Peau, Page et Écran
Herméneutique des supports dans The Pillow Book de Peter Greenaway
Margot Mellet
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2019/05/05
Le film franco-britannique The Pillow Book, réalisé par Peter Greenaway et sorti en 1996, questionne le corps comme support d’écriture et donc comme média d’une inscription autant lisible que visible. Adapté de l’oeuvre Notes de chevet de Sei-shōnagon, le film retrace l’histoire de vengeance de Nagiko, fille d’un célèbre calligraphe, sur l’éditeur et amant de son père, devenu l’éditeur et amant de Jérôme, traducteur et amant de Nagiko. Cette vengeance se cristallise dans le geste d’écriture calligraphique sur peau masculine. Le film se structure dans sa narration autant que dans la construction de ses images sur une plasticité du lisible sur le visible, du poétique dans le charnel, et interroge ainsi les possibilités de transcriptibilité de l’écriture d’une matérialité à une autre, donc de sa remédiation. Dans quelle mesure l’écriture peut devenir visible et une image devenir lisible ? Comment retranscrire le lisible à l’écran ?
The French-British film The Pillow Book, directed by Peter Greenaway and released in 1996, questions the body as a medium of writing and therefore as a medium of an inscription as legible as visible. Adapted from Sei-shōnagon’s Notes de chevet, the film traces the revenge story of Nagiko, the daughter of a famous calligrapher, about the publisher and lover of her father, who became the publisher and lover of Jerome, translator and lover of Nagiko. This vengeance is crystallized in the gesture of calligraphic writing on male skin. The film is structured in its narration as much as in the construction of its images on a plasticity of the readable on the visible, of the poetics in the carnal, and thus questions the possibilities of transcription of the writing of a materiality to another, so from his remediation. How can the writing become visible and an image become readable? How to transcribe the readable on the screen?
Écran, Remédiation, Calligraphie, Herméneutique du support
Screen, Remediation, Calligraphy, Hermeneutics of the support

Biographie

Articles dans des revue à comité de lecture

Modification :

Après discussion, nous aimerions considérer votre article dans ce cadre, toutefois, nous vous demanderions de retravailler en tenant compte des points suivants : 1) la revue critique de la littérature (en particulier : l’article de Walter Moser portant sur l’interartialité et qui s’appuie précisément sur Greenaway : Walter Moser, « L’interartialité : pour une archéologie de l’intermédialité », Marion Froger et Jürgen E. Müller (dir.), Intermédialité et socialité. Histoire et géographie d’un concept, Münster, Nodus Publikationen, 2007 ; mais aussi la littérature sur Greenaway) ;
2) le caractère nouveau de votre étude ; 3) l’intérêt de la problématique abordée.

En somme, nous vous invitons à davantage justifier votre son étude sur ces points, de façon à mieux faire apparaître la nouveauté de votre contribution par rapport à la littérature existante. De même, le recours à Ermolieff devrait faire apparaître une position critique, pour mieux faire émerger ce qui revient à cet auteur et ce qui vous appartient. Enfin, nous vous invitons à présenter dès le début l’idée principale guidant l’analyse qui, pour l’heure, se trouve en conclusion.  

Introduction

When God made the first clay model of a human being, He painted the eyes…, and the lips… and the sex. And then He painted in each person’s name lest the person should ever forget it. If God approuved of His creation, He breathed the painted model into life by signing His own name.

De la peau au papier, du papier à l’écran, la transposition du geste d’inscription compose sa propre signifiance et symbolique dans son rapport au support.

Le film franco-britannique The Pillow Book, réalisé par Peter Greenaway, sorti en 1996, questionne le corps comme support d’écriture et donc comme média d’une inscription autant lisible que visible. Adapté de l’oeuvre Notes de chevet de Sei-shōnagon, le film retrace l’histoire de vengeance de Nagiko, fille d’un célèbre calligraphe, sur l’éditeur et amant de son père, devenu l’éditeur et amant de Jérôme, traducteur et amant de Nagiko. Cette vengeance se cristallise dans le geste d’écriture calligraphique sur peau masculine. Le film se structure dans sa narration autant que dans la construction de ses images sur une plasticité du lisible sur le visible, du poétique dans le charnel, et interroge ainsi les possibilités de transcriptibilité de l’écriture d’une matérialité à une autre, donc de sa remédiation (Bolter et Grusin 1999). Dans quelle mesure l’écriture peut devenir visible et une image devenir lisible ? Comment retranscrire le lisible à l’écran ? En thématisant la porosité entre lisible et visible, le film présente une réflexion sur l’inscription que nous nous proposons d’étudier par une approche d’herméneutique des supports en nous consacrant dans un premier temps à l’articulation visible-lisible qui imprègne l’oeuvre, dans un second temps à la calligraphie en tant qu’ars scribendi, dans un dernier temps à la dimension intermédiale.

Articulation visible-lisible

J’ai toujours été intrigué par le fait que le mot « art » soit contenu dans le mot « articuler ». Il y a entre les deux activités des liens certains qui nous portent à penser que l’œuvre d’art constituerait une forme d’écriture, ou du moins pourrait se fier à l’écriture pour assurer sa pérennité. (Chiasson 2017)

Le terme d’articulation n’a en réalité aucun lien étymologique avec le terme d’art1, mais il n’en demeure pas moins que l’idée proposée par Chiasson est intéressante dans la mesure où elle se fonde sur une imaginaire phonétique et sonore en développant la question de la pérennité de l’écriture qui – si elle ne sera pas traitée ici en tant que telle – permet une entrée dans notre objet d’étude : The Pillow Book, par son articulation entre visible et lisible de l’inscription – qui sera traité ici en tant que telle – structure un discours dont l’imprescriptibilité est assurée. Cette oeuvre du 7e art fonde son discours, non sur une alternance, mais bien sur une adéquation entre image et texte en tant que narration, remédiation d’une oeuvre littéraire et sur-incription de l’écran.

