La critique comme pinaillage ?  Mises en abyme du discours critique dans quelques œuvres littéraires contemporaines
Aurélia Gournay
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public

Certains écrivains contemporains mettent en abyme l’entreprise critique en la transposant au cœur de la fiction et en introduisant, parmi leurs personnages, des figures de pinailleurs. C’est le cas notamment d’Eugène Ionesco dans L’Impromptu de l’Alma, de Henry de Montherlant dans La mort qui fait le trottoir lorsqu’il donne la parole à trois « penseurs qui ont des idées sur Don Juan », et d’André Gide dans Les Faux Monnayeurs, au moment où Édouard se livre à des ratiocinations sur l’écriture de son roman. Le pinaillage critique, obstacle au processus créatif par obsession de la précision, fait certes l’objet de railleries qui relèvent avec finesse certaines caractéristiques de cet art, mais il peut aussi, dans la réflexion sur l’écriture qui se livre en particulier dans les œuvres de Montherlant et de Gide, constituer un sujet littéraire, voire le sujet central de la fiction, et même un procédé esthétique qui tend à devenir moteur de la création littéraire par l’exigence qu’il porte en lui.

Some modern writers put into perspective critical work by putting at the core of fiction and by adding, among their characters, the figure of the nitpicker. It is the case in L’impromptu de l’Alma by Eugene Ionesco, in Henri de Montherlant’s La Mort qui fait le trottoir in which he allows three “thinkers who have ideas about Don Juan” to speak, and in André Gide’s The Counterfeiters when Edouard nitpicks about the writing of his novel. The critical nitpicking, as an obstacle to the creative process by excessive need for precision, is the target of mocking, which sharply picks up some characteristics of the art, but, in the process of thinking about which can be seen in writing that can be seen especially in Montherlant’s and Gide’s works, can also be a literary topic, even a main topic in the fiction, and can even be an esthetical process that aims at becoming a starting point to literary creation by the requirement it bears in itself.
Algunos escritores contemporáneos ponen en abismo la empresa crítica transponiéndola al corazón de la ficción e introduciendo, entre sus personajes, figuras de quisquillosos. Es el caso de Eugène Ionesco en L’Impromptu de l’Alma, de Henry de Montherlant en La mort qui fait le trottoir cuando cede la palabra a tres “pensadores que tienen ideas sobre Don Juan”, y André Gide en Les Faux Monnayeurs, en un momento en el que Édouard se deja llevar por las cavilaciones sobre la escritura de su novela. La crítica quisquillosa, obsesionada por la precisión, resulta un obstáculo en el proceso creativo, y es ciertamente objeto de burlas que subrayan con delicadeza ciertas características de este arte, pero también puede, en la reflexión sobre la escritura que se lleva a cabo, en las obras de Montherlant y Gide, particularmente, constituir un tema literario, o incluso el tema central de la ficción, e incluso un proceso estético que tiende a convertirse en el motor de la creación literaria por la exigencia que requiere.

« Quelle bouffonnerie, au fond, et quelle imposture que le métier de critique : un expert en objets aimés ! », déclare Julien Gracq (1980), formulant ainsi l’une des accusations les plus répandues, à l’encontre des critiques et de tous ceux qui, d’une manière générale, entreprennent d’expliquer les œuvres littéraires. Quel enseignant de lettres n’a pas ainsi entendu ses élèves lui reprocher de « chercher la petite bête » et de projeter sur les textes des interprétations « tirées par les cheveux » ? Des reproches similaires se font entendre dans la bouche des écrivains qui accusent également les commentateurs de complexifier inutilement. La critique littéraire serait-elle alors une forme de pinaillage ?

Certains auteurs contemporains placent cette interrogation au centre de leurs œuvres : ils mettent en abyme l’entreprise critique en la transposant au cœur de la fiction et en introduisant, parmi leurs personnages, des figures d’exégètes, de savants, de professeurs. Dans La mort qui fait le trottoir, Henry de Montherlant (1958) donne ainsi la parole à trois « penseurs qui ont des idées sur Don Juan » qui exposent leurs théories sur le héros et s’affrontent en de vaines querelles d’école. Mais ils peuvent également devenir des obstacles au processus créatif : pinaillage et écriture ne feraient pas bon ménage ? C’est ce que semble penser Eugène Ionesco dans L’Impromptu de l’Alma (1958). Que dire, cependant, lorsque les pinailleurs ne sont plus des critiques contre lesquels les écrivains exercent une forme de droit de réponse mais plutôt des doubles de l’auteur lui-même ? Dans Les Faux Monnayeurs, Édouard incarne une projection de Gide et de ses théories sur la littérature. La dimension réflexive s’en trouve renforcée. Le « Journal d’Édouard » est partie intégrante de l’œuvre romanesque : les ratiocinations d’Édouard sur l’écriture de son roman intéressent et stimulent, en définitive, autant que les péripéties du récit cadre. Le pinaillage peut-il alors s’ériger en procédé esthétique et en mécanisme créateur ? Peut-il devenir le sujet central de la fiction ?

