L’actualité retardée : poétique de l’après-­coup chez Rétif de la Bretonne
Hélène Boons
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public
Rétif de la Bretonne, écrivain sulfureux de la fin du XVIIIe siècle, autodidacte, est un témoin privilégié des premières années de la Révolution française. Dans son œuvre Les Nuits révolutionnaires, il tente d’appréhender l’actualité politique des années 1789-1793 en même temps qu’il en montre l’impossible écriture. L’effervescence de l’actualité enlève au réel de sa lisibilité et laisse à l’écrivain la douloureuse mission de construire du sens à partir de lambeaux. Il s’agit de comprendre grâce à Rétif de la Bretonne la façon dont fiction et actualité s’interpénètrent lors de ce bouleversement sans précédent que constitue la Révolution française.
The scandalous self-­taught writer Rétif de la Bretonne happens to be a privileged witness of the first years of the French Revolution. In his Nuits révolutionnaires, he tries to grasp the political actuality of the 1790s but he also shows that it is impossible to write about it. As reality is deprived of its readability by the turmoil of actuality, it is the writer’s duty to build some meaning from ruins. Thanks to Rétif de la Bretonne, we shall try to understand how fiction and actuality interweave during the unprecedented disruption that the French Revolution has represented.
Révolution française – Journalisme – Crise – Fiction – Rétif de la Bretonne – Actualité
French Revolution – Journalism – Crisis – Fiction – Rétif de la Bretonne – Actuality

« Mille plumes occupées d’en tracer les détails n’eussent pu suffire [à rendre compte de] l’innombrable multiplicité des événements arrivés depuis huit jours dans cette capitale »(Labrosse et Rétat 1989, 88). Cet extrait du quotidien Les Révolutions de Paris, daté du 25 juillet 1789, soit une dizaine de jours après la prise de la Bastille, traduit le choc ressenti lors des premières années de la Révolution française. Le rythme de la vie publique et sa définition même subissent une restructuration profonde. Les journalistes peinent à comprendre et partant à construire une actualité qui s’apparente à une fuite en avant. L’actualité est en crise : en suspens, comme prête à s’évaporer dans la multiplication à l’infini du fait. La Révolution détruit le rapport du citoyen au temps et laisse planer un doute sur la possibilité de construire du sens.

Comment se produit l’entrée de ce bouillonnement, apparemment sans mesure ni limite dans l’œuvre de l’autodidacte sulfureux de la fin du XVIIIe siècle qu’est Rétif de la Bretonne ? Les parties 15 et 16 de ses monumentales Nuits de Paris ont depuis été rééditées, sous le titre des Nuits révolutionnaires (Rétif de la Bretonne 1987). C’est dire qu’elles peuvent être lues comme une entité à part, en raison d’une unité temporelle forte. Elles sont en effet habitées par l’effervescence révolutionnaire et par ce ton particulier que Françoise Le Borgne nomme la « rhétorique journalistique »(Le Borgne 2011, 439). Rédigée en novembre 1789 puis février 1790, la quinzième partie s’intitule La Semaine nocturne ; la seizième, XX Nuits de Paris, fut écrite de janvier à octobre 1793. Elles sont toutes deux investies par la présence de faits survenus peu avant. La distance entre l’irruption du fait et son écriture – de l’ordre de quelques semaines ou mois pour La Semaine nocturne dont la narration débute en avril 1789 pour se clore début 1790 et va jusqu’à quelques années pour XX Nuits de Paris –, couvre une période allant de juillet 1790 à octobre 1793.

Les deux derniers tomes des Nuits de Paris présentent de profondes affinités avec l’œuvre qui les inclut. Ils proposent les mêmes traits définitoires que les « Nuits » précédentes. Le narrateur est toujours ce « Hibou nocturne », avatar de Rétif lui-même, qui parcourt Paris la nuit à la recherche d’aventures, « pour effrayer le crime, et les pervers »(Rétif de la Bretonne 1987, 190). Son apostrophe, « Reprends, hibou, ton vol ténébreux ! »(Rétif de la Bretonne 1987, 191), ouverture de la première des XX Nuits de Paris, manifeste le désir d’inscrire cette nouvelle série de « Nuits » dans la continuité de ce qui précède1.

