Le sens du geste
Remédiations et poétiques tactiles de la littérature numérique
À l’heure où le livre connaît l’une de ses plus importantes mutations depuis l’invention de Gutemberg, l’imprimé apparaît désormais comme un “moment” de l’histoire du livre, et les effets de la matérialité du texte reviennent sur le devant de la scène comme un enjeu esthétique majeur. La généralisation de l’écran tactile et l’exploration de ses potentialités attire l’attention sur ce qui pourrait disparaître, ou du moins sur ce qui est en passe d’être remédié : l’architecture du texte, ses pages, sa typographie, et bien évidemment sa lecture. Dans cet article, on questionnera en particulier le geste de lecture, tel qu’il se repense en contexte numérique, et en particulier sur écran tactile : de l’imprimé au numérique, à quelles expériences sensorielles mais aussi sémiotiques le geste de lecture renvoie-t-il ? Comment est-il pris en compte dans les différentes opérations de remédiation du livre à l’ère numérique ? Quelle est, enfin et surtout, sa valeur heuristique et littéraire ?
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Remédiation, dématérialisation ?

Parmi les poncifs de notre époque numérique, l’idée d’une “dématérialisation” des contenus bénéficie d’un succès presque intarissable. Dans le milieu de l’édition en particulier, elle alimente la menace d’une disparition des livres et des savoirs qu’ils renferment, désormais déplacés dans un espace que l’on dit “virtuel”. Par les connotations qu’il recouvre, le terme dématérialisation suppose en effet une perte physique forcément doublée d’une perte symbolique. Cette croyance n’a rien de tout à fait inédit : elle nous renvoie notamment au mythe de la décadence culturelle - comme autrefois l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie aurait fait disparaître d’un seul coup les plus grand textes de la civilisation antique. Depuis des années, les chercheurs ont tenté de déconstruire ce fantasme de la dématérialisation numérique, à l’instar de Katherine Hayles, qui dans son ouvrage (imprimé) Writing Machines, s’est attachée à jouer avec les effets de la matérialité du code :

If simulation is becoming increasingly pervasive and important, however, MATERIALITY is as vibrant as ever, for the computational engines and artificial intelligences that produce simmulations require sophisticated bases in the real world. The engineers who design these machines, the factory workers who build them, the software designers who write programs for them, and the technicians who install and maintain them have no illusions that physical reality has faded away. If representation is an increasingly problematic concept, materiality offers a robust conceptual framework in which to talk about both representation and simulation as well as the constraints and enablings they entail. (Hayles 2002)

Si le numérique n’a donc nullement dématérialisé le livre, il aura eu cela dit le grand mérite de nous rappeler “l’existence immémoriale d’une médiation technique, d’une matérialité du langage, de la culture et du texte”, comme le souligne Samuel Archibald (Archibald 2009, 23). Au point que l’on pourrait peut-être retourner la question : et si la véritable dématérialisation du livre (davantage symbolique que technique) ne s’était pas jouée avant tout avec le développement massif de l’imprimé, et tout particulièrement avec la concentration éditoriale qui a fait du livre un produit culturel dont on a préféré taire la nature matérielle, à mesure que s’affirmaient des concepts particulièrement forts, comme l’auteur ou l’oeuvre ? Des concepts qui, d’ailleurs, ont largement participé à la sacralisation et à l’essentialisation du texte, notamment littéraire.1 Sans pousser plus loin cette hypothèse, reconnaissons au moins que le livre est devenu, au fil du temps, un média particulièrement transparent aux yeux de ses usagers.

Or à l’heure où le livre connaît l’une de ses plus importantes mutations depuis l’invention de Gutemberg, l’imprimé apparaît désormais comme un “moment” de l’histoire du livre, et les effets de la matérialité du texte reviennent sur le devant de la scène comme un enjeu esthétique majeur. La généralisation de l’écran tactile et l’exploration de ses potentialités - auxquelles cet article sera consacré - attire l’attention sur ce qui pourrait disparaître, ou du moins sur ce qui est en passe d’être remédié : l’architecture du texte, ses pages, sa typographie, et bien évidemment sa lecture. Il existe évidemment de nombreuses manières d’interroger ces nouvelles matérialités, comme en témoigne une riche littérature sur le sujet, tant du côté de l’histoire du livre et de l’édition (-Vandendorpe (1999), -Chartier (2001), -Darnton (2012)), que des études littéraires (-Gervais (2004), -Saemmer (2015), -Hayles (2002)), sans oublier les foisonnantes recherches en design du livre numérique (-Drucker (2014), -Bourassa, Haute, et Rouffineau (2018))2. Pour l’heure, la notion même de “livre numérique” n’est pas arrêtée et renvoie à une pluralité d’objets - depuis les initiatives dites “homothétiques” (c’est-à-dire calquées sur le modèle imprimé) comme l’epub, jusqu’aux expérimentations des livres-applications, ou livres augmentés. Sans s’attarder sur une typologie des objets éditoriaux numériques3, c’est à la question du geste de lecture, tel qu’il se repense en contexte numérique, et en particulier sur écran tactile, que l’on s’attachera dans cet article : de l’imprimé au numérique, à quelles expériences sensorielles mais aussi sémiotiques le geste de lecture renvoie-t-il ? Comment est-il pris en compte dans les différentes opérations de remédiation du livre à l’ère numérique ? Quelle est, enfin et surtout, sa valeur heuristique et littéraire ? L’approche que l’on privilégiera ici est d’abord intermédiale4 et s’inscrit dans une réflexion sur le concept de remédiation (Bolter et Grusin 2000), qu’il s’agit de penser dans une perspective à la fois ergonomique, poétique, mais aussi politique.