1. Portraits de pinailleurs et satire de l’entreprise critique

Les pièces d’Eugène Ionesco et de Henry de Montherlant construisent de façon comparable leurs personnages de critiques. Dans les deux cas, ces figures sont au nombre de trois. Ce choix pourrait bien être signifiant : il y aurait trois critiques comme il y a trois parties dans le plan de dissertation canonique prôné par l’Académie. Mais trois est aussi le chiffre qui tire vers une forme d’unité et, de fait, ces trois figures se confondent parfois, au point de s’ériger en une sorte de « personnage collectif ».

L’onomastique conforte cette hypothèse : Bartoloméus I, II et III chez Ionesco, premier, deuxième et troisième « Penseur-qui-a-des-idées-sur-Don-Juan » chez Montherlant. Cependant, dans cette pièce, les trois « penseurs » ont chacun un nom, dévoilé par le personnage de la « Double veuve » qui les introduit et anime le débat, remplissant, pour ainsi dire, les fonctions du modérateur dans un colloque. Ces noms révèlent le traitement parodique et caricatural qui leur est réservé : « Angelus Bornibus, le grand docteur international qui part mercredi pour le congrès de Munich », « Don Tintin de Retintin, soleil de nos lettres » et « triomphateur du récent congrès de Bologne », « M. le Catedratico de Blablabla y Blablabla, titulaire de la chaire d’organo-psychie à l’Université de Corral de las Gallinas1, bien connu pour sa belle étude : Le mythe, l’anti-mythe et la démystification du mystifié [qui] revient du congrès de Paris. »

Montherlant propose également, dans la didascalie introductive de la scène, un portrait de ces trois figures. Éminemment caricatural, il mérite d’être évoqué rapidement : le docteur est « bedonnant et dindonnant », le littérateur est « minuscule, hydrocéphale, barbu, cagneux, avec une voix d’eunuque », le philosophe est « long comme une asperge et lunaire ». Ce dernier a, de plus, la manie de « s’écarquiller de temps en temps l’œil gauche entre le pouce et l’index », ce que la Double Veuve explique à Alcacer de la façon suivante : « Il a une paupière qui retombe à cause de la fatigue cérébrale. Vous savez, il pense énormément. » Tous trois portent, par ailleurs, des « lunettes extravagantes ». Ce recours systématique à la caricature et à l’hyperbole témoigne de la volonté de faire de ces personnages des fantoches interchangeables, dont le rôle principal est de véhiculer les idées des auteurs sur la critique et sur ceux qui l’exercent. À travers ces pantins grotesques, c’est donc à une satire de la figure du Docteur que se livrent Ionesco et Montherlant.

On retrouve, en effet, dans les deux pièces, l’idée d’une hyperspécialisation des docteurs qui conduit à un cloisonnement artificiel de leurs réflexions et incite à l’invention de disciplines inutiles, qui cachent derrière des noms pompeux leur faiblesse de contenu. Chez Ionesco, les trois Bartholomeus sont respectivement spécialistes de costumologie, de décorologie et de spectatopsychologie. Ces spécialités fantaisistes prêtent d’autant plus à sourire que le mot « docteur » est aussi pris comme synonyme de « médecin », le costumologue devenant celui qui soigne les « maladies du costume » : « Si les médecins soignent les maladies du corps, les prêtres les maladies de l’âme, les théâtrologues les maladies du théâtre, les costumologues soignent tout spécialement les maladies du costume : ce sont les médecins costumologues. » (Ionesco 1958, 155) Cet exemple de la costumologie laisse apparaître l’idée de pinaillage, comme le suggère la réplique de Bartholoméus II : « Votre costume doit être soumis à un traitement minutieux et réfléchi. » (Ionesco 1958, 160)

La même idée de cloisonnement anime la pièce de Montherlant : le docteur, le littérateur et le philosophe défendent chacun leur interprétation du mythe de Don Juan et leurs approches ne communiquent pas. Chaque discipline est étanche, comme le souligne Alcacer : « Vous avez chacun votre clef » (p. 133).