Pour autant, l’œuvre se transforme profondément en accueillant le discours sur le présent. Si Les Nuits de Paris présentaient des rapports certains avec la presse, elles restaient peu ouvertes aux nouvelles d’ordre politique. L’apparition de ces dernières n’est possible que par un deuil fondateur : celui du personnage de la Marquise, qui rendait jusqu’ici possible l’existence littéraire des Nuits de Paris par son écoute attentive des péripéties du Spectateur nocturne. À la mort de ce personnage à la fin du 14e tome, Rétif se soumet d’abord au risque du mutisme que cet événement fait courir à l’œuvre en s’exclamant : « La Muse n’est plus : comment le Poète chantera-t-il »(Rétif de la Bretonne 1987 tome 7, « Nuit 378 », p.3240) ? Pourtant, le danger de la disparition élocutoire ne se réalise pas. Malgré les annonces répétées de la fin par le narrateur rétivien, l’œuvre est loin de se clore puisque l’actualité politique l’ouvre désormais à une mission renouvelée : rendre compte de la déferlante révolutionnaire. Les Nuits de Paris, grâce à leur continuation dans les tomes 15 et 16, atteignent donc l’immortalité :

« Les Nuits de Paris sont un ouvrage qui doit avoir une continuation, tant que cette grande Ville existera. Pendant ma vie, j’aurai soin de les rédiger […]. Quant aux nouveaux [événements], je réponds d’en rechercher scrupuleusement les causes ; lorsque je ne les aurai pas trouvées […], je ne manquerai pas de les placer dans le volume suivant : c’est un avis pour mon successeur, si je n’y suis plus » (Rétif de la Bretonne 1978, 189).

L’œuvre littéraire s’apparente désormais à un journal : c’est bien ce format qui correspond au projet dessiné par Rétif, puisqu’il survit à la mort de son créateur et de ses rédacteurs successifs. En somme, son existence ne dépend pas du passage du temps. Le livre et la ville deviennent semblables. A contrario de la fin du quatorzième tome, où le poète était condamné au mutisme face à la disparition de la Muse, c’est ici la possibilité même du silence qui s’abolit. L’actualité élargit le cadre de la communication littéraire : le discours était privé, presque salonnier, réservé à l’oreille compatissante de la Marquise. Il se conçoit désormais dans le cadre d’un espace public. Le cordon ombilical qui reliait l’auteur à son œuvre est coupé, puisque celle-ci peut lui survivre grâce à un potentiel successeur. Rétif imagine une œuvre éternelle et infinie, correspondant à l’évolution temporelle et spatiale de Paris. L’œuvre a modifié sa portée en s’ouvrant à l’actualité.

Toutefois, ceci ne se fait pas sur le mode de la facilité. L’ouverture de l’objectif politique, même progressif, s’accompagne de heurts, perçus et narrés comme tels par Rétif. Il pose de fait la question des conditions de possibilité d’une œuvre littéraire, et a fortiori fictionnelle, qui serait en prise sur son temps. Comment l’actualité s’inscrit-elle dans une œuvre de fiction ? Rétif répond à ces questions pressantes en pratiquant ce que j’appellerai une poétique de l’après-coup : une façon d’inscrire le discours sur l’événement au cœur de l’œuvre tout en montrant son impossible écriture.

La fabrique de l’actualité

Le premier de ces heurts est causé par le recul dont ne dispose pas clairement l’écrivain. Dans l’ « Avis » des Vingts Nuits de Paris, Rétif déclare :

« Un autre avis nécessaire à donner, c’est que les faits sont écrits à mesure, et dans l’opinion alors dominante ; j’ai pensé que je devais laisser ce vernis, parce qu’il est historique autant que la narration elle-même » (Rétif de la Bretonne 1978, 190).

Le texte s’offre dans une écriture au jour le jour, à la façon des nombreux quotidiens du temps, habités en permanence par la presse de l’événement qui surgit sans autoriser le temps de la réflexion2. L’impression dominante est celle d’un temps qui court trop vite pour être appréhendé de façon exhaustive ou organisée. Rétif apparente son propre travail à celui d’un journaliste ; les fréquents présents de narration ne suffisent pourtant pas à maintenir l’illusion d’une écriture journalistique.