Inscription, coeur de la narration

L’inscription dans The Pillow Book constitue ce fil rouge tissant la narration et ses intrigues, elle est ainsi intimement liée au personnage principal. Ce lien est visible dès la scène d’exposition du film : à Kyoto dans les années 70, pour célébrer sa naissance, le père de Nagiko, écrivain et calligraphe reconnu, peint sur le visage de sa fille, alors âgée de 4 ans, des vœux d’anniversaire tout en narrant le mythe japonais de la création du monde :

When God made the first clay model of a human being, He painted the eyes…, and the lips… and the sex. And then He painted in each person’s name lest the person should ever forget it. If God approuved of His creation, He breathed the painted model into life by signing His own name.

Pour conclure ce rituel, le père inscrit son nom sur la nuque de son enfant.

 

Dans cette cérémonie, le thème de l’inscription se manifeste de plusieurs manières :

  • il est le geste d’un calligraphe de métier et génère donc une contemplation d’un art de faire
  • il est le signe d’un rapport d’éducation et d’affection entre un père et sa fille
  • il symbolise le passage d’un âge à un autre pour la protagoniste
  • il est un élément de l’histoire racontée par le père
  • il fonde l’analogie entre le geste du père et le geste de Dieu.

Dans l’espace de l’écran, l’inscription est vue, peinte en rouge tandis que l’image est en noir et blanc pour affirmer encore sa visibilité, elle est narrée (en japonais) par le père calligraphe, elle est simultanémant traduite en anglais dans le sous-titre pour être donc lue (San Martin et Bouchy 2016, 2‑3). Ce rituel du scriptible, en tant que geste comme symbole, va constituer l’obsession de vie de Nagiko devenue adulte :

  • elle demande notamment à son mari, qui n’aura de cesse de refuser, d’écrire sur son corps ;
  • devenue mannequin à Honk Kong, à la recherche du parfait amant et calligraphe, elle collectionne les expériences d’amour et d’écriture sur son corps ;
  • elle rencontre enfin Jérôme, traducteur anglais, et lui demande d’écrire sur son corps en différents idiomes.

Cette rencontre opère un tournant dans la narration dans la mesure où, déçue par le trait d’écriture de Jérôme, elle accepte une inversion des rôles et devient alors le pinceau sur le corps de son amant. Par la suite, Nagiko rencontre plusieurs amants et s’exerce à la calligraphie sur leurs corps. Cette nouvelle passion lui fera rencontrer Hoki, photographe, qui lui proposera de constituer un livre à même sa peau et de le présenter à un éditeur du nom de Yaji-san, l’ancien éditeur de son père. Ce dernier refusera le livre de Nagiko. La recherche de l’inscription, dont l’origine se situe dans le rituel d’inscription du père calligraphe, amène donc à une appropriation même du geste d’inscription qui conduira Nagiko à rencontrer l’ancien éditeur de son père, qu’elle avait surpris, le jour même de ses 4 ans - au tout début de l’histoire et de la dynamique d’inscription -, exigeant des faveurs sexuelles en échange de la publication du travail du calligraphe.

C’est alors que se décide la vengeance de Nagiko en mémoire de son père. Jérôme, également l’amant de cet éditeur, est utilisé comme support d’écriture par Nagiko : il se présentera ensuite portant l’inscription de la fille du calligraphe à Yaji-san, qui ignore l’identité de l’auteur des écritures. Cette première vengeance réussit : les inscriptions sur Jérôme sont retranscrites par les copistes de l’éditeur.

Son amant l’ayant trahie dans les bras de l’éditeur, Nagiko résout de se venger : cette deuxième vengeance est portée par le geste d’écriture de quatre nouveaux hommes-livres. Le stratagême opère et Jérôme, désirant le pardon de Nagiko, décide de simuler son suicide. Dans cette étape, le thème de l’inscription est également présent : Jérôme écrit au rythme des pillules qu’il ingère, tenant le compte du nombres de somnifères en bas de chaque page. Retrouvant son amant mort, Nagiko écrit sur son corps le sixième livre.

Suite au départ de Nagiko, l’éditeur fait secrètement exhumer le corps de Jérôme afin de prélever la peau calligraphiée. Il en créera un livre : un livre de chevet. S’ouvre alors la troisième et dernière vengeance de Nagiko qui, mise au courant des agissement de l’éditeur, lui propose un échange : le livre de son amant contre les derniers livres de la série. Les hommes-livres se succèdent alors une nouvelle fois. Le dernier livre, le treizième, est le livre qui révélera les crimes de l’éditeur et signera sa mort.

Le film clos la dynamique d’inscription par une scène finale où Nagiko calligraphie le visage de sa fille, l’enfant de Jérôme, en citant son propre livre de chevet, tandis que la voix et l’image du père sont également visibles et lisibles :

 

Le thème de l’inscription tisse donc autant l’intrigue cinématographique qu’elle structure son évolution : si une première partie se structure par les sections de l’oeuvre de Sei-shōnagon, le film, peu à peu, évolue vers une structure propre à Nagiko, celle de ses livres.

Remédiation

Adapté de l’oeuvre Notes de chevet (Makura no sōshi) de Sei-shōnagon, le film de Greenaway opère une remédiation de cette oeuvre – « ce processus par lequel les nouveaux médias se déploient en imitant les formes de ceux auxquels ils succèdent, afin de mieux négocier leur intégration » (Monjour 2018) – par la dispersion des supports d’inscription présentés à l’écran. Dame de la cour du Japon, Sei-shōnagon écrit cette oeuvre de la littérature japonaise aux environs de l’an mille. Entrée au service de l’impératrice Sadako en 991, elle quitte le palais en 1000 à la suite de la mort de sa maîtresse. C’est à partir de cet évènement qu’elle rédige ses notes de chevet. Constituée de près de trois cents notes traitant d’évènements et éléments divers, cette oeuvre ne se présente cependant pas comme un journal intime, mais plutôt comme l’une des premières manifestations dans la littérature japonaise d’un genre qui sera célébré par la suite : celui des zuihitsu ou « écrits au fil du pinceau ».

La dimension énumérative (noms de montagnes, de mers, de rivières, de palais) et l’enchaînement pêle-mêle des notes (récits de choses vues, de courtes scènes sur le vif), ce qui constitue l’essence de l’oeuvre de Sei-shōnagon mais également d’un genre littéraire à sa suite (Kristeva 1994), sont remédiés à l’écran par la dispersion des supports et leurs multiplications, la superpositions des angles de prise de vue différents, l’alternance ou la cohésion entre espaces en couleurs et en noir et blanc, les jeux de transparence entre plusieurs images qui mêlent donc autant les récits et les lieux que le faisait l’auteure japonaise.

