Mémoire de Limès 2019-2020
Création en parcours : comment l’hypermédia influe sur le museur.
Gwénaël Graindorge
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2019/09/03

Création numérique et parcours de lecture : comment l’édition hypermédiatique influe sur le museur1.

« Le museur déambule le museau en l’air, comme le flâneur de Baudelaire, décrit par Benjamin, sauf que la ville de mon flâneur est un dédale de pensées, une agglomération d’idées et de voies de l’esprit. C’est cependant la même ivresse. » (Gervais 2007, 1:47)

Introduction

Tout au long de ces années passées à éditorialister2 du livre-objet en web-objet, à déterminer les codes et usages d’une littérature de création numérique elle-même pensée pour n’être qu’une copie dématérialisée et, au mieux, sommairement balisée d’une œuvre littéraire homothétique tout en créant, en parallèle, des expérimentations littéraires, qu’elles soient web (la dernière en date, le projet Oùrs3), en ePub (exploration du mode no-linear4 avec le projet Micromégapolis5) ou en proposant des parcours de lecture via la revue Babel Heureuse (édition papier hypermédia6 & édition web, Gwen Catalá Éditeur, 2017-2019), je me suis longuement interrogé sur la définition même de l’édition et la littérature hypermediatique. Les tentatives de définition et de conceptualisation étant très nombreuses, j’aurais l’occasion d’en aborder un nombre non exhaustif, j’ai choisi de me concentrer, dans un premier temps sur l’une d’entre elles, à savoir, tous, tout le temps, partout, prenant appui sur la nécessité des apprenants d’intégrer ces ensembles de données de création non plus uniquement textuelles ou d’expressions médiatiques, mais comme un nouveau corpus où tout acteur·ice (écriveur·e, codeur·se, performeur·se, liseur·se, médiateur·ice, spectateur·ice) apporte sa propre sédimentation à un ensemble narratif ; chacun œuvrant à la création d’une boucle narrative, créative et artistique supplémentaire s’agrégeant aux précédentes et influant sur les suivantes.

Nous nous attacherons ici à distinguer cette création d’un corpus versus l’œuvre, le corpus étant rapproché tel que défini par Roland Barthes dans sa vision du corps :

Le corps, c’est d’abord, ce qui m’appartient en propre, ce par quoi je diffère des autres. Plus précisément, c’est ce grain personnel qui permet d’indivisualiser un comportement ou un discours : « Le corps, c’est la différence irrdéductible, et c’est en même temps le principe de toute structuration (puisque a structuration, c’est l’Unique d cela structure) » (Barthes 1975, 178).

Les réflexions exposées dans ce mémoire s’appuieront en partie sur mes six années d’intervention au sein du Master Livres et Médiations (Limés) de Poitiers, des exemples étudiés et des carences évoquées avec les promotions successives : absence pour certain·e·s de définition claire de la littérature numérique ; du questionnement à la réelle utilité de la création autant que de l’utilisation en lecture de fichiers ePub, alors que le web est par essence infiniment moins restrictif ; de l’interrogation dans la nécessité même à savoir coder dans un marché où le livre-objet règne en maître incontesté ; et encore de la distinction, trop souvent présente, entre art performatif (et en prolongement, d’art hypermédiatique) et littérature, alors que les ponts sont légions, notamment hors de France.

Les exemples qui seront évoqués ainsi que les interrogations soulevées seront mis à l’épreuve pour conclure ce mémoire par une Masterclass où sera associée la promotion 2020-2021 des étudiant·es en Limés, dont j’aurais également la double casquette puisqu’étant autant intervenant en charge de cours qu’étudiant, usant ici de la double sensibilité d’apprenant, pour expérimenter une création en parcours de lecture, conclusion pratique, artistique et littéraire de mon propos. L’intervention en visio et en live coding de spécialistes extérieurs n’est pas exclue, en fonction de leurs disponibilités.

Barthes, Roland. 1975. Roland Barthes par Roland Barthes. Écrivains de toujours. Paris: Seuil.
Gervais, Bertrand. 2007. Logiques de l’imaginaire. Collection Erres essais 01, 04. Montréal (Québec): Quartanier.
Tremblay, Nicolas. 2007. « Compte rendu de [Bertrand Gervais] ». Lettres québécoises 127:50.
Vitali Rosati, Marcello. 2016. « Qu’est-ce que l’éditorialisation ? ». Sens Public.

  1. Nous emploierons ici la définition du museur telle que décrite par Bertrand Gervais : celui qui contemple une figure, réelle ou mentale, va d’une idée à l’autre, sans lien logique, comme dans le rêve et ses associations libres (Tremblay 2007).↩︎

  2. Nous nous réfèrerons au terme d’éditorialisation tel que développé, entre autres, par Marcello Vitali Rosati, Gérard Wormser et Roberto Gac comme dispositif de médiation s’intercalant entre l’information et celui qui l’exploite (Vitali Rosati 2016).↩︎