En effet, cette homogénéité prétendue ne se maintient pas à l’échelle de l’ensemble du texte. Les prolepses et les synthèses répétées interdisent de lire dans l’œuvre une saisie au jour le jour de la vie publique. À la « Cinquième Nuit » des Vingt Nuits de Paris, qui narre la fuite du roi entre le 20 et le 21 juin 1791, Rétif dévoile par une prolepse sa posture d’écrivain réfléchissant à cet épisode moins de trois ans après son irruption : « Elle est arrivée, cette époque terrible, qui a préparé celle du 21 janvier 1793 ! » (Rétif de la Bretonne 1978, 211). Depuis cette nuit décisive, l’auteur a assisté aux bouleversements sans précédents que provoquèrent le jugement du Roi de France par ses sujets, et sa mise à mort le 21 janvier 1793. L’actualité se construit dans la saisie de l’immédiat, mais aussi dans une mise en perspective avec ses conséquences à plus long terme puisqu’il s’agit de devenir « historien » (Rétif de la Bretonne 1978, 259). Le temps des Nuits révolutionnaires est tout sauf lisse et homogène. C’est ce que relève Laurent Loty :

« Les Nuits de Paris de 1790 à 1794 ne doivent […] pas être considérées comme un document sur la Révolution mais comme un document sur la représentation et l’interprétation de la Révolution ; elles ne présentent pas l’évolution de la pensée politique et historique de leur auteur au fur et à mesure du processus révolutionnaire, mais seulement une reconstitution de cette évolution » (Loty 1988, 51).

L’œuvre ne correspond donc pas aux conditions d’écriture d’un périodique. Toutefois, les échos de la presse du temps y résonnent de façon variée. Rétif insère au sein de la « Septième Nuit » de la Semaine nocturne l’extrait d’un quotidien révolutionnaire existant, le Courrier National, aussi connu sous le titre de Courrier politique et littéraire3. Rétif choisit d’intégrer cette feuille pour délivrer une version de la marche des femmes de la Halle à Versailles les 5 et 6 octobre 1789. L’extrait est inséré sans commentaire de la part de l’auteur qui, à la fin de l’extrait, annonce revenir désormais à son « récit interrompu » (Loty 1988, 51). Dans la même « Nuit », il parachève le processus de mise en relation étroite de son œuvre avec le genre journalistique en inventant son propre journal, Le Journal des Français, ou le Régénérateur. La même « Nuit » est en somme occupée à la mise en place d’une « rhétorique journalistique » partagée entre invention pour Le Régénérateur, et réalité matérielle pour le Courrier National dont un extrait est cité. Enfin, les Nuits révolutionnaires adoptent souvent le ton de la gazette, pour narrer les revers ou les succès des armées françaises à l’étranger. Pourtant, Rétif justifie son refus de faire un journal pour des raisons d’ordre moral :

« […] vivre laborieusement isolé, a été mon seul vœu constant. Si j’ai observé, c’était pour connaître le cœur humain, et ramasser les faits immenses répandus dans mes ouvrages. […] Je n’ai jamais mendié, comme D’** : je sais être courageusement pauvre, ruiné par des faillites, et par la secousse que la Révolution a donné à la littérature : je suis infirme, et je travaille. Je ne fais pas de journaux, parce que je trouve dit tout ce que j’aurais dit. Je cultive l’ancienne littérature ; j’observe encore, et la mort que je vois s’approcher, ne m’épouvante guère » (Loty 1988, 241‑42).

La mention de l’activité journalistique refusée est insérée au milieu d’un paragraphe d’auto-promotion. Le dégoût du journal semble motivé par un paradoxe. Rétif refuse d’en produire par humilité : il ne pourrait apporter aucune information ou réflexion nouvelle. Ce faisant, il revendique son irréductible indépendance, et surtout son originalité. L’activité de faiseur de journaux s’apparente à une solution de facilité, proche de la mendicité, opposée à la culture de « l’ancienne littérature ». La fabrique de l’actualité se pratique donc dans la distance et la proximité avec le voisin dérangeant que constitue le journal.

