Adpressum

Nous proposons dans ce texte de situer un bouleversement qui aura entraîné des refondations dans tous les champs humains. Nous optons de tirer un fil de la pelote qu’est l’histoire, d’une période de reformation scientifique dans le contexte de l’arrivée des machines, qui influencera profondément les sociétés libérales.

Nous essaierons de souligner les traits majeurs d’une reformation très différenciée des sociétés les plus technologiquement avancées. De mettre en perspective les problématiques actuelles et de prendre position, c’est-à-dire d’assumer d’être socialement et culturellement constitués.

Nous proposerons ensuite quelques traits qui nous permettent d’éclairer en ce sens les réponses spécifiques et permanentes qui sont autant de contre-parties d’une techno-économie possédant désormais un pouvoir planétaire et inédit. Nous tenterons de redire que le monde technique ne peut être cloisonné et qu’il s’agit ici d’une question centrale posée à l’idée de démocratie et de santé sociale, au temps présent et pour l’avenir, idées pour lesquelles nous proposerons quelques pistes de réflexion.

Note sur l’écriture inclusive

La lectrice, le lecteur remarquera tout du long de ce texte l’absence d’écriture inclusive. Il s’agit d’un parti pris, hésitant, mais qui voudrait dire à quel point nous ne parlons que du point de vue des minorités et pour les minorités. Ce parti pris, c’est celui de ne pas vouloir résumer au signe ce qui est majeur dans cette question : la formulation d’un contre-pouvoir vital aux diversités du genre, tant le poids des normes a toujours imposé des difficultés significatives de vivre, si l’on veut bien parler de choses aussi fondamentales à l’épanouissement, et tout au long de l’existence, que l’amitié, la vie intime, l’amour, toutes formes d’union ou de vie sentimentale, le couple, la famille, la vie sociale et la vieillesse, etc.

Nous pensons que l’écriture inclusive est, bien que le langage soit apte à dire le détail, un signe de reconnaissance ; nous pensons également que la question du genre est une formulation inédite de la question foucaldienne du pouvoir, dans toute son évidence ; que le détachement de la primauté du sexe agit avant tout pour l’émancipation et contre ce qui dans le langage s’inscrit en tant qu’évidence socialisée définitive sur autrui, sujet sur lequel ce dernier n’est pas même autorisé à s’exprimer, ou uniquement au sein d’une socialisation communautaire, avec son langage, comme s’il pouvait s’arrêter là ; autrui, dont la discrétion aura tout à voir avec son inclinaison à vouloir par ailleurs vivre comme tout le monde, c’est-à-dire au sein de l’équité juridique.

De sorte que, par nécessité, nous ne pouvons résumer ici cet enjeu à une typographie : si le symbole fait signe, il ne peut suffire face à ces questions, d’autant quand elles sont objet de recompositions d’apparat permanentes, dans la continuité morale des pouvoirs, qui ne savent bien souvent que reformuler l’essentialisme qui les borne.

Nous aurons voulu relever la question plutôt que d’user de formes qui supposeraient un accord implicite sur ce qui reste entièrement problématique dans les socialités réelles. Nous invitons aux échanges concernant cette hésitation avec toute personne qui en formulerait le désir.

« Aucun humain n’est une île, entière en elle-même; tout humain est une fraction du continent, une partie du tout. » Traduction interprétée depuis MEDITATION XVII Devotions upon Emergent Occasions de John Donne

< Il n’est pas possible de comprendre pleinement l’enjeu de la technique séparément de celui de la puissance. (ce que nous rappelle le mythe grecque de prométhée). Or se produit au milieu du XXème siècle un mariage particulièrement démonstratif de ce point de vue. La libéralité naissante dans la société civile américaine insuffle un désir énorme : celui de la volonté de la puissance individuelle. En parallèle, et alors que les sciences entrent en crise, c’est-à-dire alors que la raison se cherche à nouveau, une nouvelle approche analytique, la cybernétique, permet de poser les bases d’une théorie totale, finissant de rogner sur la cosmogonie et la métaphysique. La sémantique est alors ouverte lors de l’arrivée des machines, c’est-à-dire de la puissance Prométhéenne. Le vol du feu d’Epiméthée, ce feu qui permet à l’homme la technique, c’est-à-dire son seul moyen de puissance sur le monde, est réalisé lors de la privatisation, soit par la captation de cette puissance par les structures traditionnelles du pouvoir. Pandore est envoyée par Zeus pour se venger de l’arrogance des hommes : et la femme s’émancipe et se libère. C’est le retour du même, avec un développement technique prodigieux et empli d’hubris, de vin comme de crime, qui permettra une extension planétaire de sa forme conquérante la plus actuelle : le marché.>

Crisis, ou le nouveau critère

C’est au milieu du XXème siècle, alors que deux guerres mondiales ont éclaté, que la technologie permet l’élaboration de machines « modernes » et que la guerre froide anime des stratégies d’endiguements, au milieu de ce siècle donc, que la cyberscience, issue d’un croisement multidisciplinaire fécond, tentera de répondre à la fois à la nouvelle conscience des mécanismes, à la complexité du monde, à la nécessité de le maîtriser et de le rêver.

C’est un siècle qui connaît d’abord une crise fondamentale des sciences « dures » : des mathématiques (plusieurs paradoxes sont révélés et les fondements apparaissent comme problématiques), des sciences physiques (dont les découvertes viennent remettre en question des catégories aussi simples et immédiates que l’espace, le temps, la matière et la causalité) et de la biologie (où de nouvelles incertitudes apparaissent, entre inné et acquis, mécanicisme et vitalisme, conduisant à une multiplicité de théories divergentes et concurrentes) ; c’est donc d’abord par des contradictions profondes de l’entendement que naît une nouvelle interrogation métaphysique.

Mais d’autres disciplines suivent le mouvement : la psychologie tente de se reformuler de manière à trouver son autonomie, les sciences sociales recherchent leur constitution et ce faisant font apparaître des objets inconnus (Dilthey, Durkheim, Weber), la philosophie affiche un nouvel idéal, dans lequel le monde serait dépourvu de réalité en soi, seul l’être lui conférant un sens.

Des concepts transversaux, issus de l’étude de la dynamique des causalités, sont d’abord et peu à peu élaborés. On compare des problèmes de contrôle de trajectoire de missile à des anomalies de mouvements dans le système nerveux central. Wiener proposera en 1948 que la cybernétique soit la science générale de la communication et du contrôle.

Il faudra peu de temps pour que les premières intuitions, datant du XIXème siècle, d’une “technologie sociale” s’articulent dans la naissance de la cyberscience. L’ethnologue Bateson s’inspirera des concepts de rétro-action et de stabilité pour définir sa théorie de l’individuation.

Dans le même temps, le neurologue McCullough, influencé par le mathématicien von Neumann, proposera un modèle logico-mathématique des réseaux de neurones et un théorème selon lequel tout ce qui peut être décrit de façon binaire peut être réalisé par un tel réseau. Dans le prolongement des travaux de Turing sur la machine universelle, von Neumann montrera l’équivalence des réseaux de neurones formels et de l’automatisation, dans sa “Théorie générale et logique des automates”.

La cybernétique émerge comme un point de rencontre des sciences physiques, logiques et humaines. Matérialité du monde et représentations sont réunies ; les développements sont riches. Bertalanffy prolongera brillamment, et écrira sa « Théorie générale des systèmes », qui établira les isomorphismes transdisciplinaires, c’est-à-dire un langage suggestif commun.

La portée ontologique de ces travaux est immense ; il s’agira d’une systémologie philosophique, dotée d’une méthodologie, d’une métaphysique, d’une praxéologie et d’une axiologie1. La puissance de cette révolution n’est pas que théorique : elle sera socialisée par des proximités de l’époque entre minorités agissantes et mondes universitaires. L’idée de maîtrise est forte. Si tout est système, plus rien ne peut échapper à la volonté de puissance des êtres. Tout devient plus rigide et plus rationnel : ce n’est autre que la Loi qui vient s’écrire sur la totalité. Rien d’étonnant alors que d’une manière transversale ce sont des cultures, tantôt minoritaires, tantôt dominantes et traditionnelles, qui, confrontées à ces bouleversements géopolitiques, technologiques, économiques et sociaux si denses et si rapides au milieu de ce XXème siècle, trouveront à la croisée de cette nouvelle vision du monde de nouvelles formes d’expression, d’opposition et de réalisation.