Film fait de superpositions avec des angles de prise de vue différents, des plans en couleurs, en noir et blanc, en transparence, mêlant les lieux : la cour de l’empereur, le Japon, la trépidation du Hong Kong moderne, avec un vide central dans lequel se déroule l’action, soit scène de la vie actuelle, soit aperçu de la vie de l’impératrice. Il y a peu d’échanges verbaux, sauf à des moments forts. (Ermolieff 2012)

Comme les empereurs cotoîent les ministres, courtisanes ou êtres de la nature dans l’oeuvre japonaise, la cour de l’empereur et sa cérémonie se superposent en image à la vitesse du Hong Kong moderne ; un élément de la l’énumération est contée et rejoint l’image filmique illustrant la poésie des calligrammes :

 

le corps des amants recouvre et se voit recouvert de peinture ici de Notes de chevet montrant Sei-shōnagon et son amant dans des positions semblables :

 

le visage d’une Sei-shōnagon rejoint celui de Nagiko :

 
 

et les deux noms s’unissent :

 

Ensemble ces hétérogènes se rejoignent pour constituer un objet filmique remédiant un objet littéraire à l’écran2.

Cette structure de remédiation constitue l’essence du film, qui, ainsi, procède d’une atemporalisation :

Ce film, en travaillant ainsi par ruptures et superpositions, nous donne à voir comment se joue la vie de Nagiko, comme celle de tout être humain : non pas faite de remémorations, mais d’un présent en tant que synthèse des éléments du passé, éléments culturels, éléments familiaux et de vie personnelle. Représentation filmique du « présent-passé », ainsi que l’exprime Deleuze en évoquant la conception du temps de Bergson comme différents plans de temps coupant le cône de la vie. L’ancien présent se trouve représenté dans l’actuel, il ressemble à l’actuel et se dissocie en présents partiellement simultanés de durées très différentes, contigus les uns aux autres, contigus avec l’actuel. Tout est là, tous ces instants sont là, agissant. Dans une existence, l’enfance ne finit pas, écrit Bonnefoy. C’est ce que représente la superposition des plans de vie dans ce film. (Ermolieff 2012)

La superposition de visible permet de réinscrire une dynamique d’appréhension du lisible : l’image, superposition de matières visibles, se tisse en réalité et se présente alors aux yeux comme un texte3. Il s’agit de lire l’image filmique pour la comprendre de la même manière que la force des images littéraires de l’écriture de Sei-shōnagon amenait à imaginer la structure textuelle au-delà des mots.

L’oeuvre de Sei-shōnagon est également remédiée par la narration : lors de son anniversaire, la tante de Nagiko lui lit des « listes de belles choses » provenant des Notes de chevet de Sei Shōnagon et lui apprend que lorsque cette dernière aura 28 ans, l’oeuvre en aura 1 000. Cette scène est notamment endacrée par l’écriture de Sei Shōnagon, dont l’une des pages est de plus visible dans son ensemble :

 

L’ouvrage apparaît également lors de la scène du suicide de Jérôme, il l’ouvre et le dépose sur son coprs. On peut également noter une référence à l’oeuvre source dans la scène de rencontre de Nagiko et Jérôme : afin de contrôler l’écriture de Jérôme sur son corps, Nagiko presse les parties inscrites sur un édredons (pillow). Le film se conclut sur une Nagiko, alors âgée de 28 ans, le même âge que Sei Shōnagon quand elle l’avait écrit. L’oeuvre filmique compose avec plusieurs surfaces donc autant qu’elle les superpose, remédiant ainsi ce qu’Anne-Marie Christin fait remarquer à propos de la peinture chinoise de paysage : « le mystère ne se situe plus seulement à l’extérieur de l’image, il ne se résout pas non plus dans l’énigme de son affleurement […], il est présent à sa surface même, il est le principe moteur de l’association des figures » (2000, 66).

Sous-titrage et sur-inscription de soi

Également élément de remédiation, la parole prononcée dans le film est principalement en langue japonaise. Cet écho de l’oeuvre source est alors traduit dans les sous-titres occupant le bas de l’image. Or, au-delà d’une simple traduction, le sous-titrage performe l’espace du visible : il participe en tant que tel à une lisibilité du visible. Le sous-titrage procède d’une retranscription qui, placée proche d’un espace d’inscription, thème visuel majeur de l’oeuvre, devient sur-inscription narrative.

Inscrite dans la narration et dans la persona du personnage principal féminin, l’inscription participe d’une dimension psyschologique du film et en cela rend l’invisible des rapports relationnel visible. L’évolution des inscriptions, des types de supports de l’inscription dans le cadre de contextes relationnels différents, témoignent du développement du personnage :

  • enfant, c’est elle le support de l’inscription du père dans le cadre d’une cérémonie familiale et officielle
  • devenue adulte, elle devient le support d’inscription de l’écriture de ses multiples amants dans le cadre de l’intime et dans le mouvement d’épanouissement de sa sexualité
  • liée à un amant, premier amour, elle apprend à inscrire à son tour et c’est alors qu’une relation de mutuelle inscription s’instaure
  • devenue mère, elle inscrit l’écriture d’un héritage sur sa fille, tout en lui contant son histoire.

La dynamique de l’inscription que nous avons présenté en premier lieu acquiert ici une dimension psychanalytique : la reproduction oedipienne d’un geste de transcription du père sur la fille se poursuit de l’amant sur la femme, de la femme enfin sur la fille. Autant se détermine t-elle par les inscriptions qu’elle voit, qui apparaissent en couleurs à l’écran, autant détermine-t-elle sa vie par l’inscription qu’elle ne voit pas : sur sa nuque, analogue à Dieu dans le mythe japonais de la création du monde, son père inscrit son propre nom. Dans le cadre de ses sur-inscriptions évoluant à partir d’un schéma enfant-adulte-parent, le sous-titrage constitue une ligne d’horizon : il est autant espace de narration qu’espace du personnage, qui est la seule narratrice.

