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Cédric Kayser
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public

Proust à l’épreuve des sciences

Introduction

 L’idée directrice de notre enquête a été la présence du corps propre dans l’écriture de Proust. La notion de sensible nous a permis d’interroger certains enjeux que la phénoménologie prend pour thème (la perception visuelle, l’incarnat, l’expérience de l’art). Nous avons également dégagé l’ouverture à Autrui en suivant la voie intercorporelle. Dans tous les cas analysés, l’expérience corporelle se trouve à l’origine de représentations inédites en littérature. Il y a chez Proust, comme dans les travaux de Merleau-Ponty, « un appel à la radicalité » (Barbaras 1998, 7) qu’il nous faut désormais approfondir. La maladie qui traverse de part en part l’écriture de la Recherche se constitue comme expérience des limites. Si la condition pathologique du narrateur conditionne les différents regards qu’il porte sur le monde, elle entrave également une vocation qui ne parvient pas à se réaliser. L’écriture proustienne comporte en cela une dimension extra-littéraire qui repose sur l’incorporation de l’expérience humaine, approchant d’un réalisme nouveau1.

 Notre problème est de savoir si l’expérience de la maladie – au confluent du corps subjectif et de la science – produit elle aussi de nouvelles façons de voir le monde. Pour répondre à cette question, nous adopterons deux points de vue qui se complètent. Nous verrons d’abord comment certaines connaissances de Proust ont pu objectivement influencer son écriture, en déterminant la part des savoirs et des techniques de l’époque contemporaine dans l’esthétique de la Recherche. Or, ce que l’écrivain nous dit sur l’être-au-monde excède la portée de ces savoirs. Se pose, dès lors, la question de l’actualité des résultats obtenus par Proust. Nous partirons de l’hypothèse selon laquelle le témoignage de l’écrivain a pu contribuer à une réflexion plus large sur les enjeux du corps propre. C’est cette thèse que l’on vérifiera dans un dernier temps en établissant comment l’émergence de nouveaux savoirs nous permet de mieux comprendre Proust.

Les intermittences du corps

 « L’homme est l’être qui ne peut sortir de soi » (IV, 34)

 C’est à partir de ce constat que le narrateur, à une époque où il se retrouve seul dans un monde hanté par la mort de sa grand-mère et la disparition prématurée d’Albertine, réalise la vacuité des liens affectifs. Le narrateur ressent l’aliénation d’un monde où « l’ordre s’est effondré, aussi bien dans les états censés le reproduire, que dans les essences ou Idées qui étaient censées l’inspirer » (Deleuze 2010, 134). Dans la mesure où la voix inépuisable qui résonne à travers la Recherche s’adresse directement au lectorat, l’on peut être sensible à ce qu’elle recèle. Le corps humain mène l’expérience du monde phénoménal à son terme : il marque une circonscription qu’on ne peut dépasser, à la fois borne et mesure de l’expérience intérieure. C’est dire qu’il nous faut repenser la corporéité pour l’étendre à un ensemble d’états liminaires tels le sommeil, la maladie ou encore le choc physique. L’ancrage dans les abscisses de la chair renvoie le narrateur à sa propre absence, à l’image des chambres closes dans lesquelles se joue le drame de son existence.

 La question que se pose le héros dans Albertine disparue pourrait se résumer de la façon suivante : comment rester la même personne, comment persévérer dans son être, après avoir perdu une partie essentielle de soi-même ? Ces questionnements entrent en résonance avec l’observation du philosophe Jean-Luc Nancy à l’issue d’une transplantation cardiaque : « Le moyen de survie, lui-même, lui d’abord, est d’une étrangeté complète : qu’est-ce que cela peut être, de remplacer un cœur ? La chose excède mes possibilités de représentation (2017, 25) »2. Que les certitudes les plus solidement ancrées dans notre existence commencent à vaciller, le corps – bien que diminué – est condamné à persévérer dans son être.

 Avant d’oublier Albertine, le narrateur – à une époque où il souffre encore de son absence – note qu’« il en est de ces terribles commotions que nous donnent l’amour malheureux, le départ, la mort d’une amante, comme de ces attaques de paralysie qui nous foudroient d’abord mais après lesquelles les muscles tendent peu à peu à reprendre leur élasticité, leur énergie vitales » (IV, 197). La polysémie du terme « commotion », jouant à la fois sur les registres du physique et du psychique, souligne le statut ambivalent des souffrances du corps3. L’expérience de la perte, « ces terribles commotions », nous renvoient à l’opacité du corps. Cette part d’obscurité qui, dans le cas du héros, se manifeste à travers un « noyau d’identité, de singularité obstinée » (Breeur 2000, 9) agence son ouverture à une dimension primordiale du corps. Selon Merleau-Ponty :

Même normal, et même engagé dans des situations interhumaines, le sujet, en tant qu’il a un corps, garde à chaque instant le pouvoir de s’y dérober. À l’instant même où je vis dans le monde, où je suis à mes projets, à mes occupations, à mes amis, à mes souvenirs, je peux fermer les yeux, m’étendre, écouter mon sang qui bat à mes oreilles, me fondre dans un plaisir ou une douleur, me renfermer dans cette vie anonyme qui sous-tend ma vie personnelle. Mais justement parce qu’il peut se fermer au monde, mon corps est aussi ce qui m’ouvre au monde et m’y met en situation. (PP 203)

 Il s’agira d’établir par la suite comment l’absence du corps – dans la perception que nous en avons – est constitutive de l’expérience humaine. Chose paradoxale, lorsque nous sommes engagés dans une situation, le corps propre tend à s’effacer, il se dérobe à notre attention. Réciproquement, le corps sature notre ressenti subjectif lorsqu’il entre en crise. Dans cette vie anonyme du corps qu’évoque Merleau-Ponty, des liens étroits s’établissent entre l’émotion et l’activité des sens. Cette familiarité ambivalente se cristallise dans le terme anglophone « feeling » et plus particulièrement dans l’expression pathology of feeling formulée par Bernard Strauss (1980). Ces remarques préliminaires nous amènent à nous interroger sur l’intermittence de l’expérience corporelle.

Constitution d’un nouveau savoir : intéroception

 À l’époque des rayons X et de la télégraphie sans fil, le regard scientifique permet de s’avancer au-delà des limites du corps. De manière significative, les parties invisibles du corps deviennent désormais accessibles. Comme nous l’avons vu plus haut, l’empiètement entre la cabine d’ascenseur et l’intériorité du corps traduit de la part de Proust une certaine fascination pour l’intéroception, la perception des organes intérieurs4. En termes physiologiques, l’intéroception désigne « l’information afférente des viscères, comme le cœur et le tractus gastro-intestinal d’une part, mais aussi des systèmes respiratoires et génito-urinaire, qui affecte la cognition ou le comportement d’un organisme, avec ou sans prise de conscience » (Cameron 2001). À l’image des premières dissections anatomiques, l’exploration de cette corporéité cachée s’accompagne pour le physicien d’un sentiment de « transgression d’un interdit »5.

 L’écriture de Proust est entièrement animée par un certain regard qu’on pourrait qualifier de « radiographique » en ce qu’il sonde les profondeurs de l’être-corps. À la fin de la Recherche, entre deux séjours en clinique, le héros réalise que le don d’observation sur lequel repose traditionnellement le travail de l’écrivain lui fait défaut :

Aussi le charme apparent, copiable, des êtres m’échappait parce que je n’avais pas la faculté de m’arrêter à lui, comme un chirurgien qui, sous le poli d’un ventre de femme, verrait le mal interne qui le ronge. J’avais beau dîner en ville, je ne voyais pas les convives, parce que, quand je croyais les regarder, je les radiographiais. (IV, 297)

 Or, c’est justement cette capacité à voir au-delà des apparences qui caractérise le style distinctif du narrateur. La référence technique qui organise ce passage est révélatrice d’une vision du monde : les rayons X affectent le regard que le narrateur porte sur le monde et conditionnent la façon dont il raconte son histoire. À l’image du stéréoscope, l’enregistrement radiographique se confond avec la perspective du héros et oriente le « voir » du sujet. Plus concrètement, cela revient à affirmer l’expérience vécue à travers la perception de ce qui est à l’intérieur. Contrairement aux écrivains naturalistes, le héros ne voit pas la pellicule extérieure des choses, il ne sait pas observer6.

 Comme il le note à propos du salon Verdurin à la même page, le jeune homme est attentif à ce qui « était situé à mi-profondeur, au-delà de l’apparence elle-même, dans une zone un peu en retrait » (IV, 296). Cet espace interstitiel, à peine entrevu, est hanté par la présence du corps. Il en suit que la visualisation de l’intériorité organique introduit une part d’aliénation au sein de l’expérience vécue :

Quelqu’un qui a l’habitude de sourire dans la glace à sa belle figure et à son beau torse, si on lui montre leur radiographie, aura devant ce chapelet osseux, indiqué comme étant une image de lui-même, le même soupçon d’une erreur que le visiteur d’une exposition qui devant un portrait de jeune femme lit dans le catalogue : Dromadaire couché. Plus tard cet écart entre notre image selon qu’elle est dessinée par nous-même, ou par autrui, je devais m’en rendre compte pour d’autres que moi, vivant béatement au milieu d’une collection de photographies qu’ils avaient tirées d’eux-mêmes tandis qu’alentour grimaçaient d’effroyables images, habituellement invisibles pour eux-mêmes, mais qui les plongeaient dans la stupeur si un hasard les leur montrait en leur disant : « C’est vous. » (II, 569)

 Ici encore, Proust parvient habilement à produire de nouvelles images en se référant à l’expérience commune. En décrivant l’écart entre le regard et la chose perçue, le narrateur fait l’expérience de que la psychologie expérimentale qualifiera de « conscience désincarnée ». Ainsi, en 1932, Werner Wolff observe comment nous reconnaissons notre silhouette ou notre démarche filmée alors que nous aurions du mal à reconnaître notre propre main en photographie (Breeur 2000, 21). C’est avec raison que Merleau-Ponty écrit que « nous ne reconnaissons pas par la vue ce que nous avons cependant vu souvent, et par contre nous reconnaissons d’emblée la représentation visuelle de ce qui dans notre corps nous est invisible » (Wolff, cité par Merleau-Ponty, PP 185-186). Or, cette vision paradoxale est précisément ce que permet l’émergence de nouvelles technologies. Si les rayons X figurent au rang des techniques du corps, ils connotent à titre égal un savoir médical que Proust connaissait. Les épreuves photographiques de la structure du corps que produit l’invention de Röntgen ne dévoilent pas pour autant la complexité de la vie intérieure. En ce sens, l’intéroception restitue le paradoxe du corps d’après lequel « je ne suis pas devant mon corps, je suis dans mon corps, ou plutôt je suis mon corps » (PP 186). 

 Par extension, le procédé radiographique devient indicatif de certaines réalités dissimulées par le travail de l’habitude. Parfois, ce sont des paroles secrètes qui « nous donn[ent] la radiographie au moins sommaire de la réalité insoupçonnable que cacherait un discours étudié » (I, 577). En citant « le genre de vérité, peu flatteur certes, mais profond et utile, d’une photographie par les rayons X » (II, 569), le héros mobilise le regard-caméra que nous avions déjà esquissé plus haut. C’est selon ces termes que le héros conçoit comme sous l’effet de « notre radiation intuitive [surgit] la morne et douloureuse universalité du squelette » (II, 249). Le procédé d’imagerie de transmission lui permet de défaire le tissu des apparences « comme le spectre extériorise pour nous la composition de la lumière » (III, 665).

 Cette « exploration visuelle du vivant » (Moulin 2006, 55) devient chez Proust l’expression d’une nouvelle modalité de l’être-au-monde. Le nouveau savoir dont hérite le héros-narrateur est déjà pressentiment de la mort prochaine, de la disparition des corps à l’horizon du désir naissant.

Le statut de la médecine dans la Recherche

 Bien que le projet de la Recherche repose sur la distinction que Proust établit entre l’écrivain et son œuvre7, une lecture approfondie de ses écrits révèle l’importance de la culture scientifique de son auteur. Ainsi donc, sur les trois mille pages de l’œuvre, François Vannucci relève un total de trois cents extraits faisant référence aux sciences (2005, 95). Comme l’indique le terme « recherche » qui figure dans le titre de son roman, Proust s’interroge sur les connaissances du sujet et les modalités à partir desquelles cette quête épistémique peut se déployer8. Si, comme le soutenait Proust, l’art et la science ont en commun l’étude de l’esprit humain et que « l’impression est pour l’écrivain ce que l’expérimentation est pour le savant » (IV, 458), seul l’écrivain peut rendre compte de la réalité telle qu’elle est réellement vécue.

 Parmi les savoirs qui informent les passages marquants de la Recherche, la médecine occupe un rôle central. Bien que l’on puisse s’accorder avec le docteur Cottard qu’elle « n’est pas une science exacte » (III, 42), il s’agit d’un imaginaire qui traverse de part en part l’écriture proustienne9. On sait aujourd’hui que Proust a grandi dans une famille de médecins – son père Adrien est un célèbre professeur d’hygiène, à demi-distance de l’enseignement et de la pratique, tandis que son frère cadet Robert officie en tant que chirurgien et gynécologue. Comme le relève Marie Miguet dans un article qui a fait date (1990), la médecine est partiellement associée à l’autorité paternelle que Proust questionne à travers une réflexion propre sur certains phénomènes cliniques. De nombreuses traces de cette culture – en plein essor du vivant de Proust – imprègnent l’univers de la Recherche où les grands malades et les savants qui les soignent abondent.

 Mais quel est l’objectif de la médecine ? En suivant le Larousse du XXe siècle, la médecine désignerait en première ligne l’ « art qui a pour but la conservation ou le rétablissement de la santé » (1990, 766). Il s’agit donc d’une science spécialisée qui aspire au rétablissement de l’équilibre corporel, reposant en cela sur la capacité du clinicien à émettre un pronostic juste. Pour souligner ce point, Proust développe l’analogie entre la médecine et l’art de guerre :

Ou bien, à science égale, y a-t-il de grands généraux comme il y a de grands chirurgiens qui, les éléments fournis par deux états maladifs étant les mêmes au point de vue matériel, sentent pourtant à un rien, peut-être fait de leur expérience, mais interprété, que dans tel cas ils ont plutôt à faire ceci, dans tel cas plutôt à faire cela, que dans tel cas il convient plutôt d’opérer, dans tel cas de s’abstenir ? (II, 412)

 L’analogie qu’établit Proust entre le général et le clinicien repose sur la tactique adoptée au moment décisif. À plus forte raison, le chirurgien comme le technicien de guerre doivent embrasser l’ensemble d’une situation afin de contourner l’imminence d’un danger, se basant sur une stratégie solidement ancrée dans un savoir-faire pour atteindre cet objectif10. Il est probable que les ravages de la Grande Guerre et les interventions chirurgicales qu’elle réclame ont eu une influence importante sur l’écriture de Proust11. Ici encore, l’essor de nouvelles technologies rend possible la mise en récit d’un savoir médical important. On peut à ce titre citer Saint-Loup, selon lequel « la société malade nécessite une intervention chirurgicale, c’est-à-dire une guerre bénéfique » (Watroba 2002, 41).