Le vol : cyberculture et normalisation

Au même moment, l’Amérique des années 60 est un tourbillon. Les tensions sont extrêmes. Assassinats politiques, émeutes raciales, répression policière, guerre froide et climat de menaces, guerre du Vietnam. La mondialisation couplée à la libéralisation est sur le point d’advenir et c’est aussi une tectonique altérant toutes les représentations. Les drogues sont mises en valeur, le rock et les musiques populaires font grand bruit, la fantaisie et la provocation s’étendent dans la société et les arts : on vit plus ou moins halluciné.

« Les choses commençaient à brûler. Soutiens-gorge, cartes de mobilisation, drapeaux américains, même des ponts… Tout y passait. L’esprit public était en train de changer, et par bien des aspects déboucherait sur une véritable nuit des morts vivants. Le chemin pour en sortir serait chaotique, je ne savais pas vers où il allait, mais je le suivais. C’était un drôle de monde qui se dévoilait… J’y allais tout droit. Il était grand ouvert. Une chose sûre, il n’était pas mené par Dieu, mais pas plus par le Diable », dira Bob Dylan2.

Dans le même temps, alors que les individualités expriment leurs désirs après l’entrée dans la société de consommation et que les luttes des minorités sont engagées, la cybernétique, qui propose une compréhension continue face à une connaissance scientifique disloquée, va constituer le terreau d’une contre-culture qui puisera dans les nouvelles sciences non pas bien sûr le seul formel des énoncés mais l’ivresse et la joie qu’ils contiennent alors et que nous pourrions résumer ainsi : « une connexion humaniste » face à l’apocalypse nucléaire.

D’un côté, une nouvelle gauche naît, opposée à la gauche traditionnelle qui faisait de la critique sociale son élément constitutif : c’est une gauche existentialiste qui se soucie d’appropriations personnelles, d’autonomie face au pouvoir, de contre-utopie face à la technocratie en plein essor, de réinvention d’un lien social délivré de la chape de plomb des institutions et des aristocraties. De l’autre, de nombreuses communautés et mouvements se forment. Les « Nouveaux Communalismes » cultiveront le rêve d’un mode de vie peuplé de machines et d’amour, tandis que le nouveau concept d’information sera encensé. La technologie porte à ce moment et dans cette contre-culture, imprégnée des nouvelles interrogations scientifiques et d’évolutions technologiques, un idéal nécessaire de transformation collectif et individuel : il faut changer sa conscience pour changer le monde, et les outils technologiques sont les moyens de cette transformation3.

Durant cette période, des découvertes scientifiques permettent de miniaturiser les transistors. Des universitaires bidouillent des machines dans les facs ; on les appellera les « hackers », et ils seront des héros. «Je voulais sauver le monde…» dira Elliot Alderson, à la fin de la première saison de Mr. Robot, produite 50 ans plus tard et dont on comprend bien qu’elle porte à la fois les stigmates de la crise originelle tout comme une perception diffuse de l’échec de la transformation.

Puis le processus se stabilisera et se normalisera. Les entreprises seront réorganisées pour faire circuler l’information. Si la micro-informatique entre dans les foyers avec des systèmes écrits de manière quasi-artisanale, c’est par ses gains de productivité en entreprise qu’elle créera une norme technique protégée et peu complaisante, telle la nécessité de ceux qui n’auraient pris la part de la contre-culture technologique qu’en toute sécurité et selon les hiérarchies plus traditionnelles (masculines et blanches).

Cette normalisation se situera dans le projet du libéralisme économique. Steward Brand fonde le Global Business Network : le post-fordisme évolue vers une liberté d’entreprendre radicale. Les aspects communautaires fleuriront avec la naissance des Think Tanks, des Foundations, et du lobbying. On voit la technologie comme une essence, la part autonome de la raison, la force de maîtrise de la contingence. Dans le même temps, la crise pétrolière met un terme drastique à la crise politique ; la peur donne tort à Keynes, et on donnera à Friedman et Hayek les clés de la maison politique, installant ainsi la branche la plus dure du libéralisme économique dans le monde occidental.

Un monde qui sera imprégné des crises et des nouvelles cultures : de la transformation nécessaire de « l’Homme » face à ses conflits, la normalisation fondera l’être normalisé, auto-entreprenant, capitaine des technologies de son destin et joueur en ressources humaines. Le libéralisme est l’entreprise des individus, dira plus tard Foucault. Cette normalisation favorable aux catégories aisées développera une infrastructure technologique internationale inscrite dans la préservation des avantages, sans pour autant oublier qu’elle le fera au nom d’autres principes empruntés, ceux du partage et de la liberté, dont nous aurons à dire quelques mots.

La « Nouvelle Culture »

« Il n’y a bien souvent de nouveau que ce qu’on a oublié. »

Si les États-Unis ont été le berceau de ce qu’on a appelé la « Nouvelle Culture », ce mouvement n’aura saisi l’Europe qu’après une période (dont on parle peu pour la raison qu’on donne toujours peu de voix aux perdants) particulièrement politisée, conflictuelle ou violente dans différents pays européens, et dont les États auront montré, à si peu de distance, leur parfaite immondice. Quelques générations plus tard et l’officiel de l’Histoire à l’oeuvre, nous n’aurons saisi ce qu’il venait qu’après. L’axe de l’Europe se sera décalé, depuis son redécoupage entre puissances d’abord, un capitalisme international consolidé et particulièrement lissé après le déclin de l’URSS, et des monopoles technologiques venus de l’Ouest en dernier ressort. Quant à une « Nouvelle Culture », il y a déjà là des parts d’ombres géographiquement importantes qui nous obligeront, faute de connaissance - et pour cause - à passer sous silence des phénomènes sociaux et culturels dans les confins européens recevant, depuis, toujours aussi peu de considération, et qui auraient été, à n’en pas douter, particulièrement éclairants.

60 ans plus tard et communément, on peut parler, dans les nations dominantes de l’Europe, de différents moyens de culture au sens où sont visibles des usages de ressources culturelles numériques, qui font sens dans les milieux où elles sont jouées. Qu’apparaissent par leurs échanges des normalités de position sociale, ou plus fortement ce qu’on appelle des communautés, occasions d’identités qui seraient nouvelles, mais dont on peut dire qu’elles ont surtout été confinées au silence ou réprimées, avec pour la vie un ensemble de stratégies maigres et discrètes ou qui trouvaient, selon la période historique ou le lieu, une expression politique affirmée.

Malgré l’usage massif de la communication, les technologies actuelles ne sont globalement pas perçues comme des pratiques intelligentes : elles ne sont pas adaptées aux contraintes matérielles et environnementales et elle ne sont pas socialisées de cette manière. Elles ne sont pas non plus le fait d’un accroissement du savoir technique socialisé par la nécessité. Il s’agit massivement du pire, c’est-à-dire d’une technologie privative liée au rendement, et d’une technique (process, méthode, analyse) qui scinde le monde en deux : ceux qui décident et gèrent et ceux qui sont littéralement objet extérieur de la décision. Il n’est pas innocent qu’à la contre-utopie née de la technocratie s’est plus tard arrimée, et plus largement, une perception diffuse, parfois ambiguë, de la technique comme élément négatif, contraignant ou incompréhensible ; et alors qu’on n’hésite pas à dire d’objets qu’ils sont intelligents sans qu’ils accroissent pourtant globalement le savoir, tel est souvent le langage technique, abscons et extérieur, se présentant comme la voie du progrès. Cette incompréhension est le signe de ce qui, manifestement, ne peut être confondu avec l’ignorance. Cette technologie, et cette technique, sont des éléments significatifs d’effacement du savoir et du sens. Non pas que ce serait là un fait propre à la technique et aux machines, mais parce que celles-ci se développent d’une manière spécifique, prométhéenne. Il n’est pas peu de dire qu’un tel projet technique rencontre des limites qui ne sont pas seulement fondées par le refus littéraire ou essentialiste.