Ces heurts successifs sont de fait subsumés par une tension qui partage l’œuvre entre éclatement et rassemblement : un mouvement centrifuge résulte de la pluralité des énonciateurs tandis qu’un mouvement centripète produit perspectives ou synthèses. À ce dernier on doit l’emploi de la première personne du singulier comme convention pour unir une œuvre qui courrait sinon le risque du délitement. Dans l’« Avis » des Vingt Nuits de Paris, Rétif explique ce choix :

« J’ai déjà donné l’avertissement, que je mettais toujours mes récits à la première personne, pour ne pas varier mal à propos le style. Mais je dois à la vérité d’avertir que certains faits n’ont pas été vus par moi. Qu’importe, s’ils l’ont été par des personnes qui me valent bien, à tous égards, pour la véracité ? » (Loty 1988, 190).

Il arrive en effet au Spectateur nocturne de préciser, lors de la description d’un épisode révolutionnaire, qu’il relaie la parole à ces « personnes qui [l]e valent bien ». Lorsqu’il s’agit de décrire les préparatifs d’un départ manqué du Roi pour l’étranger lors des 26 et 27 septembre 1791, il explique : « Je ne fus pas ici témoin oculaire. J’étais en ce moment occupé d’autre chose » (Loty 1988, 231).

Un tel aveu maintient envers et contre tout une logique centrifuge en jeu dans l’ouvrage, tendue vers l’éclatement, dont participent les jeux d’échos avec la presse étudiés plus haut. L’écriture du présent oscille entre la saisie et l’absence. Rétif va plus loin encore, et choisit d’exhiber l’actualité comme discours. Elle obéit de fait au flux et au reflux des observateurs qui s’emparent du réel pour le décrire à leur guise. Par exemple, Rétif produit deux versions de l’arrestation le 22 juillet 1789 de l’intendant de Paris, Louis Bertier de Sauvigny. Il en narre une première relation au début de la « Septième Nuit » de la Semaine nocturne. Puis, à la suite du récit de la mort traumatisante de Bertier, à laquelle il dit assister réellement, il insère une histoire enchâssée « La seconde Elise, Fanchonette, et Victoire ». Cette nouvelle de fiction, destinée à rendre le sommeil à ses lecteurs après l’évocation de scènes sanglantes, ne clôt pourtant pas la « Nuit ». Tout se passe comme si l’actualité renâclait à lâcher prise sur l’œuvre et à laisser la porte ouverte à la fiction. Le Spectateur se manifeste à nouveau à la fin de la nouvelle enchâssée : « D’autres racontent différemment la fin de M. Bertier, que j’ai rapportée plus haut, conformément aux récits publics. Je vais parler d’après un témoin sûr ». S’ensuit une seconde version de l’arrestation. Dans les deux cas, l’abondance de détails crée une impression confuse. L’ajout d’un second récit, dont seulement quelques éléments diffèrent du premier, loin d’éclairer le lecteur, ne fait qu’obscurcir sa perception de l’épisode. Quelle est la valeur de ce « témoin sûr » (Loty 1988, 100) ? Que vaut son histoire à côté des « récits publics » ? Quelle est la version la plus valable ? Aucune réponse n’est donnée. Rétif complique la compréhension d’un événement qui fit alors grand bruit, et dont on trouve d’autres relations dans bon nombre de journaux. La vérité paraît diffractée entre les témoignages et trouve sa voie dans une impossibilité à se construire de façon unifiée.

Le lecteur a donc le sentiment d’une déperdition du sens, qui se fracture et tombe en lambeaux. Nous assistons à la fin d’un monde, et au couronnement du « polythéisme des valeurs » dont parle Max Weber. Ce dernier explique en effet que « lorsqu’on part de l’expérience pure, on aboutit au polythéisme » (Weber 1959). La perception directe de la vie publique, et la liberté qu’ont les contemporains de la Révolution Française de la décrire conduit de façon berkeleyienne à une remise en cause d’une vision commune de la réalité. Le point d’aboutissement de la disparition de l’autorité royale ou religieuse confirmée selon Jean Starobinski dès le début du XVIIIe siècle (Starobinski 2006) se trouve peut-­être dans la mise au jour de plusieurs versions du même, possibles et parallèles, sans que l’une ne l’emporte sur l’autre. Un discours cohérent peut-il s’élever pour remédier à cette atomisation ? L’œuvre s’apparente à un laboratoire littéraire, où l’événement se donne dans son impossible lecture.