 En tant que témoin de son époque, Proust suit de près les avancées de la médecine et s’intéresse à la façon dont celles-ci modifient l’expérience corporelle. La tonalité médicale qui caractérise les moments forts de la Recherche se traduit par la mobilisation de champs lexicaux spécifiques. En témoigne l’intérêt du romancier pour le cœur humain, cet organe primordial dont la particularité consisterait à « couvrir deux champs sémantiques » (Ollivier 2016, 13). Que l’on pense, à cet égard, aux « intermittences du cœur » qui désignent à la fois une maladie cardiaque et le phénomène de la mémoire involontaire12. Comme le note Robert Soupault, un clinicien contemporain de Proust, « [l]es palpitations de cœur et la tachycardie (jusqu’à 120 pulsations) pour la première fois sont diagnostiquées comme d’origine anxieuse, sans substratum organique » (1967, 220), soulignant en cela la dimension double du corps médicalisé.

 Puisant dans son expérience intime, Proust décrit essentiellement le monde de la perspective du patient (Yoshida 1984). La Recherche peut ainsi se lire à la manière d’un index des nombreuses maladies de l’époque contemporaine, s’accompagnant parfois de listes exhaustives des symptômes et des signes pathologiques de ses personnages. Ce traitement des données médicales établit Proust comme écrivain de son temps : de manière habile, il s’approprie les enjeux d’un siècle qui repense le corps en fonction de la possibilité d’intervenir sur lui. Selon Anne Moulin, « [l]’histoire du corps au XXe siècle est celle d’une dépossession et d’une réappropriation qui aboutira peut-être un jour à faire de chacun le médecin de soi, prenant l’initiative et les décisions en toute connaissance de cause. Un rêve encouragé par l’idée d’une transparence du corps, un corps mis au jour, exploré dans ses profondeurs, et finalement directement accessible en direct au sujet lui-même (2006, pp. 15-16) ». Dans la mesure où le traitement clinique trouve son essor à l’époque de Proust, le rêve de soins ajustés aux besoins particuliers du patient reste de l’ordre de l’imaginaire collectif. Se pose dès lors la question du corps subjectif qui fait son apparition dans l’univers médical au début du XXe siècle.

Les différentes manifestations du corps « subjectif » chez Proust

 Pour l’auteur de la Recherche, la dimension du corps propre reflète les enjeux de sa propre condition médicale. Sa correspondance témoigne de cette attention portée aux bien-être et aux souffrances du corps. Comment rendre par des moyens linguistiques les sensations intimes du corps, ce qui échappe précisément au travail de la raison ? On s’oriente chez Proust vers une nouvelle physiologie, où sont thématisées les différentes fonctions, les pulsions primaires d’un corps qui demeure encore largement opaque (II, 707).

 La biologie offre à ce titre un outil privilégié pour penser l’instinct que Françoise Leriche apparente à « un mécanisme nerveux hiérarchiquement organisé, qui permet de mettre en œuvre des actions et mouvements complexes, appropriés à la conservation de l’individu ou de l’espèce » (2004a, 510). En témoigne la fascination de Proust pour l’entomologie – l’étude du comportement des insectes – et plus particulièrement les résultats obtenus par le savant Jean-Henri Fabre. Dans une page marquante de Sodome et Gomorrhe, Proust analyse une rencontre homosexuelle en mobilisant un lexique proche des travaux de l’entomologiste. L’extrait qui nous intéresse montre le jeune héros, qui, tapi dans le contrechamp d’un escalier, assiste à la rencontre muette entre l’ancien giletier Jupien et le baron de Charlus :

L’attitude de M. de Charlus ayant changé, celle de Jupien se mit aussitôt, comme selon les lois d’un art secret, en harmonie avec elle […]. Or Jupien, perdant aussitôt l’air humble et bon que je lui avais toujours connu, avait en symétrie parfaite avec le baron – redressé la tête, donnait à sa taille un port avantageux, posait avec une impertinence grotesque son poing sur la hanche, faisait saillir son derrière, prenait des poses avec la coquetterie qu’aurait pu avoir l’orchidée pour le bourdon providentiel. (III, 6)

 Pour le héros, l’élément troublant de cette scène réside moins dans le corps à corps qui se joue entre les deux hommes que dans la découverte d’une expérience qui se joue en-deçà de la communication verbale. Gilles Deleuze a cru entrevoir dans ce passage « le monde où l’on ne parle plus, l’univers silencieux végétal, la folie des Fleurs, dont le thème morcelé vient rythmer la rencontre avec Jupien » (2010, 210). En suivant le narrateur qui compare cette interaction à la fécondation de la fleur par le bourdon, on peut s’accorder avec Deleuze sur le fait que le corps engagé dans une situation particulière produit des signes : il signifie.

 L’espace intercorporel qui se fait jour existe au-delà des paramètres usuels qui nous permettent de saisir l’expérience humaine (langage, lois sociales), il en efface les signifiants. Dans cette focalisation externe contaminée par l’intériorité du narrateur – la scène est décrite de façon détachée, à la manière d’une étude physiologique –, le spectateur est littéralement plongé dans un monde irrationnel. Cet agencement narratif traduit la duplicité du corps propre, à la fois objet d’observation et structure significative. Les gestes qu’esquissent Jupien et le baron de Charlus dans ce premier contact à distance se déploient en-deçà des catégorisations du monde civilisé et cristallisent le thème du « corps absent » (Leder 1990).

Modalités du corps absent

 Bien que Proust excelle dans la description du corps ex-tatique13 – le corps tel qu’il nous apparaît en situation – cet élan centrifuge vers le monde ne représente qu’une modalité d’un corps qui s’efface14. L’incipit est en cela révélateur d’une appréhension du corps discret qui sous-tend les modélisations du corps tel que nous le donnent à voir les sciences.

 En écrivant ces lignes, je concentre mon attention pour matérialiser ma pensée sur l’écran cathodique qui me fait face. Cette activité s’accompagne d’une disparition du corps qui, il y a encore un instant, m’apparaissait sous l’aspect d’une vague sensation de faim ou de fatigue. Si mes mouvements apparaissent initialement en marge de mon attention (perceptive), au fur et à mesure que j’avance dans mon travail l’activité de mes doigts sur le clavier commence à disparaître dans le rétroviseur de ma conscience. Ainsi, le statut du corps ne peut être dissocié d’une certaine duplicité : lorsque nous parlons du corps, nous faisons toujours référence au corps objectif – en ce qu’il participe au monde en soi des objets – et au corps théorique, prélevé sur une généralité.

  • Le corps endormi

 La phrase proustienne est redevable de cette contradiction qui s’inscrit au cœur de l’expérience corporelle. Tout au long de son récit, le héros reprend avec rigueur les stades liminaires – dans le sens de ce qui se joue aux frontières de l’expérience consciente – de la réalité corporelle. Le sommeil, l’ivresse et la cœnesthésie15 de l’être social figurent autant de moyens d’évasion hors de cette structure organique à partir de laquelle un monde émerge pour nous. Parmi ces succédanés, l’image du corps endormi figure au premier rang. Proust s’intéressait de près aux états hypnagogiques, les différents degrés qui précèdent la plongée dans le sommeil16.

 Dans les impressions sensibles que nous interceptons au milieu du rêve se manifeste la porosité de différents états de conscience qui se succèdent. Ainsi lorsqu’une brusque sonnerie nous surprend en plein rêve, au seuil de l’état hypnopompique qui ébauche le travail de la conscience, les deux modalités de l’être-au-monde empiètent l’une sur l’autre. Le narrateur le constate en se réveillant dans une chambre d’hôtel à Doncières :

Et au moment où je voulais me lever, j’en éprouvais délicieusement l’incapacité ; je me sentais attaché à un sol invisible et profond par les articulations, que la fatigue me rendait sensibles, de radicelles musculeuses et nourricières ». (II, 390)

 Comme le suggère l’emploi du terme « radicelle », le sommeil nous plonge – par intermittence – aux origines de l’existence. Nous pouvons observer de l’extérieur les changements imperceptibles qui se traduisent au niveau du corps par un ensemble de processus (accélération de la tension artérielle, mouvements oculaires rapides, évolution des matières), mais nous demeurons toujours à l’écart, nous ne participons jamais de façon immédiate à l’expérience du sommeil d’autrui :

En fermant les yeux, en perdant la conscience, Albertine avait dépouillé, l’un après l’autre, ses différents caractères d’humanité qui m’avaient déçu depuis le jour où j’avais fait sa connaissance. Elle n’était plus animée que de la vie inconsciente des végétaux, des arbres, vie plus différente de la mienne, plus étrange, et qui cependant m’appartenait davantage. Son moi ne s’échappait pas à tous moments, comme quand nous causions, par les issues de la pensée inavouée et du regard. Elle avait rappelé à soi tout ce qui d’elle était au dehors ; elle s’était réfugiée, enclose, résumée, dans son corps. En le tenant sous mon regard, dans mes mains, j’avais cette impression de la posséder tout entière que je n’avais pas quand elle était réveillée. Sa vie m’était soumise, exhalait vers moi son léger souffle. (III, 578)

 Assumant sa position de voyeur, le narrateur assiste à la manifestation d’une vie primitive devant ce corps animé « de la vie inconsciente des végétaux ». Albertine est bien la prisonnière, fugitive en puissance, que le héros tient sous la dominante de son regard scrutateur. Quelques lignes plus loin, il ajoute que :

Si les lèvres d’Albertine étaient closes, en revanche, de la façon dont j’étais placé, ses paupières paraissaient si peu jointes que j’aurais presque pu me demander si elle dormait vraiment. Tout de même, ces paupières abaissées mettaient dans son visage cette continuité parfaite que les yeux n’interrompaient pas. Il y a des êtres dont la face prend une beauté et une majesté inaccoutumées pour peu qu’ils n’aient plus de regard. Je mesurais des yeux Albertine étendue à mes pieds. Par instants, elle était parcourue d’une agitation légère et inexplicable, comme les feuillages qu’une brise inattendue convulse pendant quelques instants. Elle touchait à sa chevelure, puis, ne l’ayant pas fait comme elle le voulait, elle y portait la main encore par des mouvements si suivis, si volontaires, que j’étais convaincu qu’elle allait s’éveiller. Nullement ; elle redevenait calme dans le sommeil qu’elle n’avait pas quitté. Elle restait désormais immobile. (III, 579-580)

 Dans cette animation du corps immobile, le héros découvre une modalité pré-thétique de l’être qui précède l’avènement du monde extérieur. Comme la mémoire involontaire, le corps déploie une certaine atmosphère à son insu, comme malgré soi. Le visage, qui tout à l’heure aimantait encore par l’énigme de sa triangulation, se réduit désormais à une surface harmonieuse, reposant dans l’organisation formelle de ses composantes. La clôture des paupières qui accompagne le sommeil signale le passage du corps au stade inconscient, la transition à un ordre antérieur à la réflexion17. Les gestes esquissés par Albertine se produisent à la manière des « feuillages qu’une brise inattendue convulse pendant quelques instants, laissant entrevoir l’essor des fonctions vitales sans l’entremise de la conscience » tandis que la description se clôt sur l’immobilité finale qui annonce sa mort.

Le corps face à la mort

 Si les moments d’accalmie permettent au héros d’explorer « différents aspects de l’être-au-monde » (Leriche 2004b, 765), la maladie occupe de nombreuses pages de la Recherche. Les différents cas pathologiques deviennent prétexte à de longues analyses : le cancer de Swann, les mouvements apoplectiques de Charlus à l’issue d’une crise cardio-vasculaire, l’urémie de la grand-mère et ce que Serge Béhar qualifie de « cénesthopathie du héros »18 présentent différentes modalités du corps pathologique.

 L’expérience de la maladie, en ce qu’elle provoque une série de crises, bouleverse les paramètres établis. Certains cas pathologiques que nous trouvons chez Proust réduisent l’existence à sa dimension absurde et révèlent la matérialité du corps humain, ce « mécanique plaqué sur du vivant » (2007, 29) pour reprendre la formule de Bergson. On peut d’ailleurs rapprocher l’intérêt du philosophe pour ces micro-instants où le corps est subjugué par un événement inattendu (un accident, la parabole d’une chute19), cette « anesthésie momentanée du cœur » (2007, 4) et la dimension du corps pathologique chez Proust. La maladie amoureuse que Swann éprouve pour Odette de Crécy tombe sous le même registre et préfigure le cancer qui l’emportera. Le souvenir d’une soirée marquée par les premières douleurs de la jalousie entérine cette pathologie qui affecte le corps et l’esprit. Ainsi, Proust écrit que « la mémoire du soir où il avait dîné chez la princesse des Laumes lui était douloureuse, mais ce n’était que le centre de son mal. Celui-ci irradiait confusément à l’entour dans tous les jours avoisinants » (I, 362).

 Dans Du côté de Guermantes, la douloureuse urémie de la grand-mère annonce la présence d’un corps dominant :

Je remontai et trouvai ma grand-mère plus souffrante. Depuis quelque temps, sans trop savoir ce qu’elle avait, elle se plaignait de sa santé. C’est dans la maladie que nous nous rendons compte que nous ne vivons pas seuls, mais enchaînés à un être d’un règne différent, dont des abîmes nous séparent, qui ne nous connaît pas et duquel il est impossible de nous faire comprendre : notre corps. (II, 594)

 Cet extrait met l’accent sur l’énigme du corps souffrant. La maladie, l’épreuve de la mort nous placent devant une contradiction et se traduisent par un resserrement immédiat du champ des possibles. Bien que la grand-mère se trouve là devant le regard-caméra du narrateur, la communication avec Autrui est entravée. Ce corps qui souffre et qui se tord sous de violentes convulsions n’est plus exactement le sien. L’épreuve douloureuse qui précède la disparition de l’être aimé nous donne à voir ce que le corps peut avoir d’impersonnel. Or, comment comprendre ce corps qui devient source d’aliénation ? Selon Drew Leder, la douleur, en termes phénoménologiques exerce sur le patient une force centripète, polarisant l’espace-temps vers le centre de l’organisme (Leder 1990, 76). La maladie se traduit alors par la présence d’une altérité au sein du corps propre : « The disruption and constriction of one’s habitual world thus correlates with a new relation to one’s body. In pain, the body or a certain part of the body emerges as an alien presence » (Leder 1990, 76). Chose étrange, cette part d’obscurité adhère au corps subjectif et en modifie la présence.

 La maladie, lorsqu’elle s’avère fatale, ôte un à un les attributs humains du patient, elle exerce sur lui un contrôle totalitaire qui entrave ses libertés les plus fondamentales. Devant l’intransigeance de ce corps sauvage, nous nous trouvons d’après l’analyse du narrateur comme « devant une pieuvre, pour qui nos paroles ne peuvent pas avoir plus de sens que le bruit de l’eau, et avec laquelle nous serions épouvantés d’être condamnés à vivre » (II, 594). Ici encore, Proust souligne l’existence primitive qui gît dans les profondeurs du corps, cet ordre pré-théorique – dans le sens où nous renouons avec une dimension originaire – de l’être qui caractérise le règne animal. À cet égard, le narrateur évoque la présence d’ « une créature […] contemporaine des races disparues, la présence du premier occupant – bien antérieur à la création de l’homme qui pense » (II, 596). Cette première confrontation avec la mort marquera durablement le héros, ce qu’illustre le traitement narratif de sa propre condition.

