Le développement de la lecture sur support numérique a profondément modifié notre rapport aux textes (Doueihi 2011). Alors que nous sommes en contact permanent avec du texte (mails, textos, réseaux sociaux, notifications…) nous pouvons questionner la place de la littérature dans cet environnement (Vial 2013). Nous les lisons au milieu d’une multitude d’autres actions, qui nous sollicitent (par des notifications par exemple) et nous distraient. Comment s’orienter dans la multitude de textes disponibles ? Comment mettre en place des parcours de lecture ayant un sens ?
Suivant un·e lecteur·ice qui lit pour son plaisir (non par obligation scolaire ou professionnelle), j’aimerais creuser la navigation du “museur” :
Le museur déambule le museau en l’air, comme le flâneur de Baudelaire, décrit par Benjamin, sauf que la ville de mon flâneur est un dédale de pensées, une agglomération d’idées et de voies de l’esprit. C’est cependant la même ivresse » (Gervais 2007, 1:47).
Le principe de liens faibles (Granovetter 1973) adapté à la navigation web, me semble être un outil pour construire ces parcours. Nous considérerons des œuvres constituées de fragments textuels. Ces liens permettent alors de déambuler d’une entité textuelle, appartenant à une œuvre ou un corpus, à une autre entité en dehors de celle-ci, dans un environnement totalement séparé. Ils permettent de guider le lecteur au-dehors, plutôt que de se limiter à l’ergonomie interne de la plateforme. Leur éditorialisation peut produire des cheminements de lecture particuliers, aiguillés par l’éditeur et questionne notre rapport spatial au fait littéraire.
Pour tester cette hypothèse, je m’appuierai sur un corpus littéraire qui thématise cette question :
Une expérience artistique au sein même des réseaux sociaux : leur principe de partage en fait des hubs connectant divers espaces du Web. La littérature qui s’y développe se doit donc de s’ancrer dans cette ouverture et de jouer avec elle, en se nourrissant de liens et de hashtags, ou au contraire en créant des espaces plus clos, valorisant quelques plateformes externes. Le #dérive, mené par Benoit Bordeleau et son équipe au NT2, et son développement sur la plateforme particules.journeesdelaculture.qc.ca, pour les journées de la Culture seront au cœur de cette étude, mêlant interaction sur twitter, géopoétique, et œuvre ouverte. Cette expérience donnant naissance à des rencontres physiques et un dialogue entre concret de l’infraordinaire physique et hashtags mondialisés.
Une appropriation dans une démarche de médiation autour de la littérature antique : l’anthologie Palatine, dans sa version numérique éditée par la Chaire de Recherche du Canada sur les écritures numériques explore ces ouvertures d’un fragment par des liens faibles ainsi que la constitution de parcours de lectures nouveaux et éditables au sein de l’œuvre.
Les répertoires d’œuvres hypertextuelles du NT2 et de la chaire sur les Écritures Numériques sont en eux-mêmes des banques de liens faibles. Ils seront un atout de plus pour compléter ce corpus.
Une œuvre de fiction, peut-être une notifiction (fiction s’appuyant sur les notifications pour progresser à la manière de A normal lost phone d’Accidental Queen ou Enterre-moi mon amour de Pierre Corbinais, Florent Maurin et Mathieu Godet), et/ou sous forme de plateformes web.
Pour produire cette analyse, je m’appuierai tout d’abord sur les théories de l’hypertexte posée par Aarseth (1997), Vandendorpe (1999) et Nelson (1965) ; ainsi que sur leurs prolongements contemporains (Archibald 2009 ; Clément, s. d.). Plus spécifiquement j’inscrirai ces approches dans le concept d’éditorialisation (Gac 2016). Gérard Wormser en propose la définition la plus générale : « processus d’explication dialogique qui permet aux groupes de structurer leurs échanges pour devenir acteurs des réseaux de connaissances ». Marcello Vitali-Rosati précise que l’éditorialisation est « une instance de mise en forme et de structuration d’un contenu qui ne se limite pas à un contexte fermé et bien délimité (une revue par exemple), ni un groupe d’acteurs prédéfinis (les éditeur•ice•s), mais qui implique une ouverture dans l’espace et le temps » (Vitali-Rosati 2015). Nous retrouvons ici le concept d’œuvre ouverte développé par Umberto Eco (1989), mais étendu : il ne s’agit plus simplement de « combler les blancs », les ellipses narratives laissées (ou ouvertes) par l’auteur•ice, mais bien d’étendre l’œuvre au-delà de l’expérience propre de son•a lecteur•ice, de l’adapter à la multiplicité des plateformes pouvant l’accueillir, en ligne ou sur support physique.