, pour faire venir son tailleur ou commander une glace » (III, 541). Cette évaluation rétrospective s’élargit d’une tendance à concevoir les inventions de l’avenir. D’Albertine, à Balbec, le narrateur dira que « [l]a voix était comme celle que réalisera, dit-on, le photo-téléphone de l’avenir : dans le son se découpait nettement l’image visuelle » (II, 282). Prescience qui se trouve confirmée par l’expérience de l’I-phone qui permet des réglages séparés pour le son et l’image de la personne à laquelle nous nous adressons.

 Plus loin, l’invention du phonographe d’Edison, qui date de l’automne 1877 (Kittler 1999, 21), réalise l’ « unique apparition d’un lointain » qu’évoque Benjamin dans L’œuvre d’art (2012, 27). L’enregistrement tire sa valeur d’une performance unique qui sous-tend l’expérience que nous en faisons. Ainsi, à la fin de La nausée, Roquentin s’interroge sur le compositeur de “Some of These Days” : « Je pense à ce type de là-bas qui a composé cet air, un jour de juillet, dans la chaleur noire de sa chambre. J’essaie de penser à lui à travers la mélodie, à travers les sons blancs et acidulés du saxophone. Il a fait ça » (Sartre 2008, 248). En cela réside le paradoxe de la reproduction phonographique : la présence de l’interprète se dissout dans l’émergence toujours nouvelle de la pièce jouée.

 Dans un épisode notable, Proust incorpore le dispositif phonographique pour illustrer la nature double de la perception. Il s’agit d’une conversation du héros avec un ami d’enfance qu’il rencontre dans le palais des Guermantes à la fin du Temps retrouvé. S’il parvient à identifier correctement son interlocuteur, c’est essentiellement par sa voix qui ne semble pas correspondre au vieillard qu’il a devant lui : « Cette voix semblait émise d’un phonographe perfectionné, car si c’était celle de mon ami, elle sortait d’un gros bonhomme grisonnant que je ne connaissais pas, et dès lors il me semblait que ce ne pût être qu’artificiellement, par un truc de mécanique, qu’on avait logé la voix de mon camarade sous ce gros vieillard quelconque » (IV, 522). Le renversement qu’opère Proust entre la voix humaine et sa reproduction mécanique souligne l’étrangeté de l’expérience : la voix semble littéralement la manifestation d’un lointain (passé). La métaphore du phonographe sépare la voix familière de son origine corporelle (Danius 2002, 16). Cette référence technique cristallise alors deux modes de représentation : la modalité mécanique de l’enregistrement et l’émergence d’une temporalité passée au sein du présent. La voix paraît comme intime parce qu’elle est désincarnée, sauf que dans ce cas elle ne peut se réaliser dans « un tout » comme la voix de la grand-mère du héros.

 Force est de constater que ces dispositifs font leur apparition à la même époque où la psychologie expérimentale commence à s’intéresser au phénomène de la « conscience désincarnée ». Comme a pu le relever Roland Breeur dans une étude phénoménologique sur Proust, certains passages de la Recherche thématisent cette notion qui décrit des situations où nous nous dissocions de la complicité fondamentale à notre être intime (2000, 21). Il reste à nous interroger sur cette « dissociation retorse de la conscience d’identité » qui se cristallise lorsque nous nous « regard[ons] sur un papier » (Barthes 1980, 28).

Développement du cliché photographique : esthétique du close up

 Parmi les moyens techniques mobilisés par Proust, la photographie a fait l’objet de nombreux commentaires critiques. La plupart de ces études semblent converger vers l’idée selon laquelle le processus photographique nous apprend quelque chose sur l’écriture proustienne et les images qu’elle produit. Comparable aux procédés mnémotechniques qui structurent la Recherche, le cliché photographique permet à Proust de thématiser un certain rapport du corps au monde. Les étapes successives de la production photographique (prise de vue, développement de l’image dans la chambre noire, impression sur papier) correspondent ainsi aux différents moments dans le fonctionnement de la mémoire involontaire (expérience vécue, sauvegarde dans la mémoire subjective et réapparition) (Eels 2004, 766). Semblable à la mémoire involontaire qui peut-être suscitée par une impression sensorielle (une odeur, la coloration d’une après-midi d’hiver), la photographie transcende la simple reproduction mécanique quand, selon le mot de Charlus, elle « nous montre des choses qui n’existent plus » (II, 123). D’où le paradoxe de l’épreuve photographique qui, comme le relève Barthes, est à la fois plate « comme une surface étale » (1980, 164) et récurrente dans le sens où elle « répète mécaniquement ce qui ne pourra jamais plus se répéter existentiellement » (1980, 15).

 Au premier niveau, le cliché photographique marque un temps d’arrêt : la suspension de l’élan vital. Cette coupe immobile s’associe alors aisément à la pulsion de mort qui sous-tend l’érotisme. Ainsi, dans le film Blow-Up (1966) du réalisateur italien Antonioni, le photographe de mode Thomas (joué par David Hemmings) se sent interpellé par un couple qu’il surprend dans un parc. En développant les négatifs de la scène dans son studio, le photographe réalise en agrandissant un cliché qu’il est devenu le témoin d’un meurtre. À un niveau second, la manipulation de l’appareil61 photographique demande de la part de l’usager une implication active à l’encontre de la thèse baudelairienne d’après laquelle la photographie serait « le refuge de tous les peintres manqués, trop mal doués ou trop paresseux pour achever leurs études »62. Pour éloquent que ce jugement se présente, il méconnaît l’engagement du photographe apportant son infrastructure corporelle63. La prise photographique est déterminée par les paramètres de cette expérience intime : le cadrage réussi reflète la justesse de la vue ; le photographe doit réagir au moment opportun pour traduire la situation qu’il a entrevue tandis que sa posture corporelle est ajustée en fonction de l’angle choisi. C’est cette dimension opératoire que Proust mobilise pour exprimer la vue subjective du visage d’Albertine :

 De même qu’à Balbec, Albertine m’avait souvent paru différente, maintenant, comme si, en accélérant prodigieusement la rapidité des changements de perspective et des changements de coloration que nous offre une personne dans nos diverses rencontres avec elle, j’avais voulu les faire tenir toutes en quelques secondes pour recréer expérimentalement le phénomène qui diversifie l’individualité d’un être et tirer les unes des autres, comme d’un étui, toutes les possibilités qu’il enferme, dans ce court trajet de mes lèvres vers sa joue, c’est dix Albertines que je vis ; cette seule jeune fille étant comme une déesse à plusieurs têtes, celles que j’avais vue en dernier si je tentais de m’approcher d’elle faisait place à une autre. (II, 660)

 Dans cette reconstruction patiente d’un baiser, le narrateur approfondit le thème de la multiplicité de l’être. Or, le caractère sériel de la jeune fille (« dix Albertine », « une déesse à plusieurs têtes », « toutes les possibilités ») ne vaut que par son traitement photographique par le narrateur. Ainsi, la référence aux « dernières applications de la photographie » (II, 660) établit cette description comme portrait de son temps. Ici, Proust semble suggérer que le procédé technique qui permet de produire différentes prises successives d’une même figure – on se rappellera les chronophotographies de Muybridge – peut être réalisé par le biais d’une opération mentale. En évoquant les « changements de coloration que nous offre une personne dans nos diverses rencontres avec elle », Proust fait encore preuve de prescience. Les altérations que parcourt l’image d’Albertine sont aujourd’hui réalisées en manipulant les fonctions de saturation de logiciels de traitement visuel comme Photoshop ou Adobe Flash. D’autre part, la décomposition cubiste du visage d’Albertine et sa reconstruction par le biais du texte que nous lisons s’inscrit dans une esthétique du close-up, le gros plan si caractérisque du cinéma de la Nouvelle Vague. Or ce traitement de l’expérience sensible est postérieur à l’événement en tant que tel, le regard du narrateur étant tourné vers le passé64.