Au-delà du corps neurasthénique

 Si le lexique du corps propre chez Proust organise les temps forts de la Recherche, c’est que, selon Fréderic Fladenmuller, « [il] tend à se polariser autour de la nervosité » (1984, 53). Or comme nous avons pu le voir tout à l’heure, chez Proust, « le souci constant de présenter les aspects concrets de la maladie » (Fladenmuller 1984, 53) est dû en partie à l’héritage familial. Adrien Proust, le père de l’écrivain, professeur à la chaire d’hygiène à la faculté de médecine de Paris, publiait régulièrement dans la Revue des Deux Mondes. Nous lui devons notamment une préface à une étude sur l’asthme et un manuel traitant de la neurasthénie, deux maux dont souffrait son fils. Bien que l’intérêt de Proust pour la culture médicale de son époque est avéré, il se démarque nettement du roman expérimental de Zola qui visait encore à égaler la précision des études scientifiques. L’influence décadentiste qui marquait encore les premiers écrits de Proust semble également loin du style de la Recherche : l’écrivain ne vise pas, comme Huysmans avant lui, le récit d’une névrose mais l’expression authentique de certaines conditions pathologiques.

 Dans sa monographie Proust, the Body and Literary Form, Michael R. Finn s’intéresse à l’impact qu’a pu avoir la neurasthénie sur l’écriture de la Recherche. Selon le critique, « it is after all, the story of a “nervous Narrator” who struggles against negative hereditary factors in his family (personified in the semi-invalid aunt Léonie), and who suffers from a chronic lack of drive that makes him prefer salon time to productive time alone » (1999, 1). Contrairement à des écrivains tels Huysmans ou Théophile Gautier, Proust n’aspire pas au « récit d’une névrose » ; chez lui, la maladie lui permet de développer un style littéraire qui anime entièrement la Recherche20.

 Toujours en suivant Finn, on peut relever une certaine porosité dans l’écriture proustienne qui met en avant l’apport (exosomatique) du monde sensible (1999, 65), ce qui expliquerait en partie la centralité des sens que nous avons tenté de mettre en évidence au chapitre précédent. Or, quels sont les signes concrets par lesquels se traduit la condition du neurasthénique ? Le narrateur-héros relève les symptômes primaires : faiblesse de la volonté, crises d’asthme, influence néfaste des nerfs, insomnies, hypersensibilité. Historiquement, la neurasthénie apparaît comme une variation de la névrose encore mal définie au tournant du siècle21.

 Selon le Petit Robert, on peut rapprocher la première apparition de cette notion autour de 1880 de la « névrose caractérisée par une grande fatigabilité, des troubles psychiques, cardio-vasculaires, digestifs, sexuels et des douleurs diverses » (Yoshida 1984, 53). Les analyses d’Adrien Proust sont sans équivoque à cet égard : « La neurasthénie est une névrose, c’est-à-dire une maladie du système nerveux sans lésion organique connue » (Miguet-Ollagnier 1990, 35). Peut-on pour autant ranger la neurasthénie parmi les maladies imaginaires ? Telle qu’employée par le héros, cette notion s’apparente davantage à un dysfonctionnement tangible de l’organisme corporel. À propos de son amie Andrée, le jeune homme notera que « le moindre air de bonheur qu’on avait, s’il n’était pas causé par elle, lui produisait une impression nerveuse, désagréable comme le bruit d’une porte qu’on ferme trop fort » (III, 568).

 Cette condition qui est celle du narrateur se trouve au cœur de la Recherche, l’évolution de la pathologie conditionnant le déroulement des événements (accalmie lors des séjours à Balbec, alitement tout au long de l’épisode d’Albertine, séjours dans des maisons de santé pendant la guerre), elle donne au roman sa structure. La manifestation la plus tangible de ce mal se traduit au niveau de l’affluence des nerfs sur les actions du corps : « À voir le visage de Swann pendant qu’il écoutait la phrase – écrit Proust – on aurait dit qu’il était en train d’absorber un anesthésique qui donnait plus d’amplitude à sa respiration » (I, 233). Dans l’attente fiévreuse qui précède sa rencontre avec Gilberte, le héros décrit l’impact de sa condition sur l’équilibre homéostatique du corps :

Un matin, portant coordonnés en moi mes malaises habituels, de la circulation constante et intestine desquels je tenais toujours mon esprit détourné aussi bien que de celle de mon sang, je courais allègrement vers la salle à manger où mes parents étaient déjà à table, et – m’étant dit comme d’ordinaire qu’avoir froid peut signifier non qu’il faut se chauffer, mais, par exemple, qu’on a été grondé, et ne pas avoir faim, qu’il va pleuvoir et non qu’il ne faut pas manger – je me mettais à table, quand, au moment d’avaler la première bouchée d’une côtelette appétissante, une nausée, un étourdissement m’arrêtèrent, réponse fébrile d’une maladie commencée, dont la glace de mon indifférence avait masqué, retardé les symptômes, mais qui refusait obstinément la nourriture que je n’étais pas en état d’absorber. Alors, dans la même seconde, la pensée que l’on m’empêcherait de sortir si l’on s’apercevait que j’étais malade me donna, tel l’instinct de conservation à un blessé, la force de me traîner jusqu’à ma chambre où je vis que j’avais 40° de fièvre, et ensuite de me préparer pour aller aux Champs-Élysées. À travers le corps languissant et perméable dont elle était enveloppée, ma pensée souriante rejoignait, exigeait le plaisir si doux d’une partie de barres avec Gilberte, et une heure plus tard, me soutenant à peine, mais heureux à côté d’elle, j’avais la force de le goûter encore. (I, 486-487)

 L’opposition entre la volonté du héros et les défaillances du corps illustrent de façon concrète sa condition clinique. Le jeune homme décrit la dissociation du corps et de l’esprit qui dans certaines situations peut amener la crise (« nausée », « étourdissement », température élevée). Le corps propre prend alors les apparences d’un obstacle redoutable. L’attente, la hantise de la jalousie ne peuvent qu’exacerber l’état nerveux qui se prolonge au-delà de l’accalmie suivant la crise comme le souligne l’amour d’Albertine : « D’ailleurs si j’étais un peu calmé, je ne me sentais pas heureux. La perte de toute boussole, de toute direction, qui caractérise l’attente, persiste encore après l’arrivée de l’être attendu, et substituée en nous au calme à la faveur duquel nous nous peignions sa venue comme un tel plaisir, nous empêche d’en goûter aucun. Albertine était là : mes nerfs démontés, continuant leur agitation, l’attendaient encore » (III, 135). Ici, les plans du psychique et du physique s’entrecroisent ; l’expérience intime du corps se confond avec sa pensée qu’elle amène à la surface.

 En particulier, les angoisses d’étouffement du héros – symptômes qu’il partage avec l’auteur du livre – se présentent comme une nouvelle façon d’interpréter le monde. Souvent, ces crises coïncident avec l’atténuation d’autres symptômes. Ainsi, dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, le narrateur se rappelle avoir « [eu] presque chaque jour de ces crises d’étouffement pendant ma convalescence » (I, 487-488). Il s’agit d’ailleurs d’un thème récurrent dans la Recherche qui se caractérise par le style « nerveux » de l’écriture proustienne22.

 La maladie dans l’écriture de Proust montre que le corps met à mal les modélisations des sciences médicales, comme le suggère Yo Joshida dans l’article « Mal » du Dictionnaire Marcel Proust (2004, 582). Pour amener la détente nécessaire suivant les crises d’asthme qui confinent le héros aux chambres closes, le médecin lui conseille la consommation de boissons alcoolisées. L’instant euphorique qui suit l’ingestion d’alcool est effectivement décrit comme un état « où le système nerveux est momentanément moins vulnérable » (II, 11).

 Bien que le héros de la Recherche constate à différentes reprises comment la vie en société ne fait qu’accentuer la solitude de l’individu, certaines expériences collectives peuvent susciter de sa part des sensations de bien-être. La pratique frivole des dîners et des réceptions, bien qu’elle se joue à la surface du corps, témoigne d’une chaleur humaine qui permet d’oublier les doutes du quotidien. Ainsi, en se préparant à un dîner avec Rivebelle en compagnie de Saint-Loup, le narrateur note que sa pensée habite « à ces moments-là la surface de mon corps » (II, 162).

 Quelques pages plus loin, il approfondit cette découverte du corps cœnesthésique : « J’entendais le grondement de mes nerfs dans lesquels il y avait du bien-être indépendant des objets extérieurs qui peuvent en donner et que le moindre déplacement que j’occasionnais à mon corps, à mon attention, suffisait à me faire éprouver, comme à un œil fermé une légère compression donne la sensation de la couleur. J’avais déjà bu beaucoup de porto, et si je demandais à en prendre encore, c’était moins en vue du bien-être que les verres nouveaux m’apporteraient que par l’effet du bien-être produit par les verres précédents. Je laissais la musique conduire elle-même mon plaisir sur chaque note où, docilement, il venait alors se poser » (II, 168-169). L’ivresse délivre le narrateur de la pesanteur de l’existence. Plongé dans un état euphorique, la maîtrise des mouvements du corps demande un effort plus élevé. Cette inversion des valeurs traditionnellement réparties entre corps et conscience corporelle permet justement au narrateur de la pensée de soi. La cénesthésie désigne précisément ce degré zéro de l’existence qui allège la conscience malheureuse. Or, il ne s’agit là que d’états passagers qui demeurent à la surface de l’expérience corporelle.

 Face à la violence du monde sensible, seule l’habitude produit des résultats probants. Lors de sa première nuit dans le Grand-Hôtel à Balbec, le jeune homme observe que :

[P]our une nature nerveuse comme était la mienne, c’est-à-dire chez qui les intermédiaires, les nerfs, remplissent mal leurs fonctions, n’arrêtent pas dans sa route vers la conscience, mais y laissent au contraire parvenir, distincte, épuisante, innombrable et douloureuse, la plainte des plus humbles éléments du moi qui vont disparaître, l’anxieuse alarme que j’éprouvais sous ce plafond inconnu et trop haut n’était que la protestation d’une amitié qui survivait en moi pour un plafond familier et bas. Sans doute cette amitié disparaîtrait, une autre ayant pris sa place (alors la mort, puis une nouvelle vie auraient, sous le nom d’Habitude, accompli leur œuvre double) ; mais jusqu’à son anéantissement, chaque soir elle souffrirait, et ce premier soir-là surtout, mise en présence d’un avenir déjà réalisé où il n’y avait plus de place pour elle, elle se révoltait, elle me torturait du cri de ses lamentations chaque fois que mes regards, ne pouvant se détourner de ce qui les blessait, essayaient de se poser au plafond inaccessible. (II, 32) 

 Ces expériences lancinantes – qui se répètent tout au long de la Recherche – sont suivies de longues périodes d’inactivité que le héros passe dans des chambres obscures où les rideaux sont tirés. La position horizontale du héros allongé sur le lit souligne ce que le corps humain dans ce qu’il peut avoir de machinal. On pensera à cet égard au moment à la fin du premier voyage à Balbec, où allongé dans sa chambre d’hôtel il sent son cœur battre « comme une machine en pleine action, mais immobile, et qui ne peut que décharger sa vitesse sur place en tournant sur elle-même » (II, 305). On sera de même attentif au passage où, alité dans son appartement parisien, il se sent débordant d’une énergie qui le fait « tressauter, intérieurement bondir, comme une machine qui, empêchée de changer de place, tourne sur elle-même » (III, 536). Cette analogie entre le corps et la machine est déjà préparée dans « Combray » où le héros note que « [s]on corps obligé depuis longtemps de garder l’immobilité, mais qui s’était chargé sur place d’animation et de vitesse accumulées, avait besoin ensuite, comme une toupie qu’on lâche, de les dépenser dans toutes les directions » (I, 152). Ces rares descriptions nous rapprochent d’une conception cartésienne du corps comme faisceau de fonctions physiologiques23.

 Si la condition médicale du narrateur affecte sa capacité à s’investir dans des projets, nous avons vu comment ce dysfonctionnement affecte en première instance sa mobilité. Or, comme l’illustre le rendez-vous manqué avec Gilberte (I, 486-487), cette faiblesse de la volonté s’inscrit dans un élan centrifuge vers le monde, le plus souvent sous la forme d’une impulsion spontanée. Cette orientation vers le domaine exosomatique – ce que la notion de corps extatique exprime assez bien – marque un autre aspect de l’intermittence du corps24. Nous verrons par la suite comment le concept théorique d’intentionnalité nous permet d’articuler cette disposition du corps humain à s’engager dans le monde.

Intentionnalité et corps

 L’ « intentionnalité », à la lisière de la conscience et du somatique, articule de façon exemplaire la polysémie du terme de sens. Si celui-ci désigne d’une part la signification, le contenu sémantique d’un mot, il exprime également l’orientation vers ce qui est en-dehors de nous. On peut par exemple se demander dans quel sens nous devons lire une carte afin de déterminer comment arriver à destination. Entrevoir que quelque chose a une signification, c’est déjà « être orienté » vers celle-ci. Ces questionnements, contemporains des enjeux d’une nouvelle science du corps, sont encore récents au début du XXe siècle.

 Brentano25 perçoit l’intentionnalité comme la propriété spécifique qu’ont les phénomènes psychiques, à la différence des phénomènes physiques, d’être dirigés vers quelque chose, c’est-à-dire d’être toujours conscience de quelque chose (1995, 88). Les différents états mentaux (perception, crainte, désir, souvenir) dont nous faisons l’expérience « sont toujours dirigés vers un certain objet sous une certaine description, peu importe que cet objet existe ou non à l’extérieur de ces états mentaux » (Dreyfus 1993, 289). La conception selon laquelle chaque acte de la conscience est dirigé vers un objet spécifique se réfère implicitement au concept d’inexistence intentionnelle. Cette notion empruntée à la scolastique médiévale exprime l’idée que chaque acte de conscience contient un objet en soi (et) vers lequel la conscience est dirigée. Par exemple, dans une pensée quelque chose est conçu ; dans une sensation, une propriété manifeste ou un phénomène physique comme une couleur, la chaleur, une odeur sont ressenties.

 Pour Husserl, l’intentionnalité de la conscience se réfère à « la constante corrélation entre les actes de la conscience (par exemple percevoir, se souvenir, aimer), qui se rapportent à un objet (acte de la visée : la noèse), et l’objet tel qu’il apparaît dans ces actes (l’objet intentionnel étant le noème) » (Kunzmann et Wiedmann 2016, 195). De surcroît, le philosophe allemand établit l’importante distinction entre l’intentionnalité d’acte et l’intentionnalité opérante. Si le premier terme se réfère à l’acte de perception, d’imagination ou de mémoire, c’est le dernier terme qui nous permet de penser un sujet d’expérience intentionnellement impliqué dans le monde par le biais d’actions et de projets qui ne sont pas réductibles à de simples actes de conscience. Plus récemment, le philosophe John Searle interprète l’intentionnalité comme étant essentiellement de l’ordre des représentations (mentales)26, cette directionnalité de la conscience se modalise sous la forme de mouvements corporels.