C’est dans ce cadre particulièrement limité que nous vivons. Nous avons pour notre part peu à partager avec les cultures allant paisiblement le long des carrières professionnelles ; de leur côté, la négociation est simple. Les classes sociales aisées ont parfaitement intégrées le changement et utilisent Internet comme un jeu d’opportunités. L’idée de maîtrise et le substantialisme qui aura considéré la technologie comme séparée du monde social sont des idées confortables de ce côté-ci (rationalité instrumentale, efficacité, rendement, encadrement). Au fond le projet technique et culturel qui domine est simplement la question de la position sociale ou celle de la proximité entretenue avec ces questions. Dans ces classes sociales motrices, le changement, c’est leurs enfants qui écoutent peut-être la nouvelle pop qu’est le rap, entre la leçon de piano et l’attention bienveillante de leurs solides familles, tandis qu’ils vont au travail, souriant avec un sweatshirt à capuche, pour organiser le sprint de la semaine, sans s’occuper plus de l’actualité anxiogène, par ailleurs largement acquise à leur position. Le champ lexical de reconnaissance des managers et des directeurs : projet et excitation. Un monde complexe ?

Dans le même temps, s’actualisent tous les jours des rapports de force, des centaines de milliers d’articles et de lecteurs, dont on aurait du mal à dire qu’ils participent d’un dialogue. Les communautés s’affrontent au sujet du vrai, car ce sont bien les situations qui diffèrent. Parfois l’indifférence se brise complètement, et la violence mise en sourdine devient visible jusqu’au politique, jusqu’à l’international. Il faut vingt ans pour que #MeToo naisse, simplement pour dire qu’on ne viole pas, qu’on ne harcèle pas, et qu’on n’insiste pas. Qui s’en souciait ?

L’objet « Nouvelle Culture » s’enracine certainement dans la généalogie de la gauche intellectuelle, alors que la nouvelle droite (que l’on positionne au centre pour la raison qu’elle s’oppose à l’aristocratie traditionnelle), contre-révolutionnaire et patronale, qui aura infléchi sa reconnaissance du capital culturel vers le capital économique, s’en accommode tant que l’expression populaire ne vienne pas déranger ses affaires. C’est ce que signifie aujourd’hui le mot libéral, parce qu’il contient précisément l’idée d’une certaine liberté, sans qu’on ait pour autant pris la peine dans ce champ d’examiner la reconduction des dominations en tant que procès de l’histoire - un phénomène où les technologies, nous le verrons, ne peuvent s’examiner sous leur vieille allure de neutralité. Le fait est que les cultures populaires sont la plupart du temps considérées comme étant à leur place en bas de la hiérarchie culturelle, sociale et politique : on n’aura pas plus voulu d’éducation populaire dans la gauche bourgeoise que de redistribution économique à droite.

Serait-ce aujourd’hui des sujets acceptés ? Fait inattendu de part et d’autre, les nouvelles technologies viendront indéniablement ouvrir l’accès à la culture et à l’expression, mais à la manière simple, opportuniste et radicale des marchés, sans que la technique ne puisse être pensée plus en avant, comme un espace politique où les frontières seraient perméables aux rôles plus qu’aux appartenances, et comme un ensemble de savoirs et de rapports à la matière s’exprimant dans un sens plein, utile et intelligent. Certainement qu’il s’agit là d’une question profonde nécessitant une lumière particulièrement puissante.

Pour ce qui concerne notre temps et la position dominante de notre type de société, la naissance des industries culturelles aura permis la production massive d’objets, d’images, de textes, de vidéos, de musiques, s’accordant à la multiplicité des possibles, des désirs de sens et d’expression, devenus visibles. Ces technologies auront peu à peu amené à portée de chacun, qui plus est en dehors des contraintes spatiales traditionnelles, des ressources particulièrement significatives. Au point de donner, comme l’ont éclairé les nouvelles sociologies, les moyens d’une réflexivité, c’est-à-dire la construction d’un dialogue avec les situations, d’une possibilité de les saisir, de les accepter ou de s’y confronter sous des formes symboliques dont la temporalité suit l’existence. Nous apprécions ici l’idée, mais nous l’examinons sans naïveté. D’une part le changement de mode des stratégies des minorités, qui s’affrontent à des résistances tantôt elles-mêmes exprimées, tantôt inscrites dans des rapports de force plus institutionnels, se fait, bien sûr, dans la difficulté. Faut-il n’être, encore une fois, pas concerné par le temps. Nous évoquerons plus loin dans ce texte dans quelle mesure les cultures populaires sont spécifiquement concernées par une nouvelle violence.

Les nouvelles cultures auront marqué les milieux intellectuels. Plusieurs points de vue auront été proposés. Le plus rapide, et non moins répandu, aura été de circonscrire la nouvelle condition culturelle à une « culture de masse » exerçant son pouvoir d’agrégation. On aura également voulu y voir la naissance d’un nouvel équilibre : l’individu débarrassé de ses carcans, mutant, hors catégorie sociale - certainement l’individu s’inscrivant parfaitement dans la norme libérale et qui ne vient poser aucun problème de ce point de vue ; un équilibre d’un nouveau monde délivré de ses déterminismes les plus forts. Dans le même temps, s’exprimaient clairement - et s’expriment à chaque occasion - des craintes (on parle de « post-vérité ») pour le relativisme, le scepticisme, ou souvent juste la vulgarité. Cela comme une empreinte de l’attachement aux Lumières : c’est dire si les intellectuels sont des gens comme les autres, avec leurs racines et leurs filiations. Soit alors que le « Nouveau Monde » n’ait pas encore éclos, soit que les héritages aient été mal saisis sous l’éclat de la nouveauté. Dans un cas comme dans l’autre, il serait curieux que l’histoire des sciences sociales soit terminée.

Pour notre part, si nous parlons de « Nouvelle Culture », c’est avec un sourire un peu pinçant quant à l’idée que les nouvelles cultures produites par les nouvelles territorialisations seraient un tout suffisamment homogène pour qu’il ne soit plus nécessaire d’examiner les conditions du réel au prétexte que les conditions symboliques auraient changées. On ne parle bien souvent de « Nouvelle Culture » que d’un point de vue spécifique, caractérisé par une distance confortable au réel. Un point de vue constitué par un objet symbolique. Nous le disons une première fois et nous y reviendrons : il s’agit là d’un débat majeur, tant il est l’expression de deux pôles distincts, constitués par les manières différentes que le réel a de nous toucher. Sans bien sûr pouvoir ignorer les tensions entre les groupes sociaux et les divergences « cohabitantes » qui font le territoire depuis des générations, nous parlons d’une segmentation significative, et qui perdure. Nous ne parlons en effet pas d’une tribune : la complexité, née de la fragilisation des structures sociales et populaires traditionnelles, de la reformation d’adhésions culturelles partielles, croisées, intersectionnelles, ou fait des nouvelles technologies et de leurs médiations spécifiques, n’a rien à voir avec la béatitude que produit le saisissement.

Nous rappelons en premier lieu, s’il est nécessaire de le faire, que parler d’une « Nouvelle Culture » sous l’angle grossi du numérique, à la façon dont on parle des « réseaux sociaux », est bien sûr loin d’être satisfaisant. Si les nouveaux conflits qui explosent de par le monde en ce début de siècle sont des conflits en partie cultivés par ce mode, ils n’en sont pas moins des luttes profondément opposées aux ordres sociaux dont ils témoignent, d’une manière telle qu’il serait curieux de croire que cet ordre spécifique perde sa primauté au profit de ressources culturelles numériques, dont l’auto-régulation serait la part quelque peu magique. Les conflits expriment un différentiel existant, et notons-le, ce dont on ne parle pas en d’autres circonstances. Il est particulièrement significatif de constater, dans ces affrontements, le retour à des imaginaires collectifs qu’on pensait, peut-être trop ronronnant, enterrés, alors qu’ils continuent de former des héritages dans les classes populaires4.

Il se passe par ailleurs que de la majorité silencieuse, nous en sommes à la majorité qui devient visible et qui se voit elle-même. Une autre réflexivité, moins formulée par les nouvelles sociologies, et qui crée, à l’occasion des conflits, des sens collectifs empreints de la conscience de l’identité populaire, c’est-à-dire empreints des moments historiques où les catégories populaires ont été reconnues. La réactualisation de cette trace répond d’une trame socio-culturelle qui échappe la plupart du temps à l’analyse courante dans des temps plus dormants.