La généralisation des dispositifs tactiles intégrés à nos écrans s’accompagne en effet d’une promesse de la part des industriels qui les fabriquent : celle de révolutionner nos modes de lecture et, par extension, les potentialités poétiques des récits hypermédiatiques. La question de la remédiation de la lecture, et plus spécifiquement celle de nos gestes, est donc cruciale à bien des niveaux, que nous tâcherons de distinguer et d’analyser progressivement. Tout d’abord, il s’agira d’identifier ce que l’on “perd” exactement dans ce passage de l’imprimé au numérique. Si la littératie numérique est un enjeu essentiel de la conception des livres numériques, on ne peut y répondre correctement sans réévaluer d’abord les sens du geste de lecture propre au codex imprimé. D’autre part, alors même que fleurissent ici et là des romans portant la mention « roman conçu pour Ipad », l’enjeu est aussi économique et politique : qui fabrique les machines sur lesquelles nous lisons ? Qui sont, pour le dire autrement, les inventeurs voire les propriétaires de nos gestes de lecture numériques ? Se posera, enfin, la question de l’enjeu esthétique : car si l’on s’entend pour dire que forme et fond sont indissociables, peut-on favoriser des gestes de lecture qui révèleraient le récit lui-même ? Ce serait là, peut-être, l’une des plus importantes valeur ajoutée de la littérature numérique.

Matérialités, affordances et culture de l’imprimé

Dans son roman Le Nom de la rose, Umberto Eco met en scène l’une des armes du crime les plus improbables de la littérature policière : un livre ou, plutôt, une mauvaise habitude de lecture transformée en piège mortel par le meurtrier. Les moines copistes s’empoisonnent en effet à chaque fois qu’ils tournent une page du manuscrit interdit (le mythique livre sur la Comédie d’Aristote) en s’humectant légèrement les doigts avec la langue pour parvenir à séparer les feuillets du manuscrit ancien, dont le papier est devenu collant. Le meurtrier, Jorge, a parié sur ce geste de lecteur impatient pour piéger ses victimes, en déposant du poison dans les marges du manuscrit - piège mortel que Guillaume de Baskerville, le héros du récit, parvient à éviter :

Il lut à voix haute la première page, puis il cessa, comme s’il n’était pas intéressé à en savoir davantage, et il feuilleta en hâte les pages suivantes : mais après quelques feuillets, il rencontra une résistance, car sur la marge latérale supérieure, et tout le long de la tranche, les feuillets étaient unis les uns aux autres, comme il arrive lorsque – une fois humidifiée et détériorée – la matière du papier forme une sorte de gluten poisseux. Jorge se rendit compte que le froissement des feuillets tournés avait cessé, et il exhorta Guillaume. « Allons, lis, feuillette-le. Il est à toi, tu l’as bien mérité. » Guillaume rit ; il paraissait plutôt amusé : « Alors, ce n’est pas vrai que tu me crois aussi subtil que ça, Jorge ! Tu ne le vois pas, mais j’ai des gants. Avec les doigts empêtrés de la sorte je ne parviens pas à détacher les feuillets. Je devrais m’exécuter les mains nues, m’humecter les doigts avec ma langue, comme il m’est arrivé de faire ce matin en lisant dans le scriptorium, alors soudain ce mystère aussi s’est éclairci pour moi, et je devrais continuer à tourner ainsi les feuillets, tant qu’une bonne dose de poison ne serait pas passée dans ma bouche. (Eco 1985)

Dans un autre roman d’Eco, La Mystérieuse flamme de la Reine Loana (Eco 2005), le geste de lecture devient cette fois le remède au mal : le narrateur Yambo, devenu amnésique à la suite d’un accident de voiture, retrouve peu à peu sa mémoire oubliée en relisant les livres de son enfance. Or ce ne sont pas les histoires merveilleuses ni même les récits d’aventure qui provoquent en lui un travail de réminiscence, mais bien le rituel de la lecture, compris comme un élément à part entière de la mémoire implicite. Comme on n’oublie jamais comment faire du vélo, le corps de Yambo se rappelle non seulement comment il doit lire mais il avait l’habitude de lire. Ce sont ces gestes de lecture qui permettent ainsi à sa mémoire explicite (ou autobiographique) de refaire lentement surface.

Quelques jours auparavant, quand dans ma chambrette j’ai vu les livres de Verne et de Dumas, j’ai eu la sensation de les avoir lus tapi sur un balcon. Alors, je n’y avais pas fait attention, ce n’avait été qu’un éclair, une simple impression de déjà vu. Cependant, à y réfléchir à présent, un balcon s’ouvre vraiment au centre de l’aile de grand-père, et c’est donc là que je dévorais ces aventures. Pour réaliser l’expérience du balcon, j’ai décidé d’y lire Ragazzi d’Italia nel mondo, et ainsi ai-je fait, cherchant même à m’asseoir les jambes ballantes enfilées dans les jours de la balustrade. Mais mes jambes, désormais, par ces goulets ne passaient plus. Je me suis grillé des heures au soleil, jusqu’à ce que l’astre ait doublé la façade, la rendant plus tempérée. Pourtant, je sentais ainsi le soleil andalou, ou ce que je devais avoir compris à l’époque, même si l’histoire de déroulait à Barcelone. (Eco 2005, 159‑16)

Ces deux romans, qui prolongent la pensée de l’un des plus importants théoriciens de la réception, démontrent combien le texte importe parfois moins que « l’acte » de lecture d’abord conçu comme un geste – un geste mortel dans Le Nom de la rose ou, au contraire, un geste heuristique, identitaire, qui permet de recouvrer une mémoire engloutie, comme dans La Mystérieuse flamme de la Reine Loana.

