S’activer : l’émersion du corps capacitaire face à la dismose actuelle du monde
Bernard Andrieu
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public
Notre corps actuel n’active qu’une partie des potentiels dont dispose un vivant qui s’adapte par son écologie corporelle aux modifications externes en mutant ses programmes par un processus de plasticité plus ou moins flexible. Le corps en activité n’est donc pas toute l’actualité du corps, celui-­ci conservant des ressources capacitaires encore inédites. Nous montrons, d’une part, comment le corps capacitaire consiste en ce que le corps peut actualiser comme ressources non encore activées et actuelles et, d’autre part, comment les activations exogènes du vivant pourront produire de nouvelles ressources non encore imaginées et inimaginables souvent.
Our current body only activates part of the potential it needs to be living. The living adapts by its bodily ecology to the external modifications by mutating its programs through a process of plasticity more or less flexible. The active body does not represent the whole actuality of the body for it retains unseen capacity ressources. On one hand, we will demonstrate how the capability body can actualize potential ressources that are current but yet unactivated; and on the other hand, how the exogenous activations of the living will produce new and often unthinkable ressources.
Auto-­santé – Capacitaire – Actuel – Potentialité
Self Health – Capability – Actuality – Potentiality

Être actif, jusqu’au burn-out (Ehrenberg), est devenu une norme de socialisation contre ce qui serait la passivité économique, ou même l’apathie. L’énergie sociale maintient les corps dans un énergétisme et un volontarisme qui devraient être constants. Rester actif relève d’un discours de sport-santé depuis une trentaine d’années pour préserver son corps d’un vieillissement précoce et lutter contre la sédentarité et la suralimentation. Cette activité précipite chacun et chacune dans le fil de l’actualité de peur d’être en retard sur la dernière information. Cette participation prend de multiples formes en même temps qu’elle augmente la communication mais elle vient occuper l’esprit en permanence. L’obsession de rester actuel et d’actualiser en permanence sa présentation, son image et ses informations paraît un puits sans fond.

Être actuel, dans l’actualité, suit le fil des événements ; il n’est qu’un état parmi les autres que nous pourrions être et que nous n’avons jamais été. Notre impuissance à actualiser tout ce que nous pourrions être peut conduire à l’épuisement de « l’actuvisme », nouvelle pathologie de l’internaute qui voudrait être partout sans être nulle part. C’est l’actualité qui nous oblige à activer en nous ce que nous ne sommes pas encore, moins pour progresser que pour persévérer dans notre être au sens du conatus de Spinoza.

Mais l’activation n’est pas toujours possible ou souhaitable. Le corps déficitaire la rend impossible sans une suppléance qu’Alain Berthoz (2013) a décrite dans la vicariance. Catherine Malabou (2017) a analysé la clinique des « nouveaux blessés » par une autre capacité, l’incapacité. Devenir incapable ou dépendant d’un aidant, le corps inactuel ne parvient plus à activer ce qui serait d’actualité. Est-ce pour autant entièrement inactivable ? Avons-nous suffisamment déconstruit nos processus de normalisation et de normalité pour proposer d’autres médiations utilisables dans des situations d’incapacité ? Quand le corps n’a plus de ressources pour « se capaciter », son inadaptation se révèle fatale.

Sortir de sa perception actuelle

Les sciences humaines, psychologie, anthropologie, sociologie, psychanalyse, qui ont constitué leur épistémologie dans la dispersion du corps (Andrieu 2013), ont su laisser passer l’activité du corps vivant à travers les rêves, les images mentales, les émotions et les contenus de pensée. Cette réceptivité d’une activité implicite aura produit des méthodologies top-down pour modéliser la signification à donner à cette émersion du corps vivant. Une fois recueillies, les données du corps vivant passent à travers les filtres de la perception, de l’épochè, de la conscience, de la cognition ou de la cure de parole.

L’analyse psychologique et phénoménologique de l’expérience corporelle a su se rendre utile pour le sujet humain, ainsi rendu susceptible de comprendre le sens à donner à ses perceptions et à ses actions. Le corps vécu comporte une dimension subjective dont la parole peut dresser le récit par la conscience que le sujet peut avoir de sa situation. Le corps vécu peut consciemment se séparer des informations du corps vivant en faisant abstraction de la douleur, de la fatigue ou des sensations internes. Cette analyse du corps vécu repose sur les informations accessibles à la conscience mais passées au tamis de nos représentations et de nos catégories culturelles qui structurent et orientent notre perception.

