Le necronomicon est un hyperobjet textuel
Thomas V. Huynh-Marsot

Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2019/10/23
Stigmergie, Hyperobjet, Timothy Morton, H. P. Lovecraft

N’est pas mort ce qui éternellement repose / Et dans les longues éternités même la mort peut mourir.

We are interested in fiction only insofar as it is simultaneously hyperstition – a term we have coined for semiotic productions that make themselves real – cryptic communications from the Old Ones, signalling return : shleth hud dopesh. This is the ambicalence – or loop – of Cthulhu-fiction : who writes, and who is written? It seems to us that the fabled Necronomicon – sorcerous counter-text to the Book of Life – is of this kind, and furthermore, that your recovery of the Lemurodigital Pandemonium Matrix accesses it at its hypersource.1

En 1927, H. P. Lovecraft écrit une courte notice intitulée Histoire du necronomicon, livre imaginaire qui apparaît à maintes reprises au fil de son oeuvre. Elle retrace les origines et le parcours d’un texte rédigé vers l’an 700 par Abdul Alhazred, poète fou, “réputé pour avoir vu la fabuleuse Irem, ou Ville des Piliers, et d’avoir trouvé sous les ruines de certaine ville sans nom du désert les annales et secrets révoltants d’une race plus vieille que l’humanité.” (Bon 2013)

Lovecraft emploie ce qu’il considère comme un topos de la littérature gothique (Joshi 2014, 225), celui du vieux manuscrit occultant un savoir ancien qui menace celui qui en prend connaissance. Dans sa correspondance avec James Blush, qui lui demande pourquoi il n’a pas encore rédigé lui-même le necronomicon, “il répond que cette réalisation serait toujours décevante, et même pas un dixième de la puissance suggestive d’un livre imaginaire” (Bon 2013). Dans une lettre envoyée à Clark Ashton Smith, Lovecraft précise un peu plus ce qu’il veut laisser entendre par “puissance suggestive d’un livre imaginaire” :

“No weird story can truly produce terror unless it is devised with all the care & verisimilitude of an actual hoax.” (Joshi 2014, 225)

Cette idée de hoax que Lovecraft emploie vraisemblablement pour désigner son dispositif fictif et narratif, c’est-à-dire l’espace dans lequel il s’exerce pour projeter son lecteur dans une atmosphère particulière2, porte un aspect équivoque d’autant plus probant en contexte numérique qu’il désigne, certes, un type de canular (simulacre actif et productif : fake news, virus informatiques, deep fakes…) auquel une majorité d’internautes est confrontée, mais surtout et plus profondément le potentiel de transmutation inhérent à la fiction, au texte comme agent stigmergique.3

Cette courte notice pseudo-historique écrite par Lovecraft pour, au départ, étoffer son univers narratif s’est rapidement transformée en entité performative, s’enfantant dans une persuasion mimétique qui a pris, au détour de son jeu, les critiques et bibliographes, ainsi que les lecteurs de Lovecraft en son sein, fantasmant et croyant sincèrement qu’un tel texte existait – comme en atteste les quatre versions différentes du necronomicon publiées à diverses enseignes, vendues plus tard en format poche (Joshi 2014, 225). Elle est d’un aspect foncièrement vertigineux et terrifiant – objet qui prend naissance à même le corps d’un lectorat pour mieux s’actualiser, et ce, réellement. Comme "le langage est stigmergie’’(Dyens 2012, 36).

Non loin se situe à mon avis le concept d’hyperobjet élaboré par Timothy Morton dans The Ecological Thought et ensuite dans Hyperobjects: philosophy and ecology after the end of the world. Morton dresse cinq caractéristiques propres à l’hyperobjet, qui transcende l’espace spatiotemporel : sa viscosité (viscous), sa fluidité (molten), sa non-localité (nonlocal), sa transspatialité (phased) et son interobjectivité (interobjective).

Hypothèse : l’hyperobjet est aussi textuel et, comme concept, permet d’appréhender la matière textuelle non pas comme circuit autotélique et coupé du monde, mais bien comme matière agissante et productrice de mondes, voire du monde. L’hyperobjet permet de penser le monde comme objet de sens hypertextuel. Le necronomicon en serait un effet.