Cette hyperspécialisation de la critique érudite s’accompagne souvent d’une incapacité à se décentrer de son domaine de spécialité pour entreprendre de dialoguer avec les disciplines voisines. L’accusation se retrouve dans des écrits non fictionnels. Gombrowicz dénonce ainsi le « caractère pseudo scientifique de la critique » et reproche aux professeurs de littérature, comme à n’importe quels scientifiques, de ressembler à des « poissons tirés de l’eau : chacun d’eux meurt si on le sort de sa spécialité2. »

Le pinaillage savant des docteurs est mis en échec, dans les deux pièces, par un personnage incarnant le bon sens populaire : Marie, la femme de ménage, chez Ionesco et Alcacer, le valet de Don Juan, chez Montherlant, deux figures ancillaires qui se distinguent par leur sens pratique et leur franc-parler. Elles n’affichent aucune révérence envers le discours érudit et n’hésitent pas à affirmer leur désaccord face aux affirmations péremptoires des critiques. Personnage éminemment comique3, Marie marque par son sens pratique : si le costume de l’auteur est « malade », autant l’envoyer chez le teinturier… Alcacer oppose, lui aussi, son savoir tiré de l’expérience aux connaissances purement théoriques des penseurs : « pour naviguer dans une vie aventureuse à l’extrême, pleine de traverses et de chausse-trapes, nous avons dû bien connaître ce qui est, le connaître d’une connaissance très exacte et très juste, et c’est cela, être intelligent. » (Montherlant 1958, 133) Cette expérience de la vie compense la naïveté de certaines de ses répliques : « Don Juan et moi, dont vous avez tous conclu en disant que nous étions des imbéciles, c’est nous qui sommes les intelligents et non vous. » (Montherlant 1958, 133)

Évidemment, nos personnages ne parviennent pas non plus à un consensus entre eux, ce qui va se marquer dans un pinaillage d’autant plus jouissif qu’il a déjà pour base celui d’un de leurs pairs, et leurs échanges débouchent sur des situations totalement absurdes. À trop vouloir préciser et nuancer, les trois docteurs en arrivent à soutenir une chose et son contraire, multipliant les retournements de formules :

B1 : C’est pourtant clair.
B3 : Cela me paraît obscur.
B2 : C’est du clair-obscur.
B1 : Je m’excuse, c’est de l’obscur clair…
B2 : Vous vous trompez… […]
B1 : Messieurs, je vous l’affirme, l’obscur est clair comme le mensonge est vérité…
B2 : Plutôt comme la vérité est mensonge !
B3 : Pas exactement dans la même mesure !
B2 : Si, exactement dans la même mesure !
B3 : Pas tout à fait. […]
B2 : Mon cher Bartholoméus, il y a là une petite nuance…
B1 : Je suis contre les nuances…
B3 : Moi aussi je suis contre les nuances. […]
B1 : Vous pataugez.
B3 : Que non ! (Ionesco 1958, 137)

À ces pinaillages sur des points de vocabulaire4 se superposent les querelles d’écoles. Prenant pour prétexte des distinctions farfelues comme celle qui oppose « costumologie » et « costumitude », Ionesco se livre à une mordante satire des conflits qui divisent les chercheurs et qui les poussent à gaspiller leur énergie à éclaircir des positions de principe dont ils sont seuls à percevoir les enjeux :

B1 : « Et la science des sciences, la costumologie ?
B2 : Ah non, pas la costumologie, la costumitude !
B1 : Qu’entendez-vous par là ?
B2 : Je suis costumitudiste, j’étudie l’essence du costume.
B1 : Il n’y a pas une essence du costume ! La costumologie crée le costume…
B2 : C’est le contraire !
B1 : Ainsi, vous êtes donc essentialiste !
B2 : Ainsi, vous êtes donc phénoménaliste !
B3 : Tout ça, c’est votre faute ! Philosophicailleurs fuligineux ! Espèces de snobs ! » (Ionesco 1958, 173)