La poétique de l’après-coup : l’actualité « ange du crépuscule » ?

Le Spectateur nocturne éprouve des difficultés à percevoir correctement les faits. Ce premier élément d’une poétique de l’après-­coup réside dans une difficulté expérimentale première. L’actualité est sans cesse en fuite : Rétif, loin de parvenir à une synthèse, insiste au contraire sur les conditions nécessaires à la compréhension. La difficulté à entendre, ou à voir, est récurrente dans l’œuvre. Il dispose pourtant du recul du temps. Il n’est pas contraint d’avouer ces défaillances auditives ou visuelles ponctuelles pour décrire correctement l’effervescence publique. En cela il se distingue du journaliste : la prise en compte des conditions de possibilités de l’expérience est au cœur du dispositif de réflexion sur l’essence même de l’actualité.

Partant, Rétif pratique une poétique du retard permanent. Le narrateur arrive de façon récurrente après l’acte qu’il souhaite évoquer. Le 22 juillet, après l’arrestation de Bertier, dont il donne deux versions, le narrateur assiste à sa mise à mort. Elle est particulièrement atroce : le peuple tente de pendre l’intendant à deux reprises, mais décide, la corde ayant cassé, de l’éventrer et de le décapiter. Rétif est pourtant égaré à ce moment crucial :

« Je m’arrête sur tous ces détails, que je ne vis pas, quoique présent. On pendait Bertier, on lui coupait la tête, on agitait la corde, que je le croyais encore à l’Hôtel de Ville… Tout à coup, je vois sa tête défigurée… Je fuis épouvanté… » (Rétif de la Bretonne 1978, 92).

Le narrateur choisit de pratiquer le pas de côté vis-à‑vis du fait. Ce retard peut s’expliquer par des nécessités de composition dramatique : il est plus sensationnel de se figurer découvrant la tête déjà séparée de son tronc, le choc n’en étant que plus fort. Pourtant, il serait erroné de s’en tenir à cette seule interprétation. Le procédé explicité est récurrent dans l’œuvre. Le récit de la prise de la Bastille, perçue par les contemporains comme fondamentale dans l’histoire française, évacue curieusement le déroulement des étapes :

« J’allais pour voir commencer le siège de la Bastille, et déjà tout était fini ; la place était prise : des forcenés jetaient les papiers, des papiers précieux pour l’histoire, du haut des tours, dans les fossés… Un génie destructeur planait au-dessus de la ville… » (Rétif de la Bretonne 1978, 59)

Loin de présenter l’image d’un commencement ou d’un renouveau, on assiste à une fin de l’histoire. Nous ne sommes pas dans le tableau bien plus panoptique que délivre Châteaubriand : « Le 14 juillet, prise de la Bastille. J’assistai, comme spectateur, à cet assaut contre quelques invalides et un timide gouverneur […] » (Chateaubriand 1997, 323). Chez Rétif, il n’y a pas de spectateur ni, par conséquent, de spectacle. Le seul constat est celui d’une destruction : ces « papiers » jetés du haut des tours colorent le moment d’une nostalgie diffuse. Sous la plume rétivienne s’agite déjà la conscience du « mal du siècle ». Le présent s’apparente à cette mort annoncée, qui est selon Musset la seule perspective qui s’offrira aux jeunes gens, solitaires « petit-­fils de la Révolution » :

« Il leur restait donc le présent, l’esprit du siècle, ange du crépuscule, qui n’est ni la nuit ni le jour ; ils le trouvèrent assis sur un sac de chaux plein d’ossements, serré dans le manteau des égoïstes, et grelottant d’un froid terrible. L’angoisse de la mort leur entra dans l’âme à la vue de ce spectre moitié momie et moitié fœtus ; ils s’en approchèrent comme le voyageur à qui l’on montre à Strasbourg la fille d’un vieux comte de Sarverden, embaumée dans sa parure de fiancée. Ce squelette enfantin fait frémir, car ses mains fluettes et livides portent l’anneau des épousées, et sa tête tombe en poussière au milieu des fleurs d’oranger » (Musset 1973, 25).