Eco attire ainsi notre attention sur la sécularisation du geste de lecture propre au codex, un geste si bien ancré dans nos habitudes qu’il échappe à la conscience de la plupart des usagers - d’où la surprise du lecteur, aujourd’hui, face à cette soudaine “réapparition” de la matérialité du texte mise en évidence par la remédiation numérique. À travers ces deux romans dont les personnages principaux sont avant tout les livres, il nous amène à réfléchir au rôle joué par le corps dans l’acte de lecture, un processus à la fois cognitif et sensoriel, sensuel même. À mains égards, les récits d’Eco nous mettent sur la voie du concept d’affordances5 devenu désormais central dans la réflexion sur le design des livres numériques. Pour Gibson, qui propose le terme à la fin des années 1970, dans le cadre de travaux en psychologie, “The affordances of the environment are what it offers the animal, what it provides or furnishes, either for good or ill.” (Gibson 1986, 119). En d’autres termes, les affordances désignent le potentiel d’action d’un environnement - soit dans le cas qui nous occupe, le potentiel d’action du media livresque, tel qu’il est perçu par l’usager. Là où les théories littéraires de la réception avaient déjà redéfini le texte en fonction de son actualisation par le lecteur, la notion d’affordance relie cette perfomativité à la matérialité du texte (ce que Johanna Drucker a aussi appelé la “matérialité performative”6). Cette association évidente entre l’action et son support ne manque pourtant pas d’ouvrir à d’autres problématiques. Si pour Gibson les affordances relèvent en effet d’une perception directe des usagers (qui serait conditionnée par l’environnement, soit presque “naturelle”), elles ont peu à peu, sous l’influence des sciences du design notamment, commencé à s’appliquer à toute perception liée à un savoir, ou du moins un apprentissage préalable. Cette distinction entre affordances “réelles” et “apprises”7 a d’ailleurs nourri certains reproches à l’endroit des designers d’interfaces, qui ne prendraient pas suffisamment en compte les écarts de littératie numérique entre les usagers :

The designer cares more about what actions the user perceives to be possible than what is true. Moreover, affordances, both real and perceived, play very different roles in physical products than they do in the world of screen-based products. In the latter case, affordances play a relatively minor role: cultural conventions are much more important. (Norman, 1999 : 39)

Cette critique, tout à fait pertinente, est en fait constitutive de tout media, quel qu’il soit. Avec Eco notamment, on voit bien que si les affordances du livre imprimé conduisent à des gestes de lecture inconscients, ce n’est pas tant parce qu’elles sont “naturellement” inscrites dans le codex (que l’on peut “lire” en vérité de bien des façons, et dans plusieurs sens, selon les cultures), mais parce que nous avons acquis une littératie propre à ce média. Une littératie qui, d’ailleurs, s’est établie en même temps que des lecteurs travaillaient à construire l’objet livresque, en l’adaptant à leurs besoins.

On sait en effet, grâce aux historiens du livre (-Vandendorpe (1999), -Labarre (1985)), que du volumen au codex, un changement drastique s’était déjà opéré dans la position physique du lecteur. L’apparition de la page comme unité de perception avait oeuvré en faveur d’une nouvelle architecture du texte peu à peu organisé en paragraphes, en chapitres indexés dans une table des matières. Parce que le texte, entouré de marges, pouvait désormais être annoté par les lecteurs, le codex donnera naissance à l’art de la glose. Récemment, le médiéviste Erik Kwakkel a montré que les lecteurs avaient pris l’habitude de donner des consignes très précises aux copistes, chargés d’adapter l’architecture du manuscrit en fonction des besoins singuliers des usagers :

Readers, in turn, preferred their books – and the pages in them – to be formatted in certain ways because they planned to use them for performing particular tasks: to educate or be educated (teachers and students), to entertain or to be entertained (minstrels and courtiers), or to gather a body of information and consult it (scholars, preachers, physicians, lawyers). How and where words were placed on the page – their size and script, and their location – were important considerations in this process of turning the book into a tool that was up to the task. Indeed, it can be argued that a page’s design was (and is) key to a book’s success. (Kwakkel 2018)

Si le concept d’affordance, particulièrement prisé par les designers et concepteurs du livre numérique comme on l’a dit, est pertinent, c’est donc à condition de ne pas en faire un argument technodéterministe. Penser les affordances, plutôt apprises que réelles, du livre imprimé - comme du livre numérique - sous-entend donc une connaissance approfondie de notre culture de l’imprimé. Or cette culture s’inscrit dans une écologie éditoriale qui dépasse la dichotomie homme-machine, médium-usager, ou livre-lecteur. C’est tout l’intérêt de l’approche intermédiale, qui s’intéresse aux relations entre les médiums (entendus ici comme les supports techniques), leurs usages, leur institutionnalisation, nos cultures médiatiques, nos gestes médiatiques, et les processus cognitifs eux-mêmes8. Un ensemble de relations complexes qui, en cette période de remédiation numérique, sont justement en pleine renégociation. Reste à savoir avec quelles conséquences sur le fait littéraire, et plus largement sur nos modes de pensée.

La remédiation comme réactualisation du geste

Jorge, le meurtrier du Nom de la rose, pourrait-il encore commettre son crime (presque parfait) avec une tablette numérique ? Et si Yambo avait relu les romans de son enfance sur un IPad, aurait-il seulement eu l’idée de retourner sur le balcon de son grand-père, là où il avait l’habitude de se cacher pour lire tranquillement les aventure de ses héros préférés ? Ces deux questions peuvent prêter à sourire, mais elle posent en fait une problématique essentielle de la remédiation9 du livre : si la lecture engage pleinement le corps, et si nos gestes font sens, comment le passage de l’imprimé à l’écran peut-il conserver cette heuristique du support ?