Il n’est pas à notre portée de détailler une sociologie des communautés. Mais nous aurions du mal à nier que les cultures numériques réactualisent l’intériorité des groupes sociaux et leur perception de l’extérieur, par des nouvelles formes culturelles de perception et d’énonciation de la limite, et cela plus qu’elles ne créent de dialogues entre classes ou groupes. C’est en tout cas ce que disent les tendances, comme une observation des commentaires sur les réseaux numériques les plus utilisés le confirmerait, ou le questionnement le plus banal à la machine à café. Ces effets grossissent avec la réflexivité entre les classes sociales, entre les groupes ; ils sont bien sûr le fait de la visibilité, de la friction conséquente aux frontières et du mode disruptif (nous en dirons quelques mots plus loin) de l’information créée par la techno-économie. Bien qu’elles changent d’expression, les frontières sociales ressemblent à des frontières stables dans le temps ; nous pensons qu’elles s’articulent autour de catégories anciennes, et qu’à l’inverse de l’idée d’une recomposition sociale et économique opérée par les nouvelles cultures, c’est là le fait principal.

Nous insistons sur la primauté du réel, entendu comme le lieu véritable de la négociation, et prendrons pour exemple l’étude sociologique, « Rencontres aux ronds-points », de Raphaël Challier, à Grandmenil, petit coin rural de 5500 habitants en Lorraine, lors des regroupements des « Gilets Jaunes ». Une mise en lumière du fait que lorsque la situation économique se délite et que les pouvoirs publics ne s’engagent pas, lorsque le vide social laisse place à des cultures de repli, telle celle de l’extrême droite, qui sont des cultures de valorisation des atomes sociaux, c’est dans le réel que le lien, les négociations trans-groupes et le commun d’une condition éminemment partagée réapparaissent subitement, avec toute l’intelligence, réaffirmée par les héritages culturels populaires, qu’il y a à s’allier contre l’isolement politique dans lesquel ces classes populaires ont été laissées. Passé pour le petit peuple incapable de saisir la complexité des affaires, c’est pourtant précisément là qu’on aura trouvé la plus grande demande et la plus grande réification du politique de ce début de siècle. Cela tandis que les classes dominantes et cultivées auront eu le plus grand mal à le saisir.

Si l’on veut relater les choses sous cet angle, il n’est rien de dire que les difficultés pleuvent. Pourquoi se départir des outils qui aident à penser ? Classe sociale. Nous employons ici un terme qu’il n’est pas a priori nécessaire de préciser par une analyse et une conviction marxiste. Pourtant il est notable de constater qu’il reste ambigu, parce qu’il n’a pas eu d’évidence très partagée dans le monde depuis plusieurs décennies. Si l’on sait mieux qu’un discours les trahisons de la gauche (une histoire qui officiellement n’a pas eu lieu), on préfère plus haut et en toute simplicité se flatter de participer à l’économie. La classe sociale serait officiellement une forme « usée ». Christophe Guilluy propose, dans « La France périphérique », de représenter la population selon la catégorie d’activité, les catégories professionnelles, les revenus, le temps contractuel d’activité et le différentiel d’accès et d’usage de la propriété : plus de 60% des français seraient directement concernés par le seuil de fragilité.

Le malaise ne sera pas partagé ; enjeux de pouvoir, de situations et de savoirs : la représentation des classes populaires pose de tout temps des difficultés. La culture ouvrière - la condition et la culture fragilisées des salariés -, éclatée et invisibilisée, serait représentée par une gauche qu’on appelle « extrême », la sociologue Dominique Pasquier demande si la classe populaire n’est pas l’oubliée de la recherche5, on ne sait toujours pas où sont les institutions de la précarité (dont nous pouvons dire, par expérience, que l’anarchisme est une denrée culturelle animant des connaissances et socialisante dans les ruines), et il est rare de trouver des informations - qui en soient - sur les conditions cliniques et politiques des exilés6. Nous rappelons que le capital culturel dépend toujours du capital économique et que les nouvelles technologies ne sont pas fondées pour combler le fossé en amont ; il en va de même pour les niveaux de protection vis-à-vis des usages de la technologie, qui sont particulièrement différents selon les classes. Des nouvelles cultures, il s’agit surtout de saisir la proéminence des proximités réelles ; la politique, c’est de la considération : les sceptiques comprendront que les réalités sociales, grandes perdantes de la contre-révolution libérale immiscée dans les années 80, ne s’effaceront plus.

La technologie libérée

<mythe prométhée, hermès, dionysos>

Il n’est plus l’heure de concevoir la technologie comme une histoire de communautés utopiques : elle est bien plus celle d’hommes et de femmes d’affaires, de gens confortables donc, plus formés par leurs ambitions que par une problématique de l’émancipation, dont ils n’ont souvent, soit dans le fond d’un romantisme tragique, soit dans celui d’une béatitude de l’outil émancipateur, qu’un sentiment puéril et fondamentalement irresponsable.

Lorsqu’on a fait circuler l’eau des Midlands anglais pour actionner les métiers à tisser au XVIIIème siècle, lorsque la révolution industrielle émerge, le progrès technique construit un véritable système de distribution économique. Le fait, pour le dire simplement, est que la technique s’est nativement inscrite dans des situations de production, entraînant un bouleversement des bases matérielles de l’existence. Un progrès, à la fois globale et réalisé dans des conditions d’exploitations sévères, formulé dans les termes de la naissance de la croissance économique, qui aura permis un accroissement démographique en même temps que l’élévation du niveau de vie de chacun. La longévité de cet impact est conséquente. Il fonde toute la théorie économique des marchés, sans que la recherche en sciences sociales, pourtant, puissent caractériser de manière absolue les nécessités en amont d’un tel succès, c’est-à-dire la réalité qui le conditionne.

Il est important de dire que le premier problème posé est celui de pouvoir dorénavant s’interroger collectivement. Seules les oppositions radicales le font pourtant : elles révèlent, dans le rapport de force, les éléments inégalitaires, déshumanisants, et les points aveugles de la technologie.

D’une part on sublimerait le progrès social et économique libéral, ignorant par là le fait historique des contrats légaux particulièrement autoritaires et du maintien de cet ordre de manière radicale, partout dans le monde depuis plus de siècles. D’autre part, les conditions d’origine de ce progrès économique global ne peuvent être semblables aujourd’hui. La théorie des marchés ne peut échapper à son statut de théorie : nous pensons qu’elle est fondamentalement à revoir - et que les résistances sont aussi le fait de la continuité de la stricte autorité à ce sujet. Aujourd’hui les nouvelles technologies sont créées dans les entreprises, qui se positionnent selon des stratégies vis-à-vis de marchés. Quotidiennement, il s’agit du travail d’ingénieurs et de techniciens sous le contrat d’une seule mission, celle du développement de l’entreprise. En quelques années seulement, l’intensité des techniques de marketing aura transformé la primauté de la demande pour celle de l’offre. Pas même un modèle, tandis que nous rentrerions dans l’anthropocène, encore moins un choix collectif : le simple fait de stratégies commerciales locales et privées, indifférentes à toute autre perspective et dont on attend le fait magique. Il n’y a rien de complexe à comprendre dans le passage d’une conception de l’outil à la construction d’un environnement auquel il faut s’adapter bien plus qu’il ne le faut à l’épuisement prévu des ressources naturelles7 : c’est une simple et radicale logique de profit négocié par des contrats d’arrière-plan en amont de la production de la technologie, logique face à laquelle les choix possibles, ou les idées, sont circonscrites aux oppositions et aux disciplines scientifiques. Disciplines pour lesquelles les techniques et les intérêts des entreprises n’entretiennent à cet égard qu’un seul et unique point de vue : l’efficacité économique privée.

La technologie joue pourtant en profondeur de multiples rôles et a des conséquences sociales importantes dans le vécu de la plupart des gens. Le quantitatif de l’ingénieur ou du cadre à des conséquences qualitatives sur toute l’existence et dans toute la société. Il y a dans cette séparation, ce substiancialisme de la technologie, des positions différentes, distribuées entre domination, subordination et aliénation. Dans la question du mythe contemporain de la technologie et de l’outil, il faut distinguer pour qui il l’est, qui en jouit, qui doit s’y adapter sans l’avoir choisi. Nous évoquons là la jouissance mêlée au pouvoir, avec ses mots nouveaux, le dépassement permanent de toute raison et de toute limite. Dans le grand quotidien, on assiste dans tous les pays riches à un amas considérable d’inutile et de jetable et à une entropie titanesque, tel un torrent de l’économie de la consommation et le débordement des aspects sociaux par la technologie. Certes la critique est facile ; mais il faut bien rappeler que rien, dans les pays d’abondance qui d’autre part soutiennent sans cesse ce choix, ne distingue un pauvre du milieu du siècle passé avec un précaire d’aujourd’hui, si ce n’est un smartphone bourré d’innovations peu sécurisées alimentant le big data d’un pouvoir planétaire, sans qu’il puisse pour autant passer au-dessus des murs, coutumiers en ces cas, de l’administration.