Le présent rétivien, parce qu’il est saisi dans un retard constant, s’apparente à ce squelette enfantin, à la fois momie et fœtus, simultanément en train d’éclore et de finir. Il correspond à ce qu’Yves Vadé a théorisé dans ses « chronotypes » (1999) sous le nom du « présent creux ». Rétif participe indéniablement de la sensibilité romantique dans sa façon de disqualifier le présent. La mélancolie naît d’une impression de vitesse effrayante, qui propulse vers l’avant un être au regard encore tourné vers la mort. Il correspond à l’Ange de l’histoire dépeint par Walter Benjamin :

« Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès » (Vadé 1999, 198).

Il y a dans ce regard sur la prise de la Bastille l’idée d’une histoire déjà détruite, avant même qu’elle ne se soit produite. L’actualité est impossible à écrire, parce que toujours déjà en voie d’extinction, dans une fuite en avant vers l’avenir. Pourquoi alors quêter inlassablement le fait ? Le Hibou exprime sa fatigue. Il y a au cœur de cette langueur un renversement important vis-à-vis du reste des Nuits de Paris puisque chaque « Nuit » était motivée par la recherche insatiable de l’événement. Dans la « Nuit » du 9 au 10 août 1792, le narrateur refuse de sortir de chez lui :

« Je m’en revins à une heure. J’évitai les patrouilles, qui m’eussent infailliblement arrêté ; j’arrivai chez moi à deux heures, et je commençai d’entendre sonner le tocsin. Plus jeune, j’aurais couru savoir ce que c’était : mais j’étais accablé » (Rétif de la Bretonne 1978, 249).

Ce coup de tocsin conduit pourtant à l’instauration, cette même nuit, de la Commune de Paris, et à l’insurrection du lendemain. Ce cataclysme politique, au cours duquel le peuple prend d’assaut le palais des Tuileries, siège du pouvoir exécutif, laisse étranger le Spectateur nocturne, qui exprime sa confusion infinie face à un déferlement auquel il n’a pas le sentiment d’appartenir. Ainsi en est-il de son errance dans le quartier du Louvre, où il se trouve miraculeusement épargné, au milieu de combattants frappés d’irréalité qui tombent les uns après les autres. Pourtant, ce jour voit la chute de la monarchie et l’emprisonnement de la famille royale dans la prison du Temple.

La crise collective de l’actualité se traduit donc par une crise tout aussi violente chez le narrateur. La rupture causée par les événements révolutionnaires éveille un cataclysme personnel qui court-circuite les schémas narratifs de la fiction : plus de linéarité ni de causalité dans un monde éclaté. L’actualité porte en elle-même le sens médical de crise, moment décisif qui tranche dans la vie du sujet, puisque son résultat permet de juger de l’évolution de la maladie (Pigeaud 2006) : « La crise est un soudain changement de la maladie, qui se tourne à la santé, ou à la mort » (Furetiere 1690). L’actualité chez Rétif agit à l’instar de la crise : elle surgit, comme un accès de fièvre brusque et irrémédiable, en même temps qu’elle laisse en suspens l’issue. Elle correspond à un moment instable du présent, qui jaillit entre un passé fait d’indétermination quant à l’issue de la maladie et un futur qui ne pourra se déterminer qu’en fonction du résultat de la crise.

Face à cela, la solution consiste à se replier sur le moi. Rétif met au centre de l’écriture le « je », dans sa dimension introspective, ce qui le différencie grandement des chroniqueurs, journalistes, et mémorialistes du temps. La vie publique est responsable d’une émotion qui prend le pas sur le reste, et rend in fine impossible son écriture. Le jour de la prise de la Bastille, le journaliste qui se devrait de collecter les informations est frappé d’inanité face au cadavre sanglant du gouverneur de la Bastille, de Launay, jeté dans un ruisseau :

« Quelles réflexions !… cet homme, qui naguère ne répondait au désespoir des malheureux, ensevelis tout vivants sous sa garde, que par d’exécrables ministres, le voilà !… J’avançai, sans m’informer davantage : mon âme éprouvait trop de sensations ; elle n’aurait pu, dans son émotion, entendre des détails » (Furetiere 1690, 58‑59).