 Dans un passage marquant, Proust marque un autre pas dans l’assimilation de la perception visuelle au procédé mécanique de la photographie. Comme le note Sara Danius, cet extrait doit être mis en regard de la description de la conversation du héros avec sa grand-mère (2002, pp. 13-14) que nous avons reproduit plus haut :

Hélas, ce fantôme-là, ce fut lui que j’aperçus quand, entré au salon sans que ma grand-mère fût avertie de mon retour, je la trouvai en train de lire. J’étais là, ou plutôt je n’étais pas encore là puisqu’elle ne le savait pas, et, comme une femme qu’on surprend en train de faire un ouvrage qu’elle cachera si on entre, elle était livrée à des pensées qu’elle n’avait jamais montrées devant moi. De moi – par ce privilège qui ne dure pas et où nous avons, pendant le court instant du retour, la faculté d’assister brusquement à notre propre absence – il n’y avait là que le témoin, l’observateur, en chapeau et manteau de voyage, l’étranger qui n’est pas de la maison, le photographe qui vient prendre un cliché des lieux qu’on ne reverra plus. Ce qui, mécaniquement, se fit à ce moment dans mes yeux quand j’aperçus ma grand-mère, ce fut bien une photographie. Nous ne voyons jamais les êtres chéris que dans le système animé, le mouvement perpétuel de notre incessante tendresse, laquelle, avant de laisser les images que nous présente leur visage arriver jusqu’à nous, les prend dans son tourbillon, les rejette sur l’idée que nous nous faisons d’eux depuis toujours, les fait adhérer à elle, coïncider avec elle […]. Mais qu’au lieu de notre œil ce soit un objectif purement matériel, une plaque photographique, qui ait regardé, alors ce que nous verrons, par exemple dans la cour de l’Institut, au lieu de la sortie d’un académicien qui veut appeler un fiacre, ce sera sa titubation, ses précautions pour ne pas tomber en arrière, la parabole de sa chute, comme s’il était ivre ou que le sol fût couvert de verglas. (II, 438-439)

 On peut dégager de ce passage un thème central de l’écriture visuelle que nous trouvons chez Proust : la substitution du regard humain par une « plaque photographique » marque l’aboutissement de l’écriture photographique du narrateur. Cette mise en œuvre narrative du « mécanique plaqué sur du vivant » selon la formule de Bergson (2007, 29), nous renvoie à un phénomène tiré de l’expérience commune et qui se manifeste dans des situations où notre regard poursuit son activité sous l’impact d’un choc sensoriel65. Si le regard du narrateur est assimilé à un objectif photograpique (Danius 2002, 13), il est déclenché par son absence du champ visuel de sa grand-mère. Dans les quelques secondes qui précèdent l’identification du héros par sa grand-mère, le héros la perçoit objectivement : ravagée par la maladie, cette personne assise devant lui est comparée à un « fantôme », révélateur de l’aliénation qui s’empare du jeune homme. Si l’originalité de Proust consiste à renverser l’ordre tacitement admis qui sépare l’expérience intime du procédé photographique, c’est que l’écrivain a bien compris comment, dans certaines situations, notre expérience corporelle se rapproche de la médiation technique. Pour le dire autrement, la technique – bien qu’emblématique d’une série de crises – permettrait à l’individu de recadrer l’expérience corporelle, de la resémantiser. En dissociant conscience du corps et expérience subjective, la reproductibilité technique restaure paradoxalement l’autonomie du corps vécu. La question qui émerge alors est la suivante : la technique nous permet-elle d’approfondir l’expérience du corps vécu ?

Rapport entre corps et technique : une aporie ?

 À l’image du corps, dont la dénomination a parcouru une série de mutations à travers les siècles, la signification du terme « technique » évolue, tant sur le plan conceptuel que culturel, pour s’étendre de la techné aristotélicienne aux moyens de production à la seconde ère des machines. C’est dans la sixième partie de son Discours de la méthode, que le philosophe français René Descartes affirme le projet scientifique qui vise à rendre l’homme « comme le maître et le possesseur de la nature » (1991, 131). À travers cette formule célèbre, Descartes anticipe la façon dont la technique va façonner le monde et l’avènement de l’individualisme occidental. C’est ainsi que se fait jour un nouveau rapport entre le corps et la technique à partir du XVIIe siècle.

 Or bien avant Descartes, sur les tables de dissection de la Renaissance un basculement s’opère. Comme le note David le Breton dans son étude Anthropologie du corps et modernité, « le déploiement du vocabulaire anatomique […] traduit la rupture ontologique entre le cosmos et le corps » (2013, 36). L’auteur précise que dans les sociétés traditionnelles, « le corps n’est pas son univers indépendant, replié sur lui-même à l’image du modèle anatomique, des codes de savoir-vivre ou du modèle mécaniste » (2013, 53). Si cette césure date des premiers essais d’une culture anatomique émergente, elle ne sera pleinement réalisée qu’à partir de Descartes et l’affirmation du sujet à travers la conscience qu’il a de lui-même66.

 Bien que la science pratique envisagée par Descartes prétend se fonder sur « la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent » (1991, 131), la scission entre le sujet et le monde est consommée. À ce titre, Le Breton note que « le recul, puis l’abandon de la vision théologique de la nature amène l’homme à considérer le monde qui l’entoure comme une forme ontologiquement vide que seule la main de l’homme a désormais l’autorité de façonner ». À partir du moment où le corps est perçu comme une machine (et il s’agit d’une conception nouvelle au XVIIe siècle) la question du rapport entre corps et technique se pose véritablement. En concevant corps et âme comme deux substances distinctes, Descartes rend paradoxalement possible la thématisation du corps et des possibles qu’il abrite.

 Or comme le note Hans Blumenberg dans ses Écrits sur la technique, l’aube de la modernité occidentale se caractérise par un autre changement fondamental (de nature ontologique) : le passage d’une conception de la techné en tant qu’art de l’imitation mimétique de la nature à l’idée moderne d’une « création authentiquement humaine dans les domaines de l’art et de la technologie » (2015, 24). Cette opposition entre un zoon logon echon (« le vivant possédant le logos, le parler penser ») et l’idée d’un homo faber (se caractérisant par « la fabrication d’instruments, donc la possession d’outils ») date de la période de l’Antiquité grecque. Nous passons ainsi de l’idée du « vivant possédant le logos, le parler-penser » à celle plus moderne de « la fabrication d’instruments, donc la possession d’outils » (2006, 1311).

 Dans son essai « Lebenswelt und Technisierung unter Aspekten der Phänomenologie », Blumenberg établit la dichotomie qui oppose pensée grecque et modernité. À l’étonnement grec devant la totalité sémantique du cosmos et à la contemplation théorique du non-dit s’oppose l’angoisse de la modernité face à l’infini. Alors que les grands penseurs de la modernité tels que Giordano Bruno, Léonard da Vinci et Pascal assument des attitudes différentes devant la présence verticale de l’abîme, nous assistons, selon David le Breton, au passage « du monde clos de la scolastique à l’univers infini de la philosophie mécaniste » (2013, 81).