L’économie des désirs derrière la techno-idolâtrie vend le dépassement de l’obsolescence de l’individu, de l’espèce parfois, et de l’environnement souvent. La technologie advient pour conjurer les peurs, elle advient pour rassurer. Le marketing vient confirmer qu’il faut aider à gérer et contrôler les vies. Le mainstream insuffle la croyance dans la technique et dans la science, qui distille confort et sécurité au confort et à la sécurité, dans un monde où les sollicitations augmentent, et dans une hyper-insulation. Dans le réel, un artifice précieux qui valide la technologie venant outiller la paresse, les pulsions et la perte de temporalité ; c’est-à-dire un artifice affectant en profondeur l’être au monde, jusqu’à la maladie sociale : les structures traditionnelles du lien sont affectées, effacées ou affaiblies par des conditions économiques paradoxalement resserrées, et des objets technologiques sont à la vente pour cet abysse. Une promesse de l’accroissement du pouvoir individuel, et des différences majeures et conséquentes selon les situations sociales. L’idée donc d’un dépassement particulièrement idiot de la condition humaine. Prophétisation en quatre versets qui devraient nous délivrer des prétendus maux :

La technique comme moyen de puissance de l’être : ce qui n’est rien d’autre que le cadre prométhéen. La liste est longue dès lors, mais le propos des libéraux reste inchangé : il est question de la strict liberté individuelle dans sa forme la plus appauvrie et de la compétitivité économique, facteur d’innovation, toute échelle confondue, et sans qu’il soit imaginable de parler de saturation du point de vue du progrès social.

Mais la technologie n’est pas qu’un objet de la production. Nous l’avons dit : non pas que la technique serait a priori négative en elle-même, mais que son effectivité a posteriori se développe d’une manière fantasmagorique. C’est-à-dire qu’elle devrait être pensée, comme le fait Hermès chez les grecques en leur apportant le sentiment de justice et de honte, par une technique politique. Or, la technique est aussi et surtout un moyen de la production matérielle et immatérielle, le moyen d’un management technique visant la stricte optimisation de la production et des gains : le mythe fondateur du feu est désormais articulé à un tout autre sujet, et il est libéré.

Il faut bien alors, au regard de la puissance et de la précision des savoirs et des techniques sans cesse développés et mis en œuvre, parler au sujet de la communication et de l’influence des acteurs d’un nouvel obscurantisme, qui s’efforce sans relâche et naturellement de s’infiltrer par les marchés dans tous les réels de la société. Dans ce domaine, on s’embarrasse peu de philosophie : elle a la peau sur les os. Si les systèmes sociaux, ceux qui ont assuré un progrès social majeur en France, sont à réformer parce qu’ils datent d’après-guerre, l’idéologie libérale, elle, est restée la même depuis deux siècles, passant d’un progrès économique tumultueux à sa formalisation : en s’auto-organisant, le système ne peut tendre que vers le mieux − ce qui ne veut, bien évidemment, strictement rien dire. Le fait est plus concret : des profits considérables se sont concentrés, et les nouvelles institutions en ce domaine ne concèdent rien. Le mouvement d’ensemble des agents de la production, opérant sur les marchés par quelques règles constantes et simples, organise en permanence l’ordre dans lequel ces agents se développent. Ce qui tend vers la croissance dans ce système, c’est le profit que captent ces agents et ceci selon deux politiques : la leur, territorialisée, privée et indifférente à toute perspective sociale, et la politique d’ensemble qui se doit de favoriser leurs écosystèmes. Quand on parle de liberté dans une société libérale, on ne parle bien souvent que de cela et la discussion sur le choix politique, c’est-à-dire aussi le choix sur l’organisation et le rôle des agents, soit encore leur immense responsabilité dans le cours du monde, n’est hélas que rarement objet de raison.

Rien d’étonnant à ce que les discours sur les vertus de la technologie soient essentiellement tenus par les classes sociales aisées. La perception de la technologie se fait selon différents angles. Certains se posent en penseurs prospectivistes devant la caméra, avec l’inéluctable comme acquis, et on se demande où est la responsabilité. Les cadres dans les TIC eux sont toujours plus prosaïques, et voient des opportunités sectorielles qu’il s’agit de s’accaparer. La plupart des usagers utilise la technologie parce qu’elle est simplement là, un usage qui va du plaisir court ou compulsif à la contrainte déshumanisée - mais techniquement rationnelle, cela en étant la raison - du quotidien. Sauf à comparer au XIXème siècle, il n’y a pas de réalité tangible correspondant à un progrès, en dehors bien sûr de celui de l’outil en lui-même - ce à quoi précisément la technologie ne peut pas être résumée. On dit déjà pouvoir s’accoutumer des pertes d’emplois, comme on le fait des emplois intermédiaires du service public, tout en louant dans le même temps la disruption technologique et culturelle. Ce n’est que du bout des lèvres qu’on soufflera exceptionnellement, dans les classes aisées, qu’il est peut-être temps de faire de la redistribution, c’est-à-dire de considérer la vie et les sociétés d’une manière moins extrême et moins stupide ; du bout des lèvres, tandis que les réseaux d’affaires, côtoyant ou influençant les institutions politiques à mesure de leurs capitaux, se sont développés dans le monde entier par le biais de la puissance technique.

On parle en l’occurrence de « leaders », et c’est d’écosystèmes, tendant à se territorialiser tout autrement, dont il s’agit. Dès le début du XXème siècle, l’activité économique des classes sociales aisées se fonde sur l’informel, la confiance et les échanges d’informations. Ces aspects traditionnels se perpétuent au sein d’une émergence. À partir des années 80, le développement s’est réorienté vers des ressources moins matérielles : vers les « sciences-technologies-marchés », où le capital prend une dimension déterminante pour la compétitivité. La petite entreprise traditionnelle est balayée : émergent des clusters, grappes technologiques et industrielles, districts industriels, districts technologiques, districts « rayonnants », milieux innovateurs, régions apprenantes (learning regions), pôles (technologiques, d’excellence, de compétitivité), système territorial de production, systèmes productifs locaux. Il s’agit bien sûr là de la transformation des nouveaux réseaux du pouvoir, dont les « sciences-technologies-marchés » ne sont que les éléments les plus proéminents dans le vaste maillage des upper-class, par ailleurs significativement protégées par des connivences sociales permanentes, discrètes et efficaces, intégrées dans l’économie de marché de manière particulièrement favorable et jouant d’une dépendance au travail relative. Une émergence dont le plus grand nombre n’est informé, et à l’occasion, que par l’usage d’un vocabulaire sans signification - choix de l’accumulation plutôt que de la répartition dans la langue - dont il faut simplement qu’il s’y accoutume. Nouveaux pouvoirs, et nouveaux réseaux8.

Ce sont des éléments plus ou moins soulignés dans la critique des sociétés contemporaines ; des éléments qui révèlent pourtant la réalité de la technologie, de la science en tant qu’élément de communication et d’influence et de l’idolâtrie qu’elles doivent générer. Nous comprenons cette considération pour ce qu’elle est, c’est-à-dire, au vu des moyens, des techniques et des stratégies de communication mis en œuvre dans le monde entier, la croissance des moyens de domination. Le rapport à la technologie est donc un rapport éminemment politique, et c’est un élément qui tarde hélas à émerger. Se dessine là en filigrane une autre carte du monde, et un autre objet historique : une nouvelle forme planétaire des ordres sociaux qui préexistaient aux nouvelles technologies, et dont les frontières physiques pour le grand nombre sont plus définies par des antennes, des câbles et des satellites que par des armées ; une extension encouragée par les États, ou passant outre par des pratiques courantes d’influences ou de corruption, les nations plus pauvres n’ayant jamais cessé d’être, dans le fait civilisationnel, et comme on dit maintenant, des opportunités.