L’inscription est l’espace d’expression du personnage principal et espace d’inclusion du hors-film : de même qu’elle ne peut être sans le geste d’écriture sur son corps, le film ne peut être sans son sous-titrage dans la mesure où les images ne peuvent être lues sans une sur-inscription, qui ne traduit pas les calligrammes mais les explique en invoquant un imaginaire poétique : ainsi certains sous-titres ne constituent pas la traduction d’une voix, ni celle d’une écriture, mais un élément de lecture de l’image. Les sous-titrages, states ajoutant encore à l’image une dimension de lisibilité, retranscrivent la dynamique de l’Haïku, sa lenteur contemplative :

 
 

L’écriture, ou plutôt la calligraphie, c’est ce qui a conféré son identité à Nagiko. Elle a besoin de l’écriture sur son corps : « I need writing, don’t ask me why. » Sinon, elle se montre en butte à une véritable destitution subjective. Non seulement il y a eu l’introduction symbolique de Nagiko par son père au moment de ses anniversaires, l’union de leurs noms sur son corps, mais c’est encore le père qui commence son initiation à la calligraphie. L’écriture et la sexualité se sont trouvées mêlées par la scène entrevue à ses 4 ans du père se donnant à son éditeur. Nagiko demande à son mari, puis à ses amants, qu’ils écrivent son nom sur son corps le jour de ses anniversaires. Si elle ne peut l’obtenir, le film la montre tentant, soit de l’écrire elle-même, soit de se coller sur la poitrine une feuille calligraphiée portant son nom. Mais cela ne convient pas : Nagiko se heurte à l’impossibilité d’une répétition alors qu’elle aspire à reproduire le don paternel de son identité ainsi qu’à ressusciter la plénitude de sa vie passée. Pourtant, elle s’y essaie avec frénésie et se demande ce qu’il vaut mieux, « un bon amant et mauvais calligraphe, ou un mauvais amant et bon calligraphe ». C’est vers ce dernier que la porterait son choix. Son corps peut alors être recouvert d’inscriptions en toutes les langues : « Son écriture, dit-elle, en tant de langues différentes, me transformait en une sorte de panneau postal pointé à l’est, à l’ouest, au nord et au sud. » Mais il y a abandon de cette poursuite quand Nagiko décide de se mettre elle-même à la place de son père et d’écrire sur le corps de ses amants. « I want to describe the Body as a Book. A Book as a Body », écrit Nagiko sur le premier corps calligraphié. C’est la lettre que l’on écrit sur le réel du corps. Elle écrit ainsi un livre « corporel » en treize chapitres dont le dernier signera la vengeance de son père par la mise à mort de l’éditeur. La surface du corps est devenue pour Nagiko, par le fait de l’acte paternel, lieu de jouissance où s’inscrit la figurabilité d’un fantasme. S’y révèle l’investissement inconscient de cet acte particulier d’écriture. (Ermolieff 2012)

Comme Nagiko, le lecteur occidental, public prévu pour ce film franco-britannique, a besoin des sous-titrages. Et, pour poursuivre encore la comparaison, Nagiko ne parvenant pas à écrire elle-même sur son propre corps, de même, le lecteur ne peut seul sous-titrer les inscriptions du film.

Mais pourquoi le metteur en scène a-t-il placé ce défilement des idéogrammes ? C’est un film destiné à des Occidentaux dont peu sont susceptibles de lire cette calligraphie. Ce faisant, par ce défilement d’idiomes étrangers, Peter Greenaway maintient un fil conducteur tout le long du film difficile à suivre par l’image, et ce d’autant plus que notre intérêt est mis en éveil : ce langage écrit que nous ne comprenons pas signifie quelque chose, mais quoi ? Ces pages écrites représentent-elles réellement des parties du texte de Pillow Book ? Très certainement, et ainsi elles servent de « plan de référence » du « présent-passé » sur lequel se place la vie de Nagiko. D’autre part, Peter Greenaway tient compte de la spécificité de cette écriture. Dans une interview, il disait, en effet, regarder l’idéogramme comme une synthèse complexe de textes et d’images : une unité minimale de cet agencement. L’idéogramme a une valeur plastique et graphique et attire par sa forme visuelle. (Ermolieff 2012)

Au-delà du texte, les images placées en bas de l’écran, dans le même espace donc, peuvent être considérées comme participant d’un sous-titrage ou d’une sur-inscription dans la mesure où elles contextualisent une scène, l’inscrivent dans un rapport d’intertexualité qui n’est cependant plus de l’ordre du lisible, mais de l’ordre du visible :

 

Dans cette scène, Nagiko retourne sans le savoir chez l’ancien éditeur de son père et c’est dans cet espace d’un schéma qu’une même choréographie de relations va opérer : comme elle a vu son père sortir du bureau de l’éditeur, elle voit son amant sortir. Cette scène ne contient aucun dialogue, aucun sous-titre : sa lisibilité est permise par la sur-inscription d’images.

Calligraphie

Pour Rosalind Krauss, lorsqu’ « une écriture est encadrée, elle devient une image »(Krauss 1993, 284, traduction de l’auteure). Ainsi l’inscription au centre même du film, au centre de la structuration de l’écran, est par excellence une écriture entre image et texte4, entre littérature et art dans la mesure où il s’agit de la calligraphie, soit de la belle écriture. Si l’inscription est dynamique de narration, elle ne semble pas pouvoir être séparée de son principal, presque exclusif, support, à savoir le corps dans toutes ses surfaces, jusqu’aux plus intimes.

