Jeu se souvient
Jean-Charles Chabanne
Les Presses de l’Écureuil
2104-3272
Les Presses de l’Écureuil 2019/10/30

Salut amical à Georges et à Joe

Je me souviens que les philologues du XXXe siècle disputent encore pour savoir s’il est bien vrai que l’incunable intitulé : Recherches en didactique de la littérature (Rouxel, A., Langlade, G., & Fourtanier, M.-J. (Éd.), Rennes: Presses Universitaires de Rennes, 2001) sont les actes des Premières rencontres des chercheurs en didactique de la littérature, ou s’il faut faire remonter la datation à Pour une lecture littéraire 1 et 2 (Dufays, J.-L., Gemenne, L., & Ledur, D. (Éd.), 1996, Bruxelles: De Boeck-Duculot, ou encore à Doubrovsky, S., & Todorov, T. (Éd.). (1969-1981). L’enseignement de la littérature (Rééd. des Actes des journées de Cerisy, 1969). Bruxelles: De Boeck-Duculot.

Je me souviens qu’après avoir lu avec admiration chez Clarac, on pouvait lire avec soin chez Eric Méchoulan, avec empathie chez Pantoine, avec son je chez Larrivé, avec son jeu chez Picard, avec son dispositif chez Langlade, avec ses plurielles chez Fourtanier, avec son corps chez Rouxel. Personne ne lit plus avec ses yeux.

Je me souviens de ce que nous devons à Daniel Briolet, Karl Canvat, Jean-Pierre Goldestein, Monique Lebrun, Georges Legros, Marc Lits, Francis Marcoin, André Petitjean, Christian Poslaniec, Jean-Marie Privat, Catherine Tauveron, Christian Vanderdorpe, Bernard Veck, Jean Verrier, Pierre Yerlès. Marie-José, Gérard, Jean-François, Annie, vous rejoignez ce grand cortège.

Je me souviens de : Armand, A., Descotes, M., Jordy, J., & Langlade, G. (1992). La séquence didactique en français. Toulouse: Bertrand-Lacoste/CRDP, qui fut longtemps une des plus écornées dans les bibliothèques d’IUFM, avant, comme toutes les grandes œuvres, d’être jetée au bûcher quand les vents institutionnels changèrent de sens. Il en va des courants didactiques comme de Mary Poppins, ce sont amis que vent emporte.

Je me souviens qu’Annie Rouxel était toujours suivie d’étudiant·e·s qui évoquaient sa bonhomie et son exigence, et que ces qualités étaient sensibles jusque sa manière d’écrire dans Enseigner la lecture littéraire.

Je me souviens qu’au sein de l’Association des chercheurs en Didactique du Français Langue Maternelle, les didacticiens de la littérature n’étaient pas toujours en odeur de sainteté, car ils mettaient parfois, oubliant Bourdieu, une majuscule à Littérature.

Je me souviens du sourire et de la bienveillance de Carl Canvat.

Je me souviens qu’avec Jean-François, pendant les oraux du CAPES où l’on s’ennuyait ferme, on avait inventé le personnage d’une cagole venue tout droit de basse Camargue pour passer le CAPES de Lettres modernes. Et soudain, ce fut une apparition : elle se matérialisa, en os et en chair abondante, toute en amour pour « ce pôvre Monsieur Verlaineu », devant la commission ébahie.

Je me souviens qu’il était (qu’il est toujours ?) difficile de faire valider une thèse ou une HDR en didactique de la littérature par la section 09 du Conseil national des universités. Ils ont par la suite achevé de vider les départements de Lettres au profit des sciences de l’information.

Je me souviens que Gérard tenait absolument à prendre ses distances avec d’autres didactiques, et regardait avec circonspection ces concepts migrants qui tentaient de traverser les frontières comparatistes, avec des noms trop longs pour ne pas être suspects : institutionnalisation, transposition, chrono-topo-mésogenèse… Il aurait sûrement gardé geste, pour le panache.

Je me souviens qu’il fallait avoir lu Michel Picard, puis après Bertrand Gervais, puis après Vincent Jouve, et puis se nettoyer l’enthousiasme en lisant Bertrand Daunay.

Je me souviens d’avoir hébergé une équipe de Belges, de passage à Perpignan pour mes premières journées d’étude (Xavier, Olivier, Sylvie, Francine). Ils étaient à l’Hôtel de la Poste et de la Perdrix dont je trouvais le nom très poétique. Ils passèrent la nuit assaillis par les flots de rumba catalane dispensés avec enthousiasme par les Gitans du quartier.

Je me souviens qu’il fut un temps où pour organiser un colloque, on devait passer une après-midi à enfiler deux cent trente-sept appels à communication dans deux cent trente-sept enveloppes sur lesquelles on écrivait deux cent trente-sept adresses de didacticiens de la littérature avant de glisser deux cent trente-sept lettres dans une seule boite des Postes et Télécommunications.

Je me souviens qu’il n’y a pas tant que ça d’universités, en France et dans le monde, où des recherches en didactique de la littérature peuvent être accueillies, et que Marie-José, Gérard, Jean-François et Annie ont joué leur rôle dans cette affaire. Je me souviens qu’il y avait en didactique de la littérature une école Rennaise, une école Toulousaine, une école Grenobloise, une école Suisse, une école Belge, une école Québécoise, qui n’ont jamais revendiqué de supériorité sur les autres hauts lieux de la Science littédidactique (sauf à la fin de repas de gala trop arrosés).