Commençons peut-être par énoncer quelques considérations générales sur la remédiation numérique des médias. Le livre n’est en effet pas le seul à subir des mutations profondes, et à susciter les inquiétudes quant à une prétendue “dématérialisation”: photographie, cinéma, radio… ont tous vu dans les 20 dernières années leur “fin” annoncée - une fin que l’on attend toujours, cela dit. Il n’est donc peut-être pas surprenant que de très nombreux médias numériques ont répondu à l’enjeu de dématérialisation en jouant, parfois sans grande subtilité, la carte de l’imitation ostentatoire (ou ce que Bolter et Grusin ont appelé hypermédiacy ou hypermédiateté) : sur un Iphone, par exemple, l’appareil photo reproduit le bruit du déclencheur de l’appareil argentique ; un éditeur numérique tel que Word reproduit numériquement l’image de la page de papier sur laquelle je n’écris pourtant pas… Cette forme de remédiation traduit à la fois la difficulté de s’approprier les potentialités des technologies numériques, et la fascination à l’égard des “vieux” médias et des connotations associées à leurs formes, garantes d’une certaine authenticité que n’auraient pas les nouvelles technologies, totalement aseptisées. De ce point de vue, le processus de remédiation aurait tendance à traduire une représentation non seulement artificielle, mais largement superflue des vieux médias : un ajout inutile, destiné à rassurer l’usager. Il est pourtant essentiel de relever combien ce processus s’appuie aussi sur l’imaginaire et même sur l’expérience kinésique des médias : le bruit du déclencheur, par exemple, ne vient-il pas d’abord acter ce geste photographique que Denis Roche décrivait comme « cet instant inéluctable où l’index recourbé et raide va appuyer sur le déclencheur […] dans la brutalité du coup de pouce qui fait progresser un film cran après cran, ce qui est bien ressenti par les muscles de la phalange » (Roche 1982) ? En ce sens, on comprendra ces stratégies “imitatives” comme le rappel d’une affordance, et la remédiation comme un geste venu réactualiser un autre geste (et non seulement un média venu représenter un autre média).

C’est ainsi du moins que l’on peut envisager, et probablement revaloriser, les premières tentatives de remédiation du livre à l’ère numérique, qui se sont d’abord appuyées sur le principe de design skeuomorphique, lui-même peu à peu associé aux fonctions tactiles des écrans numériques. Le terme skeumorphisme est un néologisme formé à partir du grec skeuos (« l’équipement militaire, mais aussi le costume, l’ornement, la décoration ») pour qualifier « An element of design or structure that serves little or no purpose in the artifact fashioned from the new material but was essential to the object made from the original material » (Basalla 1988, 107). Le skeuomorphisme désigne donc un type de design qui a eu beaucoup de succès dans les années 1990 et au début des années 2000, notamment au sein des firmes les plus populaires, comme Apple : pensons aux premières bibliothèques Ibook qui reproduisaient l’image de nos bibliothèques, avec leurs étagères en bois et l’image des couvertures des livres, en relief, cliquables pour accéder au texte. Aujourd’hui, une telle mise en scène semble obsolète, et ce design a été totalement abandonné dans les dernières années au profit du flat design. Cependant, la définition formulée par George Basalla à la fin des années 80 condamnait probablement un peu trop vite le skeuomorphisme en le présentant comme un design « sans but », purement « ornemental » : une simple métaphore visuelle (comme avec l’interface de la bibliothèque en bois) ou sonore (comme dans le cas du “déclencheur” des appareils photos numériques). Tout comme l’imprimé avait créé, dans les premières décennies du XVIe, des incunables, les premiers livres numériques et leur environnement (bibliothèques numériques, interfaces de lecture). basés sur une logique homothétique semblaient imiter - avec maladresse - les formes de l’imprimé. Pourtant, son principe était loin d’être absurde, et témoignait d’une compréhension de l’importance de l’imaginaire kinésique dans le processus de remédiation.

Avec l’émergence des écrans tactiles, les concepteurs des premiers livres numériques se sont ainsi évertués à imiter la page du codex, jusqu’à reproduire, grâce au design skeuomorphique, le geste de lecture propre au modèle imprimée, en particulier le geste du feuilletage. Aujourd’hui, ces effets prêtent à sourire, et les nouvelles formes de livres numériques - livres augmentés, applications - explorent de nouvelles voies, on y reviendra. Pourtant il serait injuste de réduire ces effets à une métaphore visuelle singeant le papier : car le skeuomorphisme faisait finalement l’effort de comprendre la lecture comme un geste, celui du feuilletage – et plus largement comme une pratique performative qui a toute son importance car elle participe aussi à construire le sens au texte et notre statut de lecteur. Or c’est justement dans cette voie que les dispositifs plus contemporains se sont par la suite engagés. En dépit de son étymologie, qui le fait passer pour un simple « ornement » ou une métaphore visuelle, le skeuomorphisme de la page du livre numérique envisageait déjà le processus de remédiation comme réitération d’un geste et initiait, malgré les apparences, une critique de la remédiation uniquement conçue comme représentation de l’image d’un vieux médium. Il s’inscrivait ainsi dans un paradigme performatif – où l’on favorisait déjà l’idée d’un « faire » plutôt que l’idée d’un « regarder », orientant la pensée de la remédiation vers l’interrogation d’un geste médiatique – ce qui va dans le sens des études plus récentes sur les médias, considérés comme des actions10.