Érotique du support

Le support principal, le corps est érotique dans la mesure où toute sa surface est inscriptible, mais également par les contextes d’inscription qui sont ceux de la relation intime (à la différence de l’idée de Gavard-Perret (1997)). La figure de l’amant est corrélaire de la capacité calligraphique et est autant le support d’une inscription, donc d’une histoire de calligraphie personnelle et traditionnelle, qu’un support de relation amoureuse. Le « désir amoureux » de Nagiko est en effet chez elle désir d’écriture sur peau. Ainsi ces amants scriptibles se comptent au nombre de treize, tous établis dans l’intimité, et ils sont tous les vivants supports, les chapitres en chair d’une oeuvre de vie et de sexualité. Nous les listons ici :

  • le Livre 1 : The First Book of Thirteen, inscrit sur le corps de Jérôme  

  • le Livre 2 : The Book of the Innocent, inscrit sur un premier touriste suédois

  • le Livre 3 : The Book of the Idiot, inscrit sur un deuxième touriste suédois  

  • le Livre 4 : The Book of Impotence, inscrit sur un viel homme courant au travers des rues

 
  • le Livre 5 : The Book of the Exhibitionist, inscrit sur un Américain obèse hyperactif
 
  • le Livre 6 : The Book of the Lover, inscrit sur le corps de Jérôme mort  

  • le Livre 7 : The Book of The Seducer, inscrit sur un messager, détruit car l’homme est resté trop longtemps sous la pluie  

  • le Livre 8 : The Book of Youth, conservé sous la forme d’une série de photographies

 
  • le Livre 9 : The Book of Secrets, inscrit sur un jeune moine  

  • le Livre 10 : The Book of Silence, inscrit sur la langue d’un messager  

  • le Livre 11 : The Book of the Betrayed, inscrit sur un jeune lutteur, découvert lorsqu’il est percuté par un camion de manifestants devant le bureau de l’éditeur

 
  • le Livre 12 : The Book of False Starts, inscrit sur un messager passant en voiture
 
  • le Livre 13 : The Book of the Dead, inscrit sur un sumo qui sera chargé de tuer l’éditeur
 

Ainsi chaque livre procède de son identité, procède d’un rapport sensuel et sexuel, inscrit autant dans un rapport d’amour du père, puis de l’amant que dans un rapport de désir de vengeance du père, puis de l’amant. Autant que l’inscription est calligraphie manuscrite, elle est l’outil d’un désir féminin, amour ou vengeance pour reprendre l’intemporel couple eros et thanatos.

Si l’écriture donne os à la jouissance, comme le dit Lacan dans le séminaire XVII, l’écriture chinoise plus particulièrement, car elle est restée l’écriture des choses et des sons. Nagiko, en écrivant sur le corps de ses amants, fait la jonction entre l’esprit et le corps. Par les écrits, elle tente une domestication du corps et de la jouissance pulsionnelle. Cependant, cette invasion constante du réel du signe chinois dans l’ordre symbolique provoque la jouissance et l’interdit, et conduira jusqu’à des mises à mort, tout d’abord celle d’un de ses amants, Jérôme, puis de l’éditeur. (Ermolieff 2012)

En effet, l’ultime destinaire de ses divers livres de chevet est l’éditeur qui, en tant que figure, représente autant sexualité que violence : il est l’amant forcé du père, il est l’amant-corruption de l’amant. Dans cette histoire de l’inscription et du désir, la figure de l’amant rythme autant les personnages calligraphiques qu’elle atteste du mouvement eros/thanatos (Lehman 1998). En effet, débuté dans l’amour et l’esprit vengeance, poursuit dans un mouvement de retournement, les amants fâchés et l’ennemi de leur union triomphant, médium de l’intrigue, le mouvement d’écriture se conclue sur l’assouvissement de la revanche initiale par la mort de l’adversaire et la réunion des deux amants. La corrélation chair/inscription est mesure du désir : la peau la plus montrée au sein de film, outre celle de Nagiko dans une dimension identitaire que nous avons mentionnée, est celle de l’amant : il est ainsi le plus inscrit, le plus visible, parce que le plus aimé, et autant de visible disent autant de lisible, soit de gestes de lecture de son corps et donc de geste de désir. Même mort, l’amant demeure un support d’inscription autant calligraphique qu’érotique : l’éditeur, ayant faire reliée la peau calligraphiée de Jérôme, embrasse le support et ainsi le désacralise.

Le corps, autant masculin que féminin, est exposé parce qu’il est inscrit, il est donc visible parce qu’il est devenu support lisible d’un désir de belle inscription : jusqu’à ses parties les plus intimes, avec notamment le Livre des Secrets, écrit sur un jeune moine dans ses espaces les plus secrets. L’érotique de la calligraphie n’est pas seulement dans sa dimension charnelle, c’est-à-dire dans ses espaces intimes d’inscription, mais également dans sa totalité : des espaces secrets, aux espaces cachés comme la langue, en passant par la peau mortuaire, il n’est pas un espace du corps humain où le désir de Nagiko puisse trouver lieu d’expression.

Écriture-peau

La prédominance de la peau comme support amène la calligraphie à devenir ce que nous pourrions appeler une écriture-peau. Nagiko compare d’ailleurs l’odeur de la peau à celle du papier. Au-delà du support de la surface du vivant, pouvant être perçu par la conscience occidentale comme un retour aux origines de l’écriture avec le velin, il est possible d’envisager que le support-derme génère une nouvelle calligraphie. Elle demeure belle, mais elle est fondamentalement peau. À cet art d’écrire correspond une tradition de transmission, puisque l’art de la calligraphie se transmet de génération en génération par le derme, du père à la fille par le geste d’inscription sur la peau de l’apprentie, de la mère à la fille de la même manière. La calligraphie devient également affaire de peau et pores lorsqu’elle souhaitent parvenir à un modèle plus permanent et officiel : l’éditeur, en plus de monayer ses services par des payements en nature, évalue l’histoire - nous dirons ici le texte - au travers de la corporéité calligraphique. Le livres administré à l’éditeur sont des livres de chair, leurs peaux correspondent à l’unique exemplaire manuscrit que les copistes retranscriront ensuite sur support papier.

Il est étonnant de remarquer que le support papier demeure ici second : le premier manuscrit est celui de la peau. À l’image du projet SKIN5, l’oeuvre The Pillow Book amène donc à se questionner sur une origine de l’écriture, perçue, dans le contexte du film, comme initialement perception sensorielle et charnelle d’un support ainsi que vue comme image d’un ensemble, pour enfin lue comme une cohésion textuelle. Ainsi autant dans ce nouveau système, la peau est primordiale, autant le modèle est nerf (Elliot et Purdy 2001). L’identité du porteur de la peau est cohérence avec l’inscription reçue : il est à se demander si un rapport d’origine existe entre peau et inscription.