La mission originelle du Spectateur nocturne, qui consistait à se mettre à l’écoute de la ville et de ses bruits, prend une tournure nouvelle : l’enquête est paralysée par l’émotion. La nuit du 20 juin 1791, peu avant la fuite du roi, Rétif écrit :

« J’entendais un mouvement sourd ; je voyais des gens marcher isolés, mais à peu de distance : je sentais au-­dedans de moi un mouvement tumultueux ; il semblait que l’agitation de ceux qui fuyaient m’électrisât… Le physique quelquefois dans l’homme remplacerait-il le moral ? » (Furetiere 1690, 212)

La frénésie publique se voit déborder de toute part par la vie intérieure, peut-être plus lisible par l’individu. Le 14 juillet correspond moins pour le personnage rétivien à la prise de la Bastille qu’à une aventure personnelle capitale. Le Spectateur est arrêté la nuit dans l’Île de la Cité, son endroit préféré à Paris, et aussi celui où il a rencontré bon nombre de personnages des Nuits. À la suite d’une fausse dénonciation de son gendre Augé, il se trouve accusé d’être espion du roi par une sentinelle. Il est sauvé du « fatal réverbère4 » par l’intervention d’une jeune fille qui reconnaît l’auteur, argue de sa moralité, puis le ramène chez lui. Ce court récit est déjà indicateur d’un renversement important : dans les tomes précédents des Nuits de Paris, systématiquement le Spectateur porte secours à des jeunes filles en détresse ; jamais l’inverse n’est censé se produire. Ce Hibou harcelé, fatigué, et profondément choqué par cette aventure, émet cette plainte conclusive :

« Ah ! mon île ! ma chère île, où j’ai versé tant de larmes délicieuses ! adieu te dis-je, adieu pour jamais ! Tous les Français seront libres, excepté moi ! Je suis banni de mon île ! Je n’aurai plus la liberté de m’y promener ! et le dernier charme de ma vie est pour jamais détruit  […] Et je n’y suis plus revenu. Le 14 juillet 1789 est la dernière de mes dates sur l’île. « Ô 14 juillet, c’est toi qui, en 1751, me vis arriver à la ville, pour la première fois, tel que me présente la première estampe du Paysan-Paysanne ! C’est toi qui m’ôtas aux champs pour jamais ! et c’est toi qui me bannis de mon île !  » (Furetiere 1690, 64)

Le 14 juillet marque avant tout l’arrivée de l’écrivain à Paris en 1751, non le bouillonnement politique. Ce dernier, à la suite duquel tous les Français sont « libres » est nul et non avenu face à ce qui suscite un bouleversement intérieur : la destruction des « gisements profonds de [son] sol mental » (Proust 1987, 182). Il semble qu’à l’instar du narrateur proustien, « la réalité ne se forme que dans la mémoire » (Proust 1987, 182), et que le souvenir de ce qui fut constitue la pierre angulaire de la saisie du présent. Rétif était grand « dateur ». Il pratique l’inscription de dates dans la pierre parisienne depuis le 5 septembre 1779. Elles correspondent à des événements personnels, et permettent à Rétif de se les remémorer au cours de ses déambulations dans Paris. Le soir du jugement du Roi, le 25 décembre 1792, son avatar revient dans cette île dont il s’était fait exclure. Il trouve dans la roche les traces de son histoire personnelle, scrupuleusement gravés année après année. C’est alors Rétif écrivant en 1793 qui s’écrie :

« C’est que je suis avide de sensations : c’est que, par mes dates, que je revois toujours avec transport, à la lueur de ces réverbères, je me rappelle les années où je les ai décrites, les passions qui m’agitaient, les personnes que j’aimais : en revoyant une date, d’aujourd’hui par exemple, je vois qu’en 1777, j’étais heureux, en composant le Nouvel Abeilard, en aimant l’aînée Toniop, si propre, si élégante ; qu’en 1778, mon bonheur était troublé par une imprudence ; qu’en 1779, je perdis Mairobert […], qu’en 1787 je commençais les Nuits de Paris ; qu’en 1788, je les achevais ; qu’en 1789, je venais ici en tremblant ; qu’en 1790, j’avais des peines cruelles et une sorte de désespoir […] ; qu’en 93, qui est aujourd’hui, j’ai trouvé un ami généreux, qui vient à mon secours, pour achever d’imprimer mon Année des Dames nationales, et commencer Les Ressorts du cœur humain dévoilés. Je vis, en un seul instant, dans 15 années différentes : je les goûte, je les savoure… Voilà pourquoi je reviens ici, à tous risques » (Rétif de la Bretonne 1978, 287‑88).