 De façon générale, l’origine de la notion de technique désigne en premier lieu un art, entendu dans le sens d’un savoir-faire, et de façon générale d’un « ensemble de procédés d’un art, d’une science ou d’un métier pour produire une œuvre ou obtenir un résultat déterminé » (Larousse, 1928). Toujours selon Blumenberg, ce que les Grecs comprenaient sous le terme de techné étaient essentiellement les compétences et les aptitudes susceptibles de produire certaines réalisations, ce qu’on pouvait apprendre par comparaison et par imitation, comme on peut encore le faire aujourd’hui avec une « technique », dans le domaine des sports par exemple (2015, 168).

 Or, à partir de la fin du XVIe siècle les techniques sont conditionnées par l’essor des connaissances scientifiques. Avec Galilée, le savoir du spécialiste (qui deviendra l’ingénieur XIXe siècle) et du savant ne sont plus séparés et on ne peut plus faire la distinction entre savoir épistémique (Sachverstand) et savoir-faire (Sachbeherrschung), comme c’était encore le cas chez les Grecs. D’après Blumenberg, cette relation d’interdépendance entre théorie et technique, entre scientia et ars, entre le domaine de la techné et celui de l’épistémé aurait conduit à une perte de repères, une forme d’aliénation qui oppose l’homme aux outils techniques qu’il produit (2015, 169).

 Pour illustrer cette transition, Blumenberg se réfère au cinquième livre du De Rerum Nature de Lucrèce. Dans ce poème didactique, Lucrèce fait état d’une existence pré-technique de l’homme qui se définit par un ensemble de réalisations culturelles – la série authentique des inventiones – utilisant les ressources offertes par la nature (conservation du feu, invention de la charrue, agriculture, vêtements, langue et logements). Sous cette couche culturelle apparaît l’homme primitif, un être atechnique qui mène une vie comparable aux bêtes sauvages (vitam tractabant more ferarum). Toujours selon Blumenberg, une déviation a dû s’opérer qui résulta dans une conception autonome de l’homme qui devient l’adversaire du donné, peuplant son monde par le biais d’une série d’innovations, les novae res. Le passage d’une satisfaction naturelle des ressources disponibles à la tentation de l’invention technique marque une autre rupture nette qui établit le corps et la technique sous le rapport d’une profonde discontinuité67. Dès lors, comment penser la culture technique du XXe siècle et l’emphase qu’elle place sur le corps vécu à l’époque contemporaine à Proust ?

Les techniques du corps, réciprocité du corps et de ses instruments

 Afin de mieux comprendre le rôle du corps dans notre emprise sur le monde sensible, il faut dépasser la notion heideggerienne du Zuhandensein qui présente le corps comme capable de manipuler des outils pour façonner son monde. Les « techniques du corps », selon l’expression introduite par le psychologue Marcel Mauss, se rapprochent davantage d’une vision unifiée du corps humain : « J’entends par ce mot les façons dont les hommes, société par société, d’une façon traditionnelle, savent se servir de leur corps » (1936, 5). Formule d’après laquelle l’auteur suggère que nous héritons d’une série de gestes corporels. Or les diverses fonctions qu’accomplit la main indiquent que le corps a besoin d’instruments pour réaliser son potentiel. Il ne fait en cela qu’approfondir sa propre dimension instrumentale :

Le corps est le premier et le plus naturel instrument de l’homme. Ou plus exactement, sans parler d’instrument, le premier et le plus naturel objet technique, et en même temps moyen technique, de l’homme, c’est son corps. (Mauss 1936, 10)

 Cette réciprocité du corps et de ses instruments se précise par la notion d’organon qui, selon le phénoménologue Drew Leder, se réfère à la fois à l’organe corporel et à l’outil dont il dispose, suggérant qu’une relation interne s’établit entre les deux termes. Rappelons à cet endroit la référence proustienne au « lift » qui est assimilé à un organiste « lequel continuait à tirer les registres de son instrument et à pousser les tuyaux » (II, 25-26) ou encore au regard du héros assimilé à l’objectif photographique. Pour penser la réversibilité de cette relation, Leder dans son essai The Absent Body recourt au concept d’incorporation, centrale pour notre réflexion :

The lived body constantly transforms its sensorimotor repertoire by acquiring novel skills and habits […] A skill is finally and fully learned when something that once was extrinsic, grasped only through explicit rules or examples, now comes to pervade my own corporeality. (1990, 31)

 L’incorporation désigne le processus par lequel nous assimilons de nouveaux gestes pour les intégrer à notre syntaxe corporelle. Par conséquent, l’instrument tel que le concevait Heidegger, le Zuhandensein disparaît de notre attention explicite, il est intégré à notre organisme. Dans la mesure où chaque apprentissage requiert que nous disposions d’un corps, toute technique est par essence « technique du corps » (OE 33). Merleau-Ponty évoque à ce titre comment « le joueur fait corps avec le terrain et sent par exemple la direction du ‘but’ aussi immédiatement que la verticale et l’horizontale de son propre corps » (SC 183). Cette disparition de l’ustensilité corporelle de notre champ d’attention touche nécessairement la main, outil pragmatique par excellence. Selon Drew Leder :

This notion of the « ready-to-hand » refers us implicitly back to the hand itself. As we have seen, one’s own hands, as the means with which one works upon the world, themselves withdraw from explicit thematization. The disappearance of the hand-held tool is none other than an offshoot of bodily disappearance closing over the incorporated instrument. (1990, 33)

 Le corps devient absence une fois que nous ne devons plus appliquer d’effort conscient pour accomplir une tâche. L’incorporation des outils que nous manipulons à l’aide de nos mains modifie au même titre notre langage corporel et on peut alors se demander dans quelle mesure l’objet est susceptible de compléter notre perception, de faire système avec notre corps. Sous l’effet de la naturalisation des instruments qui marquent l’époque de Proust de leur empreinte, progressivement la technique devient invisible – il suffit de penser à l’installation de l’électricité en France.

 À titre d’illustration, Blumenberg évoque l’exemple de la sonnette électrique. Si, lorsque nous tirons le fil d’une sonnette classique, nous avons l’impression de directement produire l’effet recherché par notre effort, dans le cas de la sonnette électrique, nous ne faisons que déclencher l’effet en question. Au niveau de la disposition de la sonnette électrique, il y a assignation hétéromorphe de la tâche d’activation, c’est-à-dire que l’effet désiré se dissimule de façon discrète à notre vue et se donne à voir comme une disponibilité qui ne demande aucun effort. Blumenberg perçoit dans cette réduction de l’effort humain à un geste minimal, à ce devenir-invisible de la technique la source de l’aliénation qui s’empare du sujet moderne (2015, 189). C’est en rendant visibles ces dispositifs techniques pour mieux les intégrer dans son écriture que Proust contribue à une compréhension nouvelle du corps.

Fonctionnalité de la main dans la Recherche

 Chose surprenante, dans l’intrigue de la Recherche la main se distingue principalement par son absence. Si la main est traditionnellement associée aux réalisations humaines, ces « productions mécaniques de l’homme » (I, 377) que la grand-mère du narrateur déplore, chez Proust elle évoque en premier lieu la vocation artistique. Son rôle est central dans la mesure où le roman raconte l’histoire d’un protagoniste anonyme qui devient écrivain68 à une époque où la machine à écrire ne s’est pas encore imposée dans les milieux littéraires. La main est bien l’outil privilégié permettant à l’artiste de saisir le monde en lui donnant une forme tangible. Dans les termes de l’architecte finlandais Juhani Pallasmaa : « The hand grasps the physicality and materiality of thought and turns it into a concrete image » (2009, 16). Ainsi, dans un passage qui annonce le thème proustien des idées sensibles, Swann pense au travail du compositeur Vinteuil dont l’œuvre magistrale serait tributaire des « lacunes de sa vision ou les défaillances de sa main » (I, 345). Passage révélateur en ce que les limites du corps figurent la création à venir.