Que le skeuomorphisme soit aujourd’hui démodé est le signe d’une sécularisation déjà bien avancée des technologies numériques, qui font d’ailleurs partie désormais d’une nouvelle culture - laquelle excède, par définition, la simple dimension technologique. Cette sécularisation signifie une chose : le numérique a commencé à façonner ses propres gestes de lecture, que les usagers maîtrisent de mieux en mieux. On ajoutera cependant aussitôt que la formule “le numérique” est ici un brin naïve : car ce sont bel et bien les grandes firmes, fabricantes de nos outils et supports numériques, qui ont façonné ces gestes. De ce point de vue, le développement des technologies reliées à ces gestes de lecture ou de navigation n’est pas seulement un enjeu poétique, il est aussi politique. En 2011, une rumeur s’est d’ailleurs emparée du web : Apple était accusé d’avoir déposé un brevet pour s’accaparer les dernières technologies en matière d’interfaces tactiles. En vérité, Apple avait déposé un abstract11 – dont l’impact légal n’est pas tout à fait le même qu’un brevet – qui ne concernait pas tant l’interface tactile que les gestes (la technologie multitouch) permettant de manipuler cette interface. Mais la levée de boucliers qui a accompagné cette rumeur démontre combien les gestes de lecture de nos appareils numériques son devenus un enjeu essentiel dans l’industrie, attisant la concurrence entre les grandes firmes (notamment Apple, Google, Samsung).

Il est d’ailleurs assez préoccupant de constater que l’industrie - en particulier l’industrie des GAFAMs - cherche à imposer certains mouvements aux usagers et développent leur propres dictionnaires des gestes. Les écrivains, éditeurs, designers, développeurs, sont ainsi soumis à ces affordances préconstruites, ce qui influence évidemment le processus de création en amont - mais aussi le processus de réception et de lecture des livres numériques. Comme l’a noté Anaïs Guilet :

“Apple et Google «verrouillent» donc totalement le marché, ce qui implique en conséquence la prépondérance de leurs deux systèmes d’exploitation, respectivement iOS et Android. Cette domination n’est pas sans impact sur les œuvres et les modes de création comme nous allons le voir. D’autant plus que, comme le remarque Françoise Benhamou dans « Le livre et son double », aucune de ces grandes entreprises ne vient du monde de la culture, par conséquent les objets littéraires et artistiques qu’ils relaient sur leurs plateformes de vente ne sont que quelques contenus parmi beaucoup d’autres dans leur stratégie (hégémonique?) de diversification. L’impact des systèmes d’exploitation des appareils à écrans tactiles est particulièrement prégnant au regard des œuvres applicatives qui sont expressément conçues pour s’y adapter. En effet, un développeur qui voudra rendre disponible une application sur Android et iOS devra en réaliser deux versions, et d’autant plus s’il veut qu’elles soient exécutables sur Windows phone de Microsoft, Firefox OS du groupe Mozilla ou le système open source Tizen. À l’heure actuelle, les créateurs et éditeurs d’applications s’en tiennent donc le plus souvent à Android et iOS. Chaque système d’exploitation induit des interfaces différentes et donc des IHM différentes. Une interface, pour qu’elle soit efficace, doit être la plus ergonomique et la plus intuitive possible pour son usager, dont les pratiques varient en fonction du contexte d’utilisation.” (Guilet 2016)

À ce stade de notre réflexion, on peut donc conclure que les sens du livre, loin d’être innés, portent le poids de l’histoire du média livresque et d’une culture de l’imprimée trop souvent oubliées ou minorées. Si le geste participe à la construction du texte, à la construction de ses sens, on comprend mieux pourquoi la quête d’un geste de lecture adapté aux appareils et aux contenus numériques est actuellement un enjeu majeur. Les écrivains, artistes et designer de livres numériques doivent négocier avec une série de contraintes techniques, liées à des facteurs économiques et industriels qui peuvent entrer en conflit avec les enjeux de production et de diffusion de la littérature. Ces contraintes n’empêchent pas, cependant, une exploration foisonnante des potentialités offertes par la matérialité des supports numériques, en particulier tactiles.

Barbarismes technologiques et littérarité numérique

Revenons à présent à notre question liminaire : le livre numérique parvient-il à inventer de nouveaux gestes de lecture et, surtout, des potentialités poétiques inédites ? En vérité, l’heure est encore à l’expérimentation. Le panorama, nullement exhaustif, qui va suivre, défend ainsi une position nuancée : en lieu et place de la “révolution” attendue, il semblerait plutôt que l’invention de la lecture numérique s’établisse au gré d’un jeu intermédial qui combine le livre à des usages et à des imaginaires médiatiques pré-numériques, mais excédant largement la seule culture imprimée. Certains effets de remédiation inattendus permettent ainsi à la littérature d’emprunter les gestes propres à d’autres média ou d’autres formes artistiques. Ces gestes, que nous qualifieront de “barbarismes technologiques” sont probablement à l’origine des effets de littérarité numériques les plus intéressants.

S’il y a bien un geste de lecture que l’informatique apprécie plus que tout, c’est le “clic”, si banalisé aujourd’hui qu’on y prête déjà plus vraiment attention. Dans la plupart des narrations hypertextuelles, le clic est ce qui permet au lecteur de déployer le récit en opérant des choix plus ou moins conscients et variés parmi des scénarios préconstruits. Aussi, en raison de sa tendance à favoriser le “zapping”, la forme hypertextuelle a régulièrement été accusée de détourner l’attention du lecteur vers le dispositif lui-même, aux dépens du texte. Nicholas Carr, dans son essai The Shallows : What the Internet Is Doing to Our Brains (traduit en français sous le titre évocateur Internet rend-il bête ? (Carr 2011)), s’inquiète ainsi des mutations en cours de nos facultés cognitives, annonçant déjà la disparation de la lecture “linéaire” et, avec elle, de notre capacité à nous concentrer sur des textes nécessitant une attention soutenue12. Moins technodéterministe, Christian Vandendorpe, dans un texte intituté « je clique donc je lis », résume la situation en ces termes particulièrement justes : 