Au-delà bien sûr d’un humanisme facilement opposable à l’obscurantisme excité des classes aisées et dirigeantes - un obscurantisme tel qu’il aura pris la tournure d’une esthétique, nous pensons que lorsqu’une institution comme l’ONU alerte sur le peu d’années restant pour agir concernant les décennies qui approchent, il s’agit certainement de prendre une hauteur inédite qui dépasse l’intérêt conservateur - pour l’instant confortable. Si on veut faire le pari incroyable de l’intelligence, c’est-à-dire si on suppose qu’il est possible d’intervenir avant le fracas déjà débuté de l’Enthropocène9, alors il ne peut s’agir simplement de défaire les organisations : il s’agit qu’elles entendent quelque chose à la nécessité de changer leurs pratiques, leurs normes et leurs process de manière radicale. Il y a certes là une question politique immense, mais aussi une question technique elle tout à fait concevable. Voilà qui serait sûrement sa place si l’on tenait à parler de la santé des sociétés.

Le fer technologique

«… ou bien la politique est subordonnée à la technique, ou bien la technique est reconnue comme politique » - Andrew Feenberg.

Il ne peut s’agir ici de simplement citer Weber quand il parlait d’une « cage de fer » au sujet de la technique : il s’agit de se confronter au fait contemporain, à ce qu’il est devenu par la simple suite des étapes successives. Le projet technologique est déjà problématique en tant que règne de l’efficacité et de la calculabilité au détriment de la raison : c’est une technologie qui, pour ne pas dire ses dominations, préfère ignorer le sens plein des situations. Nous devrions être cependant particulièrement concernés : nous sommes dans un temps où le projet technologique s’inscrit comme projet direct et quotidien pour la majorité des gens sur la planète. Il y a parfois une certaine béatitude pour l’ordre technologique tel que nous venons de le décrire, et ceci dans les éléments du langage contemporain. On dira que nous sommes connectés, on entendra que le cerveau est un disque dur, le corps fait comme une machine, un programme politique versionné comme un logiciel, que les systèmes idéologiques sont vivants parce qu’ils sont organisés. Avec un certaine facilité contemplative, on ajouterait que le corps s’est déjà étendu, car c’est quotidiennement que les objets connectés agissent comme mémoire, oublis et gestes. Il faut se départir des conforts trop répandus et choisir une position, c’est-à-dire s’engager : ce n’est pas le corps qui s’est prolongé, c’est le pouvoir de la société techno-économique sur nos corps et nos perceptions. Or, c’est bien pour toutes et tous qu’il est devenu nécessaire de se connecter, quand bien même les protections − et l’information − divergent selon le milieu social. Nous allons tracer ici quelques conséquences.

Nous rappelons que l’individuation du sujet est le fait de rapports que l’on analyse traditionnellement sous une pleine variété de champs ; on pourrait ajouter qu’il n’y a pas de liberté indépendante de sa constitution. Nous proposons alors de résumer schématiquement la situation du numérique selon deux modes. Nous entendons ici par « signe » tout élément émissible et perceptible par un sujet de manière transversale à la nature spécifique de ce signe (c’est-à-dire que nous optons ici, à des fins de schématisation, pour la définition du signe donnée par la sémiologie).

Le mode de la réalité non connectée :

  monde → signes → sujets → signes → monde

Et celui de la réalité connectée, via les technologies :

  monde → signes → prises (échantillonnage) → pouvoir → signes → sujets
                       |____infrastructure technologique____|

Et :

  sujets → signes → prises (échantillonnage) → pouvoir → signes → monde
                       |____infrastructure technologique____|

En somme, de l’idéal du hackeur, nous héritons d’être massivement hackés. Nous pourrions aussi le dire sous les termes d’une analyse sérieuse des dépendances au numérique, dans le contexte où il ne s’agit plus simplement de connaître la demande, mais de caractériser et former les praxis dans leur maximum de potentialité économique, c’est-à-dire jusque dans les aspects privés, relationnels et idéalement cognitifs10. Comme si n’avait finalement pesée qu’une généalogie spécifique, hélas répandue, du rapport à la connaissance. Il faut bien dire que l’hypothèse philosophique libérale historique, alliant pragmatisme et pessimisme anthropologique, consistait en un refus natif de penser les formes d’organisations sociales et politiques, avant, bien sûr, que l’histoire ne passe, et qu’elles s’organisent plus en avant au profit d’intérêts qu’il est difficile d’exposer sereinement. Des organisations effaçant au passage la barrière de la vie privée de celui-ci, comme un simple obstacle au marketing.

« Bouki avait un bœuf. Mais ce bœuf, il l’avait caché à cause de son compère Malice. […] Alors Bouki engraissait son bœuf à l’insu de son ami et compère […] Malice se mit à l’épier pour découvrir le secret qu’il lui cachait. Au bout d’une semaine de patience, la curiosité de Malice fut satisfaite. Il connaissait et le secret et sa cachette. [Bouki s’absente] Malice, de son côté, allait profiter de cette occasion pour manger le bœuf de Bouki.. » — Déita (Mercedes Guignard), Malice et le boeuf de Bouki

Il s’agit de l’infrastructure d’une nouvelle forme de domination. Bien sûr, le pouvoir dont nous parlons est institutionnalisé ; il se distribue selon la propriété privée des moyens technologiques et des savoirs, les États, et les entreprises de production de l’information. Outillé par ces nouvelles compétences, chaque acteur adopte ses formes de contrôle, de marketing, d’influence ou de surveillance, via des technologies et des savoirs spécifiques : anthropologie culturelle, sociologie, psychographie, analyse statistique et prédictive, intelligence artificielle, techniques cinématographiques, technologies de surveillance, technopolice. Ceci franchement, institutionnellement, ou à mesure que les désordres politiques, sociaux ou internationaux le commandent à l’intérêt des classes dirigeantes − devrions-nous dire désormais, « entreprenantes ». Depuis les années 60, c’est donc dans une complète continuité du pouvoir qu’émerge cette structure de captation.

Nous imaginons bien que cette nouvelle relation aux sujets (au sens d’être sujet à) et au monde est le pendant d’attraits politiques et commerciaux particulièrement puissants. Au-delà du secret des affaires et de celui des États, des pas larges vers des modèles économiques très informés, tels le Native Advertising, le marketing, l’assurance et la production culturelle algorithmique, ont déjà été faits. D’ici peu les technologies orienteront à part entière les institutions publiques et les choix politiques, tout du moins dès lors qu’une certaine normalisation aura été réalisée, alors que l’obligation du numérique pour l’administratif courant est déjà concrétisée.

La gouvernance algorithmique serait le moyen d’un nouveau régime, la technocratie capitaliste, dont les États seraient les serviteurs et les garants moraux auprès des populations. En occident, et avec un abandon certain spécifique à l’Europe, tous auront compris l’intérêt des Silicon Valley. Cette moralité affichée comme un nième sommet de l’iceberg, dont l’image, la communication et le contrôle sont les outils fondamentaux, est le moyen donné aux États-Empires ou aux États subordonnés pour glisser, à plus ou moins court terme et selon les critères d’autorité qui leur sont propres, vers des adhésions à une nouvelle forme disciplinaire légale et généralisée : les débats récurrents sur l’anonymat dans les réseaux numériques, la systématisation de la surveillance urbaine, les villes, les écoles et les habitats connectés, le commerce sans numéraire, sont autant d’orientations de la décision vers d’une part, la gestion technocratique, et d’autre part l’individualisation d’un capital visible et validé par le sceau des normes.

La démocratie serait ainsi débarrassée des rapports d’intérêts politiques fondés par la différence des situations, sur lesquelles ne s’appliquerait que la police panoptique du comportement : elle ne serait plus livrée qu’à des enjeux d’images et de normes, de rapports à la consommation et au service. Elle deviendrait une somme, pour le bénéfice d’un tout privatif et technologique, d’individualisations accrues, privées et publiques, qui réduirait en son fondement la collectivité des situations sociales.

Nous pensons que cette vision politique est, sur tous les plans, dramatique. Les questionnements de la technologie auront surtout été abordés dans les théories culturelles. Il est pourtant peu de dire que des tensions se créent dans les façons dont l’être humain se réinvente par la technologie, dans ses désincarcérations au monde (rapport à la réalité ou rapport existentiel) ; dans ses confrontations à l’altérité (rapport à l’autre et au politique) ; dans ses advenirs à lui-même (construction de soi et psychologie). Par une tentative de rééquilibrage que l’on peut déjà voir à l’oeuvre, s’accentuerait dans le même temps l’expression de soi, stigmate du lien sous tension, ceci dans le contexte d’éléments juridiques définis sur des plans différents de la constitution démocratique de la loi et globalement déconnectés de toute prétention au droit au consentement. Cela tandis qu’on verrait une croissance de la tendance à l’individualisation du code pénal, légitimée par les sciences de l’individu et leurs taxonomies, comme la simple autorité du vrai.