Je me proposerais donc, dans ce travail, d’élaborer la notion de stigmergie et, plus largement, d’hyperobjet comme agent de transmutation textuelle (la fiction qui engendre la réalité, créant à son tour la fiction, en infinies boucles rétroactives45) - l’hyperobjet, lui, employé comme notion supplémentaire pour essayer de cerner une idée qui semble a priori intangible et insaisissable.

Bibliographie

Bon, François. 2013. « le tiers livre, web & littérature : H.P. Lovecraft Histoire du Necronomicon ». https://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article4256.
Bon, François. 2015. « le tiers livre, web & littérature : H.P. Lovecraft La ville sans nom ». https://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article4271.
Bon, François. 2017. « le tiers livre, web & littérature : H. P. Lovecraft Notes sur l’écriture de la fiction surnaturelle ». https://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article4254.
CCRU. 2017. Writings 1997–2003. 2 edition. Falmouth: Urbanomic.
Dyens, Ollivier. 2012. Enfanter l’inhumain: le refus du vivant. Montréal, Québec, Canada: Triptyque.
Joshi, S. T. 2014. Lovecraft and a World in Transition: Collected essays on H. P. Lovecraft. Hippocampus Press.
Joshi, S. T., et David E. Schultz. 2001. An H.P. Lovecraft encyclopedia. Westport, Conn: Greenwood Press.
Morton, Timothy. 2010. The Ecological Thought. Harvard University Press.
Morton, Timothy. 2013. Hyperobjects: philosophy and ecology after the end of the world. Posthumanities 27. Minneapolis: University of Minnesota Press.
Morton, Timothy. 2016. Dark ecology: for a logic of future coexistence. Wellek bibliothèque lectures in critical theory. New York: Columbia University Press.

  1. (CCRU 2017, 63)↩︎

  2. “En écrivant une histoire surnaturelle, j’essaye toujours de réaliser très précautionneusement le climat exact et l’atmosphère, et d’accentuer l’intensité où elle doit l’être […] Ne jamais considérer l’extraordinaire comme fait acquis. Même quand les personnages sont censés s’être habitués à l’extraordinaire, j’essaye de faire passer un reste d’intimidation (awe) et de magnificence correspondant à ce que le lecteur doit ressentir. Un style banal ruine toute fiction sérieuse.” (Bon 2017)↩︎

  3. “La représentation, nous l’avons vue précédemment, génère l’humanité. L’humain existe, se transforme, influence les autres au moyen des mèmes, de la culture, de la propagation des réplicateurs idéologiques. Nos phéromones sont donc mémétiques. Voilà pourquoi l’image, la représentation, le symbole produisent sur nous un tel effet; voilà pourquoi le simulacre, la reproduction, le dessin nous obnubilent: non seulement disséminer ces structures s’inscrit-il dans notre essence, mais voici que celles-ci s’avèrent à la fois moteur de notre comportement et de l’impact que nous avons sur les autres. Nous produisons des images afin de créer une oeuvre immense, ultime (le métavéhicule de survie), tout en y étant forcés par ces mêmes images.” (Dyens 2012, 73)↩︎

  4. “Il y aurait donc boucles de rétroactions entre les révélations du monde, entre les niveaux spatiaux (micro et macroscopiques) et entre conscience et inconscience. Conséquence? Un profond paradoxe pulse au centre du monde: le réel ne serait possible que parce qu’il a été observé par un observateur auquel ce réel donne naissance.” (Dyens 2012, 68)↩︎

  5. “Notre être, notre conscience, ce vous, ce moi qui émergent un jour et se perçoivent uniques, individuels, parfaitement en maîtrise de leurs gestes et pensées, n’existent que par cette inquiétante boucle de rétroaction que l’on nomme stigmergie, n’existe que dans cet étrange temps et espace qui se manifeste entre l’input et l’output, entre le geste et sa résonance, entre la forme et sa création.” (Dyens 2012, 81)↩︎