Chaque bouton, chaque hyperlien est une invitation à aller plus loin, une promesse de contenu. Par le mécanisme de dévoilement qui lui est inhérent, ce système en appelle particulièrement à la psychologie de l’enfant. Anticipant sur ce qui est connu aujourd’hui comme la “ loi du marteau ” (à savoir que l’enfant qui découvre le marteau estime que tout a besoin d’être martelé), Valéry avait noté combien les enfants avaient tendance à répondre aux sollicitations de leur environnement: « S’il y a un anneau, on tend à le tirer, une porte, à l’ouvrir, une manivelle, à la tourner — une culasse, à la faire jouer. » (Vandendorpe 1999)

L’hypertexte encourage un geste de lecture quasi primitif : je clique d’abord et je pense ensuite. Le problème n’est donc pas le geste en soit, mais sa réitération qui accapare l’attention du lecteur, et occulte le récit lui-même. L’enjeu n’est plus de connaître le déroulement et la fin du récit, mais d’avoir exploré tous les espaces possibles en cliquant chaque fois que cela était possible. Cette frénésie du clic peut cependant être utilisée comme une contrainte créative à part entière dans les narrations hypertextuelles, qui viennent en quelque sorte la “compenser”. On pensera notamment à l’oeuvre Comme si de rien n’était, de Charles Guillocher et Joan Vidal Andres (2012), qui repose pleinement sur ce désir compulsif de cliquer - cette “loi du marteau” - pour pousser le lecteur de l’hypertexte à s’interroger sur son rôle et sa véritable liberté. Comme si de rien était est un hypertexte assez minimal : à partir d’un même incipit (la rencontre entre un homme et une femme), deux scénarios peuvent être déployés selon que le lecteur clique sur un premier groupe de termes ou sur le second : il générera soit une histoire d’amour, soit le récit d’un viol. Un jeu de couleurs de la police et du fond d’écran permet au lecteur de voir évoluer le récit dans un sens ou dans l’autre et, ainsi, de modifier le cours de l’histoire. Loin d’être un simple explorateur, le lecteur est donc placé devant un choix éthique. Il doit accepter de prendre une part de responsabilité dans le dénouement du texte. Ainsi, Comme si de rien était est un piège à lecteur (pour reprendre l’expression de Philippe Bootz) qui permet de prendre conscience que la liberté supposée par l’hypertexte demeure finalement très illusoire.

Avec la généralisation des écrans tactiles, les écrivains et designers numériques ont pu profiter de nouvelles potentialités poétiques permettant à des technologies modernes de dialoguer avec des formes plus anciennes. À cet égard, les réalisations de la poésie tactiles méritent une mention spéciale. Dans leurs P.o.E.M.M. (acronyme de Poetry for Excitable Mobile Media), Jason Edward Lewis et Bruno Nadeau (2010) réinvestissent ainsi la forme du calligramme pour faire de la lecture un geste pictural. Cette fois-ci, plus de boutons sur lesquels appuyer : face à des blocs de mots qui semblent “flotter” à l’écran, le lecteur est invité à faire réapparaître le poème en traçant doucement ses propres dessins via l’écran tactile. Là où l’hypertexte et ses clics encourageaient la répétition du geste, le tracé vient cette fois proposer un nouveau rythme qui correspond mieux aux exigences de la lecture littéraire. Si le calligramme occupe une place importante dans l’histoire de la littérature, et témoigne d’une relation déjà ancienne entre le dessin et l’écriture, certaines oeuvres ont aussi créé des associations plus inédites entre des médias. C’est le cas par exemple l’ouvrage La Neige n’a pas de sens (2016), réalisé par Adrien M. et Claire B. en 2016, chez Subjectile. La Neige n’a pas de sens se déploie sur plusieurs supports de lecture : le livre imprimé contient plusieurs oeuvres en réalité augmentée qui se révèlent grâce à la médiation d’un appareil numérique, téléphone ou tablette (une application a été développée pour Ios et Android). Le geste, ici, est celui du photographe ou du cadreur, du caméraman : il faut en effet filmer le livre pour le révéler. Le codex se met alors en mouvement et se déploie dans un nouvel espace, alors que la page devient le support d’une sculpture en 3 dimensions - ce qui n’est pas, d’ailleurs, sans rappeler le livre animé ou pop-up. Loin de s’opposer à la forme imprimée, la réalité augmentée offre ainsi de belles perspectives d’avenir au livre d’artiste, mais aussi à la littérature jeunesse, où elle est présentement utilisée de plus en plus.

Parmi les “barbarismes” technologiques les plus surprenants, on citera l’écran à manivelle proposé par la start-up Manivelle basée à Montréal (le dispositif est notamment installé à la grande Bibliothèque). Le projet, qui se conçoit d’abord comme une solution logicielle destinée à promouvoir les dispositifs de lecture interactifs dans l’espace public, s’est aussi lancé dans la conception d’écrans interactifs doté d’une manivelle pour permettre de faciliter le passage d’une page à l’autre – même si l’écran est par ailleurs tactile. Ce choix technique plutôt surprenant peut nous amener à énoncer plusieurs hypothèses quant à la remédiation en jeu : le laptop à dynamo de Negroponte ? la roue à livre de Ramelli ? les caméras à manivelle ? La réponse qui figure sur le site du projet est finalement plus simple :

Comme activité «brise glace» nous avons d’abord invité les participants à se remémorer des souvenirs associés à l’objet «manivelle». Cet exercice a permis de partager des anecdotes touchantes, amusantes et parfois nostalgiques. De manière générale l’objet évoque des souvenirs positifs associés à l’enfance, à l’émerveillement et au plaisir de déclencher une action ou un mouvement. « Quand on était enfants, ma mère utilisait un hachoir à viande et le dernier des enfants qui tournait la manivelle avait le droit de manger le bout de jambon restant, alors on se chamaillait pour tourner la manivelle !».