 Prise dans son acception plurielle, la main cristallise un imaginaire de pureté : en témoignent les représentations dévotes des pairs de France que l’on aperçoit « les mains jointes dans les vitraux des églises » (I, 120), ou encore la référence au clocher de Combray dont « les pentes de pierre […] se rapprochaient en s’élevant comme des mains jointes qui prient » (I, 63). Parfois, les mains servent de masque, dissimulant le paysage d’une émotion : c’est le cas de M. Verdurin et de sa femme « qui, en face, écoutant le peintre qui lui racontait une histoire, fermait les yeux avant de précipiter son visage dans ses mains, avaient l’air de deux masques de théâtre qui figuraient différemment la gaité » (I, 258). C’est encore le cas du religieux qui après la mort de la grand-mère du héros observe le jeune homme abrité derrière le « grillage » de ses mains : 

Il joignit ses mains sur sa figure comme un homme absorbé dans une méditation douloureuse, mais, comprenant que j’allais détourner de lui les yeux, je vis qu’il avait laissé un petit écart entre ses doigts. Et, au moment où mes regards le quittaient, j’aperçus son œil aigu qui avait profité de cet abri de ses mains pour observer si ma douleur était sincère. Il était embusqué là comme dans l’ombre d’un confessionnal. Il s’aperçut que je le voyais et aussitôt clôtura hermétiquement le grillage qu’il avait laissé entrouvert ». (II, 635)

 En cela, la main cache plus qu’elle ne dévoile tandis que la technique restaure la visibilité du sensible. La main en tant qu’elle assure la médiation entre l’idée et sa matérialisation sous forme de gestes signale un écart, une référence intime à la duplicité du corps humain. Le narrateur décrit ainsi comment à son arrivée à Balbec, sa grand-mère lui propose de communiquer d’une chambre à l’autre par un geste déterminé pour suppléer à l’angoisse du jeune homme : trois coups frappés contre la cloison du mur. À travers ce geste anodin, comparé à « une symphonie par le dialogue rythmé de [s]es trois coups » (II, 30), la grand-mère reconnaît la signature corporelle de son petit-fils. Comme le montre ce passage, chez Proust, les opérations de la main – bien qu’essentiellement indicative d’une absence – sous-tendent l’exécution de la partition corporelle.

 De façon significative, les rares occurrences de la main dans la Recherche marquent un détournement inconscient de la pensée, un retour implicite à la mollesse du ressenti corporel. Le geste discret du père de Swann – dont Proust nous apprend que chaque fois qu’une question délicate survient « il se contenta, par un geste qui lui était familier chaque fois qu’une question ardue se présentait à son esprit, de passer la main sur son front, d’essuyer ses yeux et les verres de son lorgnon » (I, 15) – s’avère être un tic héréditaire. Ainsi, dans le geste irrationnel qu’a Swann « de passer sa main sur son front » (I, 34), le narrateur relève « une paresse d’esprit qui était chez lui congénitale, intermittente et providentielle » (I, 264). Lors d’un accès de jalousie suscité par une découverte douloureuse, nous apprenons que Swann « se passa les mains sur les yeux, et ne revit la lumière que quand il se retrouva en présence d’une idée toute différente » (I, 264), alors que bien plus tard, « sa souffrance devenant trop vive, il passa sa main sur son front, laissa tomber son monocle, en essuya le verre » (I, 341).

L’écriture du corps : une question de vision

 Le rôle de la main et la distribution des fonctions corporelles par l’entremise de la vue et de l’épiderme fait émerger un enjeu central : cette pensée du corps qu’on a pu qualifier par la suite d’embodiment (ou de corporéité en français). Comme le laissent penser certains passages que Proust consacre au rapport entre corps et technique, c’est à la présence inaliénable du corps que nous devons remonter pour saisir les métaphores visuelles constitutives de l’écriture de la Recherche.

 En particulier, certaines allitérations permettent à l’écrivain d’établir des correspondances entre des termes disparates (visage/paysage, fenêtre/regard) qui structurent tout un pan du récit. Ainsi Swann, en se rappelant la jeune duchesse de Cambremer (née Legrandin) qui est originaire de Combray où il possède des terres, associe « dans son souvenir au charme de ce jeune visage celui d’une campagne où il n’était pas allé depuis longtemps » (I, 374), tandis que pour le narrateur contemplant la maison des Swann « les fenêtres de l’entresol paraissaient conscientes d’être refermées, ressemblant beaucoup moins entre la noble retombée de leurs rideaux de mousseline à n’importe quelles autres fenêtres, qu’aux regards de Gilberte » (I, 409). Ces homologies occupent une place centrale dans la stratégie narrative de Proust selon laquelle « c’est à la cime même du particulier qu’éclot le général »69.

 Nous avons, dans ce premier chapitre, interrogé la façon dont la technique chez Proust nous donne à voir une spatialité du corps. En intégrant dans son écriture l’intrusion de la technique dans l’expérience commune, l’écrivain nous donne à voir le sensorium corporel à la croisée du dedans et du dehors. Dans la mesure où l’expérience technique contribue à la visibilité du corps, on ne peut minorer son rôle dans la découverte des sensations intimes au XIXe siècle. Or, bien que l’assimilation de la technique par le narrateur lui permette de thématiser certains enjeux du corps vécu, ces expériences se situent encore à la surface de l’organisme. Les descriptions d’Albertine montrent comment l’élan centrifuge de l’amant se heurte souvent à la barrière de la peau ou de la couche rétinienne – littéralement aux limites du corps. Il nous faut désormais approfondir ces résultats en abordant la question du corps propre par la voie du sensible.