 Si Husserl et plus tard John Searle27 réduisent l’intentionnalité aux représentations mentales d’un sujet (Dreyfus 1993), Merleau-Ponty rattache cette idée d’une intentionnalité opérante à l’expression du corps propre :

Les différentes parties de mon corps, ses aspects visuels, tactiles et moteurs ne sont pas simplement coordonnées. Si je suis assis à ma table et que je veuille atteindre le téléphone, le mouvement de la main vers l’objet, le redressement du tronc, la contraction des muscles des jambes s’enveloppent l’un l’autre ; je veux un certain résultat, et les tâches se répartissent d’elles-mêmes entre les segments intéressés, les combinaisons possibles étant d’avance données comme équivalentes : je puis rester adossé au fauteuil, à condition d’étendre davantage le bras, ou me pencher en avant, ou même me lever à demi. Tous ces mouvements sont à notre disposition à partir de leur signification commune. C’est pourquoi, dans les premières tentatives de préhension, les enfants ne regardent pas leur main, mais l’objet : les différents segments du corps ne sont connus que dans leur valeur fonctionnelle et leur coordination n’est pas apprise. (PP 185)

 L’intentionnalité corporelle que décrit Merleau-Ponty participe à la syntaxe corporelle que nous manifestons au quotidien (l’acte charnel, la manipulation d’instruments techniques). L’expérience non-conceptuelle du corps humain qui s’exprime alors est sous-tendue par un élan centrifuge qui excède nos représentations. L’intentionnalité telle que nous la donne à voir Merleau-Ponty rend ainsi patent le lien ombilical qui nous rattache au monde, dans la mesure où « l’unité du monde, avant d’être posée par la connaissance et dans un acte d’identification expresse, est vécue comme déjà faite ou déjà là » (PP 18). Pensons à l’épisode du cabinet de glaces dans la Recherche.

 Se retrouvant dans un cabinet obscur avec son ami Robert de Saint-Loup et sa maîtresse, le narrateur est frappé par l’apparition de son reflet dans une glace : « [L]’ampoule électrique placée au sommet du cadre devait le soir, quand elle était allumée, suivie de la procession d’une trentaine de reflets pareils à elle-même, donner au buveur, même solitaire, l’idée que l’espace autour de lui se multipliait en même temps que ses sensations exaltées par l’ivresse et qu’enfermé seul dans ce petit réduit, il régnait pourtant sur quelque chose de bien plus étendu en sa courbe indéfinie et lumineuse, qu’une allée du “Jardin de Paris”. Or, étant alors à ce moment-là ce buveur, tout d’un coup, le cherchant dans la glace, je l’aperçus, hideux, inconnu, qui me regardait. La joie de l’ivresse était plus forte que le dégoût ; par gaieté ou bravade, je lui souris et en même temps il me souriait » (II, 469). Bien que l’ampoule électrique ne permette qu’une vision imparfaite – à résolution faible – de la scène, le regard du narrateur est polarisé par l’aspect « hideux » et « inconnu » du reflet qu’il entrevoit dans la glace. L’indétermination référentielle du héros (marquée par la récurrence du pronom « il ») souligne la dilatation de l’espace sous l’effet de l’ivresse : avant d’identifier son propre reflet dans le miroir, le héros comprend qu’une connivence existe entre lui et cet étranger qui le fixe du regard. Cette saisie se réalise avant toute thématisation explicite de sa part. Ce moment furtif auquel s’arrête le narrateur souligne comment notre conscience est toujours orientée.

 Proust nous donne à voir la réalité d’une intentionnalité corporelle qui motive l’engagement du sujet par le biais d’objectifs et d’actions. Lorsque nous concevons d’un projet nouveau, il s’empare de notre corps tout entier. Nous ressentons comme une poussée vers l’avant qui le traverse. Le même constat s’applique au désir28.

Schéma corporel : la voie proprioceptive

 Bien que Proust ne le mentionne jamais de façon explicite, le schéma corporel est une des modalités de l’intentionnalité opérante qui informe son style littéraire. On peut citer, à cet égard, la co-extensivité de certains personnages dans la Recherche, le plus souvent sous la forme d’appareils optiques. Lors de la soirée de Mme de Saint-Euverte, Swann, arrivant à la réception mondaine, perçoit le monocle du général de Froberville « comme un éclat d’obus dans sa figure vulgaire, balafrée et triomphale » (I, 321), le binocle de Breauté « comme une préparation d’histoire naturelle sous un microscope » cachant « un regard infinitésimal et grouillant d’amabilité » (I, 321) ou encore le monocle du marquis de Forestelle qui « minuscule, n’avait aucune bordure et obligeant à une crispation incessante et douloureuse l’œil où il s’incrustait comme un cartilage superflu » (I, 321). L’expérience commune nous offre de nombreuses occurrences du phénomène décrit par Proust. En première ligne, le schéma corporel se traduit par l’effacement des limites corporelles sous l’effet de l’habitude ; en particulier, il désigne l’adaptation intuitive des mouvements du corps propre en fonction des situations qu’il rencontre au quotidien. On pensera au plumet qui orne le chapeau de Mme Cottard (I, 368), exemple que Merleau-Ponty reprend dans la Phénoménologie de la perception : « [Elle] sent où est la plume, comme nous sentons où est notre main » (PP 178).

 Nous prenons ici le concept dans son sens historique. Il s’agit d’un concept que le philosophe français développe en se fondant sur les travaux de Head sur le schéma corporel en 1920 et des travaux de Schilder sur l’image corporelle en 1925. Le strabisme et la paralysie des muscles oculo-moteurs permettent d’isoler le schéma corporel dans l’exemple du déplacement du regard. Le corps n’est pas « un assemble d’organes juxtaposés dans l’espace » nous apprend Merleau-Ponty, « [j]e le tiens dans une possession indivise et je connais la position de chacun de ses membres par un schéma corporel où ils sont tous enveloppés » (PP 127). Par conséquent, il est une des modalités de notre être-au-monde29. Cette définition du schéma corporel est dynamique en ce qu’il « n’est ni le simple décalque ni même la conscience globale des parties du corps existantes et [il] se les intègre activement à raison de leur valeur pour les projets de l’organisme » (PP 129). Passons désormais à certains exemples concrets dans l’écriture de Proust.

  • Corps en mouvement : Le cas Saint-Loup

 Avec Merleau-Ponty, nous assistons au déplacement de la notion d’intentionnalité au-delà des phénomènes psychiques. Les actions sensori-motrices du corps sont intentionnelles dans la mesure où elles tendent à la réalisation d’objectifs précis. En ce sens, le philosophe assimile le schéma corporel à une capacité d’extension qui caractérise l’expérience corporelle. La thématisation des facultés proprioceptives – l’aptitude du corps à maintenir son équilibre par-delà les différentes positions qu’il occupe dans l’espace – nous rapproche en cela d’une spatialité de situation. Ainsi se précise le schéma corporel : le corps n’est pas un simple objet parmi d’autres, mais il adhère à un « système d’équivalences, cet invariant immédiatement donné par lequel les différentes tâches motrices sont instantanément transposables » (PP 176) qui s’oppose à la perception vague du corps propre que l’on désigne couramment par l’image corporelle30.

 L’habitude, qui occupe une fonction centrale dans la Recherche apparaît comme le remaniement et le renouvellement du schéma corporel. « C’est le corps – écrit Merleau-Ponty – comme on l’a dit souvent, qui “attrape” (kapiert) et qui “comprend” le mouvement. L’acquisition de l’habitude est bien la saisie d’une signification, mais c’est la saisie motrice d’une signification motrice » (PP 178). Dans la Phénoménologie de la perception, l’exemple canonique du bâton de l’aveugle sert d’illustration à l’élargissement du schéma corporel à l’aide de l’incorporation. Selon Merleau-Ponty, « le bâton de l’aveugle a cessé d’être un objet pour lui, il n’est plus perçu pour lui-même, son extrêmité s’est transformée en zone sensible, il augmente l’ampleur et le rayon d’action du toucher, il est devenu l’analogue d’un regard » (PP 178). Si le bâton nous signale la condition de l’aveugle, pour ce dernier il vaut comme extension du corps propre. C’est précisément au moyen du bâton que le monde est donné à l’aveugle comme terrain à explorer. Les limites du corps s’en trouvent actualisées : « Quand le bâton devient un instrument familier, le monde des objets tactiles recule, il ne commence plus à l’épiderme de la main, mais au bout du bâton » (PP 188). En un mot, « [s]’habituer à un chapeau, à une automobile, ou à un bâton, c’est s’installer en eux, ou inversement, les faire participer à la voluminosité du corps propre » (PP 179). Proust devait penser à quelque chose de semblable en évoquant le bouton de la porte de la chambre du héros à Combray dont le maniement, à force d’habitude, devient inconscient (I, 10).

 De façon concrète, le schéma corporel se traduit également dans le langage inconscient du corps, sa posture. Qu’on pense par exemple à Mme de Cambremer « battant la mesure avec sa tête transformée en balancier de métronome » (I, 323), ou encore à Robert de Saint-Loup qui « le col haut, équilibrant perpétuellement les mouvements de ses membres autour de son monocle fugitif et dansant qui semblait leur centre de gravité » (II, 89). Le narrateur admire son ami pour ses qualités ancestrales qui motivent son assimilation à une œuvre d’art. Dans ces traits fins qui trahissent la nature héraldique du marquis se manifeste ce que Merleau-Ponty qualifie d’ « unité prélogique du schéma corporel » (PP 280). Avant toute individuation, nous faisons corps avec notre bagage génétique. C’est dire que la noblesse de Saint-Loup est constitutive de son schéma corporel, que c’est à partir de ce fond ancestral qu’il est polarisé vers une série de projets. Signalons également qu’à propos de son ami, le héros note que « la pénétration du regard propre aux Guermantes lui donnait l’air d’inspecter tous les lieux au milieu desquels il passait, mais d’une façon quasi inconsciente, par une sorte d’habitude et de particularité animale » (IV, 281). Proust est précis sur ce point. Pour lui, les Guermantes « n’étaient pas seulement d’une qualité de chair, de cheveu, de transparent regard, exquise, mais avaient une manière de se tenir, de marcher, de saluer, de regarder avant de serrer la main, de serrer la main » (II, 731).

 Plus encore que sa posture, ce sont les mouvements de Saint-Loup, son allure de coup de vent, qui illustrent son être proprioceptif. Vers la fin du Côté de Guermantes, alors que son ami revient d’une mission au Maroc, le héros décrit comment ce dernier se distingue par la souplesse de ses mouvements. La scène en question a lieu dans un restaurant chic où les deux amis se rencontrent par une soirée de brouillard. Arrivé le premier, le narrateur n’arrive pas à se dégager de la porte tournante et, suite à un malentendu, se retrouve dans la « salle réservée à l’aristocratie » (II, 695). Exposé aux courants d’air qui émanent de la « porte réservée aux Hébreux » en face de lui, le héros est tiré de ce mauvais pas à l’arrivée de son ami. Ayant croisé le prince de Foix, le marquis l’aborde pour une raison inconnue du narrateur. Un instant plus tard, Saint-Loup réapparaît à l’autre bout de la salle muni du grand manteau de vigogne du prince qu’il avait demandé pour protéger son ami du froid. C’est alors que le marquis déclenche une série de mouvements relevés par le narrateur :

Entre les tables, des fils électriques étaient tendus à une certaine hauteur ; sans s’y embarrasser Saint-Loup les sauta adroitement comme un cheval de course un obstacle ; confus qu’elle s’exerçât uniquement pour moi et dans le but de m’éviter un mouvement bien simple, j’étais en même temps émerveillé de cette sûreté avec laquelle mon ami accomplissait cet exercice de voltige ; et je n’étais pas le seul ; car encore qu’ils l’eussent sans doute médiocrement goûté de la part d’un moins aristocratique et moins généreux client, le patron et les garçons restaient fascinés, comme des connaisseurs au pesage ; un commis, comme paralysé, restait immobile avec un plat que des dîneurs attendaient à côté ; et quand Saint-Loup, ayant à passer derrière ses amis, grimpa sur le rebord du dossier et s’y avança en équilibre, des applaudissements discrets éclatèrent dans le fond de la salle. Enfin arrivé à ma hauteur, il arrêta net son élan avec la précision d’un chef devant la tribune d’un souverain, et s’inclinant, me tendit avec un air de courtoisie et de soumission le manteau de vigogne, qu’aussitôt après, s’étant assis à côté de moi, sans que j’eusse eu un mouvement à faire, il arrangea, en châle léger et chaud, sur mes épaules. (II, 705)

 Par l’adresse de ce geste, Robert de Saint-Loup illustre l’élan centrifuge qui se trouve à l’origine de ses mouvements31. Ceux-ci apparaissent comme les marqueurs d’une intentionnalité corporelle. À plus forte raison, ce geste excède sa dimension cinétique : il est révélateur d’une intention plus profonde qui l’anime en entier. On peut ainsi concevoir comment se traduit en des termes concrets l’orientation du langage moteur du corps vers des projets.

Le corps érotique

  À un niveau plus profond, l’expérience érotique chez Proust présente une autre modalité de cette intentionnalité opérante (fungierende Intentionalität) que Merleau-Ponty oppose à l’intentionnalité d’acte. Elle témoigne en cela de « l’unité antéprédicative du monde et de notre vie, qui paraît dans nos désirs, nos évaluations, notre paysage, plus clairement que dans la connaissance objective, et qui fournit le texte dont nos connaissances cherchent à être la traduction en langage exact » (PP 18). On est tenté de dire que le corps signifie activement avant tout retour sur soi. De manière significative, le philosophe note :

La perception érotique n’est pas une cogitatio qui vise un cogitatum ; à travers un corps elle vise un autre corps, elle se fait dans le monde et non pas dans une conscience. Un spectacle a pour moi une signification sexuelle, non pas quand je me représente, même confusément, son rapport possible aux organes sexuels ou aux états de plaisir, mais quand il existe pour mon corps, pour cette puissance toujours prête à nouer les stimuli donnés en une situation érotique et à y ajuster une conduite sexuelle. (PP 194)

 On peut souligner, dans cet extrait, la dimension existentielle du corps vécu. L’intentionnalité érotique ne repose pas sur nos aptitudes à formuler des propositions ou à nous comporter de façon rationnelle. Merleau-Ponty développe ce point par la référence négative au terme cartésien d’une cogitatio – repris par Husserl – pour désigner de façon générale l’activité de la pensée32, tandis que le cogitatum se réfère à l’objet de nos pensées. Le comportement sexuel en ce qu’il se caractérise par sa mise en situation ne peut être appréhendé sous le rapport de la conscience33, même s’il donne lieu à une série de gestes qui sont reliés à des désirs, à des croyances, ou encore à un imaginaire. Toujours selon Merleau-Ponty, la vie sexuelle pourrait être assimilée à une forme originaire de l’intentionnalité, inscrivant les origines vitales de la perception, de la motricité et de la représentation symbolique dans « un arc intentionnel » (PP 194). La sexualité esquisse en cela « une intentionnalité qui suit le mouvement général de l’existence et qui fléchit avec elle » (PP 194).