Nos capacités ne nous sont connues qu’à travers la sélection qu’opère la conscience du corps vécu. L’expérience accumulée sert de cadre esthésiologique pour reconnaître dans sa mémoire et dans sa perception les sensations déjà vécues. Pourtant, le corps vivant, en tant que mode de relation et de connaissance, fournit en permanence de nouvelles informations par son écologisation mondaine. Le corps vivant incorpore dans ses réseaux et supports biologiques la culture de son milieu : il est bio-culturel depuis le processus de maturation de l’enfant. Ainsi Winnicott précise-t-il combien la continuité de l’environnement humain et non humain, la fiabilité prévisible de la mère et l’adaptation progressive aux besoins de l’enfant construisent ce moi corporel. L’interaction corps-monde, ce que nous avons appelé le monde corporel (Andrieu, 2011), est une continuité dynamique que ne perçoit pas le sujet conscient. Celui-ci ne peut que percevoir les informations quand elles arrivent à sa conscience en ignorant ce qui se passe dans son corps vivant.

Dépasser ses capacités exigerait une déconstruction non seulement mentale mais physique de son schéma corporel. Se déshabituer volontairement ou devoir reconstruire son schéma corporel après un accident (selon Eve Gardien) implique de retrouver une possibilité de détermination par un nouvel entraînement. Soit en se retenant de faire ce que l’on a l’habitude de faire dans une forme d’ascèse, soit par une réparation motrice qui doit reconfigurer les réseaux en fonction de la plasticité. Ainsi, cet écart entre ce que peut faire le vivant de mon corps et la conscience du corps vécu est source de progrès et de perfectibilité.

Figure 1 : de l’actuel à l’inactivable

Activer l’inactuel

Notre corps actuel n’active qu’une partie des potentiels dont dispose un vivant qui, par son écologie corporelle, s’adapte aux modifications externes en faisant muter ses programmes par un processus de plasticité plus ou moins flexible. Le corps en activité n’est donc pas toute l’actualité du corps, celui-ci conservant des ressources encore inédites, non encore activées bien qu’actuelles, et correspondant aussi à des activations exogènes qui feront produire de nouvelles ressources non encore imaginées et inimaginables souvent.

Ainsi, se rendre actuel n’est pas un conformisme de mode pour ressembler à ce qui serait la norme au nom d’une standardisation. Il faut aussi s’inactualiser, quitte à paraître démodé, pour laisser émerger son vivant comme l’opère la sélection naturelle au plan de l’évolution des espèces, des formes nouvelles qui assureront à notre corps une réactualisation de ses données principales. Cette vitalité du vivant à se modifier sans cesse ne nous est pourtant connue qu’à travers la perception corporelle.

Chacun veut développer ses possibles dans une amélioration de soi-même en fonction des sollicitations et des interactions bio-culturelles de son corps (Marcellini 2005). Aucun plan providentiel ou architecture globale mais chacun(e) veut se redesigner et devient l’architecte de son intérieur, le corps vivant. Une différence existe pourtant entre ce qui est incompatible, c’est-à‑dire non viable, et ce qui est compatible par la vitalité du vivant à se réorganiser pour stabiliser une nouvelle structure.

Cette nouvelle viabilité peut entamer la représentation du vivable et de la dignité humaine telle qu’elle a été définie en fonction des possibilités techniques d’un moment de l’histoire humaine. Dès 1940, Georges Canguilhem1 précise combien la vie est normale : « du moment qu’il y a vie, il y a norme : la vie est une activité polarisée » (Canguilhem, 2015, 104). La pathologie n’est pas anormale, « c’est la santé qui doit être opposée à la maladie. Car la santé c’est plus que le normal simplement. La santé c’est la normativité ». Cette opposition entre normalité et normativité établit une discontinuité entre la vie et la santé comme entre le milieu et la culture : « Aucun milieu n’est normal, il est ce qu’il peut être » (Canguilhem, 2015, 105).

Le corps se développe et vit dans un milieu qui favorise l’activation du vivant et sa diversification : « l’une quelconque de ces formes pourra se révéler plus avantageuse, donc plus viable » (Canguilhem, 2015, 106). Si être malade consiste à ne pas supporter de le devenir, devenir malade c’est faire « un effort pour instaurer un nouvel ordre dans son débat avec le milieu » (Canguilhem, 2015, 107). Le capacitaire est la normativité du vivant qui réorganise sa matière en produisant de nouvelles normes. En activant ce qui est vivable, le vivant passe du capacitaire à la capacité. Le vivable pour le vivant peut être invivable pour le sujet conscient. Le vécu ne peut toujours contenir toutes ses potentialités, faute de l’avoir même imaginé dans une représentation possible. On peut distinguer trois niveaux d’expériences émersives, trois degrés du corps vivant : la vivacité du corps vécu, la vitalité du vivable et la viabilité du corps vivant. Reprenons.