Dans tout le film domine l’écriture chinoise : soit en tant que pages que l’on peut penser issues du Pillow Book ; soit en tant qu’inscriptions sur le visage de Nagiko faites par son père, puis, le jour de la mort de ce dernier, par l’éditeur ; soit en tant qu’inscriptions faites par ses amants sur son corps avec un mélange de calligraphies, puis, finalement sur les treize hommes que Nagiko envoie à l’éditeur comme les treize chapitres d’un livre dont le dernier signe la mise à mort de l’éditeur avec son consentement (le film se termine aussi par Nagiko écrivant sur le visage de sa fille nouveau-né). Le jeu de l’écriture sur la toile renvoie au jeu de l’écriture sur les corps et vice versa. (Ermolieff 2012)

Cette adéquation support-inscription, si elle fait se référer à l’idée qu’aucun texte n’existe sans matière d’inscription, amène à penser qu’aucun support n’existe sans image de lui-même (imago soit autant âme, représentation que modèle) :

Alors le montage de The Pillow Book ne serait pas uniquement un montage alterné, et l’utilisation de la couleur et du noir et blanc une tentative de différencier ; il s’agirait plutôt d’une juxtaposition qui met en relation des segments filmiques qui se questionnent et se répondent l’un par l’intermédiaire de l’autre. Peter Greenaway propose une manière singulière de concilier discontinu et continu, où le continu et le discontinu s’échangent, changent de place, sortent de leurs catégories habituelles et a priori. (San Martin et Bouchy 2016, 2‑3)

La structure de l’oeuvre de Greenaway permet ainsi d’unir l’être en soi et en puissance au sein de l’inscription : texte avec un tissage interne de mots figées, et image, perception sensorielle mouvante. Le texte écrit rejoint ainsi l’image de l’écriture (belle inscription) au sein d’un support du vivant et de l’essence visible du vivant (la peau comme monstration) pour façonner un nouvel objet dans un gest de l’inscription, donc un gest de l’intime dans la mesure où il correspond au traçage d’un extérieur poétique dans un intérieur individuel. Semblable au tatouage (également présent sur le corps de Nagiko6), et donc au projet SKIN mentionné, la peau, dépositaire de l’inscription porte à une nouvelle conception du texte, autant mouvant au travers des individus porteurs ou messagers, vivant et effaçable par les accidents dûs à la réalité du monde où ils évoluent (la pluie, la mort), qu’ouvert et visible avant d’être lisible. Le support importe donc dans ce système autant que l’inscription, à l’image du fantasme parfait amant/parfait calligraphe : Nagiko choisit ses peaux d’inscription. Le photographe Hoki, admiratif du travail de Nagiko, la supplie de devenir un modèle d’inscription. La demande lui sera refusé : il est en effet un mauvais support.

 

Surnommé le « buvard », l’encre se brouille et coule, signant un échec de ce premier mouvement d’inscription de l’homme-support. En effet, dans The Pillow Book, le texte calligraphique si il n’existe pas sans son support poreux, n’est pas sans la perspective de son support, donc sans sa visibilité épidermique.

La calligraphie-écran

Comment retranscrire - ou remédier dans la perspective de notre étude - la porosité de cette calligraphie particulière ? C’est là une des dynamiques du film de Greenaway qui, s’il traite de la calligraphie comme un art d’inscrire, propose également d’appréhender la calligraphie là où elle n’avait pas été encore touchée. La porosité de l’inscription calligraphique, la perception sensible qu’elle pourrait être si le modèle était à portée de main, est retranscrite par une superposition de couches et un mêlement de sens lisible et visible qui adjoints, par une dynamique synesthésique, mènent à une expérience sensible :

Dans ces plans, le point de vue, en se multipliant, s’affirme en une répétition formelle et signifiante qui confère à l’image un espace concentrique. Cette forme visuelle […] fonctionne en « couches » superposées, [et] provoque […] un réel décentrement de la perspective visuelle. Cedécentrement s’accompagne d’une ambiguïté du sens, par surcharge, qui déjoue nos habitudes delecture tout en étayant puissamment la narration. (San Martin et Bouchy 2016, 3)

Parce que par principe la calligraphie opère dans un espace de l’esthétique (αἰσθητικός, « qui perçoit par les sens, perceptible ») avant de résulter d’un espace lisible, la calligraphie est semblable au tableau. C’est en ce sens que le jeu des couleurs opère :

 

Dans cette image du début de l’oeuvre, la couleur apparaît progressivement dans le miroir où se regarde Nagiko enfant. L’inscription vient donc s’imprimer sur l’écran par la couleur :

Picture in the mirror […] and text on the screen. The screen is a mirror. The mirror is ascreen. Yet the image of the girl’s face in the mirror is texted and the text on the screen is shaped likethe mirror. […] Here is a complexity hovering that makes separate text and separate image clumsyand redundant. (Greenaway 1996, 16)

En cela, le support filmique, soit l’écran, permet une cohérente remédiation de sa dimension sensible, une plasticité (San Martin et Bouchy 2016), en invoquant bien sûr l’érotisme d’une narration, mais également en évoquant les dermes de la peau avec une stratification de l’image présentée au sein d’un jeu de transparence, et donc d’une dynamique de trace autant que de cache. Calligraphie et écran se rejoignent notamment sur le corps de Nagiko :

 

Or, la remédiation à l’oeuvre n’est pas seulement celle de l’identité esthétique d’une écriture, mais également celle celle de sa dimension manuscrite, celle donc de sa matérialité par le geste acté et filmé : le geste de l’artisan calligraphe qui par un jeu de miroir se confond avec le résultat de son support ; le geste de l’amante qui se mêle autant qu’il suggère des positions d’amour ; le geste de la violence lorsqu’il est répété dans un contexte de jeux de pouvoir et dans des espaces qui, parce que relevant de l’intime, lorsqu’ils sont exposés à l’éditeur deviennent des exhibitions. La calligraphie en écran devient alors une performance offrant au lecteur-spectateur la contemplation architecturale d’une intermédiation autant narrative que sensible.