Abolgassemi, Maxime. 2006. « La description expérimentale chez Balzac et Musil ». Poétique n° 145 (1):59‑81. https://www.cairn.info/revue-poetique-2006-1-page-59.htm.
Auerbach, Erich. 2003. Mimesis: The Representation of Reality in Western Literature. Princeton, New Jersey: Princeton University Press.
Augé, Paul. 1928. Larousse du XXe siècle en six volumes. Paris: Larousse.
Bal, Mieke. 1994. « Instantanés ». In Proust contemporain, 142. C.R.I.N. : Cahiers de recherche des instituts néerlandais de langue et de littérature française. Amsterdam: Brill.
Barthes, Roland. 1980. La chambre claire : Note sur la photographie. Cahiers du cinéma. Paris: Éditions Gallimard.
Baudelaire, Charles. 2006. Salon de 1859 [1859]. Paris: Honoré Champion.
Bauer, Edgar. 1990. « Espace ». In Encyclopédie philosophique universelle, Volume II : Les Notions Philosophiques:836‑40. Paris: Presses universitaires de France.
Benjamin, Walter. 2012. L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. Paris: Allia.
Bergson, Henri. 2007. Le rire : essai sur la signification du comique. Paris: Presses universitaires de France.
Béhar, Serge. 1970. L’univers médical de Proust. Cahiers Marcel Proust 1. Paris: Éditions Gallimard.
Blais, Catherine. 2018. « Une route à soi : représentations et récits de fugitives de la Belle Époque à la Seconde Guerre mondiale ». Thèse de doctorat, Montréal: Université de Montréal.
Blake, Randolph, et Hugh R Wilson. 1991. « Neural Models of Stereoscopic Vision ». Trends in Neurosciences Trends in Neurosciences 14 (10):445‑52.
Blumenberg, Hans. 2015. « Lebenswelt und Technisierung unter Aspekten der Phänomenologie ». In Schriften zur Technik. Berlin: Suhrkamp Verlag Berlin.
Brassaï, Georges. 1997. Marcel Proust, sous l’emprise de la photographie. Blanche. Paris: Éditions Gallimard.
Breeur, Roland. 2000. Singularité et sujet : une lecture phénoménologique de Proust. Krisis. Grenoble: Jérôme Millon.
Carrier-Lafleur, Thomas. 2015. L’Œil cinématographique de Proust. Bibliothèque proustienne. Paris: Classiques Garnier.
Communauté des chemins de fer européens. 1990. Vers une Europe des chemins de fer. Bruxelles; Paris (14 rue Jean Rey, 75015): Communauté des chemins de fer européens ; Diff. Union internationale des chemins de fer.
Compagnon, Antoine. 1989. Proust entre deux siècles. Paris: Éditions du Seuil.
Comte-Sponville, André. 2013. Dictionnaire philosophique. Quadrige. Paris: Presses universitaires de France.
Corbin, Alain, Jean-Jacques Courtine, et Georges Vigarello, éd. 2005. Histoire du corps : Tome 3, Les mutations du regard. Le XXe siècle. L’univers historique. Paris: Éditions du Seuil.
Dagognet, François. 1987. Etienne-Jules Marey : la passion de la trace. Collection 35/37. Paris: Hazan.
Danius, Sara. 2002. The Senses of Modernism: Technology, Perception, and Aesthetics. Cornell Paperbacks. Ithaca: Cornell University Press.
Deleuze, Gilles. 1983. « Thèses sur le mouvement (Premier commentaire de Bergson) ». In L’image-mouvement. Critique 1. Paris: Les Éditions de Minuit.
Descartes, René. 1991. Discours de la méthode [1637]. Folio/essais. Éditions Gallimard.
Descombes, Vincent. 1987. Proust : Philosophie du roman. Critique. Paris: Les Éditions de Minuit.
Dictionnaire de la philosophie. 2006. Paris: Encyclopaedia Universalis : Albin Michel.
Dupond, Pascal. 2001. Le vocabulaire de Merleau-Ponty. Paris: Ellipses.
Eels, Emily. 2004. « Photographie ». Édité par Annick Bouillaguet et B. G. Rogers. Dictionnaire Marcel Proust. Dictionnaires & Références. Paris: Champion.
Flusser, Vilèm. 2006. Pour une philosophie de la photographie. Belval: Circé.
Formis, Barbara. 2012. « Chevaux au galop. La controverse du mouvement entre chronophotographie, peinture et cinéma. ». In Du sensible à l’œuvre: Esthétiques de Merleau-Ponty, 185‑208. Essais. Bruxelles: La Lettre volée.
Fraisse, Luc. 1995. L’esthétique de Marcel Proust. Esthétique. Paris: SEDES.
Gadamer, Hans Georg. 1983. Vérité et méthode : les grandes lignes d’une herméneutique philosophique [1960]. Paris: Éditions du Seuil.
Ghins, Michel. 1990. « Espace [phys.] ». In Encyclopédie philosophique universelle, Volume II : Les Notions Philosophiques:843‑44. Paris: Presses universitaires de France.
Glaudes, Pierre, et Yves Reuter. 1998. Le personnage. Que sais-je ? Paris: Presses universitaires de France.
Grier, David Alan. 2005. When Computers Were Human. Princeton: Princeton University Press.
Heidegger, Martin. 1993. « La question de la technique [1953] ». In Essais et conférences, 9‑48. Tel. Éditions Gallimard.
Henry, Anne. 2000. La tentation de Marcel Proust. Perspectives critiques. Paris: Presses universitaires de France.
Hohl, Reinhold. 2001. « Die Recherche und der Post-Impressionismus ». Proustiana, Mitteilungen der Marcel Proust Gesellschaft, nᵒ XXI:67‑84.
Joly, Martine, et Francis Vanoye. 2009. Introduction à l’analyse de l’image. 128 Cinéma Image 44. Paris: Colin.
Kittler, Friedrich A. 1999. Gramophone, Film, Typewriter [1986]. Writing Science. Stanford, California: Stanford University Press.
Lalande, André, et René Poirier, éd. 1991. Vocabulaire technique et critique de la philosophie. Paris: Presses universitaires de France.
Larousse, Pierre. 1990. Grand dictionnaire universel du XIXe siècle. Rediviva. Paris: C. Lacour.
Le Breton, David. 2013. Anthropologie du corps et modernité. Quadrige. Paris: Presses universitaires de France.
Leder, Drew. 1990. The Absent Body. The University of Chicago Press.
Marey, J. 1899. La chronophotographie. Paris: Gauthier-Villars.
Mauss, Marcel. 1936. « Les techniques du corps ». Journal de Psychologie, XXXII, nᵒ 3-4. Paris.
Mendelson, David. 1968. Le Verre et les objets de verre dans l’univers imaginaire de Marcel Proust. Toulouse: Librairie José Corti.
Nahoum-Grappe, Véronique. 1993. « Les conduites de vertige ». Communications 56:155‑73. https://doi.org/10.3406/comm.1993.1855.
Nitsch, Wolfram. 1996. « Fantasmes d’essence : les automobiles de Proust à travers l’histoire du texte ». In Marcel Proust : Écrire sans fin, 125‑41.
Pallasmaa, Juhani. 2009. The Thinking Hand: Existential and Embodied Wisdom in Architecture. Chichester: John Wiley; Sons Ltd.
Poulet, Georges. 1982. L’espace proustien [1963]. Tel. Paris: Éditions Gallimard.
Rey, Alain, Josette Rey-Debove, et Paul Robert, éd. 2014. Le Petit Robert : dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française. Paris: Le Robert.
Rollot, Jérémie. 2010. « Présentation à Merleau-Ponty ». In Philosophie du corps: expériences, interactions et écologie corporelle, édité par Bernard Andrieu, 61‑67. Paris: Vrin.
Sakamoto, Hiroya. 2006. « Du théâtrophone au téléphone repenser la « mise en scène » du dialogue dans ’À la recherche du temps perdu’ ». Marcel Proust Aujourd’hui 4. Brill:251‑71. https://www.jstor.org/stable/44869683.
Sakamoto, Hiroya. 2008. « Les inventions techniques dans l’œuvre de Marcel Proust ». Thèse de doctorat, Paris: Université Paris IV-Sorbonne.
Sartre, Jean-Paul. 2008. La nausée [1938]. Folio. Paris: Éditions Gallimard.
Serça, Isabelle. 2004. « Article "Stéréoscope" ». Édité par Annick Bouillaguet et B. G. Rogers. Dictionnaire Marcel Proust. Dictionnaires & Références. Paris: Champion.
Simon, Anne. 2004. « Phénoménologie ». Édité par Annick Bouillaguet et B. G. Rogers. Dictionnaire Marcel Proust. Dictionnaires & Références. Paris: Champion.
Skrandies, Wolfgang. 2001. « The Processing of Stereoscopic Information in Human Visual Cortex: Psychophysical and Electrophysiological Evidence: ». Clinical Electroencephalography, juillet. https://doi.org/10.1177/155005940103200310.
Tadié, Jean-Yves. 1971. Proust et le roman. Tel. Éditions Gallimard.
Vitali Rosati, Marcello. 2011. « La profondeur du théâtre : au-delà du sujet, vers une pensée métaontologique ». Sens Public, juin. http://sens-public.org/article846.html.