La vivacité du corps vécu s’éprouve comme le résultat qu’obtient un sujet par la conscience de ce qu’il croit être possible de faire de son corps. En s’estimant capable de faire, le sujet trouve en lui des repères sensoriels et des informations qui lui donnent une confiance suffisante pour agir. L’estime de soi ne provient pas de la seule résilience, Cyrulnik précise que le contexte favorise ou non la réalisation de ces capacités inédites et inconnues à soi-même, notamment dans les cas d’« agonie psychique » après une agression sexuelle, une torture, un exil ou un trauma de guerre (Cyrulnik et Jorland 2012). Il faut aussi une vivacité d’action avec son corps vivant pour, par l’activité physique et l’entretien de sa santé, activer une nouvelle forme de conscience de soi.

La vitalité du vivable se joue entre corps déficitaire et corps capacitaire par essais-erreurs afin de réussir à maintenir plus ou moins l’activation dans une stabilité fonctionnelle suffisante. Mais l’instabilité des activations, comme dans le cas d’un Parkinson ou d’un cancer, ne suffit pas toujours à maintenir une homéostasie. Même si la maladie de Parkinson n’est pas curable, l’implantation d’électrodes de stimulation cérébrale (Benabid AL, Pollak P, Louveau A, Henry S, de Rougemont J., 1987) améliore le quotidien des patients parkinsoniens. La cure L. Dopa produit des effets secondaires, comme des troubles cognitifs, des troubles des impulsions mais également des troubles moteurs comme les dyskinésies mais la rémission cancéreuse ou la stabilisation parkinsonienne est plus supportable.

La viabilité du corps vivant pose, quant à elle, des problèmes d’écologisation et d’adaptation du vivant quand les conditions ne sont pas toujours favorables ; parfois inactivable, plutôt qu’inactivée, la maladie d’Alzheimer par sa lente dismose du corps vivant sépare peu à peu la conscience de ses capacités motrices linguistiques et mnésiques en devenant invivable puis inviable. Avant que le corps ne soit mourant, il mortifie le vivant en altérant la stabilité identitaire qui rend le sujet toujours actuel et « branché » à l’interface mondaine. Le coma et ses états limites posent le problème de l’éveil (Pellas et al. 2008) avec une plus ou moins grande récupération des fonctions.

Éveiller le capacitaire inactivé

Le capacitaire consiste à imaginer son corps qui dépasse ses capacités actuelles. Ce que je n’imagine pas de moi-même est irreprésentable mais surgit par la production du vivant dans une émersion qui devient un nouveau vécu. Ce corps opératoire au-dessous de la conscience est ce qui rend virtuels des possibles. « Etre capable de », c’est avoir conscience que j’en suis capable, soit parce que mon vivant possède les moyens d’activer cette potentialité inédite soit par l’actualité d’un corps possible comme le passage du possible à l’acte chez Aristote. Ce corps en acte (Berthoz, Andrieu, Ed., 2011) provient soit d’un développement endogène, soit de l’activation, par une technique exogène, d’une qualité implicite. En fonction de la plasticité, le vivant rend vivables de nouveaux modes d’existence jusque-là impensables pour un sujet éduqué dans une représentation culturelle de ses capacités.

Figure 2 : Les deux niveaux conscient (en haut) et inconscient (en bas) du corps capacitaire

Le capacitaire, potentialité inédite du corps, se réalise sous l’effet de l’écologisation. Le corps devient son propre laboratoire en mutant de l’intérieur sans parvenir à en contrôler entièrement le développement. Si le handicap paraît nous rendre déficient d’un point de vue moteur et mental, l’immersion du vivant dans un milieu favorise ses mutations. Le vivant peut ainsi être activé par l’intervention technique ou par l’incorporation du milieu selon l’usage du corps (Agamben 2015). Cet écart entre le corps connu par ma conscience vécue et le vivant inconnu qui produit de nouveaux réseaux bio-culturels est irréductible, rendant difficile l’acceptation de l’émersion du vivant dans le vécu.

Le vivant est actif en dessous du seuil de conscience et cette activité est désormais mesurée. Pourtant, le corps et l’esprit peuvent être entièrement immergés, ce que nous appelons l’immersion dans des expériences de délire, d’addiction, de coma ; jusqu’à des travaux récents, la technique ne permettait pas de prouver une réponse active à des sollicitations exogènes dans ces cas.