 Nous pouvons repérer les traces d’une forme d’intentionnalité corporelle dans la fascination du héros pour « le monde inhumain du plaisir » (I, 162). Cette polarisation par la présence de corps énigmatiques colore les séquences amoureuses de la Recherche. Les exemples de Swann magnétisé par la présence d’ « une chair saine, plantureuse et rose » (I, 189) et du narrateur qui retourne dans sa chambre d’hôtel « avec la première humidité matinale, seul cette fois, mais encore tout entouré de la présence d’[Albertine], gorgé d’une provision de baisers longue à épuiser » (III, 408) font apparaître d’une façon particulièrement claire la polarisation de corps énigmatiques qui colorent les séquences amoureuses de la Recherche. Cette communication électrique qui se transmet d’un corps à un autre, et que nous avions pu relever à partir des rencontres saphiques au Casino d’Incarville, s’avère contagieuse et peut d’étendre à tout un paysage :

[S]ans nous inquiéter des promeneurs déambulant encore sur la digue faiblement éclairée, mais qui n’auraient rien distingué à deux pas sur le sable noir, nous nous étendions en contrebas des dunes ; ce même corps dans la souplesse duquel vivait toute la grâce féminine, marine et sportive, des jeunes filles que j’avais vu passer la première fois devant l’horizon du flot, je le tenais serré contre le mien, sous une même couverture, tout au bord de la mer immobile divisée par un rayon tremblant ; et nous l’écoutions sans nous lasser et avec le même plaisir, soit quand elle retenait sa respiration, assez longtemps suspendue pour qu’on crût le reflux arrêté, soit quand elle exhalait enfin à nos pieds le murmure attendu et retardé. (III, 408)

 Le thème maritime se confond avec le sème de l’obscurité charnelle, tandis que la nature s’offre au jeune couple à la manière d’un corps à part entière34, avec sa respiration, ses tremblements et ses organes empreints d’humidité. Au milieu de ces vibrations infimes, le héros assiste au tremblement de la conscience. Ici encore, l’expérience intime repose sur l’unité intersensorielle du corps. La perception visuelle, empreinte d’érotisme, s’élargit pour englober l’univers des sons et des sensations tactiles.

 Plus particulièrement, c’est le cou d’Albertine qui suscite l’émoi du narrateur-héros. Ce fragment de la jeune fille en gros plan que le narrateur ne trouve « jamais assez brun ni à assez gros grains » (III, 585) manifeste la sensualité cachée du narrateur. « La vue du cou nu d’Albertine – nous apprend-il – de ces joues trop roses, m’avait jeté dans une telle ivresse, c’est-à-dire avait pour moi la réalité du monde non plus dans la nature, mais dans le torrent des sensations que j’avais peine à contenir, que cette vue avait rompu l’équilibre entre la vie immense, indestructible qui roulait dans mon être, et la vie de l’univers, si chétive en comparaison » (II, 285). Cet épisode qui se situe à la fin du premier séjour à Balbec, dans la chambre d’hôtel d’Albertine, illustre comment sous l’influence du désir les repères conventionnels se mettent à vaciller.

 À plus forte raison, le cou d’Albertine figure le prélude à la communion charnelle du baiser : « Je revoyais Albertine s’asseyant à son pianola, rose sous ses cheveux noirs ; je sentais, sur mes lèvres qu’elle essayait d’écarter, sa langue, sa langue maternelle, incomestible, nourricière et sainte dont la flamme et la rosée secrètes faisaient que, même quand Albertine la faisait seulement glisser à la surface de mon cou, de mon ventre, ces caresses superficielles mais en quelque sorte faites par l’intérieur de sa chair, extériorisé comme une étoffe qui montrerait sa doublure, prenaient, même dans les attouchements les plus externes, comme la mystérieuse douceur d’une pénétration » (IV, 79). L’instant intime, « moment qui précède le plaisir » (II, 662) reprend le thème de l’innocence des ébats amoureux et exprime la manière dont le héros ressent à travers la structure corporelle d’Albertine.

 Dans ce surgissement d’un nouveau lexique se cristallisent les enjeux d’une rencontre intentionnelle. Le drame de la captivité d’Albertine et les délires de persécution de l’amant jaloux que figure le héros mettront un terme abrupt à cette liaison. La jeune femme, on le sait, prendra la fuite et décèdera des suites d’un accident à cheval. Si ces échanges empreints de sensualité ne sont que passagers, l’expérience érotique amène néanmoins le narrateur à une nouvelle compréhension du monde.

Proust à l’épreuve des sciences

 Au terme de cette analyse des savoirs connus par Proust, on comprend mieux comment le corps subjectif sous-tend son écriture : si l’écrivain a pu décrire le corps, c’est en se fondant sur ses propres pathologies (asthme, neurasthénie, insomnies). Il n’en demeure que, du point de vue de la médecine, la présence de ce corps demeure ambivalente et ne peut être conçue au-delà de l’écart qui sépare le corps et l’esprit. Pour mieux comprendre certains passages obscurs de la Recherche, il nous faut désormais intégrer d’autres corps de savoir. Dans ce qui suit, nous passerons à des savoirs ultérieurs à l’époque contemporaine afin d’expliquer certaines intuitions théoriques de Proust à la lumière de ces connaissances. En particulier, nous verrons comment l’apport de la physique quantique et des sciences cognitives est susceptible de nous ramener à une vision unifiée de l’expérience corporelle.

Proust et la physique quantique

 « La science manipule les choses et renonce à les habiter » (OE 9) écrit Merleau-Ponty dans un essai tardif intitulé L’Œil et l’esprit. Le constat du philosophe vise à critiquer la surenchère constructiviste et la ségrégation des disciplines qui caractérisent alors les sciences naturelles. Or, la science moderne et les instruments qu’elle mobilise contribuent à une refonte de l’image que nous avons du corps propre. D’où émerge la question suivante : quel est l’apport concret de l’écriture proustienne ? Quels savoirs nouveaux produit l’écrivain ?

 À travers son écriture, nous l’avons vu, Proust envisage certaines expériences collectives dans les termes d’une intercorporéité. Si le schéma corporel nous rend sensibles à la porosité des limites du corps, une résistance caractérise l’apparition de corps collectifs. Ce mouvement est sensible dans les descriptions des jeunes filles en fleurs que le héros croise à Balbec. Bien que la physique quantique se trouve encore à l’état naissant du vivant de Proust, ses modélisations semblent se prêter à l’explicitation de certains passages obscurs dans la Recherche. Si, à ses débuts, elle est encore associée à une nouvelle mécanique, la physique quantique vise initialement à expliquer l’ « émission de lumière par un corps chauffé à haute température » (Lévy-Leblond 1999, 785).

 À partir du XIXe siècle, la physique classique reposant sur les principes de Newton – l’espace et le temps absolus – entre en crise. La physique quantique fait émerger un nouvel ordre en relevant la composition corpusculaire de l’expérience sensible. À l’encontre des solutions proposées par l’électrodynamique et la thermodynamique, Max Planck au tournant du siècle bouleverse les acquis en formulant l’hypothèse de la « discontinuité des échanges d’énergie entre matière et rayonnement » (Lévy-Leblond 1999, 785) rompant avec les cadres conceptuels établis. Les découvertes de « diverses formes de radioactivité et la compréhension du rayonnement en termes de quanta d’énergies étaient ces découvertes dont les enjeux complexes dépassent le cadre de notre étude (Lévy-Leblond 1999, 786). Or, comme nous avons pu le montrer plus haut, le topos du rayonnement constitue un moment central dans l’esthétique proustienne.

 Dans une thèse consacrée à la dimension épistémocritique de la Recherche, Anne-Marie Safa constate comment l’apparition de nouvelles disciplines telle la physique quantique « révèlent des vitesses insoupçonnées, et sans commune mesure avec la conception mécaniste fondée sur le paradigme newtonien » (2009, 73). Selon la chercheuse, l’indétermination de la lumière – perçue comme onde ou particule – souligne chez Proust la fugacité des mouvements d’Albertine. À plus forte raison, dans La Prisonnière, le héros réalise que ses tentatives de saisir Albertine et Andrée ne peuvent que se solder par un échec : « [Ô] jeunes filles, ô rayon successif dans le tourbillon où nous palpitons de vous voir reparaître en ne vous reconnaissant qu’à peine, dans la vitesse vertigineuse de la lumière [l’auteur souligne]. Cette vitesse, nous l’ignorerions peut-être et tout nous semblerait immobile, si un attrait sexuel ne nous faisait courir vers vous, gouttes d’or toujours dissemblables et qui dépassent toujours notre attente » (III, 573)35. À l’encontre des physiques classiques de type newtonien qui conçoivent l’origine du mouvement dans l’action d’un corps sur un autre, pour le héros, les jeunes filles sont prises dans un champ de forces (« tourbillon où nous palpitons de vous voir reparaître ») qui met à mal les catégories établies. Au-delà du simple procédé stylistique, la résorption du corps singulier devant l’émergence du groupe permet à Proust de penser la dimension instable de la nature.

 Les résultats de Karen Barad, qui en 2010 propose une nouvelle interprétation du monde physique dans le sillage de Niels Bohr, nous permettent de prolonger ces intuitions. La réflexion de Barad part de la notion d’ « intra-action », néologisme qui désigne la co-émergence d’entités à l’issue d’interactions successives. Ainsi, dans le cas d’un expériment scientifique, les propriétés d’un corps particulier ne sont pas constituées préalablement mais résultent directement de l’intervention du savant, celle-ci n’étant pas neutre36. Autrement dit, la présence du savant affecte le résultat de l’expérience scientifique, ce qui semble s’appliquer aux descriptions du narrateur37. En particulier, cette auto-constitution réciproque de différentes entités repose sur la présence de ce que Barad qualifie de « entangled agencies ».

 L’importance accordée à cette liaison semble reprendre le geste merleau-pontien d’une « réhabilitation ontologique du sensible » (S 210). À plus forte raison, nous nous rapprochons avec Barad du chiasme de la chair : « To be entangled – écrit-elle – is not simply to be intertwined with another, as in the joining of separate entities, but to lack an independent, self-contained existence » (2007, ix). Si la notion de entanglement ne se laisse que difficilement traduire en français – en mécanique quantique on parle d’intrication ou d’enchevêtrement – elle rend compte d’une certaine porosité des corps organiques qui n’est pas sans évoquer certaines formes de vie primitives. De façon significative, cette approche nous permet de saisir dans l’écriture de Proust un au-delà du sujet.

 Plutôt que de faire valoir l’expérience scientifique, qui se voudrait « objective » Barad présente une critique du réductionnisme des sciences naturelles. L’idée centrale de son livre Meeting the Universe Halfway : Quantum Physics and the Entanglement of Matter and Meaning, point sur lequel elle rejoint les travaux de Merleau-Ponty, pose la dissolution des corps comme antérieure au travail de séparation qu’opère notre regard conditionné38. Dans ses mots, « quantum theory has something to say about the ontology of the world, of that world of which we are a part – not as spectator, not as pure cause, not as mere effect » (2007, 352). La physique quantique nous amène à repenser le déterminisme qui jusqu’au début du XXe siècle caractérisait les sciences naturelles et participe à cette refonte d’un corps irréductible aux conceptions classiques de la matière. Toujours selon Barad :

human bodies, like all other bodies, are not entities with inherent boundaries and properties but phenomena that acquire specific boundaries and properties through the open-ended dynamics of intra-activity. Humans are part of the world-body space in its dynamic structuration. (2007, 172)

 Nous touchons ici à un trait fondamental qui nous permet de rapprocher les théories de Barad de l’écriture proustienne : pour l’écrivain, le monde sensible n’est pas statique. Cette « création perpétuellement recommencée » (IV, 375) selon Proust est celle d’un monde en état de flux. Si le lexique mobilisé dans cet extrait nous rapproche de l’ontologie de la chair proposée par Merleau-Ponty, Barad franchit un pas supplémentaire en intégrant des considérations pratiques dans ses analyses qui visent à s’affranchir de l’hégémonie des mots (2007, 132). À plus forte raison, la notion d’ « intra-action » s’avère plus radicale que la conception merleau-pontienne de moi et d’autrui perçus « comme les organes d’une seule intercorporéité » (S 215). En suivant Barad, ce n’est qu’à travers une série d’interventions  – la réflexion philosophique, les pratiques matérielles du savant – que les corps peuvent être distingués en tant que entités déterminées (2007, pp. 139-140), à l’image du héros proustien ne « reconnaissant qu’à peine » (III, 573) ses amies entrevues sur la plage. Ainsi, lorsque le jeune homme relève le regard bleuté la duchesse de Guermantes qui en traversant la salle de théâtre effleure les « madrépores anonymes et collectifs du public de l’orchestre » (II, 357) qui l’observent, il vise à exprimer un phénomène qui émerge en-deçà des possibilités des représentations verbales.

 À un niveau général, nombreux sont les passages dans la Recherche qui visent à exprimer la dimension fluide des choses. Au passage d’une troupe de soldats qui traverse son village d’enfance, le jeune homme observe comment « un flot inaccoutumé de promeneurs noircissait encore les rues de Combray » (I, 88). Quelques pages plus loin, le narrateur représente la dissolution des corps sur l’écran de la page :

Je m’amusais à regarder les carafes que les gamins mettaient dans la Vivonne pour prendre les petits poissons, et qui, remplies par la rivière, où elles sont à leur tour encloses, à la fois « contenant » aux flancs transparents comme une eau durcie, et « contenu » plongé dans un plus grand contenant de cristal liquide et courant, évoquaient l’image de la fraîcheur d’une façon plus délicieuse et plus irritante qu’elles n’eussent fait sur une table servie, en ne la montrant qu’en fuite dans cette allitération perpétuelle entre l’eau sans consistance où les mains ne pouvaient la capter et le verre sans fluidité où les mains ne pouvaient la capter et le verre sans fluidité où le palais ne pourrait en jouir. Je me promettais de venir là plus tard avec des lignes ; j’obtenais qu’on tirât un peu de pain des provisions du goûter ; j’en jetais dans la Vivonne des boulettes qui semblaient suffire pour y provoquer un phénomène de sursaturation, car l’eau se solidifiait aussitôt autour d’elles en grappes ovoïdes de têtards inanitiés qu’elle tenait sans doute jusque-là en dissolution, invisibles, tout près d’être en voie de cristallisation. (I, 166)

 Si le passage se déploie à partir d’une réflexion sur l’espace – dans quel contenant se déplacent les poissons ? – il nous donne à voir le travail actif de la perception du héros. Le transfert sémantique qui s’opère du contenant au contenu contamine l’épisode en entier. À y regarder de près, la clôture initiale au sein du récit (« les carafes […] où elles sont à leur tour encloses ») est resémantisée en termes d’ouverture, de transfert fluide de contenus représentationnels. Ainsi, les éléments décrits par le narrateur deviennent interchangeables : les carafes transparentes figurent une « eau durcie », tandis que l’eau de la Vivonne évoque un « contenant de cristal liquide et courant ». En cela, cette scène rurale reprend le thème d’une « création perpétuellement recommencée ». En témoignent le phénomène de sursaturation qui s’ensuit et la dissolution des boulettes de pain sous l’effort collectif de « grappes ovoïdes de têtards inanitiés ».