Le style de la critique est également férocement parodié dans les deux œuvres. Ionesco et Montherlant reprennent là un autre reproche adressé aux universitaires, dont Brenner fait notamment état5. Taxant ainsi les membres de l’Université de « maîtres du charabia », il leur reproche de maltraiter la langue française en changeant le sens des mots et en jouant abusivement avec eux. Ce goût prononcé pour les formules brillantes qui cultivent les jeux de mots, les constructions parallèles, les retournements et les effets oratoires est caricaturé par les deux auteurs. La recherche de la belle tournure se retrouve, par exemple, dans la bouche du second Penseur : « Car Don Juan n’a notion ni qu’il est un symbole, ni du symbole qu’il est. » (p 129). Or, le premier Penseur a déjà eu une formule comparable juste avant, ce qui en confirme le caractère stéréotypé : « Mais tout ce qu’il est, il ignore qu’il l’est. »

Les trois Penseurs manient également à merveille le syllogisme pour contourner les objections. Le dialogue est à sens unique : convaincu qu’il a raison, le docteur n’écoute pas les arguments qui lui sont opposés et réaffirme son hypothèse de départ.

Premier Penseur : Il est en quête de l’absolu, c’est-à-dire de Dieu. Tout être raisonnable croit en Dieu, et par conséquent les grands esprits plus que quiconque…
Alcacer : Je lui ai souvent entendu dire que, le côté par où il croyait, c’est le point pourri dans un fruit sain. Premier Penseur : Voilà une phrase qui prouve typiquement le besoin qu’il a de Dieu.
Alcacer : Eh bien, alors ! – Sachez que Don Juan a horreur des prêtres, et tourne la tête quand il en croise un. Premier Penseur : Là encore, je retrouve Dieu. Toujours Dieu. (Montherlant 1958, 128)

Le marqueur stylistique le plus stigmatisé est le maniement du paradoxe et des antithèses, débouchant sur de permanents effets de retournements. La pièce d’Eugène Ionesco en fournit de brillants exemples. Ainsi de cet échange qui prend pour point de départ la notion de cercle vicieux :

Ionesco : Le cercle vicieux peut aussi avoir ses vertus !
B1 : A condition de s’en tirer à temps. […]
B2 : On ne s’en tire, du cercle vicieux, qu’en s’y enfermant. Ainsi, n’allez pas ouvrir la porte, le cercle vicieux se refermerait davantage… sur vous. […]
Ionesco : Je ne vous comprends pas. […]
B2 : Comme cela se voit que vous n’êtes pas docteur ! […]
B1 : Substituez à l’expression « s’en tirer », celle de « s’en distancier » qui signifie « prendre ses distances », et vous comprendrez. Précisons : on ne se distancie, par exemple, du cercle vicieux, qu’en n’en sortant pas ; on en sort, au contraire, en restant dedans. Il s’agit d’un intérieur expérimentalisé de l’extérieur, ou d’un extérieur expérimentalisé de l’intérieur. Car plus on est distant…
B2 : … plus on est proche…
B1 : … et plus on est proche…
B2 : … plus on est distant… […]
B1 : C’est-à-dire, on est dedans quand on est dehors, dehors quand on est dedans […] … et dialectiquement, c’est : l’être-dans-le-coup-hors-du-coup […] C’est aussi l’être du non étant et le non étant de l’être dans le coup… (Ionesco 1958, 106)

Face à ce raisonnement qui tente d’expliquer, tout en le reproduisant, le principe du cercle vicieux, le personnage de Ionesco, double du dramaturge dont il partage le nom, formule un constat qui brûle les lèvres : « Excusez-moi, je… je trouve que vous vous exprimez d’une manière contradictoire. Je suis pour la contradiction, tout n’est que contradiction, pourtant un exposé systématique ne doit pas… N’est-ce-pas… dans les mots, confondre les contraires » (p. 109) bas de p. Le pinaillage des docteurs est bien présenté ici comme un pur exercice langagier qui s’enferme dans une recherche systématique des contradictions.