Si l’activation émersive est imprévisible pour la conscience du corps vécu, le développement de potentialité peut être prévisible si les conditions sont favorables à l’émersion, tandis que la capacité repose sur une connaissance de ce que je me sais capable de faire. La question est de savoir quel niveau du corps vivant est atteint. Le vivant peut-il être imaginé depuis mon corps vécu ? Car le corps vécu peut être un obstacle méthodologique, sinon ontologique, à la compréhension du vivant. En réduisant le vivant au vécu, je le contiens sans parvenir à le retenir si sa viabilité produit de profonds remaniements en nous-mêmes. S’inspirer directement du vivant en l’activant produit une esthétique émersive en dehors des catégories attendues de la normalisation du jugement.

Cette porosité du vécu (Ancet, 2010) à son vivant ne réduit pas la discontinuité ontologique entre les deux dimensions de l’existence. Le vivant n’est pas encore vécu et notre vécu n’est déjà plus notre vécu. Ce décalage temporel précipite la conscience vers un mouvement. L’image et la représentation du vécu cherchent à anticiper mentalement ou par l’esthétique virtuelle ce qui se passe : le vivant est-il toujours humain ou produit-­il les conditions d’une nouvelle humanité par l’adaptation aux conditions du milieu ?

Le capacitaire n’est pas une amélioration mais la réalisation d’un soi possible (Heas 2010), quoique pas encore un potentiel conscient, comme l’immunothérapie qui va solliciter des capacités endogènes et implicites par une stimulation exogène. Ce qui était en réserve ou ce qui n’est pas affecté à cette tâche peut être reprogrammé ou déclenché pour s’activer par une spécialisation nouvelle comme les cellules souches le permettent. Cette nouvelle reconfiguration intérieure de notre corps développe d’autres possibles du corps vivant car notre corps n’est pas nécessairement le meilleur des possibles. Il n’y a plus d’harmonie préétablie, au sens des compossibles de Leibniz, la crise écologique précipite chacun dans la compétition des espèces et des individus.

Inactualité des possibles

L’inactuel peut se définir comme de l’activité conservée tel un possible déjà activé qui peut être réactivé ou qui a été abandonné. Face à l’impossibilité actuelle de réaliser un projet, face aux contraintes socio-économiques ou aux obstacles naturels du changement climatique, l’actualisation des possibilités d’existence n’est pas toujours souhaitable ou réalisable. L’actuel vient limiter aussi les possibilités d’activation du corps vivant en inhibant les possibilités d’activité. À l’inverse de la cosmose qui participe au désir de se fondre dans la nature, ce que nous appelons dismose renvoie aux effets de privation et de modification sur le corps vivant.

Le déclenchement d’une maladie héréditaire jusqu’à ses signes avant-coureurs (Sorman 2017, 29) engage le sujet dans une panique représentationnelle car le corps vivant informe la conscience du vécu d’une modification qualitative, ici la douleur chronique telle que l’échelle esthésiologique habituelle ne parvient plus à repérer ce qui arrive depuis la profondeur du corps. Cette douleur inhabituelle inactualise le schéma corporel et l’image du corps forçant le sujet à une nouvelle reconfiguration sensorielle. En s’inactualisant le corps vivant est libéré du procès de l’adaptation mondaine en accentuant la mort cellulaire ou apoptose (Ameisen 2003).

Le potentiel humain dans la dismose

L’inactivable comme impossibilité contextuelle, écologique et interne d’activer ne deviendrait jamais actuel sans une modification du corps vivant ou des conditions matérielles et techniques susceptibles de l’éveiller. Mais doit-on tout activer pour rendre actuel ce qui ne l’a jamais été ? Dans l’asile où il travaille, Oliver Sacks est confronté à un groupe de patients, rescapés de l’épidémie d’encéphalite léthargique survenue durant l’hiver 1916-1917, qui les plongea dans un état apathique, présentant en parallèle des aspects de la maladie de Parkinson aggravée. En 1967, il leur administre le L-DOPA et éveille ces malades, qui se remettent à marcher et à parler, qui se souviennent enfin de leur passé, et leur rend une autonomie suffisante jusqu’à ce qu’ils déclinent lentement, sans espoir d’une stabilisation d’activation dans une actualité pleine et entière.