 Le narrateur approfondira ces premières impressions à Balbec où les jeunes filles en fleurs cristallisent le moment quantique de la Recherche. Avant même d’être initié au cercle des adolescentes, le héros souligne l’indivisibilité de la matière dans les termes suivants :

Seul, je restai simplement devant le Grand-Hôtel à attendre le moment d’aller retrouver ma grand-mère, quand, presque encore à l’extrémité de la digue où elles faisaient mouvoir une tache singulière, je vis s’avancer cinq ou six fillettes, aussi différentes, par l’aspect et par les façons, de toutes les personnes auxquelles on était accoutumé à Balbec, qu’aurait pu l’être, débarquée on ne sait d’où, une bande de mouettes qui exécute à pas comptés sur la plage, – les retardataires rattrapant les autres en voletant – une promenade dont le but semble aussi obscur aux baigneurs qu’elles ne paraissent pas voir, que clairement déterminé pour leur esprit d’oiseaux. (II, 146)

 Premier constat de la part du narrateur : les jeunes filles de la bande de Balbec n’avancent qu’en groupe. En l’absence de traits individuels, leur aspect physique parcourt de véritables anamorphoses39, cette figure excédant dans ce cas précis le cadre des arts visuels avec laquelle on l’associe généralement. Cet aspect protéiforme s’étend jusqu’à leurs mouvements qu’elles exécutent « dans une pleine indépendance de chacun de leurs membres par rapport aux autres, la plus grande partie de leur corps gardant cette immobilité si remarquable chez les bonnes valseuses » (II, 147). Ici, le concept de « diffraction » mobilisé par Barad peut nous faire avancer dans l’analyse. Partant du phénomène physique du comportement des vagues qui présentent différents modèles de diffraction – par exemple les formes qui apparaissent lorsque nous jetons une pierre dans un volume aqueux – et qui résultent de la réaction des vagues en rencontrant un obstacle (2007, 28), la diffraction figure un phénomène physique qui – contrairement à la réflexion qui sert de trope central en philosophie – repose sur un paradigme différentiel (Barad 2007, 28). Cette caractérisque collective anime les observations du narrateur. Les obstacles rencontrés sur la plage de Balbec – les touristes locaux en l’occurrence – ne parviennent pas à dissoudre l’unité fluide des jeunes filles en fleurs et contribuent davantage à divers modèles de diffraction qui précèdent le retour à la forme initiale d’ « une tache singulière ».

 Selon l’hypothèse du héros, les aspects individuels d’un corps résulteraient du travail a posteriori de la conscience. Dans ses mots, « cette absence, dans ma vision, des démarcations que j’établirais bientôt entre elles, propageait à travers leur groupe un flottement harmonieux, la translation continue d’une beauté fluide, collective et mobile » (II, 148). À partir de ces premiers visionnements, le jeune homme développe tout une isotopie – nous prenons ici le mot dans l’acception d’une « [r]écurrence d’un élément sémantique dans le déroulement syntagmatique d’un énoncé, produisant un effet de continuité et de permanence d’un effet de sens le long de la chaîne du discours »40 – de la dissolution. Le cercle des jeunes filles évoque à ce titre « une lumineuse comète » (II, 149), « une liaison invisible, mais harmonieuse comme une même ombre chaude, une même atmosphère » (II, 151), relevant d’une « sorte de blanche et vague constellation » (II, 180), « nébuleuse indistincte et lactée » (II, 180), « [c]omme ces organismes primitifs où l’individu n’existe guère par lui-même, est plutôt constitué par le polypier que par chacun des polypes qui le composent, elles restaient pressées les unes contre les autres » (II, 180). Ces transfigurations poétiques où la forme épouse la matière deviennent révélatrices d’un nouveau discours porté par le narrateur de la Recherche.

 Cette même essence spéciale (II, 189) qui caractérise le groupe de jeunes filles participe activement à « la population amphibie » (II, 193) des plages de Balbec. Leur apparition en nombre réduit ne bouleverse pas leur être collectif. Ainsi, à l’issue de sa première visite dans l’atelier du peintre Elstir, le narrateur voit apparaître au coin de la rue « quelques taches de l’essence impossible à confondre avec rien d’autre, quelques sporades de la bande zoophytique des jeunes filles » (II, 210). Dans un emprunt à l’histoire naturelle, elles évoquent pour le jeune homme la vie « des zoophytes où l’existence, l’individualité si l’on peut dire, est répartie entre différents organismes » (II, 268). À plus forte raison, ces images tirées de la culture scientifique de Proust se greffent sur la cristallisation initiale de la « tache singulière » des jeunes filles sur la plage de Balbec. L’étonnement que ressent le héros à chacune de leurs apparitions persistera une fois qu’il aura fait leur connaissance :

Entre ces jeunes filles – nous apprend-il – tiges de roses dont le principal charme était de se détacher sur la mer, régnait la même indivision qu’au temps où je ne les connaissais pas et où l’apparition de n’importe laquelle me causait tant d’émotion, en m’annonçant que la petite bande n’était pas loin ». (II, 296)

 Prise dans le cycle de l’éternel retour, comment Albertine morte ne se disperserait-elle pas « de nouveau en cette poussière disséminée de nébuleuses (IV, 142) ?

 L’époque contemporaine à Proust donne l’essor à de nouvelles théories qui se traduisent par une série de pratiques et d’instruments qui dépassent le travail en laboratoire. Si la mort prématurée de l’écrivain ne lui permet pas de saisir l’ampleur de ces mutations, son œuvre témoigne d’une sensibilité qui dépasse certains savoirs concrets sur le plan de l’expérience qu’il retrace. En cela, la réalité serait comparable à l’avenir que nous nous représentons « comme un reflet du présent projeté dans un espace vide, tandis qu’il est le résultat souvent tout prochain de causes qui nous échappent pour la plupart » (III, 824). Si les exemples que nous venons de passer en revue et le lexique mobilisé par Proust puisent à la source de l’expérience corporelle, ils se distinguent essentiellement par leur dimension métaphorique. Nous verrons par la suite comment les sciences cognitives permettent de corroborer certaines des observations que nous trouvons dans la Recherche.

Proust et les sciences cognitives

 L’émergence des sciences cognitives41, domaine qui regroupe des disciplines aussi diverses que les neurosciences, la psychologie cognitive, l’intelligence artificielle ou encore l’enaction, se rapproche de l’écriture de Proust en ce qu’elle entreprend « l’analyse scientifique moderne de l’esprit et de la connaissance sous toutes ses dimensions » (Francisco J. 1996, 9). On peut découper l’histoire des STC (abbréviation pour les sciences et technologies de la cognition) en trois périodes majeures : 1) le cognitivisme fondé sur l’idée du cerveau pensé en analogie avec un dispositif de traitement d’information opérant sur la base de représentations symboliques ; 2) l’émergence ou connexionisme, une modélisation qui part d’une action de la pensée au niveau de la connexion des neurones où, comme le note le neurobiologiste et philosophe chilien Francisco Varela, « le cerveau fonctionne à partir d’interconnexions massives, su un schéma distribué, de sorte que la configuration des liens entre ensembles de neurones puisse se modifier au fil de l’expérience » (1996, 54) ; et finalement 3) la pensée enactive.

 Parallèlement aux discours inédits sur le corps propre, la conscience refait surface pour mieux adhérer à l’organisme humain que la science prend pour thème. Ce corps que nous apercevons chaque matin dans la glace, pouvons-nous affirmer qu’il est bien le notre si nous n’en avons pas conscience ? C’est au début des années 1990 que Varela reprend les travaux du premier Merleau-Ponty afin d’éclairer le rôle du corps humain dans nos pratiques cognitives. Selon Varela, la capacité de l’homme à traiter et à sauvegarder de l’information doit être ramenée à l’expérience humaine que sous-tend l’inscription corporelle de l’esprit :

Les circonstances et les humeurs peuvent changer, mais le corps paraît stable. Il est le lieu d’ancrage des sens ; nous regardons le monde du point de vue du corps, et nous percevons les objets de nos sens comme spatialement reliés à notre corps. Bien que notre esprit puisse vagabonder dans le sommeil ou dans le rêve éveillé, nous comptons toujours revenir au même corps. (2012, 105)

 Posant la question du corps dans les termes d’une épistémologie, Varela précise les termes de ce que nous avions qualifié de « corporéité ». Plus qu’un simple support matériel, le corps est ce qui nous caractérise en tant qu’êtres doués de conscience. Comme Merleau-Ponty avant lui, Varela vise à dépasser le clivage entre certaines pratiques scientifiques et l’immédiateté de l’expérience humaine. À plus forte raison, l’ensemble de nos connaissances s’enracinent selon lui « dans les structures de notre corporéité biologique » (2012, 211). À plus forte raison, le neurobiologue comme Merleau-Ponty avant lui, prend en charge l’actualité concrète de sa position scientifique : ainsi, pour montrer les limites des modèles cognitivistes et connexionnistes qui interprètent la cognition humaine en fonction de régions clairement déterminées, Varela cite l’exemple de la voiture dirigée par un robot mobile42 qu’il oppose au joueur d’échecs virtuel. Or, quelles formes concrètes prend cette compréhension nouvelle de la corporéité ? Par ailleurs, en partant de l’influence des sciences sur l’écriture proustienne – qu’il s’agisse des rayons X ou de la théorie d’Einstein – on peut se demander dans quelle mesure les neurosciences peuvent rétrospectivement valider certaines des observations de Proust au sujet de la mémoire involontaire.

  • Vers une lecture neuroscientifique de Proust

 Se demandant si on peut « lire Proust à la lumière des neurosciences » (1999, 71) dans un article présenté devant l’Académie des sciences morales et politiques le 9 novembre 1998, Jean-Yves Tadié engage le dialogue avec des enjeux actuels de la critique proustienne. Partant de l’idée que Proust se serait intéressé de près au contenu des neurosciences s’il les avait connues, le critique conçoit que « le plus révélateur de l’attention portée par Proust à la neurologie, qui nous importe parce qu’elle est la base de l’étude de la mémoire, est l’emploi constant du mot cerveau » (1999, 73). Comme le constate assez justement Tadié, la présence opaque du cerveau43 est liée chez Proust à la destruction de l’être : « Malgré tout ce qu’on peut dire de la survie après la destruction du cerveau, je remarque qu’à chaque altération du cerveau correspond un fragment de mort » (III, 374, cité par Tadié 1999). À la source des recherches en neurobiologie, nous pouvons toujours nous demander ce qui rend les êtres humains conscients du monde autour d’eux, un questionnement qui se trouve également au centre de la Recherche.

 Il est frappant de constater comment certaines expériences décrites par Proust trouvent leur validation dans les données des neurosciences contemporaines. En particulier, le célèbre épisode de la madeleine dans le premier tome de la Recherche cristallise les différentes étapes qui interviennent dans le processus de mémorisation, phénomène que les neurologues ont pu qualifier de « syndrome de Proust », c’est-à-dire l’activation de la mémoire involontaire déclenchée par l’interposition d’une sensation olfactive (Herz et Schooler 2002, pp. 21-32). C’est en percevant l’odeur et le goût d’une madeleine imbibée de tisane que le narrateur arrive à reconstituer un pan entier de son enfance à Combray. Dans un passage célèbre, l’auteur établit le lien surprenant qui existe entre olfaction, émotion et mémoire, et il souligne la capacité des odeurs à générer le rappel de souvenirs autobiographiques puissants :

Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi […]. D’où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu’elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D’où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l’appréhender ? (I, 46)

 En des termes lucides, Proust relève la fonction centrale de l’odorat et du goût dans la constitution de notre mémoire, tout en préservant son caractère mystérieux. En décrivant une expérience personnelle qui l’aurait initié au roman proustien lors de travaux en laboratoire, le neurologue Jonah Lehrer suggère que la découverte du « syndrome de Proust » entre en résonance avec l’actualité du discours scientifique. Dans un essai de vulgarisation, Lehrer part de l’hypothèse selon laquelle l’auteur de la Recherche a su développer un modèle scientifique qui trouve sa validation sous la forme d’une protéine. Plus précisément, il s’agirait de la protéine de liaison à l’élément cytoplasmique de polyadénylation ou CPEB (2011, 150). Selon le neurologue, tout part du constat que « notre odorat et notre goût sont exceptionnellement sentimentaux, car ce sont les seuls sens directement connectés à l’hippocampe, centre de la mémoire à long terme du cerveau. Leur marque est indélébile » (2011, 133). On pense au mot de Proust selon lequel, « la sensibilité, même la plus physique, reçoit comme le sillon de la foudre, la signature originale et longtemps indélébile de l’événement nouveau » (IV, 8). 

 Comme le note Antonio R. Damasio dans Le sentiment même de soi, notre mémoire existe sous forme de transferts subtils dans les circonférences des neurones, ce qui leur facilite la communication (2002, 174). En particulier, l’hippocampe constituerait le substrat neuronal de la mémoire émotionnelle à travers les changements successifs qu’elle parcourt tout au long de notre vie. Or le réductionnisme opéré par les neurosciences part de l’idée selon laquelle « si une chose ne peut être quantifiée ou calculée, alors, elle n’est pas vraie » (Lehrer 2011, 16). On peut alors se demander dans quelle mesure les sciences permettent de rendre compte de la mémoire comme expérience intérieure.

  • Les limites des neurosciences

 Les neurosciences s’inscrivent dans une continuité avec la conception cartésienne du corps comme chose étendue ou res extensa. Dans le sillage de Descartes, le discours scientifique du XXe siècle questionne l’apport des sens dans la constitution de nos connaissances sur le monde extérieur. Par exemple, la stratégie connexionniste repose sur l’idée selon laquelle le cerveau, et non la conscience, est considéré comme la source principale de métaphores et d’idées (Francisco J. 1996, 57). Selon cette théorie, « le cerveau fonctionne à partir d’interconnexions massives, sur un schéma distribué, de sorte que la configuration des liens entre ensembles de neurones puisse se modifier au fil de l’expérience » (Francisco J. 1996, 53). L’hypothèse cognitiviste, quant à elle, compare l’esprit humain à un ordinateur, calqué sur le modèle mathématique d’une fonction intégrant entrées et sorties de données.

 Plus récemment, les avancées dans la philosophie de l’esprit44 tendent vers une pensée selon laquelle nos actes mentaux peuvent être appréhendés dans les termes du rapport entre conscience et phénomènes conscients, d’une part, et le cerveau et ses processus neuronaux, d’autre part. Les processus conscients constituent l’envers des processus neuronaux, dont la nature est d’ordre physique et émergent sous la forme d’événements inconscients. À titre d’exemple, les résultats obtenus par Damasio suggèrent que c’est aux ramifications extérieures des neurones, les points d’intersection où leurs dendrites se touchent, que le souvenir se produit : « Les neurones sont formés de trois éléments principaux : un corps cellulaire, la matrice énergétique de la cellule dotée d’un noyau et d’organelles comme les mitochondries, un axone (des fibres chargées de véhiculer les influx de sortie) et des dendrites (fibres chargées de véhiculer les influx d’entrée) » (2002, 322).

 Pour revenir à l’épisode de la madeleine, une lecture attentive suggère que l’approche neuroscientifique touche ici à ses limites :

Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. (I, 46)

 À force de se concentrer sur sa première impression, le narrateur réalise que la mémoire ne peut être localisée qu’à l’intérieur de lui-même. Si l’argument neuroscientifique rend compte de la façon dont des impulsions sensorielles peuvent activer certaines « données fondamentales de nos identités personnelles et sociales qui étaient situées au niveau des cortex sensoriels premiers » (Damasio 2002, pp. 225-226), il ne parvient pas à expliquer l’émergence actuelle de la mémoire. D’ailleurs, comme le suggère Tadié, Proust ne croyait pas à des « centres de la mémoire » (1999, 75). Cette croyance fait écho à la critique que Bergson adresse aux localisations cérébrales dans L’âme et le corps (Tadié 1999, 77).