  1. Certaines des idées développées dans ce chapitre ont fait l’objet d’une exploration préliminaire dans le cadre d’un mémoire de maîtrise intitulé L’Homme-machine : Découverte du « moi » et bases phénoménologiques dans la Recherche de Proust.↩︎

  2. Qu’il nous soit permis de renvoyer à l’excellente histoire culturelle proposée par Georges Vigarello, notamment Le sentiment de soi et une Histoire du corps en trois tomes, publiée sous sa direction.↩︎

  3. Outre l’article de Jean-Christophe Gay consacré au questionnement spatial de Proust, « L’espace discontinu de Marcel Proust » in Géographie et cultures, n°6, 1993, on pensera aux commentaires suivants : la thèse de Catherine Blais « Une route à soi : représentations et récits de fugitives de la Belle Époque à la Seconde Guerre mondiale » présentée en octobre 2018 à l’Université de Montréal ; Brassaï, Marcel Proust sous l’emprise de la photographie, Paris, 1997 ; Sara Danius, « The Education of the Senses : Remembrance of Things Past and the Modernist Rhetoric of Motion » in The Senses of Modernism : Technology, Perception, and Aesthetics, Ithaca, 2002, pp. 91 - 147 ; Reinhold Hohl, « Die Recherche und der Post-Impressionismus » in Proustiana XXI, Mitteilungen der Marcel Proust Gesellschaft, 2001, pp. 67 – 84 ; Luzius Keller, « Proust au-delà de l’impressionnisme » in Proust et ses peintres, 2000, Amsterdam, pp. 57 – 70 ; Roger Kempf, « Sur quelques véhicules » in Revue L’Arc, n°47, 1971, pp. 47 – 57 ; Wolfram Nitsch, « Fantasmes d’essence : les automobiles de Proust à travers l’histoire du texte » in Marcel Proust : Écrire sans fin, Paris, 1996, pp. 125 – 141 ; Georges Poulet, L’espace proustien, Paris, 1982 ; ainsi que la thèse de Hiroya Sakamoto « Les inventions techniques dans l’œuvre de Marcel Proust » présentée en janvier 2008 à Paris IV-Sorbonne.↩︎

  4. Dans une vaste étude consacrée aux correspondances entre Proust et le cinéma, Thomas Carrier-Lafleur s’interroge sur la possibilité d’un Proust-cinéaste -Carrier-Lafleur (2015).↩︎

  5. Dans les mots de Danius : « The Proustian mode of rendering speed and movement is closely related to representational techniques inherent in early cinematography and turn-of-the-century fairground attractions » (2002, 141).↩︎

  6. Sans doute, ce constat varie en fonction de l’audience visée. L’exemple de la projection de L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat (1895) des frères Lumière qui suscita de fortes réactions lors de sa première projection souligne la relativité de cette notion.↩︎

  7. Nous pouvons considérer le sensorium corporel comme la totalité des capacités de l’organisme corporel à percevoir le monde par l’entremise des différents sens.↩︎

  8. Nous entendons par le terme romantique, tel qu’il est employé par le narrateur, le sentiment humain qui coïncide avec le désir de s’affranchir des limites spatio-temporelles du corps et le vague désir d’évasion qui motivent le premier voyage à Balbec.↩︎

  9. Comme le note Anne Simon, « les premières publications d’Husserl dans les années 1890 sont contemporaines de celles de Proust » (2004, 762).↩︎

  10. À titre d’exemple, on pensera à la psycho-physique, à la psychologie expérimentale ou encore à la psychanalyse.↩︎

  11. En témoigne l’intérêt de Proust pour la peinture cubiste et les chronophotographies.↩︎

  12. Notions sur lesquelles nous reviendrons dans le deuxième chapitre de la présente enquête.↩︎

  13. Pour surprenant que cela paraisse, cette omission pourrait en partie s’expliquer par l’apparition tardive d’études sur le corps chez Proust.↩︎

  14. Notons en passant que le marbre nous renvoie indirectement à son anagramme « ambre » qui évoque la finesse de certains matériaux de même que l’origine grecque du mot électricité (Larousse 1990, 251). Plus loin, l’ambre – à travers la répétition des mêmes phonèmes – figure de façon notable dans le terme « chambre » qui dénote la profondeur, la dimension cachée du corps humain au sein du tissu diégétique. De l’appartement des Swann, le narrateur retiendra « l’atmosphère du salon, ambrée par le samovar » (I, 583). Ces remarques préliminaires convergent autour de la spatialisation de la mémoire qui caractérise l’écriture proustienne.↩︎

  15. On pense par exemple à l’Extase de sainte Thérèse réalisée par Gian Lorenzo Bernini dans la chapelle Cornaro de Santa Maria della Vittoria à Rome au XVIIe siècle.↩︎

  16. Dans un geste de transposition semblable, le narrateur observe que « Mme Swann, à cause de l’heure tardive de son apparition, évoquait cet appartement où elle avait passé une mâtinée si longue et où il faudrait qu’elle rentrât bientôt déjeuner » (I, 626), en précisant que « de cet appartement on aurait dit qu’elle portait encore autour d’elle l’ombre intérieure et fraîche » (I, 626). À travers ce procédé stylistique, Proust présente une double métaphore en attribuant des qualités subjectives à un appartement que fait surgir l’apparition du corps d’Odette de Crécy dans une allée à proximité de l’Arc de Triomphe.↩︎

  17. Celle-ci s’oppose au caractère stérile de la mémoire volontaire qui repose sur les efforts limités de l’intelligence. La mémoire involontaire correspond dans la Recherche au surgissement d’un vécu sous l’impulsion d’une sensation aléatoire.↩︎

  18. Dans l’économie de la Recherche, Charles Swann figure l’esthète raffiné fin de siècle qui initie le narrateur au monde de la création.↩︎

  19. Il est intéressant de noter, dans cette perspective, que la référence au marbre s’inscrit plus généralement dans l’esthétique-même de Proust qui privilégie l’instinct à la raison. Pour reprendre un mot de Luc Fraisse : « Cette œuvre, il s’agira moins de la créer ex nihilo, que de la dégager de ce qui n’est pas elle, comme un sculpteur façonne une statue dans le marbre grossier » (1995, 17).↩︎

  20. Dans Vérité et méthode, le philosophe allemand Hans Gadamer observe que « le concept de situation est caractérisé par le fait qu’on ne se trouve pas en face d’elle, qu’on ne peut donc avoir d’elle un savoir objectif. On est toujours placé dans une situation, on s’y trouve déjà impliqué et l’éclaircissement de cette situation constitue la tâche qu’on n’arrive jamais à achever » (1983, 142).↩︎

  21. Dans un sens analogue, pensons à la signification du terme « calculateur » (computer en anglais) qui depuis le XVIIe siècle et jusqu’à l’avènement des premiers ordinateurs désigne une personne dont la tâche principale consiste à réaliser des calculs mathématiques (Grier 2005).↩︎

  22. Dans une étude désormais classique, Antoine Compagnon se demande « comment parler de celui qui fut en même temps le dernier écrivain du XIXe siècle et le premier du XXe siècle, intimement attaché à la fin de siècle et cependant miraculeusement échappé » (1989, 15).↩︎

  23. Le Carnet de 1908, édition de Philip Kolb, Cahiers Marcel Proust 8 (1976, 61).↩︎

  24. Cité d’après la notice de Lionel Duval (Benjamin 2012, 9).↩︎

  25. « Si la chose tombe dans la reproduction, affirme Benjamin, là où sa durée matérielle s’est dérobée aux hommes, son pouvoir de témoignage historique s’en trouve ébranlé » (2012, 21).↩︎

  26. Nous nous référons ici à l’article « crise » de la 9e édition du Dictionnaire de l’Académie Française en ligne.↩︎

  27. Rapprochement que nous trouvons dans un texte du philosophe allemand Edmund Husserl intitulé La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (1954).↩︎