Cet éveil s’inscrit dans le mouvement du potentiel humain (Lapassade 1973, 119) et a été défini par des ressources bioénergétiques qu’il faudrait activer par des exercices à la fois de libération et de focalisation de la conscience pour découvrir l’éveil. Le potentiel humain définit des techniques d’éveil qui, de la Gestalt au massage ayurvédique, trouve la carte de l’énergie pour faire émerger des sensations inédites. À la différence de la cure de L-Dopa, les techniques d’éveil, issues de l’Institut Esalen depuis les années 1962, produisent une activité autant physique que psychique. Car le corps vivant ne possède pas seulement des potentiels physiques qu’il faudrait activer mais aussi des traces psychiques et des traumas affectifs qui peuvent faire retour à la conscience. Dans son premier article en 1917, « Détermination psychique et traitement psychanalytique des affections organiques », Georg Groddeck précise comment « s’enfoncer en mon intérieur, en mon inconscient » (roddeck_determination_1917?) ne garantit pas une maîtrise de ces potentiels quand l’inconscient vient y faire obstacle en déclenchant un symptôme.

Tout activer, sans en mesurer les conséquences pour l’identité, risque de provoquer une dismose psychique et corporelle par l’envahissement des éléments identitaires. Le burn-out est bien cette pathologie du tout « actualité », qui fait rester le sujet en permanence connecté au fil de l’actualité sans prendre le temps de se ressourcer et de priver l’actuel de potentiels encore inédits. Se sentir débordé fait perdre « le bord de l’expérience » (Cassou-­Nogues 2010, 92) qui favorise la distinction entre l’intérieur et l’extérieur du corps. Gisela Pankow aura bien établi cette dimension psychotique dans la nécessité de « la découverte de la limite et l’accès à la surface » (Pankow 1977, 30), non plus idéologique mais ontologique. Entre symbiose et séparation, la dismose interne, déclenchée par les crises écologiques, peut dérégler la puissance capacitaire en interdisant toute nouvelle forme d’actualité supportable et vivable.

L’inactivable : la fragilité du capacitaire

Le risque est alors, comme dans la psychose, de ne pas avoir « encore de corps » (Pankow 1977, 128), de faire partie d’un corps multiplié et dispersé. Faire partie d’un corps est, pour le malade, comme un état d’inappropriation par un corps devenu impropre plutôt que propre : cette absence de corps propre tient à la mutabilité du vivant qui peut rendre non seulement invivable mais aussi inviable la forme actuelle du corps et impossible toute nouvelle capacitarité.

L’amélioration de l’humain, si elle affole les humanistes contre ce que seraient les technoprophétismes des transhumanistes, ne semble pourtant pas si assurée. La mutabilité des formes du vivant, pour considérable qu’elle soit, peut aussi rendre impossible l’existence actuelle et limitée de notre forme corporelle. Comme l’analyse Jean-Louis Chrétien, à la différence de la vulnérabilité qui concerne les vivants quand ils sont blessés et que l’on pourrait réparer (Kerangal 2013), « les Latins introduiront la fragilité, la possibilité de se briser, parfois tout à coup et de façon imprévisible […] Ce livre va de l’impuissance et du dénuement du nourrisson comme miroir de notre condition, et des matières fragiles (le verre, l’argile, la bulle de savon) qui en sont les symboles toujours repris, à la fêlure invisible qui soudainement produira la catastrophe »(Chrétien 2017, 4è de couverture).

Conclusion

L’impossible existe-il encore dans cette recherche d’activation avec la création transhumaine d’une biologie synthétique ? Les limites du handicap sont-elles techniques, morales ou ontologiques ? Sans doute cela dépend-t‑il de la culture technique et des représentations de ce dont serait capable un être humain, en particulier une personne vulnérable ou en situation de handicap.

Comme l’avait étudié Pascale Garnier (1995) dans son livre Ce dont les enfants sont capables, il convient de développer la normativité de la personne en la considérant comme sujet actif capable de découvrir et d’éveiller des capacités jusque-là inconnues d’elle-même et des autres qui s’occupent d’elle.

En changeant un vivant de milieu ou de milieu culturel, on peut éveiller un nouveau mode d’accès à un être en devenir et jamais entièrement réalisé. Plus qu’une perfectibilité, les limites de la plasticité ne doivent pas empêcher la recherche de variations chez un vivant pour lui donner une autre possibilité de vivre. Les récits en première personne (Melki 2004) témoignent de ce qu’un handicapé moteur peut se donner les moyens de se reconstruire un corps plus vivant (Richard 2016).

Bibliographie

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  1. Dans un cours qui sera publié dans le tome 4 Résistance, philosophie biologique et histoire des sciences 1940-1965 des Œuvres complètes chez Vrin en 2015, puis dans « Le cours de philosophie générale et de logique » de 1942-1943 qui préfigure la parution de sa thèse sur Le normal et du pathologique.↩︎