 Dans un article intitulé « Forgetting the Madeleine : Proust and the Neurosciences », Patrick M. Bray soutient à cet égard que la mémoire est essentiellement logée dans l’intériorité du sujet (2013). Selon le critique, la madeleine dans le récit de la Recherche se caractérise avant tout par les liens intimes tissés avec la personnalité de Proust ; il évoque à ce titre les connotations religieuses de sa morphologie (« Coquille de Saint-Jacques »), la référence biblique à une figure de prostituée, l’expression populaire « pleurer comme une madeleine » de même que l’appartement d’enfance de l’écrivain situé au 9 boulevard Malesherbes à proximité de la place de la Madeleine et de son église. Quelques années avant l’essor des neurosciences déjà, Bergson n’affirmait-il pas que « le système nerveux n’a rien d’un appareil qui servirait à fabriquer ou même à préparer des représentations »45 ?

 Si, comme le soutenait Proust, l’art et la science ont en commun l’étude de l’esprit humain, seul l’écrivain peut rendre compte de la réalité telle qu’elle est réellement vécue. Bien que l’interprétation neuroscientifique du « syndrome de Proust » nous permette de mieux comprendre comment une sensation olfactive ou gustative peut affecter telle partie de l’hippocampe, centre de la mémoire à long terme du cerveau, il s’agit d’une conception réductionniste qui ne rend pas compte de l’expérience du sujet à laquelle s’intéresse l’écrivain46. Faut-il pour autant rejeter l’apport des sciences cognitives dans l’interprétation de la Recherche ? La voie enactive nous permet de répondre par la négative. Nous aurons, dans un dernier temps, à voir comment cette branche des sciences cognitives, « fait un pas de plus dans la même direction pour englober aussi la temporalité de la vie » (Francisco J. 1996, 113) à la lumière de la matinée finale sur laquelle se clôt la Recherche.

Francisco Varela : émergence d’une pensée enactive

 C’est vers la fin des années 1980 que Varela questionne les modélisations datées du cognitivisme et du connexionnisme. Si on doit cette science commençante aux limites du cognitivisme47, nous assistons avec l’enaction à un saut qui pourrait être comparé au tournant impressionniste en termes d’histoire de l’art. À l’image du peintre qui installe son écheveau au milieu des scènes qu’il tente de capter, le neurologue développe désormais ses résultats en faisant valoir la nature dynamique du monde sensible.

 La voie enactive – en ce qu’elle perçoit l’avènement de la conscience au croisement de l’esprit, du corps et de l’environnement – produit une nouvelle branche dans l’histoire de la philosophie de l’esprit et prône un retour au sens commun. Au cœur de cette conception nouvelle, nous trouvons selon Varela l’ « ambiguïté incontrôlable de la connaissance d’arrière-plan » maintenue à la « périphérie » des recherches précédentes en STC (2012, 209). Comme le note encore Varela, les liens de l’homme avec son environnement « ne sont pas objectifs, indépendants de la situation, des attitudes et de l’historique du système » (1996, 3). D’où l’importance de l’action-interprétation qui vise à « faire prédominer le concept de l’action sur celui de la représentation » (Francisco J. 1996, 93).

 Il en suit que, historiquement, la voie enactive place l’expérience humaine au centre de ses recherches. Les chercheurs en sciences cognitives dotés de cette nouvelle sensibilité s’intéressent plus particulièrement aux « questions pertinentes qui surgissent à chaque moment de notre vie », dans la mesure où elles « ne sont pas prédéfinies mais enactées » et qu’on les « fait-émerger » (Francisco J. 1996, 91). Contrairement aux conceptions traditionnellement associées aux neurosciences, l’enaction – se situant en marge des STC – ne part pas d’un monde extérieur prédéterminé, mais donne à voir comment un acte conscient résulte de l’interaction immédiate d’un corps avec son environnement. Plus significativement, nous formulons ici l’hypothèse selon laquelle le choc que peuvent susciter certaines expériences intimes constitue un événement proprement enactif et qu’il faut comprendre à ce titre.

 Nous nous proposons de rendre cette notion tangible en apportant un exemple concret tiré du Temps retrouvé. L’épisode se situe à quelques années de la Grande guerre, à une époque où le narrateur s’est retiré du monde pour des raisons médicales. En entrant dans la cour du palais des Guermantes pour assister à une matinée musicale le narrateur se heurte physiquement à l’écart entre deux dalles inégales. Ce choc inattendu le plonge dans un état qui apparaît comme la synthèse des épiphanies précédentes et qui déclenche la mémoire involontaire au même titre que l’épisode de la madeleine :

[A]u moment où, me remettant d’aplomb, je posai mon pied sur un pavé qui était un peu moins élevé que le précédent, tout mon découragement s’évanouit devant la même félicité qu’à diverses époques de ma vie m’avaient donné la vue d’arbres que j’avais cru reconnaître dans une promenade en voiture autour de Balbec, la vue des clochers de Martinville, la saveur d’une madeleine trempée dans une infusion, tant d’autres sensations dont j’ai parlé et que les dernières œuvres de Vinteuil m’avaient paru synthétiser. (IV, 445)

 Ce passage semble suggérer une structure semblable à l’enaction développée par Varela. Si, à première vue, cet événement semble insignifiant, force est de constater que ce trébuchement sur un pavé de taille inégale suscite une réaction immédiate. Suite au choc physique, le héros se trouve immergé dans une situation inédite qui le frappe par son apparente familiarité. À plus forte raison, le geste maladroit du héros déclenche le moment proprement herméneutique du récit : c’est sous l’effet du choc physique qu’il comprend la dimension synthétique de l’expérience humaine. On peut à cet égard noter que l’enaction trouve son origine philosophique dans l’herméneutique et permet de dépasser les limites d’une approche neuroscientifique. Si le terme d’herméneutique désignait à l’origine l’étude des anciens textes, selon Varela « il a été étendu pour dénoter le phénomène de l’interprétation tout entier, compris comme enaction ou faire-émerger de la signification sur le fond d’un arrière-plan de compréhension » (2012, 210).

 Les résultats de Varela orientent notre analyse en soulignant la part de contingence dans la saisie du réel. À plus forte raison, la nouvelle compréhension de la condition incarnée que propose le neurologue nous permet d’appuyer cette analyse48. L’enaction, rappelons-le, se traduit par « la prise en compte du contexte immédiat et les effets de l’historique biologique et culturel sur la cognition et sur l’action » (Francisco J. 1996, 119). À cet égard, la révélation finale de la Recherche et les flashbacks successifs qu’elle suscite remontent « à un trébuchement49 sur un pavé, à un choc du corps »50. Suivant les résultats de Varela, l’événement qui a lieu dans la cour de la princesse de Guermantes souligne le rôle essentiel de nos capacités sensori-motrices dans la constitution de notre mémoire.

 En vertu des opérations de la mémoire, certains épisodes émergent de façon passagère. Souvent, ce n’est que beaucoup plus tard qu’une ancienne impression frappe le narrateur. On pensera aux intermittences du cœur, expression qui chez Proust désigne le moment où le héros réalise la mort de sa grand-mère par le biais d’un choc corporel :

Bouleversement de toute ma personne. Dès la première nuit, comme je souffrais d’une crise de fatigue cardiaque, tâchant de dompter ma souffrance, je me baissai avec lenteur et prudence pour me déchausser. Mais à peine eus-je touché le premier bouton de ma bottine, ma poitrine s’enfla, remplie d’une présence inconnue, divine, des sanglots me secouèrent, des larmes ruisselèrent de mes yeux […]. Je venais d’apercevoir, dans ma mémoire, penché sur ma fatigue, le visage tendre, préoccupé et déçu de ma grand-mère, telle qu’elle avait été ce premier soir d’arrivée, le visage de ma grand-mère, non pas de celle que je m’étais étonné et reproché de si peu regretter et qui n’avait d’elle que le nom, mais de ma grand-mère véritable dont, pour la première fois depuis les Champs-Élysées où elle avait eu son attaque, je retrouvais dans un souvenir involontaire et complet la réalité vivante. [C]e n’était qu’à l’instant – plus d’une année après son enterrement, à cause de cet anachronisme qui empêche si souvent le calendrier des faits de coïncider avec celui des sentiments – que je venais d’apprendre qu’elle était morte. (III, 152-153)

 Comme le suggère ce passage, la mémoire involontaire est déclenchée par la recrudescence d’impressions oubliées. Le « bouleversement » qui affecte ici le héros souligne le rôle central de la sensibilité dans le surgissement de la mémoire involontaire. Si on peut retracer la première référence à la mémoire affective à un article de Théodule Ribot paru en 1894, Proust a su l’amener à une nouvelle expression prouvant par ses descriptions de la nature viscérale du sentiment (Finn 1999, 48). Ces chocs successifs, qu’ils soient de nature physique ou émotionnelle, marquent l’expérience de façon indélébile, ce qui motive la comparaison de ce genre d’événement à la « foudre », sorte de « graphique surnaturel et inhumain, comme un double et mystérieux sillon » (III, 156). Au-delà du travail patient des savants et de leurs modélisations théoriques, c’est à l’écrivain qu’il revient de traduire l’expérience intérieure.

Le corps aux limites des sciences  

 Chacune des étapes de cet examen nous ramène au même constat : l’événement corporel tel que Proust nous le donne à voir n’a rien perdu de son actualité. En basant leur analyse de l’expérience humaine sur des pratiques scientifiques concrètes, les chercheurs que nous venons de passer en revue ont le mérite d’avoir introduit des concepts inédits qui profitent d’une « nouvelle matrice interdisciplinaire » (Varela, Thompson, et Rosch 2012, 18) caractéristique de la culture académique de l’Amérique du Nord. Bien que Varela ne cite pas directement Proust, le rôle central de la pensée merleau-pontienne dans ses propres démarches et la part qu’il fait à la contingence de l’expérience humaine, le rapprochent de l’écrivain et semblent suggérer une influence souterraine de la part de l’auteur de la Recherche. Karen Barad, quant à elle, propose une lecture alternative de l’ontologie de la chair en portant un regard nouveau sur la physique quantique, discipline à laquelle Merleau-Ponty ne fournit qu’une brève introduction dans le cadre des cours tenus au Collège de France.

 À y regarder près, ces modélisations – nous avons successivement considéré l’intentionnalité corporelle, la diffraction, la voie enactive – présentent de nouvelles vues sur le monde et élargissent nos analyses de l’être-au-monde chez Proust. Nous avons commencé par suivre la structure du texte original, pour ensuite intégrer la contribution de savoirs ultérieurs dans notre analyse de la Recherche. En cela, notre enquête semble répondre aux intuitions de Jean-Yves Tadié selon lequel – pour qui veut comprendre Proust – il est « impossible […] de s’enfermer dans une seule discipline » (1999, 71).

 Pour résumer la ligne directrice de notre enquête, en nous appuyant sur les lectures successives du corps au XXe siècle (réflexion sur la technique, ontologie tardive de Merleau-Ponty, différentes lectures scientifiques), nous avons été amenés à nous interroger sur la façon dont Proust a pu contribuer à une nouvelle compréhension du corps. S’il a été l’écrivain qui a su mobiliser différents savoirs pour les intégrer dans son écriture, il n’en demeure qu’il nous présente en première ligne une expérience littéraire qui se joue en-deçà des différents corps de savoir. Afin d’approfondir notre compréhension de ce que nous qualifions d’événement corporel chez Proust, il nous faut désormais étendre notre enquête au domaine de l’expression qui, comme nous le verrons, englobe les analyses précédentes.

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  1. Nous entendons cette expression dans le sens où l’écrivain redéfinit ce qui peut être représenté en littérature depuis que le roman a pu s’établir comme genre autonome. Autrement dit, Proust va plus loin que le réel que visent encore Flaubert et Zola.↩︎

  2. Lien qu’établit déjà Maria Watroba dans un article consacré à Proust et à la chirurgie (2002, 41).↩︎

  3. Le terme « commotion » est essentiellement double dans la mesure où selon Larousse il désigne d’une part un « ébranlement produit dans l’organisme ou dans le système nerveux par un choc violent, direct ou indirect, et entraînant des troubles fonctionnels sans lésion apparente », et, d’autre part, un « ébranlement psychique et moral » se traduisant par une vive émotion. Nous nous référons ici encore aux données accessibles en ligne sur le site du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales.↩︎

  4. Nous suivons en cela les données de la physiologie moderne et plus particulièrement la répartition de la perception du corps en trois parties que le phénoménologue Drew Leder nous donne à voir dans The Absent Body paru en 1990, et que je reprends ici : 1) l’extéroception en ce qu’elle touche aux organes extérieurs (la peau, les différents sens) ; 2) la proprioception, qui correspond à notre sens de balance et au positionnement du corps dans l’espace ; 3) l’intéroception, qui se réfère aux sensations des organes vitaux cachés et protégés (1990, 39).↩︎

  5. Le chirurgien Selzer, cité par Anne-Marie Moulin (2006, 54).↩︎

  6. « Goncourt savait écouter, comme il savait voir ; je ne le savais pas » (IV, 299).↩︎

  7. Comme le suggère le célèbre argument du Contre Sainte-Beuve, selon lequel un livre serait « le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices » (Proust 1971, 30), une profonde discontinuité sépare le moi profond, d’une part, et le moi social qui se manifeste dans l’intimité de nos liens affectifs, d’autre part.↩︎

  8. Pour une étude approfondie des enjeux d’épistemocritique dans l’esthétique proustienne, voir Safa (2009).↩︎

  9. Parmi les nombreuses études faisant état du rapport entre Proust et la médecine, citons : Michael R. Finn, Proust, The Body and Literary Form, Cambridge, 1999 ; Frédéric Fladenmuller, « Le vocabulaire nerveux dans l’œuvre de Marcel Proust » in Bulletin d’informations proustiennes, n° 15, 1984, pp. 53‐64 ; Marie Miguet-Ollagnier, « La neurasthénie entre science et fiction » in Bulletin Marcel Proust, n° 40, 1990, pp. 28‐42 ; Jean-Pierre Ollivier, Proust cardiologue, Paris, 2016 ; Robert Soupault, Marcel Proust : du côté de la médecine, Paris, 1967 ; Bernard Straus, Maladies of Marcel Proust : Doctors and Disease in his Life and Work, New York, 1980 ; Jo Yoshida, « La maladie nerveuse chez Proust » in Bulletin Marcel Proust, n° 42, 1984, pp. 43‐62.↩︎

  10. Si la stratégie repose sur l’élaboration d’un plan tenant compte de la complexité d’une situation, la tactique désigne la mise en œuvre pratique – sur le terrain – de ces données. À cet endroit, je tiens à remercier Jérôme Mariaud, fondateur du centre de remédiation cognitive KitFocus à Montréal, pour les conversations passionnantes que nous avons eues à ce sujet.↩︎