2. Du pinaillage comme entrave à la création

Le pinaillage des critiques littéraires et des docteurs apparaît comme une activité totalement stérile, radicalement opposée à la création artistique, et à toute forme d’action en général. L’image de l’eunuque ou de la castration est fréquemment utilisée par les écrivains dans leurs charges contre les critiques. Rappelons, par exemple, ces quelques lignes célèbres de Théophile Gautier : « Il est douloureux de voir un autre s’asseoir au banquet où l’on n’est pas invité, et coucher avec la femme qui n’a pas voulu de vous. Je plains de tout mon cœur le pauvre eunuque obligé d’assister aux ébats du Grand Seigneur6. » Serge Gombrowizc convoque une idée similaire puisqu’il évoque la capacité du grand artiste de « mobiliser autour de lui tout ce qu’il y a de plus piètre et émasculé7 ». Cette frustration du critique, incapable de produire les œuvres qu’il se permet de juger, rend inacceptable, aux yeux des écrivains, sa prétention à leur enseigner des principes. Le personnage de Marie dans L’Impromptu de L’Alma se fait le relais de cette accusation en rappelant à Ionesco qu’il n’a rien à apprendre des trois docteurs et que ce serait plutôt à lui, le créateur, de donner des leçons : « Ils n’ont rien à vous faire savoir !… ces malheureux docteurs n’ont pas à donner des conseils, c’est à eux de prendre des leçons du théâtre. » (Ionesco 1958, 171) Ionesco reprend cette idée dans sa tirade finale et réaffirme la supériorité de l’artiste : « Les docteurs […] ont tout à apprendre, rien à enseigner, car le créateur est le seul témoin valable de son temps, il le découvre en lui-même, c’est lui seul qui, mystérieusement, librement, l’exprime. » (Ionesco 1958, 176)

Dans La Mort qui fait le trottoir, les propos des penseurs sont d’autant plus vains qu’ils admettent, au bout du compte, n’utiliser Don Juan que comme un prétexte pour plaquer leurs analyses :

Premier Penseur : Il est d’ailleurs nécessaire qu’il ne soit pas intelligent pour que - nous autres - nous puissions mettre en lui tout ce qui ne s’y trouve pas. Don Juan c’est une défroque, un sac vide.
Deuxième Penseur : Un prétexte. Pour penser sur lui, nous n’avons pas besoin de lui. (Montherlant 1958, 133‑34)

En admettant disserter sur du vide et ne pas se soucier de la validité de leurs hypothèses, les Penseurs font l’aveu de la vacuité de leur démarche.

Au-delà de son caractère inutile et vain, le pinaillage des critiques peut aussi devenir une entrave à la création littéraire. Dans L’Impromptu de L’Alma, Ionesco perd, en écoutant les trois docteurs, l’envie de poursuivre sa pièce : « Je vous en prie, Messieurs, je vous en prie. Je n’ai plus du tout envie d’écrire. » (Ionesco 1958, 160) L’inflation du métadiscours et des règles du bien écrire a donc un effet paralysant. Ce dernier est d’autant plus fort que la critique est crainte par le dramaturge pour le pouvoir d’éreintement dont elle dispose sur les œuvres qu’elle juge : Ionesco prend peur devant les réactions très vives de Marie et lui demande de ménager les trois Bartholoméus : « Marie… Marie… Doucement… Ils vont m’éreinter dans leur critique. » (Ionesco 1958, 172) Mais ce rêve de toute-puissance des critiques s’effondre dès lors que les autres personnages se révoltent contre leur tyrannie. La pièce de Montherlant insiste, en effet, sur la lâcheté des trois penseurs qui, après avoir dénigré Don Juan et son valet, s’enfuient en courant dès qu’Alcacer fait mine de sortir son épée.

Le pinaillage des critiques littéraires provient surtout de leur recherche obsessionnelle d’une précision scientifique et de leur souci du détail. Or, ce rigorisme s’avère vain et intenable en littérature. Julien Gracq rappelle ainsi que l’analyse scientifique n’est pas une méthode applicable à l’œuvre littéraire :

Analyse chimique : opération authentique, parce que la synthèse des éléments décomposés restitue le corps analysé dans son intégrité et dans son poids. « Science » de la littérature, ou du texte : la somme des moyens détectés et des opérations décryptées est toujours, non seulement incomparablement inférieure au total que l’œuvre figure, mais encore hétérogène à elle absolument. L’œuvre d’art n’est pas, n’est jamais une combinatoire d’éléments allant, par exemple, du simple au complexe, elle est bien plutôt pour l’écrivain comme un volume pressenti dès le début dans toute son ampleur et qui se laisse coloniser librement, inégalement, et par là même déformer aussi progressivement par l’écriture. […] il me semble que les critiques ne prêtent guère d’attention, si même ils la soupçonnent, à cette force d’attraction constamment croissante, et finalement toute puissante, du tout sur la partie. (Gracq 1980, 108)