  28. Dans les mots de Sartre : « Donc, j’étais tout à l’heure au Jardin public. La racine du marronier s’enfonçait dans la terre, juste au-dessous de mon banc. Je ne me rappelais plus que c’était une racine. Les mots s’étaient évanouis et, avec eux, la signification des choses, leurs modes d’emplois, les faibles repères que les hommes ont tracés à leur surface. J’étais assis, un peu voûté, la tête basse, seul en face de cette masse noire et noueuse entièrement brute et qui me faisait peur. Et puis j’ai eu cette illumination. Ça m’a coupé le souffle. Jamais, avant ces derniers jours, je n’avais pressenti ce que voulait dire “exister” » (2008, 181). Bien que la pensée existentialiste envisage la condition humaine sous l’angle de la crise personnelle, la dépression peut mener à une refonte de l’être et de ses convictions.↩︎

  29. De façon semblable, le terme « entropie » (du grec entropê qui signifie « transformation »), que l’on connaît sous son acception générale de décroissance énergétique désigne en thermodynamique le taux de désorganisation ou d’imprédictibilité informationnelle d’un système.↩︎

  30. Ainsi, nous dit Proust, « ce que nous croyons notre amour, notre jalousie, n’est pas une même passion continue, indivisible. Ils se composent d’une infinité d’amours successifs, de jalousies différentes et qui sont éphémères, mais par leur multitude ininterrompue donnent l’impression de la continuité, l’illusion de l’unité » (I, 366).↩︎

  31. Pour une analyse détaillée de cette ouverture du texte proustien : voir Sara Danius, « The Education of the Senses : Remembrance of Things Past and the Modernist Rhetoric of Motion » in The Senses of Modernism : Technology, Perception, and Aesthetics, Ithaca, 2002, p. 95.↩︎

  32. « The basic propositions of my inquiry […] revolve around questions of sensory perception or, to be more precise, around the specific ways in which categories of perceiving and knowing are reconfigured in a historical situation in which technological devices are capable of storing, transmitting, and reproducing sense data, at the same time articulating new perceptual and epistemic realms. Hence the problem that so many modernist texts and artifacts stubbornly engage : how to represent authentic experience in an age in which the category of experience itself has become a problem » (Danius 2002, 3).↩︎

  33. Terme employé pour l’avion jusqu’à la Première Guerre mondiale (Blais 2018, 323).↩︎

  34. Voir Tim Armstrong. 1998. Modernism, Technology, and the Body : A Cultural Study. Cambridge, UK ; New York : Cambridge University Press.↩︎

  35. Nous nous référons ici à la définition accessible sur le site web du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales.↩︎

  36. Il s’agit d’un casque de réalité virtuelle développé par l’entreprise Oculus VR qui se présente à la manière d’un masque couvrant une partie du visage. L’auteur a eu l’occasion de faire l’essai d’un prototype préliminaire en 2014.↩︎

  37. Comme le relève Marcello Vitali-Rosati : « Le dispositif théâtral traditionnel – celui qui considère le théâtre comme représentation – vise justement à rendre impossible de parcourir la troisième dimension : c’est sur cette impossibilité que se fonde la séparation entre la scène et le public, et c’est cette séparation qui donne lieu à l’expérience du théâtre » (2011).↩︎

  38. On peut mesurer la prescience de l’écrivain aujourd’hui où des salles de spectacles rendent possible le visionnement d’une prestation perçue à travers un casque de réalité virtuelle comme l’atteste la récente programmation au Centre Phi à Montréal.↩︎

  39. Walter Benjamin, Sur Proust, p. 123, cité d’après « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée », in Zeitschrift für Sozialforschung 5, 1936, p. 43.↩︎

  40. Nous retrouvons un constat semblable dans un article de Marcello Vitali-Rosati : « Le sujet est donc hors de l’espace, il est caractérisé par quelque chose qu’on pourrait appeler “diatopie” : à savoir une rupture spatiale, une fracture infranchissable entre le lieu où il se trouve et l’espace qui est devant lui. La séparation qui éloigne le public de la scène comme le sujet du monde doit par ailleurs permettre un rapport entre les deux. Rapport à distance, prise sans contact, cette séparation ne peut se penser que sur le mode de la vue. La vue, qui donne étymologiquement le nom au théâtre, est le sens sur lequel se base la constitution du sujet » -Vitali Rosati (2011).↩︎

  41. Voir à ce sujet Jacques Rivière, Quelques progrès dans l’étude du cœur humain (Freud et Proust), Les cahiers d’occident, no. 4, Paris : Librairie de France, 1926 ; Claude Gandelman, “Proust as a Cubist”, Art History 2, Septembre 1979, pp. 355-63 ; Reinhold Hohl, « Die Recherche und der Post-Impressionismus » in Proustiana XXI, Mitteilungen der Marcel Proust Gesellschaft, 2001, pp. 67 – 84.↩︎

  42. Comme le note Danius, il s’agit d’une référence importante rattachée aux chronophotographies du physiologiste Étienne-Jules Marey (2002, 143).↩︎

  43. Il s’agit d’une forme de sensibilité qui nous renseigne sur les mouvements du corps au-delà de la vue ou de l’ouïe. En cela, la kinesthésie se rapproche de la proprioception qui correspond à notre sens de balance et au positionnement du corps dans l’espace (Leder 1990, 39).↩︎

  44. Cet écart structure la diégèse de la Recherche qui selon Danius opposerait la monotonie de l’habitude au surgissement immédiat de la sensation : « Proust’s novel is concerned, among other many things, with the discovery by the narrator of a visual aesthetics that rests upon the distinction between numbing habit and unmediated sensory experience, between agreed-upon intellectual notions and unbiased forms of comprehension » (2002, 94).↩︎

  45. Comme a pu l’observer François Dagognet, l’influence du mareysisme sur les développements artistiques du XXe siècle est indéniable. Pour suppléer aux failles de la perception corporelle, le physiologiste développe une série d’instruments qui permettent d’avancer en-deçà de ce qui nous est accessible par le travail des sens : « Afin de voir l’invisible ou l’imperceptible, il ne devait rien demander au regard qui voile et déforme plus qu’il ne découvre. Il l’a remplacé par des instruments d’enregistrement eux-mêmes flexibles (des électromètres, des dynamomètres, des ergomètres) et sensibles aux variations, aux flux, aux courants, aux changements ». Plus loin, Dagognet ajoute que « l’expression graphique qui en résulte concentre le réel, le simplifie et autorise des comparaisons : elle seule permet les traitements et surprend les variables. Cette méthode permet parallèlement de vaincre l’espace (elle miniaturise les données et les condense, puisqu’elle ne retient que l’essentiel) ainsi que le temps qu’elle emprisonne à sa manière, dont elle repère les diverses phases (ou positions) : l’union des deux (espace et temps) constitue “le mouvement” même, d’où la chronophotographie qui le mesure » (1987, 138).↩︎

  46. Procédé qui rappelle les explorations du futurisme. Il s’agit d’un courant artistique et littéraire né autour de 1909 qui récuse la tradition esthétique en faveur de thèmes modernistes comme la vitesse et la beauté des machines.↩︎