C’est une vision qui émerge d’un dogme de l’objectif et de l’efficacité marié aux restes d’une philosophie libérale étant à ce point aveugle qu’elle proposera l’ouverture généralisée de la compétition au péril des processus fondamentaux de régulation symbolique qui jalonnent toutes les interactions pacifiques. Une doctrine radicale impliquée dans les enjeux civilisationnels, avalant jusqu’au dernier des mots, jusqu’au souffle même, fondé sur les racines d’un ethno-centrisme dominateur et colonisateur qui n’aura simplement revu que son langage, ne pouvant rien voir de ce que le social et les cultures ont à voir avec la liberté. Un moment dont la lumière ne pourrait être que relative à l’opportunisme : une philosophie prise non pas aux pièges de ses détracteurs mais au sien propre, qu’elle s’en trouve aussi stupide qu’une récitation, et de son assise ne voit pas même la nécessité de s’interroger. Dans la droite ligne, là où la domination n’est pas que le fait du langage, une politique qui ne saura - qu’on voit - que se confronter à une intensification des segmentations et de l’entropie, parce que ce nouvel état établit le contrôle compétitif au cœur du lien, c’est-à-dire au cœur de ce qui à l’inverse tempère, réalise et grandit, dans un ensemble déjà suffisamment large pour que la chose soit en elle-même fragile.

En toute connaissance de cause, il est certainement fou de vouloir légitimer l’uni-dimensionnalité fantasmée dans cette dystopie. Il est déjà particulièrement difficile de parler d’une société pour laquelle il s’agirait de faire un projet collectif, sociologiquement ou institutionnellement. Car ce n’est en effet définitivement pas le sujet, le projet étant visiblement plus celui d’une catégorie sociale particulière et généalogiquement située, qui n’entrevoyant aucune manière de considération, verrait, et cela pour toute grandeur, toute histoire et toute sociologie, dans la magie d’un changement générationnel, effaçant les héritages et recomposant l’adhésion, la réponse à la question d’un « vieux monde ». D’objet, c’est pourtant celui de la politique, comprise ici comme l’organisation collective répondant de la protection et de l’émancipation des populations. Des sujets évidemment universels, qui ne cessent de nous concerner profondément, par un simple fait d’échelle d’abord, ensuite par la différence fondamentale qu’il existe entre advenir (le fait de l’individuation) et avenir (le fait des individuations collectives) : c’est cela aussi qui échappe à l’excessive individualisation, opérée au nom d’un tout qui n’existe que sous la forme la plus pauvre dans la philosophie libérale (une simple hypothèse sur la vertu des concurrences neutres), et dont par ailleurs pas le moindre indice ne laisse présager qu’il est calculable sans régression.

On le voit, une volonté affirmée d’aller tel quel, c’est-à-dire de se fier à la technologie et à l’innovation quand bien même elles ne sont plus que la condition de la séquence suivante. C’est-à-dire la borne définitive de l’entendement et du choix. Doit-on considérer que la gestion à tout avantage à remplacer la pensée ? Le dogme auquel nous avons à faire n’est essentiellement qu’une position d’autorité : le fait est que tout cela n’est fondé que par la somme des intérêts spécifiques et privés des agents économiques. La négligence politique vis-à-vis de toute autre considération, et notamment la très sérieuse alerte concernant les ruptures environnementales à venir, pourrait se comprendre au regard de la séculaire proximité du pouvoir à ces acteurs au nom de l’intérêt économique. Mais il y a confusion dans ce domaine : de graves bêtises sont faites pour le simple statut de juge qu’on confère au marché : un agent économique dans un marché ne comptabilise jamais les pertes de ses concurrents, pas plus que les dégâts de l’ensemble, dont il ne répond pas. La destruction est le paramètre absent ; à ce point qu’elle fut littéralement gommée par l’influent Joseph Schumpeter, comme une dialectique légitimant qu’on en jouisse, béat comme devant un miracle. Combien c’est se tromper par rapport à ce qui doit justement prévenir et orienter : combien c’est ignorer qu’il s’agit de la question de l’intelligence même, et non de la brutalité. Pas de limites donc, et pourtant qui n’a pas constaté à quoi était réduit l’espace des choix politiques et techniques face à des problèmes plus sérieux qu’on ne les a imaginés jusqu’à maintenant. Il y a bien une domination spécifique, considérée ici en tant que procès de l’histoire, et devenue plus complexe seulement en apparence : plus puissante certainement. Une impossibilité qui se fait aussi au détriment de la question du sujet, de sa liberté, de la démocratie et de la santé sociale.

Quels moyens alors de contre-politique ?

Vers la résistance

« Chaque jour n’est qu’une trêve entre deux jours » - Stig Dagerman.

Il peut être utile d’éclairer un certain aspect de la résistance, étant compris que les formes les plus évidentes sont déjà coutumières pour qui connaît le dégoût ou l’indignation. Il s’agit là de parler de la façon dont est vécue la résistance à l’ordre, à l’échelle spécifique où il perd sa vitalité et où la temporalité ne peut plus être que le présent ou l’instant même ; car telles sont d’abord les conditions de celui ou celle qui va s’opposant aux racines de ce qui l’accable.

Les hégémonies ne comprennent que leur stabilité ou le danger que la résistance y oppose. L’histoire est une écriture inscrite dans un temps qui n’échappe pas à cette dichotomie. Elle est une formulation littéraire du nombre. La multiplicité des traces est perdue ou n’intéresse qu’en marge l’expert, mais elle n’entre pas dans le récit, qui est de ce fait aussi une mythologie habitée de personnages tragiques ou réussis. Ce qui les rend possible, c’est un temps et des espaces collectifs, précisément ce qui est devenu particulièrement instable. Nous évoquons ici le contexte de la résistance, de sa condition et de sa conséquence : ce qui reste rarement étudié. Hors tribune et hors l’abstrait des doctrines, la résistance est aux prises avec tous les dénis qui se sont accaparés l’évidence, tous les affronts qu’elle doit essuyer au quotidien, à l’aide de stratégies qui ont parfois plus à voir avec la survie sociale qu’avec un échiquier.

Résister contre un ordre qui assiège jusqu’à l’existence et l’intime n’est pas une expression que nous pouvons écrire à la légère. De ce point de vue, la résistance ne peut être le chemin de la certitude ; entre ses embrasements, son intimité est pavée de doutes, de retraits et de silences, qui sont les marques de la difficulté qu’elle éprouve, et de la faiblesse aussi – précarité des situations hors normes, rareté des alternatives réelles, là où l’effectivité n’agit que par puissance. Nous sommes bel et bien pris, et il faut faire avec une socialité courante imprégnée du langage de l’hyperfréquence, ce langage fétiche des marchés. Dans la société de l’information, la normalisation change sans cesse de forme mais reconduit son ordre, avec une entropie permanente : il faut sans cesse déconstruire un ennemi puissant et protéiforme, ceci pour simplement en être moins accablé - ou se taire, comme on fait un effort pour soi, et pour presque rien d’autre.

Certainement qu’une forme active de résistance, conjointement à celle de la mobilisation, se trouve dans l’humanité que l’on peut animer, avec cette particularité d’une humanité restreinte : résister. Et résister n’est pas gagner : cette restriction est l’enjeu de l’image et de la norme que valide le pouvoir. Celui-ci ne peut être considéré comme simplement central, abstrait du réel : il est aussi, parce qu’il est pouvoir, inscrit de manière complexe dans le temps, dans les métamorphoses du langage, dans le fait social et culturel. On ne choisit pas la résistance, on la vit par la force de ces choses. Il s’agit d’une position aussi construite que d’autres dans l’espèce humaine, espèce vis-à-vis de laquelle le temps et l’expérience, par ailleurs, rompent toute illusion essentialiste ; nous parlons en effet d’une certaine façon de vivre l’incontournable condition humaine, et telle que la possibilité de la vie y incline : avec le courage que donnent à voir les groupes résistants, les manifestations et les essais qu’ils créent, mais aussi l’expression d’une lucidité en permanence ravivée dans un coin avant qu’elle ne le soit dans un autre, sans pour autant que cet espoir ressemble à une espérance, comme on adresserait des prières : il s’agit là de contestations, d’idées et de germes.