Le projet Manivelle, qui s’est concentré sur le développement de son logiciel, aura finalement très peu investi la piste des écrans à manivelle - dont on peut cependant apercevoir quelques exemplaires dans les locaux de BANQ à Montréal. Simple gadget design inutile ? Peut-être. Mais l’intuition initiale, cet “émerveillement et ce plaisir de déclencher une action ou un mouvement” semble essentiel. Et si les contenus proposés par Manivelle sont d’abord informationnels et non littéraire, il semble évident que la littérarité numérique doit aussi passer par une approche en design.

Cette double approche est notamment à l’oeuvre dans Étant donnée, une fiction hypermédiatique de Cécile Portier réalisée avec la collaboration de nombreux artistes, sur le thème de la collecte de nos données personnelles et de nos identités numériques. Le principe, en deux mots, est le suivant : « Étant donnée une femme retrouvée nue, amnésique, à “rhabiller” de toute sa vie grâce aux données numériques collectées sur elle à ce jour. » Le récit s’ouvre sur une pièce interactive d’Alexandra Saemmer dans lequel le corps dénudé d’une femme allongé dans l’herbe, s’efface aussitôt qu’il est apparu. Au lecteur de caresser l’écran pour le faire réapparaître sous ses doigts. Outre la dimension érotique évidente, l’oeuvre cherche surtout à remédier l’installation de Duchamp – Étant donné (sans « e »). Chez Duchamp, le dispositif présente une porte où, par un trou, le spectateur en situation de voyeur peut observer une scène identique. Au contraire, chez Cécile Portier, le geste de lecture vient détourner le sens de l’œuvre originale : plus de voyeurisme mais une caresse, une réincarnation (au sens premier – redonner chair) du corps féminin. Ce geste est donc un plaidoyer pour une conception de l’identité numérique qui ne soit pas pensée comme purement immatérielle. Étant donnée offre un énième exemple de la façon dont le geste de lecture propre au dispositif tactile vient participer à la construction poétique et sémiotique du récit. Tel que le disait Zumthor : « Qu’un texte soit reconnu pour poétique (littéraire) ou non dépend du sentiment que nous avons ou non, de son besoin de notre corps. Besoin pour produire ses effets ; c’est-à-dire pour nous donner du plaisir. C’est là, à mes yeux, un critère absolu. Lorsqu’il n’y a pas de plaisir ou s’il cesse – le texte change de nature. » (Zumthor 1990, 38)

La fragile matérialité de nos bibliothèques numériques

Le processus de remédiation du livre est bien loin d’être achevé, mais force est de constater qu’il n’a pas fait disparaître, loin de là, le modèle imprimé. Au contact de cette culture numérique qui le somme de se ressaisir à nouveaux frais, le livre se réinvente et se redécouvre. L’objectif de cet article était d’attirer l’attention sur un aspect du problème de la remédiation souvent occulté dans les études littéraires : les compétences de lecture, qui sont aussi des compétences gestuelles. Bien qu’éloignée de nos préoccupations poétiques, la question du fonctionnement des appareils de lecture est donc centrale, et nous amène à confronter les nouvelles matérialités et les nouvelles inscriptions du texte littéraire. Terminons ainsi cette réflexion en opérant un pas de côté, pour évoquer l’ultime défi posé par ces expérimentations numériques : leur conservation. Nous avons cité, en introduction, le fameux mythe de la destruction de la bibliothèque d’Alexandrie. Avec le temps, la plupart des historiens se sont accordés à dire que la bibliothèque antique avait en réalité connu plusieurs destructions successives - et autant de reconstructions, au cours de son histoire. Ainsi, au moment où les Arabes arrivent, Alexandrie n’est déjà plus la bibliothèque souvent vantée dans les récits. Comme l’écrit Luciano Canfora :

In more recent times, the Persians under Chosroes had occupied the city for ten years, until Heraclius drove them out after a long and difficult struggle. Naturally, the city’s books had changed, too; and not only in their content. The delicate scrolls of old had gone. Their last remnants had been cast out as refuse or buried in the sand, and they had been replaced by more substantial parchment, elegandy made and bound into thick codices - and crawling with errors, for Greek was increasingly a forgotten language. The texts now consisted chiefly of patristic writings, Acts of Councils, and ‘sacred literature’ in general. (Canfora 1990, 87)

La bibliothèque d’Alexandrie fut elle-même probablement bien plus détériorée par ses remédiations que par les guerres successives. Usés, illisibles et difficiles à manipuler, justement, les volumen furent aussi victimes de leur obsolescence technique et, comme le propose Heather Philips, de politiques institutionnelles hostiles13. Le destin d’Alexandrie rappelle ainsi à bien des égards celui de notre bibliothèque numérique, dont la disparition a paradoxelement commencé en même temps que sa création. Parce que la période actuelle est à l’exploration, et donne lieu à une production foisonnante, pour le meilleur comme pour le pire, il est d’autant plus important d’assurer la transmission des livres numériques (hypertextes, livres augmentés, applications, etc.) et de leurs supports. Ce n’est pas en effet le modèle imprimé qui est aujourd’hui le plus en danger, mais plutôt notre patrimoine littéraire contemporain, qui pourrait bien lui-même finir par devenir un mythe.