  47. Outre l’article de Jean-Christophe Gay intitulé « L’espace discontinu de Marcel Proust » in Géographie et cultures, N°6, 1993, on pensera aux commentaires suivants : Roger Kempf, « Sur quelques véhicules » in Revue L’Arc, n°47, 1971, pp. 47 – 57, Wolfram Nitsch, « Fantasmes d’essence : les automobiles de Proust à travers l’histoire du texte » in Marcel Proust : Écrire sans fin, Paris, 1996, pp. 125 – 141, Luzius Keller, « Proust au-delà de l’impressionnisme » in Proust et ses peintres, 2000, Amsterdam, pp. 57 – 70, Reinhold Hohl (2001, pp. 67-84),  « Die Recherche und der Post-Impressionismus » in Proustiana XXI, Mitteilungen der Marcel Proust Gesellschaft, 2001, pp. 67 – 84.↩︎

  48. Terme qui désigne de manière générale la différence dans l’apparente position d’un objet à partir de deux points de vue divergents. Nous y reviendrons.↩︎

  49. « Thanks to the automobile, a new space of representation has made itself available to aesthetic exploration » Danius (2002, 136).↩︎

  50. À la lumière de ce rapprochement, nous pensons à cette phrase évocatrice de Proust : « Que de fois en voiture ne découvrons-nous pas une longue rue claire qui commence à quelques mètres de nous, alors que seul devant nous un pan de mur violemment éclairé nous a donné le mirage de la profondeur ! Dès lors n’est-il pas logique, non par artifice de symbolisme mais par retour sincère à la racine même de l’impression, de représenter une chose par cette autre que dans l’éclair d’une illusion première nous avons prise pour elle ? » (II, 712-713). Dans la mesure où les choses chez Proust font constellation la première impression, celle qui précède le travail analytique de la pensée, touche à l’essentiel.↩︎

  51. Dans sa thèse consacrée aux inventions techniques dans l’écriture de Proust, Hiroya Sakamoto observe comment l’article de Proust dans le Figaro devance le mot de Marinetti déclarant que « la splendeur du monde s’est enrichie d’une beauté nouvelle : la beauté de la vitesse ». Cité d’après Sakamoto (2008, 216).↩︎

  52. Comme le souligne Hiroya Sakamoto, cette lexicalisation s’inscrit dans une « esthétique de l’inversion » chez Danius (2002, 91‑146, p. 127).↩︎

  53. Voir à ce sujet Blais (2018, pp. 218-219).↩︎

  54. En témoigne cet extrait tiré d’une brochure parue en 1990 : « Le chemin de fer est en effet apte, il n’a jamais cessé de le montrer, à jouer à fond de tous les progrès techniques. Grâce au développement de l’automatisation et de l’électrification, il a pu accroître de façon considérable sa capacité de transport sans pour autant remettre en cause, bien au contraire, ses avantages intrinsèques tels que la sécurité et la sobriété. Ces avantages couvrent tous les champs du transport terrestre : les déplacements à grande vitesse entre les grandes conurbations mais aussi les transports de masse dans ces zones à forte densité de population qui ne cessent de s’étendre, et bien sûr, les flux de marchandises de toute nature entre tous les lieux de la production et de consommation » (Communauté des chemins de fer européens 1990, 18).↩︎

  55. Cité d’après Chion (2008, 251).↩︎

  56. Ainsi, dans Mulholland Drive (2010), l’épisode qui a lieu au Club Silencio interroge l’illusion qui caractérise l’œuvre de fiction : sur la scène du nightclub un magicien commente un air qui commence à se faire entendre en soulignant le caractère artificiel de cette musique invisible. Un joueur de trompette apparaît derrière lui et semble interpréter le morceau avant de s’interrompre sans que la musique ne s’arrête.↩︎

  57. Chiffres que nous indique Pierre-Louis Rey dans l’édition annotée de À l’ombre des jeunes filles en fleurs (I, 1416).↩︎

  58. Ce n’est là qu’une des dénominations que nous trouvons dans Le Côté de Guermantes : il sera notamment question de « Vierges Vigilantes », « Anges gardiens dans les ténèbres », « Toutes- Puissantes par qui les absents surgissent à notre côté », les « Danaïdes de l’invisible », « servantes irritées du Mystère », « ombrageuses prêtresses de l’Invisible » (II, 431-432).↩︎

  59.  « Je n’osais pas envoyer chez Albertine, il était trop tard, mais dans l’espoir que soupant peut-être avec des amies, dans un café, elle aurait l’idée de me téléphoner, je tournai le commutateur et rétablissant la communication dans ma chambre, je la coupai entre le bureau des postes et la loge du concierge à laquelle il était relié d’habitude à cette heure-là » (III, 127-128).↩︎

  60. Voir Danius (2002, 13).↩︎

  61. Dans un essai consacré à la photographie, l’essayiste et philosophe Vilém Flusser souligne la dimension haptique de l’appareil : « Dès lors, un “appareil” serait une chose tenue prête qui est à l’affût de quelque chose, et une “préparation” une chose tenue prête qui attend patiemment quelque chose. Photographier, voilà ce dont l’appareil photo est à l’affût, et en vue de quoi il s’aiguise les dents. Une tentative de définition étymologique du concept d’“appareil” permet d’établir cet “être-prêt-à” propre aux appareils, cette rapacité qui est la leur » Flusser (2006, 26).↩︎

  62. Baudelaire (2006, 12)↩︎

  63. Notons à cet endroit l’affiche du film d’Antonioni qui illustre cette dimension somatique de la photographie.↩︎

  64. « Il en est des plaisirs comme des photographies. Ce qu’on prend en présence de l’être aimé, n’est qu’un cliché négatif, on le développe plus tard, une fois chez soi, quand on a retrouvé à sa disposition cette chambre noire intérieure dont l’entrée est “condamnée” tant qu’on voit du monde » (II, 226-227).↩︎

  65. Voici les termes qu’emploie le photographe Brassaï, contemporain de Proust, pour décrire ce regard mécanique : « Le regard froid de l’objectif doté d’une précision scientifique qui efface tout le pouvoir d’imagination et de sentiment de la vision humaine ne peut intervenir – comme Proust le souligne lui-même – que dans les rares moments où nos yeux abandonnés à eux-mêmes, réduits à leur rôle de vigie des dangers qui nous guettent, opèrent mécaniquement, selon les lois optiques, dans l’état de vacuité totale de notre conscience. La vision humaine ne pourrait donc atteindre à l’objectivité que dans l’état d’inconscience totale, lorsque tout contrôle même des sens a été aboli » (1997, 155).↩︎

  66. Dans un essai intitulé « Anthropologie der vier Elemente », Hartmut Böhme, alors professeur en théorie culturelle à l’Université de Humboldt, décrit en des termes clairs cette perte d’une anthropologie élémentaire. Selon Böhme, à partir du moment où l’homme se définit à travers la conscience qu’il a de soi, il fait l’expérience d’une forme d’aliénation, du détachement progressif de la nature qui, quant à elle, se voit réduite un ensemble de connexions physico-chimiques de matière.↩︎

  67. Dans ses écrits sur la technique, Heidegger emploie le terme arraisonnement (Gestell) pour renvoyer à l’essence de la technique, ce qui se cristallise dans l’image du Rhin passé de locus mythique au statut de « fournisseur de pression hydraulique ». Or si Heidegger nous met en garde contre le culte de l’utile et la course effrénée au progrès, le concept d’ustensilité (Zuhandensein) qu’il évoque dans Sein und Zeit – on pense à l’exemple du marteau qui nous renvoie à d’autres outils dans le contexte pratique – ce concept de l’étant « à portée de la main » a fait émerger une autre tradition philosophique qui réhabilite le corps (1993, 22).↩︎

  68. Intrigue qui selon Vincent Descombes pourrait se résumer au syntagme nominal « Proust devient écrivain » (1987, 155).↩︎

  69. Lettre à D. Halévy, citée par Tadié (1971, 419).↩︎