Ce tableau fluide de quinze ans contraste vivement avec le caractère chaotique de la vie politique. Ses flux et ses reflux invitent à une saisie retardée, et in fine à un repli sur le moi. Dans le drame personnel seul l’individu peut créer du sens et trouver des lignes de force cohérentes, grâce à la mémoire et à l’imagination. L’imagination prend le relais de l’histoire, pour construire le « drame de la vie » caractéristique de la poétique rétivienne. Il s’agit d’une actualité du moi, propre à s’éveiller devant une simple date, à soutenir l’être face aux à-coups de l’histoire. Ce balancement entre « moi et les autres » confère aux Nuits révolutionnaires leur qualité élégiaque.

On terminera sur l’incapacité à conclure qui caractérise notre auteur. Le dernier tome des Nuits de Paris s’intitule XX Nuits de Paris, mais comprend de fait vingt-cinq « Nuits », dont cinq « Nuits surnuméraires ». Ces dernières englobent chacune de plus en plus de jours, comme si le déferlement du fait contraignait la structure même du texte à s’adapter. Ainsi la « Troisième Nuit surnuméraire » porte-t-elle sous-titre « 31 mai, 1, 2, 3, 4, 5 juin 1793 ». La mention de « Nuit » devient un pur artifice qui rattache le récit de la vie politique au reste de l’œuvre.

La vingt-cinquième et dernière « Nuit » est elle-même suivie de deux post-scriptum puis d’ « Additions ». Le premier rédigé peu avant la publication, s’attache à raconter tout ce qui s’est produit depuis la fin de la rédaction. Rétif se centre sur l’exécution du journaliste Gorsas, puis sur le jugement et la mort de Marie-Antoinette. Le second post-scriptum évoque une œuvre qui n’arrive plus à se clore à propos de la mort de la Reine :

« Elle était évanouie au moment du coup, à ce qu’on dit.
On a arrêté un ex-gendarme, qui trempait son mouchoir dans le sang. Exaltation, tête perdue. Le 8 de la troisième décade, on a reçu la nouvelle de la levée du blocus de Maubeuge » (Rétif de la Bretonne 1978, 384).

Ces quatre phrases très courtes, disposées à la ligne, sont symptomatiques de la difficulté qu’a Rétif à faire taire l’effervescence du présent. Après la tentative de réponse élaborée, pendant toute l’œuvre, au choc constitué par les à-coups d’une actualité à tête d’hydre, ces lignes fragmentaires produisent même une phrase averbale contrevenant aux règles de l’écriture classique. Tout se passe comme si la bousculade de l’actualité empêchait l’écriture de se former, sinon par des notes hâtives, en même temps qu’elle interdit au livre de se fermer. Ce dernier s’achève dans une fuite en avant vers l’événement, à l’image de ce sens infiniment fragmenté après le « désenchantement du monde » parachevé par le Siècle des Lumières.

Bilbliographie

Chateaubriand, François René de. 1997. Mémoires d’outre-­tombe. Paris: Gallimard.
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Le Borgne, Françoise. 2011. Rétif de la Bretonne et la crise des genres littéraires : 1767-1797. Paris: Honoré Champion.
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Pigeaud, Jackie. 2006. La Crise. Pris: Éditions Cécile Defaut.
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Starobinski, Jean. 2006. L’Invention de la liberté. 1700-1789 suivi de 1789. Les emblèmes de la raison. Paris: Gallimard.
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Weber, Max. 1959. Le Savant et le politique. Paris: Plon.

  1. À l’inverse, ce rapprochement est plus tardif en ce qui concerne la Semaine Nocturne, que l’auteur a d’abord souhaité rattacher au Palais Royal publié en 1790.↩︎

  2. Ainsi du Courrier de Versailles à Paris et de Paris à Versailles de Gorsas.↩︎

  3. (Furetiere 1690, 62). Le Spectateur a en effet assisté le jour même à la pendaison au réverbère des Invalides protégeant la Bastille.↩︎

  4. (Furetiere 1690, 62). Le Spectateur a en effet assisté le jour même à la pendaison au réverbère des Invalides protégeant la Bastille.↩︎