  3. Adresse de l’expérience web : http://ours.land ; https://www.lavitrine.com/activity/PISTE_DE_L_OURS↩︎

  4. Le format ePub est un standard uniformisé utlisé dans la création de livres numériques (https://fr.wikipedia.org/wiki/EPUB_(format)) proposé par l’IDPF (https://fr.wikipedia.org/wiki/International_Digital_Publishing_Forum. Il est basé sur un métalangage informatique de balisage générique qui est un sous-ensemble du Standard Generalized Markup Language (SGML). Sa syntaxe est dite « extensible » car elle permet de définir différents langages avec chacun leur vocabulaire et leur grammaire, comme XHTML, XSLT, RSS, SVG… En fonction de la mise en page que l’on souhaite sur son livre électronique, plusieurs rendus sont possibles :
    1) Reflowable ou reformatable
    Permet une grande souplesse quant au rendu du livre électronique sur un appareil de lecture, telle que le choix et la taille des polices de caractères, des marges, de l’interlignage.
    2) Norme fixed-layout
    Utilisable au format ePub 2 et ePub 3, cette norme est dédiée aux ouvrages complexes nécessitant une mise en page “fixe”. Il ne s’agit pas de PDF, la mise en forme étant basée sur le couple HTML/CSS.
    3) Une troisième voie peu utilisée et connue : le no-linear
    Il ne s’agit pas d’une norme à part entière, mais d’une spécificité présente depuis le format ePub 2 et dédiée initialement aux options d’accessibilité. En effet, chaque fragment xhtml d’un livre numérique peut être “sorti” de la linéarité du package. De fait, il n’est plus présent dans le sommaire et n’est plus disponible à la navigation. Son accès n’est possible que depuis un lien hypertexte. Cette spécificité est particulièrement utile depuis une lecture sur tablette. Lorsqu’on effectue un tap sur une image, son affichage en plein écran sort celle-ci de la corporéité de l’ouvrage. Cette spécificité est utilisée dans les cas les plus basiques pour accéder à des documents connexes tels que des PDF, images, fichiers Word ou Excel. Toutefois, son champ d’application est bien plus vaste, puisque sa simple mention dans le fichier .opf d’un ouvrage en ePub permet une mise en forme CSS bien plus complexe et riche que ne le permet initialement le format ePub, rapprochant dès lors ce dernier d’un site internet complexe tout en bénéficiant de la capacité de lecture hors ligne spécifique au format ePub.
    Un exemple :
    <spine toc="ncx" >
    <item ref idref="titredufragment.xhtml" linear="no"/>
    </spine>
    Cette spécificité n’a été renseignée que tardivement (date ?), plus particulièrement chez Apple, car peu utilisée par les créateurs d’ePub et les éditeurs qui, pour la plupart, n’y trouvaient que peu d’utilité hormis les exemples cités ci-dessus.↩︎

  5. L’enquête Micromegapolis a été commanditée par Bruno Latour au collectif Urbain, trop urbain, pour l’occasion composé de Matthieu Duperrex, Claire Dutrait et François Dutrait (Auteurs), Audrey Leconnetable (Graphiste) et Gwen Catalá (Développeur). Au point de rencontre entre la petite et la grande échelle, Micromegapolis invite à prendre rendez-vous avec « Gaïa » – cette figure du présent, où la planète est soumise à l’activité humaine, elle-même dépositaire de l’avenir de la planète… Trois enquêteurs partent ici en éclaireurs à la recherche d’instruments scientifiques et techniques. Car il s’agit de mesurer l’incommensurable dépassement des humains par le cosmos, qu’on l’appelle globe, monde, environnement ou atmosphère… Ainsi parcourent-ils Toulouse, une ville qu’ils pensent d’abord ordinaire. Ils y découvrent finalement l’extraordinaire complexité des relations passionnées entre les humains et la Terre. Alternant modélisations graphiques et références culturelles, ce conte scientifique instrumenté utilise une technologie innovante. Le code informatique est ici au service d’une articulation inédite pour un livre numérique. Pop-ups et hyperliens, graphiques et cartes dynamiques, sons et vidéos viennent documenter et augmenter le récit. Le lecteur peut ainsi varier ses approches pour découvrir et comprendre les témoins gaïesques venus se présenter à lui. Toulouse compte une accumulation insoupçonnée d’instruments scientifiques qui rendent sensible au monde commun, ce monde qui est à la fois l’héritage de l’activité humaine, qui s’est pensée parfois sans limite, et l’avenir incertain de la terre, dont la « bonne marche » nous est pourtant hautement nécessaire. Dans le cadre de sa participation à la Novela (2013), Bruno Latour a demandé au collectif Urbain, trop urbain de mener une enquête sur l’empreinte du cosmos à Toulouse, telle qu’elle est saisie par quelques-uns des nombreux instruments de mesure de la ville. Pensé comme une création se voulant exemplaires des humanités numériques et basé sur les avancées les plus récentes développées pour le format EPUB3 (du moins, lors de sa conception, en 2012), le livre numérique restituant l’enquête repose sur les technologies HTML5, CSS3 & JavaScript et propose un rendu proche de l’applicatif. Mieux encore, il constitue une expérience de lecture totalement inédite et immersive avec son mode no-linear. Codée à la main, la création iPad de l’enquête Micromegapolis a fait l’objet d’une attention toute particulière en terme de design éditorial. Toutes les possibilités liées à l’utilisation d’une interface tactile sont ici utilisées : ajout de passages audio, de vidéos, optimisations des images et comportements dynamiques poussés, le tout, dans un moteur de rendu développé spécifiquement par Urbain, trop urbain. Alternant modélisations graphiques et références culturelles, ce conte scientifique instrumenté utilise donc une technologie innovante. Le code informatique est ici au service d’une articulation inédite pour un livre numérique. Pop-ups et hyperliens, graphiques et cartes dynamiques, sons et vidéos viennent documenter et augmenter le récit. Le lecteur peut ainsi varier ses approches pour découvrir et comprendre les témoins gaïesques venus se présenter à lui. L’ouvrage est accessible ici.↩︎

  6. Nous reviendrons sur les nombreuses définitions d’hypermédialité et d’art hypermédia lors du préambule de ce mémoire.↩︎