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  1. Foucault, dans sa conférence “Qu’est-ce qu’un auteur”, est revenu sur le renversement qui s’est opéré, entre le XVIIe et le XVIIIe siècle, entre les textes “savants” et les textes “littéraires”: “les discours littéraires ne peuvent plus être reçus que dotés de la fonction auteur : à tout texte de poésie ou de fiction on demandera d’où il vient, qui l’a écrit, à quelle date, en quelles circonstances ou à partir de quel projet. Le sens qu’on lui accorde, le statut ou la valeur qu’on lui reconnait, dépendent de la manière dont on répond à ces questions” (Foucault 1994, 304).↩︎

  2. Ces quelques noms ne forment nullement une bibliographie exhaustive, mais ont nourri ma réflexion sur le sujet. Je me limite d’ailleurs ici à une littérature francophone et anglophone, mais le sujet est abordé dans bien d’autres aires culturelles et linguistiques.↩︎

  3. On pourra consulter notamment -Vitali-Rosati et Epron (2018).↩︎

  4. En tant qu’approche théorique dont l’objectif est, littéralement, de comprendre ce qui se trouve entre (l’inter) ce qui est entre (le média), l’intermédialité suppose une conception non-essentialiste des médias, reconnus comme des constructions multiples, hétérogènes et continuellement mouvantes. Au-delà de cette définition liminaire - et volontairement floue - l’intermédialité reste un terme dont la polysémie est à l’image de la multiplicité des approches qu’en proposent depuis plusieurs années les chercheurs d’horizons disciplinaires différents. Telle qu’on la conçoit au sein de l’“école” montréalaise (-Mariniello (2003), -Marion et Gaudreault (2000), -Larrue (2015), -Méchoulan (2010)), l’intermédialité étudie les relations entre les médias, relations qui participent à l’émergence, à la construction ou reconstruction des médias, à leur institutionnalisation, à leurs usages. L’hypothèse de cet article est que les matérialités numériques se construisent d’abord sur les pratiques et les imaginaires médiatiques du passé, qui excèdent d’ailleurs le modèle imprimé.↩︎

  5. On se réfère au concept forgé par Gibson dans The theory of affordances -Gibson (1977) et The Ecological Approach to Visual Perception -Gibson (1986).↩︎

  6. Pour Drucker, “Performative materiality draws on studies in cognition, perception, reader-response, textual hermeneutics, interface design, and curiously, it is supported by empirical and theoretical approaches. It shifts the emphasis from acknowledgement of and attention to material conditions and structures towards analysis of the production of a text, program, or other interpretative event. After all, no matter how detailed a description of material substrates or systems we have, their use is performative whether this is a reading by an individual, the processing of code, the transmission of signals through a system, the viewing of a film, performance of a play, or a musical work and so on. Material conditions provide an inscriptional base, a score, a point of departure, a provocation, from which a work is produced as an event.” (Drucker 2013)↩︎

  7. Voir Kavanagh, Roberge, et Sperano (2016), qui présentent un état de l’art plutôt complet sur ce débat.↩︎

  8. Johanna Drucker dit aussi “A book is an interface, for instance, though its reified condition is equally pernicious, persistent and difficult to dislodge. We are aware that digital interface seems more mutable and flexible than that of a book, but is this really true? The interface is not an object. Interface is a space of affordances and possibilities structured into organization for use. An interface is a set of conditions, structured relations, that allow certain behaviors, actions, readings, events to occur. This generalized theory of interface applies to any technological device created with certain assumptions about the body, hand, eye, coordination, and other capabilities.” (Drucker 2013)↩︎

  9. Je reprends ici le concept forgé par Bolter et Grusin pour désigner le processus par lequel les nouveaux médias vampirisent ou empruntent les caractéristiques de ceux qui les précèdent, afin de faciliter leur appropriation par les usagers.↩︎

  10. Sur ce point, je renvoie à la thèse d’Élisabeth Routhier qui explore et explique l’émergence de ce paradigme performatif (Routhier 2017).↩︎

  11. Voir -« United States Patent: 7966578 » (s. d.).↩︎

  12. “En pratiquant le multitâche en ligne, nous « entraînons notre cerveau à s’arrêter sur des conneries », ce qui pourrait avoir sur notre vie intellectuelle des conséquences « mortelles ». Les fonctions mentales qui perdent la bataille de « la survie des plus occupées » que se livrent les cellules du cerveau sont celles qui sous-tendent le calme, la pensée linéaire – celles que nous sollicitons pour parcourir une longue narration ou une argumentation complexe, celles qui interviennent quand nous réfléchissons sur nos expériences ou que nous méditons sur un phénomène extérieur ou intérieur. Les fonctions qui gagnent sont celles qui nous aident à repérer, à classer et à évaluer des fragments d’informations disparates présentées sous des formes différentes, qui nous font garder la tête froide quand nous sommes bombardés de stimuli. Ces fonctions, et ce n’est pas par hasard, sont très semblables à celles qui fonctionnent sur les ordinateurs, lesquels sont programmés pour importer à grande vitesse les données dans notre mémoire, et les exporter. Une fois encore, il semble que nous soyons en train de prendre à notre compte les caractéristiques d’une nouvelle technologie intellectuelle grand public.” (Carr 2011)↩︎

  13. “Though it seems fitting that the destruction of so mythic an institution as the Great Library of Alexandria must have required some cataclysmic event like those described above – and while some of them certainly took their toll on the Library - in reality, the fortunes of the Great Library waxed and waned with those of Alexandria itself. Much of its downfall was gradual, often bureaucratic, and by comparison to our cultural imaginings, somewhat petty. For example, the Roman Emperor Marcus Aurelius Antoninus suspended the revenues of the Mouseion, abolishing the members‟ stipends and expelling all foreign scholars. Alexandria was also the site of numerous persecutions and military actions, which, though few were reported to have done any great harm to the Mouseion or the Serapeum, could not help but have damaged them. At the very least, what institution could hope to attract and keep scholars of the first eminence when its city was continually the site of battle and strife?” (Philips 2010)↩︎