  11. Pour une étude approfondie de ces correspondances, voir Watroba (2002).↩︎

  12. Voir à ce titre la note d’Antoine Compagnon de l’édition de la Pléiade (III, 1225-6).↩︎

  13. Du latin stare qui signifie positionner et la préposition ex désigne ce qui se trouve « en dehors », « à l’extérieur ».↩︎

  14. Nous suivons sur ce point les analyses de Drew Leder qui dans les termes d’une phénoménologie nouvelle établit la distinction entre le corps extatique et le corps récessif -Leder (1990).↩︎

  15. De façon générale, nous entendons par le terme de « cœnesthésie » (ou « cénesthésie ») le regroupement de différentes sensations corporelles en une seule impression. En particulier, ce terme désignerait la « sensibilité organique, émanant de l’ensemble des sensations internes, qui suscite chez l’être humain le sentiment général de son existence, indépendamment du rôle spécifique des sens ». Nous nous référons ici à l’article « cénesthésie » du Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales en ligne.↩︎

  16. Une version imagée de ce genre de descriptions apparaît dans Sodome et Gomorrhe où le héros décrit l’avènement du sommeil à l’issue d’une nouvelle soirée passée chez les Verdurin à la Raspelière : « Mais, dès que les froids vinrent, je ne pouvais m’endormir tout de suite car le feu éclairait comme si on eût allumé une lampe. Seulement ce n’était qu’une flambée, et – comme une lampe aussi, comme le jour quand le soir tombe – sa trop vive lumière ne tardait pas à baisser ; et j’entrais dans le sommeil, lequel est comme un second appartement que nous aurions et où, délaissant le nôtre, nous serions allé dormir. Il a des sonneries à lui, et nous y sommes quelquefois violemment réveillés par un bruit de timbre, parfaitement entendu de nos oreilles, quand pourtant personne n’a sonné » (III, 370).↩︎

  17. S’il est avéré que Proust n’a pas lu Freud, les possibles recoupements entre Proust et la psychanalyse ont fait l’objet d’une série d’études passionnantes. Voir : Edward Bizub, « Proust précurseur : La madeleine entre psychanalyse et neurosciences » in Marcel Proust aujourd’hui, Paris, Brill, 2014, pp. 111-124 ; Jean-Yves Tadié, Le lac inconnu : entre Proust et Freud, Paris, Gallimard, 2012, 192 p. ; Jacques Rivière, « Marcel Proust et l’esprit positif » in Hommage à Marcel Proust, Paris, Gallimard, 1927, pp. 168-176.↩︎

  18. Il s’agit précisément d’une défaillance de la cénesthésie proche de la névrose obsessionnelle.↩︎

  19. Dans son essai intitulé Le rire, Bergson décrit ce moment rare où surgit l’inattendu : « Un homme, qui courait dans la rue, trébuche et tombe : les passants rient. On ne rirait pas de lui, je pense, si l’on pouvait supposer que la fantaisie lui est venue tout à coup de s’asseoir par terre. On rit de ce qu’il s’est assis involontairement. Ce n’est donc pas son changement, c’est la maladresse. Une pierre était peut-être sur le chemin. Il aurait fallu changer d’allure ou tourner l’obstacle. Mais par manque de souplesse, par distraction ou obstination du corps, par un effet de raideur ou de vitesse acquise, les muscles ont continué d’accomplir le même mouvement quand les circonstances demandaient autre chose » (2007, 7).↩︎

  20. Sur les rapports complexes entre Proust et l’esthétique décadentiste, voir (Schmid 2008).↩︎

  21. Comme chaque phénomène clinique, la névrose a une histoire spécifique dont nous pouvons retracer les origines au XIXe siècle. Pour ne s’arrêter qu’au sens le plus général de la névrose, Larousse nous apprend qu’il s’agit « d’une affection mentale caractérisée par la conscience claire et douloureusement ressentie d’un conflit psychique, par l’existence de processus de défenses, par une faible altération de la personnalité et l’absence de délire ou d’affaiblissement mental » (Le grand Larousse de la langue française, t. IV, , Paris, Librairie Larousse, 1989, p. 3611). Cette maladie vaguement diagnostiquée prend la forme d’un nouveau mal de siècle dont Gautier à tracé les grandes lignes dans sa préface des Fleurs du Mal : « Les nerfs s’irritent, le cerveau s’enflamme, la sensibilité s’exacerbe ; et la névrose arrive, avec ses inquiétudes bizarres, ses insomnies hallucinées, ses souffrances indéfinissables, ses caprices morbides, ses dépravations fantasques, ses engouements et ses répugnances sans motif, ses énergies folles et ses prostrations énervées, sa recherche d’excitants et son dégoût pour toute nourriture saine » (Baudelaire, in Œuvres complètes, Éditions Saint-Clair, Neuilly, 1974, p. 15).↩︎

  22. Benjamin note : « Les médecins étaient impuissants face à cet “asthme nerveux”. Mais pas l’écrivain, qui semble l’avoir mis de façon méthodique à son service. Il ne s’agit pas seulement du fait que la maladie l’a privé de l’existence mondaine. Non, cet asthme a pénétré son art, à moins que ce ne soit plutôt son art qui l’ait provoqué. Sa syntaxe reproduit rythmiquement toutes les variations de cette angoisse d’étouffement » (2010, 54).↩︎

  23. Notons en passant que Descartes était médecin de son vivant alliant pratique savante et théorie philosophique.↩︎

  24. Finn souligne d’ailleurs cet aspect dans le Contre Sainte-Beuve de Proust : « On sait que, dans certaines affections du système nerveux, le malade, sans qu’aucun de ses organes soit lui-même atteint, est enlisé dans une sorte d’impossibilité de vouloir, comme dans une ornière profonde d’où il ne peut se tirer seul, et où il finirait par dépérir, si une main puissante et secourable ne lui était tendue. Son cerveau, ses jambes, ses poumons, son estomac, sont intacts. Il n’a aucune incapacité réelle de travailler, de marcher, de s’exposer au froid, de manger. Mais ces différents actes, qu’il serait très capable d’accomplir, il est incapable de les vouloir. Et une déchéance organique qui finirait par devenir l’équivalent des maladies qu’il n’a pas serait la conséquence irrémédiable de l’inertie de sa volonté, si l’impulsion qu’il ne peut trouver en lui-même ne lui venait de dehors, d’un médecin qui voudra pour lui, jusqu’à ce qu’il ait peu à peu rééduqué ses divers vouloirs organiques » (Proust, cité par Finn 1999, 46).↩︎

  25. Dans son ouvrage Psychology from an Empirical Standpoint, Franz Brentano s’intéresse à la fondation méthodologique et épistémologique d’une science consacrée à l’étude rigoureuse de l’esprit humain.↩︎

  26. « Intentionality is that property of many mental states and events by which they are directed at or about or of objets and states of affairs in the world » Searle (1983, 1).↩︎

  27. D’après l’importante analyse de Dreyfus, Searle s’accorde pour dire qu’ « une action consiste en un mouvement corporel causé d’une façon déterminée par un état mental » (1993, 297).↩︎

  28. « On aurait dit qu’une vertu n’ayant aucun rapport avec [mes maîtresses] leur avait été accessoirement adjointe par la nature, et que cette vertu, ce pouvoir simili-électrique avait pour effet sur moi d’exciter mon amour, c’est-à-dire de diriger [Nous soulignons] toutes mes actions et de causer toutes mes souffrances. Mais de cela la beauté, ou l’intelligence, ou la bonté de ces femmes étaient entièrement distinctes. Comme par un courant électrique qui vous meut, j’ai été secoué par mes amours, je les ai vécus, je les ai sentis : jamais je n’ai pu arriver à les voir ou à les penser » (III, 511).↩︎

  29. Précision qu’apporte Donald A. Landes dans son analyse du lexique merleau-pontien : « body schema, the non-explicit awareness of the positions and postures of our own body, reinterpreted as an existential expression of our being in and toward the world » (2013, 155).↩︎

  30. Pour Shaun Gallagher, l’image corporelle est liée à l’apparence du corps phénoménologique dans notre champ de vision, tandis que le schéma corporel se réfère à l’actualisation du champ perceptuel en fonction de la dimension sensori-motrice du corps. Le philosophe définit le schéma corporel dans les termes suivants : « As distinct from the body image, it involves a prenoetic performance of the body. A prenoetic performance is one that helps to structure consciousness. In just such performances the body acquires a certain organization or style in its relation with its environment. For example, it appropriates certain habitual postures and movements ; it incorporates various significant parts of its environment into its own schema » (2005, 32).↩︎

  31. Dans le Temps retrouvé, la façon dont le héros décrit le langage moteur de Saint-Loup n’est pas sans rappeler les clichés chronophotographiques d’Étienne-Jules Marey : « Robert […] était devenu plus élancé, plus rapide, effet contraire d’un même vice. Cette vélocité avait d’ailleurs diverses raisons psychologiques, la crainte d’être vu, le désir de ne pas sembler avoir cette crainte, la fébrilité qui naît du mécontentement de soi et de l’ennui. Il avait l’habitude d’aller dans certains mauvais lieux, et, comme il aimait qu’on ne le vît ni y entrer, ni en sortir, il s’engouffrait pour offrir aux regards malveillants des passants hypothétiques le moins de surface possible, comme on monte à l’assaut. Et cette allure de coup de vent lui était restée. Peut-être aussi schématisait-elle l’intrépidité apparente de quelqu’un qui veut montrer qu’il n’a pas peur et ne veut pas se donner le temps de penser » (IV, 276).↩︎

  32. Plus loin, la cogitatio désigne toute expérience vécue susceptible de faire l’objet d’une appréhension consciente.↩︎

  33. Merleau-Ponty s’éloigne des analyses de Husserl en devinant dans l’intentionnalité érotique « un mode de perception distinct de la perception objective, un genre de signification distinct de la signification intellectuelle, une intentionnalité qui n’est pas la pure “conscience de quelque chose” » (PP 194). En étudiant l’intentionnalité par le versant de la sexualité, Merleau-Ponty approfondit la dimension de l’intentionnalité corporelle.↩︎

  34. De façon analogue, on pensera aux « seins bombés des premières falaises de Maineville » (II, 285) ainsi qu’à « la peau rose, dorée et fondante » (I, 227) d’une église en fin d’après-midi.↩︎

  35. Cité par Anne-Marie Safa (2009, 73).↩︎

  36. Dans les mots de Barad : « phenomena are the ontologically inseparability of agentially intra-acting components » (2007, 33).↩︎

  37. Rappelons à cet endroit l’indétermination spatiale du grain de beauté d’Albertine, repetita iuvant.↩︎

  38. « Matter and meaning are not separate elements. They are inextricably fused together, and no event, no matter how energetic, can tear them asunder » Barad (2007, 4).↩︎

  39. Selon l’historienne de l’art Servanne Monjour, « l’anamorphose serait en quelque sorte “sans retour” : une forme qui se manifeste dans l’infortune » -Monjour (2018).↩︎

  40. Cité d’après Denis Bertrand (2000, 262) dans Safa (2009, 7).↩︎

  41. Les débuts des sciences cognitives couvrent la période de 1940 à 1956.↩︎

  42. « Le monde de la conduite – écrit-il – ne se termine pas en un certain point ; sa structure consiste en niveaux de détail reculant à l’infini et se fondant en un arrière-plan non spécifique. En effet, la réussite d’un mouvement dirigé tel que la conduite dépend d’aptitudes motrices acquises et de l’usage continu du bon sens ou d’un savoir-faire d’arrière-plan » Varela (2012, 208).↩︎

  43. Comme le montre le dernier volume de la Recherche, le cerveau bien qu’il décèle de vastes richesses connote également la dimension fragile de l’existence humaine, à chaque instant menacée par des « dangers intérieurs », « par quelque catastrophe interne » (IV, 616).↩︎

  44. Cette branche récente de la philosophie correspond à l’étude de la nature de l’esprit, de la conscience, des événements mentaux, et de leur rapport au corps. Parmi les auteurs les plus connus, on peut citer Antonio R. Damasio, Daniel Dennett, Oliver Elbs et Gilbert Ryle.↩︎

  45. Henry Bergson, Matière et mémoire [1939]. Paris : Presses universitaires de France, coll. « Quadrige », 1993, p. 27.↩︎

  46. Peut-on établir des correspondances entre la théorie de l’affordance et l’œuvre de Proust? Plus récemment, dans la psychologie contemporaine, Louise Barrett, dans le sillage des études de James Gibson sur la théorie de l’affordance, montre que le cerveau ne peut être comparé à une machine Turing. L’homme, dans sa corporéité, est plus qu’un organisme récepteur d’un ensemble de signaux sensoriels qui sont convertis en impulsions électrochimiques traitées dans le cerveau humain. Au contraire, l’homme se caractérise par la réciprocité des liens qui s’établissent entre lui et le monde. Dans les mots de Barrett, « our understanding of the world is grounded in - and built up from - our ability to act in it, so that even the most abstract of ideas reflect what our bodies can physically achieve » (2015, 113). Des objets techniques, tels que le gouverneur Watt nous permettent de mieux comprendre l’intégration dynamique du corps humain à son environnement : « Dynamical systems [ajoute Barrett] present us with more useful means for understanding and thinking about physically embodied environmentally embedded organisms than do standard computational models » (2015, 130). Or si l’apport de la psychologie en général ne peut être minoré dans le cadre de ma recherche, elle a ses limites dans la mesure où, comme le note assez bien Merleau-Ponty, « elle place la conscience perceptive au milieu d’un monde tout fait » (PP 73), c’est à dire un monde dont la présence n’est pas interrogée. James Gibson et Louise Barrett proposent des thèses qui vont à l’encontre du consensus en psychologie et des approches connexionnistes et computationnelles.↩︎

  47. La métaphore du traitement de l’information ne peut être opérationnelle que dans des environnements qui ont été grandement simplifiés, ce qui peut être illustré à partir de la réaction des neurones du cortex visuel (Francisco J. 1996, 71).↩︎

  48. « Par le mot incarnée, nous voulons souligner deux points : tout d’abord, la cognition dépend des types d’expérience qui découlent du fait d’avoir un corps doté de diverses capacités sensori-motrices, s’inscrivent elles-mêmes dans un contexte biologique, psychologique et culturel plus large » Varela (2012, 234).↩︎

  49. Pensons à cet endroit au présage qui frappe le héros assis dans la voiture de Mme de Villeparisis lors de son premier séjour à Balbec : « Je venais d’apercevoir, en retrait de la route en dos d’âne que nous suivions, trois arbres qui devaient servir d’entrée à une allée couverte et formaient un dessin que je ne voyais pas pour la première fois, je ne pouvais arriver à reconnaître le lieu dont ils étaient comme détachés, mais je sentais qu’il m’avait été familier autrefois ; de sorte que mon esprit ayant trébuché [l’auteur souligne] entre quelque année lointaine et le moment présent, les environs de Balbec vacillèrent et je me demandai si toute cette promenade n’était pas une fiction […] » (II, 77). Ce trébuchement qui affecte le corps et la conscience établit des correspondances entre différents situations éparses sauvegardées par la mémoire corporelle.↩︎

  50. Antoine Compagnon, « Entretien », dans Philosophie magazine : Hors-Série, n° 16. Paris, décembre 2012, p. 89.↩︎