Intermédialité : entre papier, peau et écran

The Pillow Book, s’il s’agit d’une adaptation livre à l’écran d’un ouvrage, par la diversité des supports lisibles et visibles corrélés, questionne l’intermédiatialité, en tant qu’herméneutique des supports présentés (papier, peau, écran), et le geste d’intermédiation (inscription narrative, inscription érotique, inscription numérique) en l’inscrivant dans une histoire originelle et une énigme de l’altérité.

Tisser la surface pour raconter l’origine du monde

 

Le début narratif de l’oeuvre s’inscrit dans la thématique de l’origine : origine d’une dynamique d’inscription et de désir d’inscription, origine également de l’homme en tant qu’image écrite par Dieu. La première image, passé le générique où défile un texte calligraphié, est d’ailleurs le geste de calligraphie, d’une main, sur un visage d’enfant. L’intermédialité – déjà présente dans cette cette scène d’exposition entre calligraphie sur peau, image de cette inscription, parole cérémoniale de l’inscription, retranscription de cette parole avec le sous-titrage et écran ou architecture des différents médias dans un même espace cinématographique – permet de comprendre le mythe de l’origine. La quête en effet de Nagiko est moins la quête oedipienne, désir d’inscription érotique et de recherche du père dans l’amant, que celle d’une vérité et d’une naissance de monde. Le récit oral à l’origine du film correspond à une mythologie japonaise sur la création du monde :

Pao Xi, dans les temps anciens, régnait sur le monde. Il contempla les figures dans le ciel, puis les phénomènes sur la terre. Puis il créa les huit trigrammes afin de pouvoir commencer à communiquer avec le pouvoir de l’Efficience Infinie. Donc, à l’origine des choses est le wen, le signe écrit dans la civilisation chinoise. La surface – j’insiste sur ce terme – de l’apparence demeure le lien initial de l’homme avec le monde. (Ermolieff 2012)

L’importance de la surface, nous concevons ce terme au même titre que la peau comme synonyme de support, se conçoit à l’origine de l’homme : l’inscription sur ce support est donc la transcription visible, la traduction lisible de la relation entre l’homme et le monde. C’est une même image que nous retrouvons dans la formule prononcé par le père : “When God made the first clay model of a human being, He painted the eyes…, and the lips… and the sex. And then He painted in each person’s name lest the person should ever forget it. If God approuved of His creation, He breathed the painted model into life by signing His own name.” Le nom fait office ici de symbole, mais de matérialité également, de la présence de l’homme au monde : c’est ainsi que le personnage Nagiko se définira, c’est ainsi que ce définissent les identités des hommes-livres.

Ce questionnement par le geste d’inscription, sous tous supports, est visible notamment durant la scène de présentation du 7e livre : The Book of The Seducer. Nous retranscrivons ici l’enchaînement des images :

 
 
 
 
 
 
 
 

Chaque image de la présentation du 7e livre comporte une question sur une naturalité du livre :

  • 1 : Where is a book before it is born?
  • 2 : Who are a book’s parents?
  • 3 : Does a book need two parents: a mother and a father?
  • 4 : Can a book be born inside another book?
  • 5 : Where is the parent book of books?
  • 6 : How old a book have to be before it can give birth?
  • 7 : Do young books cry and scream if they are not read?
  • 8 : Do they pass words with incontinent abandon?

Le mouvement de la caméra fait correspondre corps, inscription et questionnement : ainsi se lient la sphère du visible, du lisible et de l’intelligible dans un même mouvement intermédial. La question intermédiale, celle émanant du support d’inscription, est donc celle de la généalogique de l’écriture comme celle de l’homme. The Pillow Book est donc autant une pensée de l’écriture comme visible qu’une pensée de l’origine comme lisible. Le déchiffrement du support témoigne de cette quête. Tisser la surface signifie raconter l’origine du monde dans l’oeuvre de Greenaway.

L’édition mise à nu : écriture visible, image lisible

Au-delà de la question de l’origine, le processus d’édition est ce qui compose la trame du récit de cette oeuvre de Greenaway. Dans ce combat de désir et d’écriture, il semble possible de distinguer deux groupes : d’un côté ceux qui éditent ; de l’autre ceux qui écrivent. Si l’espace des écrivains se présente comme un monde de cérémonie et de mythe, celui des éditeurs se compose par le chantage, la violence et la désacralisation. Entre ces deux mondes voyagent les messagers, les hommes-supports qui sont ainsi autant des objets d’échange (des bargains), que de pouvoir ou de désir. Les personnages de ce monde l’édition représentent cette violence vis-à-vis du support : le mari de Nagiko, apprenti de l’éditeur Yaji-san, déchire le livre de chevet de Nagiko ; Yaji-san exhume Jérôme et en fait son livre de chevet personnel. La violence du monde éditorial également dans le thème de l’usurpation du geste d’inscription : lors d’une cérémonie d’anniversaire de Nagiko, avant que le père ait pu inscrire son nom sur la nuque de sa fille, l’éditeur fait irruption et signe à la place du calligraphe. Ce geste autant lisible que visible est un symbole de l’usurpation auctoriale de l’éditeur.

Dans ce système, il semble que les écrivains payent de leurs corps, par un commerce de la peau : le père par faveurs sexuelles ; la fille par l’envoi des messagers qui ont été ses amants. Ce rapport de force entre deux figures et qui fonde la trame narrative, laisse transparaître une symbolique des deux clans : en tant que figures institutionnelles, ce rapport est témoignage d’une tension entre famille et espace intime d’un côté et publicisation et dévoilement de l’autre. On pourrait ici penser à la tension entre intimité et extimité (Tisseron 2001) où l’être de l’individu est histoire de représentation prostituée et non plus de présentation consentie. Le processus éditorial se fonde donc, dans le portrait qu’il en fait dans The PIllow Book, sur une transmédiation des relations autour d’un support : aimé par les écrivains, ce même support est travaillé avec une certaine brutalité visuelle et une désacralisation de sa lisibilité.

En témoigne notamment l’édition du 6e livre, The Book of the Lovers, à partir du corps de Jérôme. Nous présentons ici en images les principales étapes du processus éditorial :

 
 
 
 

Le traitement de ce support peau est semblable au parchemin :

  • étape 1 : le dépeçage ou l’extraction de la peau sur le support vivant
  • étape 2 : l’ébourrage qui consiste à réduire la peau au derme en ôtant les poils et les lambeaux de chair qui n’avaient pas été éliminés lors du dépeçage
  • étape 3 : les multiples bains : le travail de rivière afin de nettoyer la peau de ses dernières impuretés dans l’eau, un bain ensuite composé d’eau et de chaux vive pour être ensuite tendue sur un cadre.
  • étape 4 : travail multiple de ponçage et de reliure.