Je me souviens qu’on parlait de « l’équipe de Toulouse », voire de la « didactique à la toulousaine », comme on évoque le foie gras à la gersoise ou le gratin de ravioles à la dauphinoise.

Je me souviens que grâce à Jean-François et Gérard, et quelques complices (Brigitte, Marie-France, Jean-Louis, Claudine), on put entendre dans les colloques de didactique de la littérature, prononcer le syntagme « empathie fictionnelle » avec un étrange mélange d’accents québécois et toulousain.

Je me souviens que Jean-François a toujours ressemblé à Frédéric Mistral, et il s’en est fallu d’un cheveu qu’il ne proclamât que l’origine des Rencontres des chercheurs en didactique de la littérature remontait au Félibrige.

Je me souviens que jeune prof je lisais Barthes, Blanchot, Doubrovski, Genette, Greimas, Jakobson, Ricardou, Riffaterre, Todorov, et que plus tard je pus enfin, guidé par de bons maîtres, « sortir du formalisme ». Hélas, je n’étais plus prof, mais formateur de profs, et mes élèves furent définitivement traumatisés pour avoir été interdits du moindre rapport sensible au Texte. Ils lisent maintenant du Musso.

Je me souviens que l’école Belge de didactique de la littérature a envoyé des missionnaires partout in partibus, y compris dans les confins désolés du Canada françois, en Gironde où sont les vignes du Seigneur, et jusqu’aux rives hostiles du lac Léman. En cela, ils suivaient la tradition des missionnaires en casque blanc qu’on voit encore, dans le premier album de Tintin, sollicitant chez l’indigène la concrétisation imageante, l’activation fantasmatique, la cohérence mimétique, et la réaction axiologique.

Je me souviens que grâce à Annie les didacticiens de la littérature ont une photographe officielle et embedded, comme le Théâtre national populaire, la Famille royale d’Angleterre, les Marines au combat et les Rolling Stones on tour.

Je me souviens que l’insertion, dans les épreuves du concours de recrutement des professeurs d’école primaire en France, d’une épreuve orale de Littérature jeunesse avait permis l’éclosion de toute une génération de didacticien·ne·s de la littérature, comme des champignons après une pluie.

Je me souviens que beaucoup des Rencontres de didacticiens de la littérature se sont tenues dans les divers sites de formation de professeurs de France, dont les plus anciens ressemblent à des couvents (laïques, bien sûr, c’étaient les Écoles Normales de Jules Ferry) et les plus récents à des collèges aussi tristes que ceux destinés aux élèves.

Je me souviens que personne n’est vraiment sûr de ce qu’est la lecture littéraire, ou le littéraire de la lecture, ou la lecture réputée littéraire, mais cela n’a pas d’importance car au contraire des gens en sciences dures, nous savons que les théories sont de belles histoires qu’on raconte aux enfants.

Biographie

Jean-Charles Chabanne est professeur de sciences de l’éducation et de la formation à l’ENS de Lyon. Après une thèse sur Raymond Queneau, il s’est intéressé à l’enseignement du français dans une perspective disciplinaire et interdisciplinaire. Il travaille actuellement sur les problèmes professionnels posés aux acteurs en charge de l’éducation artistique, culturelle et esthétique, comme enjeu au carrefour des éducations formelle et non-formelle, entre enseignement et médiation. Cette éducation aux arts et par les arts est abordée à partir des pratiques langagières et plurisémiotiques qu’elle engage, et la littérature a beaucoup à en dire.

Bibliographie personnelle

Chabanne, Jean-Charles. Enseigner la littérature en dialogue avec les arts. Namur: Presses Universitaires, 2018.

———. « Relations intersémiotiques en didactique des arts et de la littérature ». Revue de Recherches en Littérature Médiatique Multimodale, Montréal, no 6 (2017).

Chabanne, Jean-Charles, Marc Parayre, et Éric Villagordo, éd. La rencontre avec l’œuvre : éprouver, pratiquer, enseigner les arts et la culture. Paris: L’Harmattan, 2012.

« Parler et écrire sur les œuvres: une approche interdidactique des enseignements artistiques et culturels ». Repères, ENS de Lyon, 2011.

Bibliographie

Armand, Anne, Michel Descotes, Jean Jordy, et Gérard Langlade. 1992. La séquence didactique en français. Toulouse: Bertrand-Lacoste/CRDP.
Brainard, Joe. 1970. I Remember. Arles: Actes Sud.
Doubrovsky, Serge, et Tzvetan Todorov, éd. 1969. L’enseignement de la littérature. Bruxelles: De Boeck-Duculot.
Dufays, Jean-Louis, Louis Gemenne, et Dominique Ledur, éd. 1996. Pour une lecture littéraire 1 & 2. Bruxelles: De Boeck-Duculot.
Perec, Georges. 1978. Je me souviens. Paris: Hachette.
Rouxel, Annie, Gérard Langlade, et Marie-José Fourtanier, éd. 2001. Recherches en didactique de la littérature. Rennes: Presses Universitaires de Rennes.