On retrouve la même comparaison avec l’analyse chimique chez Michel Butor qui déclare, au sujet de la critique, qu’« elle opère au passage un contrôle de la recette ou de la formule, tel un office de surveillance des produits laitiers ou pharmaceutiques » et qu’elle se lit « comme une analyse chimique : trop de ceci, pas assez de cela, telles normes sont dépassées, telles bornes ; refus d’estampiller ; ce que nous trouvons souvent résumé dans la condamnation suivante : “ceci est un produit que je ne connais point8” ». La manie de la critique de tout décomposer et de tout expliquer n’est donc pas pertinente puisqu’elle ne permet pas de rendre compte du plus important : l’impression que l’œuvre d’art, dans sa globalité, produit sur son lecteur. La critique aurait donc tendance à faire passer l’œuvre et le plaisir qu’elle procure au second plan. Les docteurs de L’Impromptu de L’Alma poussent à l’extrême ce défaut, déclarant finalement que l’œuvre n’importe pas :

B2 : L’œuvre ne compte pas.
B1 : Seuls comptent les principes.
B2 : C’est-à-dire ce qu’on pense d’une œuvre.
B1 : Car l’œuvre en elle-même…
B2 : Cela n’existe pas…
B1 : Elle est dans ce qu’on pense…
B2 : Dans ce qu’on en dit…
B1 : Dans l’interprétation qu’on veut bien lui en donner…
B2 : Qu’on lui impose…
B1 : Que l’on impose au public. (Ionesco 1958, 133)

Le fantasme d’une critique toute puissante, capable d’imposer au public le sens de l’œuvre, débouche sur un échange loufoque, dans lequel les trois docteurs envisagent la transformation du théâtre en un cours du soir, visant à instruire les spectateurs. Ce rêve d’un « théâtre scientifique » stigmatise donc la critique explicative qui fait passer l’instruction du lecteur avant la recherche du plaisir esthétique. Julien Gracq insiste sur la façon dont cette déformation pédagogique, issue de l’enseignement et de la recherche universitaires, peuvent corrompre l’approche de l’œuvre :

Le sédiment pédagogique, le pli de l’enseignement et de la recherche universitaire marquent fortement notre approche de l’œuvre d’art. Avant même que nous l’aimions, on a voulu nous l’expliquer. Ce qui occupe l’enseignant dans une œuvre d’art, pour des raisons professionnelles d’ailleurs valables, ce n’est pas la libre imprégnation qui permet d’en jouir, ce sont les prises extérieures par lesquelles on peut la saisir : il n’y a pas de discours organisé de la communication intime avec un livre, et le professeur, lui, cherche le fil qui dépasse de la pelote et qui va lui permettre ostensiblement de la dévider. (Gracq 1980, 154)

La métaphore du fil qui dépasse de la pelote et que l’on tente de tirer pour en dérouler tout le contenu est d’autant plus intéressante qu’elle traduit bien la recherche minutieuse qui préside à la critique explicative9. Il y a bien dans cette obsession de la précision une part de pinaillage. Gracq, pour sa part, considère ce démontage systématique comme un contresens puisque l’opération ne tient pas compte de la globalité de l’œuvre et de l’impression qu’elle produit :

Ce qui égare trop souvent la critique explicative, c’est le contraste entre la réalité matérielle de l’œuvre : étendue, articulée, faite de parties emboîtées et complexes, et même si l’on veut démontable jusque dans son détail, et le caractère rigidement global de l’impression qu’elle produit. Ne pas tenir compte de cet effet de l’œuvre, pour lequel elle est toute entière bâtie, c’est analyser selon les lois et par les moyens de la mécanique une construction dont le seul but est de produire un effet analogue à celui de l’électricité. […] Seulement, de ce passage du complexe à l’indivisible, qui est aussi à sa manière un saut de quantité à la qualité, quand vous « expliquez », quand vous analysez les livres, vous ne dites rien. Vous démontez les rouages qui s’imbriquent mais comment en sort-il du courant ? (Gracq 1980, 155)

La serrure est une autre métaphore récurrente dans les attaques formulées contre la critique. Certains auteurs reprochent aux commentateurs de configurer leur œuvre sous forme de serrure, dans le seul but de pouvoir ensuite proposer une clef, accusation reprise par Alcacer : « Vous avez chacun votre clef mais les portes qu’elles ouvrent donnent sur le vide. » (Montherlant 1958, 133)

