Préface
Sylvia Fredriksson
Nicolas Sauret
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2019/05/01

L’écriture peut-elle défaire le monde et reconstruire du collectif ?

Depuis 10 années maintenant, une voix s’est manifestée sur le web pour exprimer un point de vue sur les problématiques connexes de la propriété intellectuelle, du droit d’auteur, des données personnelles, de la transformation des bibliothèques et des institutions culturelles, des modèles alternatifs d’organisation humaine et sociale, et plus récemment de l’extension de ces réflexions au non-humain. Vaste programme. Davantage qu’un point de vue, c’est une pensée en mouvement que nous a livré Lionel Maurel au fil de son blog SILex. Une pensée comme une invitation à mener avec lui un chantier collectif de réflexion, premier rempart contre les enclosures qu’il ne cesse de recenser.

Cet ouvrage est malgré lui un hommage, un regard en arrière sur ce que l’écriture de Calimaq aura touché et mobilisé chez ses lecteurs. Il est aussi un point d’étape, dont s’empare intelligemment un éditeur pour porter plus loin et plus fort cette voix. Calimaq l’aura bien noté, cet ouvrage naît pourtant d’un paradoxe, celui de vouloir circoncire un blog, de sa matière mouvante et vivante, dans un livre, à la forme finie et close. Mais le projet se définit autrement, et plutôt que d’appréhender les traces de SILex par un travail de sélection et de réécriture dans l’objectif de « poser une somme et de dégager par la réorganisation des contenus une cohérence », les éditeurs nous proposent finalement de rendre compte de son appropriation. Cette inversion du projet n’est pas le fruit du hasard. Elle témoigne d’une volonté de saisir comment circulent les idées lorsque celles-ci adressent justement les vecteurs et les obstacles de leur circulation. Calimaq, lui-même en éditeur avisé, aura d’ailleurs veillé à établir les modalités de circulation et d’appropriation de ses textes, appliquant ainsi à lui-même la pensée qu’il ne cesse d’y développer. Geste récursif et performatif, incarné par une simple écriture (juridique), à savoir l’apposition de la license CC0 sur l’ensemble de son blog. C’est la force de la CC0 (le don) et des CC (le partage) en général, à la suite des licences libres, de retourner la propriété intellectuelle sur elle-même pour en saper le fondement capitaliste et le projet sociétal qu’il promeut, et réouvrir ainsi le champ du commun.

SILex, la CC0 et Lionel Maurel, alias Calimaq, forment ensemble un tout inclusif. Accueillie par son écriture circulante et appropriable, la communauté peut s’y inscrire, et se réagencer elle-même. Ces conditions d’accueil et de confiance sont les meilleurs témoins de ce soin constant que Calimaq porte à sa communauté.

éditeur

En instaurant ce cadre bienveillant d’écriture et de lecture, Lionel Maurel en éditeur fait la démonstration limpide qu’écrire et publier en ligne relèvent d’un seul et même acte. Agir induit une responsabilité des idées et des contenus publiés, autant que des modalités de la publication, c’est-à-dire de ces agents qui structurent et sous-tendent la circulation des écrits.

Ces forces s’incarnent dans les choix éditoriaux, techniques, juridiques, économiques, opérés au moment d’inscrire dans l’espace du web nos écritures et nos traces. De ces choix, s’inventeront peut-être des espaces publics nouveaux, c’est le pari du SILex lorsqu’il s’emploie à penser des modèles économiques et juridiques propres à l’émergence du collectif, ce que Louise Merzeau, consœur de pensée de Lionel, appelait « reconstruire du nous ».

lanceur d’alerte

Né d’une urgence, d’une conviction, d’un coup de sang contre les enclosures informationnelles, son combat s’inscrit alors dans une résistance collective ancrée dans les environnements juridiques et les infrastructures du web. Le tour de force de SILex en whistleblower est d’avoir su façonner les cadres collectifs de réception de ses alertes. Son geste d’écriture est un lancé dont les trajectoires se prolongent en se diffractant. Elles trouvent pour cibles les multiples micro-institutions, formelles et informelles, qui se sont agrégées autour de sa pensée et ses écrits, et dont ce livre témoigne.

D’offensives en plaidoyers, les combats de SILex tissent progressivement une trame où les communs se cristallisent comme point de convergence et ligne de fuite pour la pensée. En remobilisant les droits fondamentaux, les droits culturels et les droits de la nature, il agence des mécanismes d’action qui entendent se réapproprier la compréhension et la connaissance, nécessaires pour peser sur la construction des institutions et en faire naître de nouvelles. Il revendique le collectif (le commun), affirme et défend sa capacité d’action, et prend part à l’entreprise collective de déprolétarisation de tous les champs de la vie sociale en faveur de l’agir politique.

Ainsi, d’une posture protectrice, SILex aura évolué pour donner à son engagement une portée créatrice englobant toutes les dimensions de l’existence, jusqu’à révéler les communs résurgents1, écrasés par l’Histoire qui tenait pour acquise leur disparition. Alors que s’impose à nous l’urgence de réinventer ce qui préexiste-même à nos institutions, la quête de SILex, qui est aussi celle des mémoires partagées2, met en tension les principes prééminents de nos sociétés modernes, et exige de réinterroger la composition de nos savoirs.

chercheur

Lionel Maurel en chercheur enquête à découvert, dans une pratique pluridisciplinaire et poreuse, apte à saisir les bouleversements qui nous habitent et les nouvelles questions à investir. Il retourne les concepts, réactualise les théories là où la recherche institutionnelle tend à les figer. Celui qui rêvait de wikifier la recherche n’a-t-il pas créé un nouveau sillon pour une production de savoirs coopérative, appliquée, réintégrant les connaissances et pratiques singulières ?

Parce qu’il concilie une éthique des fins et des moyens, toujours soucieux de désessentialiser les sciences de leurs cadres disciplinaires et théoriques, il cultive une théorie des communs plurielle, non hégémonique et totalisante.

commoner

Lionel Maurel vit dans l’écriture3. Pris dans le labeur de l’écrit, il agence une pensée, ajoute, retire, efface, traduit, interprête, négocie. Une pratique non linéaire qui autorise le retrait, l’effacement, la déconstruction, le renoncement. En éditeur, en lanceur d’alertes, en chercheur ou en juriste, il est au monde par l’écriture qui façonne le milieu dans lequel il agit. Il n’est pas concepteur. Il fait monde.

Son écriture est une écologie, dont un trait assumé sera de ramener, comme le proposait Isabelle Stengers, le Droit et toutes les disciplines, sur Terre. Un geste d’écriture, pour que celle-ci s’inscrive aussi dans les urgences du monde.


  1. Gutwirth, Serge, et Isabelle Stengers. 2016. « Théorie du droit. Le droit à l’épreuve de la résurgence des commons ». Revue juridique de l’environnement 41 (2):306‑43.↩︎

  2. Merzeau, Louise. Mémoire partagée. In Cornu-Volatron M., Orsi F., Rochfeld J. (dir.), Dictionnaire des biens communs. Presses universitaires de France, 2017. ISBN : 978-2-13-065411-7↩︎

  3. “billets anniversaires” de SILex↩︎