La composition des images dans ce processus n’est plus la même : si il y a peu de sur-inscription ou de co-composition de l’écran, la seule co-composition qui demeure (l’étape 4) témoigne d’une certaine rigidité. En effet dans cette image, la plasticité générale du film est abandonnée, les cadres refusent la transparence et les gestes éditoriaux sont comparables à des machines. L’une des images des plus crues du film est celle montrant les restes de Jérôme, comme les chutes de matières :

 

Une image identique veut être aperçu lorsque Nagiko se rend pour la première fois au bureau de l’éditeur : l’édition, et son processus d’édition mis à nu par le parcours imagé d’un matériau lisible et visible, sont donc analogue à des boucheries, ne concervant que les « belles pièces ».

Figure-écran du livre

L’image à l’écran de ces objets amènent une autre profondeur : l’encadrement de l’écriture, la faisant image (Krauss 1993), permet également d’opèrer comme une mise en page, comme un espace d’édition qui n’est plus exclusivité du film, du visible mais également un espace d’édition du littéraire. C’est pour cette raison que nous reprenons la notion de « figure du livre » de Bertrand Gervais (Gervais 2016). Adotant une perspective sémiotique intermédiale, Bertrand Gervais définit cette notion par deux points principaux qui correspondent aux caractéristiques étudiées de notre objet d’étude :

  • une figure du livre implique que soient regardés non pas tant les objets auxquels les signes renvoient que les formes et les signes eux-mêmes, révélés par leur soudaine opacité.

  • une figure du livre, en iconisant les mots, déplace l’attention vers le texte lui-même et ses qualités plastiques.

La destructuration que note Bertrand Gervais dans son étude des nouvelles figures du livre opère également dans l’espace des corps et de l’écran : comme pages à multiples dimensions ou strates, l’écran et les corps partagent cette différence radicale de prime abord avec le livre de ne pas pouvoir se faire livre, surface mais non livre. Les hommes-livres sont conçus comme des objets de lecture, comme des figures visibles du lisibles. La réflexion sur la visibilité de l’inscription, sur la lisibilité de l’image et sur l’érotisme d’une herméneutique du support mènent à comprendre l’oeuvre de Peter Greenaway comme un figure du livre dans la mesure où l’écran tente de faire corps avec une logique, avec une matérialité et donc une lecture du livre en tant que modèle et objet. Ainsi le choix d’une remédiation de l’art calligraphique à l’écran fait tout à fait sens : comme le sens de lecture de la pellicule par la machine, la calligraphie japonaise se lit de haut en bas (linéarité que l’on peut également retrouver dans le modèle du parchemin7).

La nostalgie ressentie par Nagiko, éprouvant de la difficulté à trouver des calligraphes, art traditionnel en disparition progressive, correspond à ce que Bertrand Gervais identifie comme le mythe de la fin du livre, en partie généré par l’apparition de nouvelles formes destructurant un modèle, rompant avec une tradition, désacralisant un texte poétique.

Conclusion

En film qui se lit comme il se voit, The Pillow Book propose une remédiation non seulement d’une oeuvre littéraire japonaise, d’un genre littéraire, mais bien d’un système d’inscription : pour retranscrire la porosité de la calligraphie, cet art de la belle écriture qui est ainsi autant lecture que contemplation, l’écran doit permettre un espace presque synesthésique où deux gestes, voir et lire, peuvent se rencontrer et s’étudier simultanément. L’inscription, qu’elle témoigne d’un rituel familial, d’un sentiment amoureux, d’un mythe de la création, n’est pas neutre et son support est autant vivant qu’investi d’humanité. C’est l’union entre lisibilité et visibilité au coeur de l’inscription indivisible de son support qui fait de l’oeuvre de Greenaway une oeuvre-écran calligraphique.

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Tisseron, Serge. 2001. L’intimité surexposée. Paris: Ramsay.

  1. Le terme articulation vient du terme latin articulus dérivé du terme grec ἄρθρον,os.↩︎

  2. On pourrait à ce titre citer Alan Ray : « Par rapport à la régularité, à l’immobilité du texte imprimé, qui ne conserve que le sens-en langage et une intention d’esthétique assagie, socialisée, elles ajoutent, ces images-du-manuscrit, des dimensions signifiantes, nouvelles, graphiques, structurelles, qui se superposent à celles de la textualité, ou bien se juxtaposent. » (Rey 1996).↩︎

  3. Emprunté au latin textus, le terme désigne littéralement « ce qui est tramé, tissé » en tant que substantivation du participe passé passif de texere, « tramé, enlacé ». Ce sens se retrouve dans le terme de texture, qui, s’il désigne dans un premier lieu un tissu, peut être rapporté à l’agencement des parties d’un texte, d’un discours.↩︎

  4. Au sujet d’une intermédialité de la lecture, nous citons Almuth Grésillon : « À la linéarité du déchiffrement, qui commande toute lecture, vient s’associer un second paramètre, de nature visuelle, qui est d’un autre ordre et qui permet de regarder le manuscrit comme on regarde un tableau » (Grésillon 1993, 143).↩︎

  5. Projet de Shelley Jackson qu’elle décrit ainsi : “A story published on the skin of 2095 volunteers” https://ineradicablestain.com/skindex.html.↩︎

  6. La vision du tatouage sur la peau de Nagiko devenue mère rompt totalement la dynamique d’inscription : sa peau ne sera plus un support de calligraphie. Ainsi à l’image de Sei, elle est devenue le pinceau.↩︎

  7. Au sujet d’une intermédialité de la lecture, nous citons Almuth Grésillon : « À la linéarité du déchiffrement, qui commande toute lecture, vient s’associer un second paramètre, de nature visuelle, qui est d’un autre ordre et qui permet de regarder le manuscrit comme on regarde un tableau » (Grésillon 1993, 143).↩︎