Le pinaillage des critiques peut aussi se traduire par une folie classificatoire et taxinomique, susceptible d’exacerber les passions. Chez Ionesco, Bartholoméus 2 et Bartholoméus 3 se querellent pour savoir si l’historicisation du décor, visant à permettre la distanciation, doit faire référence au « Temps Brecht » ou au « Temps Bernstein ». Le seul moyen de se mettre d’accord est alors de trouver un compromis et de noter « Temps B. » : le consensus est-il donc impossible entre deux pinailleurs convaincus de leur bon droit ? Julien Gracq souligne, lui aussi, à quel point il est vain de vouloir répartir, nommer, classer les œuvres : « En matière de critique littéraire, tous les mots qui commandent à des catégories sont des pièges. […] que d’énergie gaspillée à baliser les frontières du “romantisme”, à répartir les œuvres d’imagination entre les fichiers du fantastique, du merveilleux, de l’étrange, etc. ! » (Gracq 1980, 156)

La part de pinaillage présente dans la critique littéraire pourrait-elle devenir une entrave à la création ? Les personnages des Faux Monnayeurs semblent partager ce point de vue lorsqu’Édouard leur fait part de ses réflexions et de ses questionnements autour de l’écriture de son roman. Laura en formule explicitement le constat : « Mon pauvre ami, dit Laura avec un accent de tristesse ; ce roman, je vois bien que jamais vous ne l’écrirez10. » Le héros gidien serait-il alors aussi un pinailleur aveuglé par une recherche vaine et paralysante de la perfection ?

3. Vertus créatrices du pinaillage ? ou des recettes pour y échapper

En écrivant Les Faux Monnayeurs, André Gide joue finalement avec les attentes de la critique et coupe l’herbe sous le pied aux pinailleurs affamés de classifications et de qualifications diverses. En effet, en insérant le métadiscours dans l’œuvre de fiction, il se place comme le premier critique de son livre et y expose ses théories sur le roman. Il confirme ainsi la transition vers le roman moderne, résumée par Jean Ricardou dans une citation célèbre comme le passage de « l’écriture d’une aventure à l’aventure d’une écriture. » Les catégories tant affectionnées par la critique explicative se retrouvent mises à mal dans le projet d’Édouard et les réactions des autres personnages préfigurent la perplexité du lecteur et de la critique. Le refus de donner un « sujet » à son roman est un bon exemple de cette volonté de bousculer les conventions littéraires : « Comprenez-moi : je voudrais tout y faire entrer, dans ce roman. Pas de coup de ciseaux pour arrêter, ici plutôt que là, sa substance11. »

À l’opposé d’Édouard, de ses doutes et de ses remises en question, se dresse une autre figure d’écrivain : celle du Vicomte de Passavant. Comme son nom le suggère, il est celui qui n’est « pas savant » mais aussi celui qui « passe avant », l’arriviste qui prône une littérature commerciale, médiocre et peu exigeante :

Pour Passavant, l’œuvre d’art n’est pas tant un but qu’un moyen. Les convictions artistiques dont il fait montre ne s’affirment si véhémentes que parce qu’elles ne sont pas profondes ; nulle secrète exigence de tempérament ne les commande ; elles répondent à la dictée de l’époque ; leur mot d’ordre est opportunité. La Barre Fixe.  Ce qui paraîtra bientôt le plus vieux, c’est ce qui d’abord aura paru le plus moderne. Chaque complaisance, chaque affectation est la promesse d’une ride. Mais c’est par là que Passavant plaît aux jeunes. Peu lui chaut l’avenir. […] Il le sait et ne se promet pas la survie ; et c’est là ce qui fait qu’il se défend si âprement, non point seulement quand on l’attaque, mais qu’il proteste même à chaque restriction des critiques. S’il sentait son œuvre durable, il la laisserait se défendre elle-même et ne chercherait pas sans cesse à la justifier. […] Il se féliciterait des mécompréhensions, des injustices. Autant de fil à retordre pour les critiques de demain12.

À ne s’embarrasser d’aucun détail et à ne se soucier que de la rentabilité et de la mode, Passavant apparaît, en quelque sorte, comme un « anti-pinailleur ». Aucune recherche, aucune rigueur, aucune conviction profonde à défendre. Ce portrait à charge pourrait être une manière de légitimer les questionnements permanents d’Édouard qui, certes, constituent un frein à l’écriture, mais témoignent d’une véritable exigence artistique. Le titre de Barre Fixe stigmatise d’ailleurs ce manque de réflexion et de recul. Par ailleurs, les considérations sur la critique placent Gide du côté de ces mêmes auteurs qui projettent leur œuvre dans la durée et se réjouissent de donner « du fil à retordre aux critiques de demain ».

En mettant en abyme la critique dans le corps même de la fiction, l’auteur peut affirmer sa conception du roman et de la littérature et nous en livrer, en même temps, une saisissante mise en pratique. Cette capacité d’allier la théorie et l’exemple n’est-elle pas le meilleur moyen de se soustraire, justement, aux pinaillages des critiques ? Le pinaillage critique peut-il alors devenir un sujet littéraire et une source d’inspiration pour les auteurs ? Les trois exemples précédemment étudiés viennent appuyer cette hypothèse. Ionesco utilise ainsi le coup de théâtre final et le motif traditionnel du théâtre dans le théâtre : « Allons ! Allons !… Ça suffit ! La pièce est finie… Revenez en scène ! » (Ionesco 1958, 175) Les trois Bartholoméus ne sont donc bien que des acteurs. Cependant, la tirade finale montre un ultime retournement : après avoir fait entendre les reproches adressés aux docteurs et aux critiques, elle se retourne contre le dramaturge lui-même, pris en flagrant délit de pédanterie : « Vous détestez qu’on vous donne des leçons et vous-même vous voulez nous en donner une… Vous êtes tombé dans votre propre piège. » (Ionesco 1958, 178) Comme dans le gag de l’Arroseur arrosé, nous voilà avertis : personne n’est à l’abri de devenir un pédant… ou un pinailleur… Le tout est de savoir s’en rendre compte et que cela reste, tout comme dans la pièce : « l’exception » « et non pas la règle » (Ionesco 1958, 178). En fournissant le sujet à une pièce de théâtre, le pinaillage critique affirme donc ses vertus comiques et devient source d’inspiration. Il alimente la création littéraire et pourra faire, à son tour, l’objet de nouveaux discours critiques, apportant ainsi de l’eau au moulin des pinailleurs de demain… Cette dimension circulaire est aussi présente chez Montherlant : les trois penseurs reprennent des jugements issus de la critique donjuanesque. Assurance d’un futur, l’exégèse nourrit les réécritures ultérieures du mythe et l’intrusion de cette réflexivité devient un nouvel objet dont la critique pourra se saisir. Le pinaillage pourrait trouver ici une forme de justification et se révéler productif, dès lors qu’il intègre ce retour sur sa propre pratique. La réflexivité serait-elle alors la condition d’un pinaillage entièrement positif, d’un pinaillage conscient de l’être, d’un « méta-pinaillage » ?

La critique littéraire contient bien, in fine, une part de pinaillage que les auteurs contemporains se plaisent à railler. Les personnages de critiques envisagés dans nos exemples dressent une définition de ce pinaillage à mi-chemin entre bavardage compulsif (Ionesco et Montherlant en livrent de savoureuses démonstrations) et recherche obsessionnelle de la précision. Parfois légitime et nécessaire, comme le démontre André Gide, la précision – et Gracq ne manque pas de s’en irriter – peut aussi s’avérer excessive et ridicule. Quoi qu’il en soit de ces qualités et défauts, le pinaillage des critiques offre aux auteurs une puissante source d’inspiration et un sujet d’autant plus prometteur qu’il pourrait bien être inépuisable…

Références

Gracq, Julien. 1980. En lisant, en écrivant. Paris: José Corti.
Ionesco, Eugène. 1958. L’Impromptu de l’Alma. Paris: Gallimard.
Montherlant, Henry de. 1958. La mort qui fait le trottoir. Paris: Gallimard.

  1. C’est-à-dire l’université de la basse-cour, du poulailler.↩︎

  2. Gombrowicz Witold, Journal, 1959, Tome II, p. 159.↩︎

  3. Elle prend le mot docteur dans un sens erroné et demande ce que ces messieurs soignent.↩︎

  4. On pense aux pinaillages sémantiques dont parlent Erik Krabbe et Jan Albert van Laar ici même.↩︎

  5. Brenner, Tableau de la vie littéraire en France.↩︎

  6. Gautier Théophile, Préface de Mademoiselle de Maupin, p. 35.↩︎

  7. Gombrowicz, op  cit, p. 310.↩︎

  8. Butor Michel, Essai sur le roman, p. 171.↩︎

  9. On ne peut ici que renvoyer à l’article d’Emmanuel Bloch sur le commentaire talmudique ici même.↩︎

  10. Gide André, Les Faux Monnayeurs, p. 208.↩︎

  11. Ibid., p. 206.↩︎

  12. Ibid., pp. 85-86.↩︎