Nous sommes profondément convaincus que, dans nos sociétés, la question du lien ou de l’échange est une question d’abord façonnée par l’économie ; que celle-ci est l’infrastructure. A défaut d’un changement d’orientation à ce sujet, soit dans une nécessaire continuité de la résistance, nous voudrions ici proposer quelques axes à travers un rapide exposé des différents moyens de contact et de formalisation du monde, c’est-à-dire, dans le sens où une perception est aussi un moyen de construction, de définir une responsabilité du partage et du lien - en somme et justement, de ce qui fait monde.

L’information

« On parle peu d’information. »

Loin de pouvoir ici fournir un examen sociologique, nous ferons quelques remarques sur le fonctionnement général de l’information dans nos sociétés. Si l’information est souvent entendue comme un garant de la démocratie, c’est peut-être simplement parce qu’elle est au centre des enjeux de gouvernance ou de direction, quelle que soit la couleur ou l’urgence ; et que cela serait suffisant pour dire que la question se situe uniquement dans une simple opposition de la liberté d’informer et du pouvoir de diriger.

Une simplification qui impose son mode. Il n’est pas nouveau que les discours se battent au sujet du vrai. Parce que la séparation du vrai et du faux a toujours à voir avec l’autorité et sa légitimité. Dans un contexte de communication, il n’est pas aisé d’opposer au faux la légitimité informationnelle du fait. Éclaircissons d’emblée : il y a des différences de situation prises, la plupart du temps, dans des narrations ou dans des stratégies de communication implicitement ou explicitement établies. Ces différences sont en tension et sont régulées par l’autorité (dont l’institution varie : faits et croyances populaires, vérités d’États, information des media professionnalisés, connaissances disciplinaires, engagements communautaires, etc.). Nous parlons bien évidemment de cadre, d’angle de caméra. Ce qui démêle le vrai de l’autorité, c’est à la fois la pensée de la pluralité des situations, et plus profondément comme ce serait nécessaire, de leur constitution respective. L’étymologie rappelle qu’informer est l’action de former : c’est dans cette action que s’exerce un pouvoir et c’est donc dans cette formation que nous pouvons apprendre à le démêler du fait, ou du vrai. Nous pensons que ces examens cultivent, à l’opposé d’un relativisme distanciateur, une approche humaine, parce qu’investie dans la différence et ceci indépendamment du fait qu’une information nous plaise ou non. Nous le pensons dans la mesure d’une maturité vis-à-vis du pouvoir, notamment de son caractère intrinsèque à la vie même. Nous le pensons d’une manière réflexive, et ceci selon que l’idée du juste nous apparaisse en jeu - ce qui est plus répandu qu’on pourrait l’imaginer, alors qu’on préférera parler de « défiance », comme une autre façon de parler verticalement. C’est dire si l’information est politique.

Nous savons que l’information s’est infiltrée dans les cultures de la technologie par différents mouvements :

  • sa conceptualisation mathématique, qui lui donnera une formulation exacte et quantifiable, dans les formes de la vérité la plus acceptable ;
  • des aspects métaphysiques conduisant à des mythologies liant le matériel et l’immatériel ;
  • la naissance des technologies, de l’ordinateur à l’internet par satellite, matérialité entourée du désir initial de « transformation des hommes et du monde ».

Nous pouvons ajouter que l’information est dorénavant le fait d’un marché, et que la structuration qu’opère ce marché n’est pas neutre et n’est pas non plus élective quant à la qualité de cette information. Nous allons détailler.

Le rôle aujourd’hui de l’information est difficilement contournable : elle s’attache et produit des évènements en permanence. Autrement dit, elle est socialisée pour elle-même et par elle-même : elle est évènementielle. Nous tenons d’abord à rappeler qu’il s’agit d’une réduction de la valeur de l’information. Nous proposons, à des fins de différenciation de nommer cette information information-évènement.

Du point de vue qui nous concerne, une information entre d’abord dans un système cognitif, d’où émerge de façon plus ou moins stable et temporaire du sens, articulé à des trajets de vie, des histoires et des expériences. Contrairement au mode de l’information-évènement, la pensée nécessite une temporalité longue, et des conditions sociales et intimes stables et adéquates, ainsi qu’une antériorité qui la potentialise. D’autre part, si la pensée a aussi besoin d’information, c’est dans une nécessité de résolution.

Rappelons que le bruit est de l’entropie et que l’entropie est résolue par la vie ou qu’elle met la vie en danger11. Disons également que le sens est autant d’empreintes des racines symboliques du sujet. Il y a donc des aspects sociaux et politiques importants dans la nature de l’information-évènement, alors qu’elle se manifeste sous un flux permanent, dont les usages sont quotidiens. Usages que les générations actuelles ont globalement et massivement adoptés, certainement parce que cette information organise une forme sociale, dite numérique, qui serait a priori fondée à réguler l’entropie. Nous allons dire en quoi cela n’est pas trivial.

En tant que produit des entreprises maintream de l’information, que nous nommons média, et dont les objectifs sont, comme dans toute entreprise, des objectifs d’expansion, l’information-évènement contient d’abord une valeur économique, condition essentielle des moyens de sa production. Cette valeur est engagée dans une stratégie type, qui est la stratégie de différenciation sur les marchés de l’information (niche), et de croissance (condition d’existence dans des marchés concurrencés). Dans une économie strictement libérale, dont le principe est la création de marchés, l’information-évènement ne peut alors que croître jusqu’à saturation ; saturation sans cesse régulée par l’obsolescence rapide de cette information.

D’autre part, la stratégie de croissance incorpore inévitablement une stratégie de pouvoir. L’information-évènement est articulée à des optimisations qui impliquent, dans un marché tendu, qu’elle soit à son maximum de réceptivité. Dans un canal tendu par l’hyperfréquence informationnelle, ces informations doivent être disruptives, c’est-à-dire rompre en permanence le flux pour devenir telle que leur condition l’oblige, une information-évènement, ceci a contrario d’aspects cognitifs fondamentalement antagonistes au temps court.

Extension maximale jusqu’à saturation et nature disruptive : nous soulignons ici à quel point nous avons là un potentiel important d’accélérations et de désordres croissants d’une part, et, parce que les conditions de régulation interne sont rompues dans le temps court, des conditions d’augmentation des troubles anxiogènes. Nous pensons, et nous le constatons, que ce mode de l’information-évènement induit dès lors des socialités profondément fondées sur la conflictualité. L’expression de soi favorisée par la tension du lien, les simples tractions des nouvelles pratiques sociales et les techniques de contenus et de fidélisations ajoutent à cela la dépendance. Un cercle vicieux à l’opposé de valeurs que nous souhaiterions plus partagées, les valeurs du lien réussi, cette part fondamentale de la nature humaine, cette expression la plus libre et la plus désirable, la raison d’être du social et la santé psychique.

Nous faisons également remarquer que la nature à la fois disruptive et socialisante de l’information-évènement, couplée à son potentiel d’accélération, est un moteur puissant de segmentation sociale. Ceci participe de la concurrence entre les groupes sociaux : parce que les vérités des situations et les stratégies de communication qui en répondent sont essentiellement dans des rapports d’autorité et de pouvoir qui expriment des variétés de racines sociales et culturelles profondes.

Cet état est, du fait de la propriété, un état profitable de l’économique et du pouvoir des principaux acteurs. Nous sommes donc dans un système rompu à différentes échelles. Et quand bien même nous aurions des technologies de redistribution économique, c’est-à-dire quand même bien nous arriverions à sortir de l’autorité du strict libéralisme économique et de la concentration des moyens, le problème resterait posé.

Au regard de ces remarques, nous pensons que des études seraient bienvenues ; s’intéresser à ces aspects, de manière anthropologique, à travers une grille de lecture basée sur les santés sociales, entendues ici comme structurellement menacées, ne serait pas un luxe.

D’un point de vue plus positif, et cela nous concerne tout autrement, la question qui se pose dès lors à une contre-culture est celle de l’adaptation des technologies de l’information, relativement à des normes et des valeurs plus désirables dans un monde dont décidément tout signale qu’il rencontrera des bouleversements majeurs. Nous ajoutons à ce sujet que lorsque nous parlons d’augmentation des conflits, nous le faisons pour caractériser un trait de la nouvelle information dans ce qu’elle a de particulièrement non pensée ; et il appartient aussi à la contre-culture, à côté de son rôle d’opposition qui ne pourrait nourrir aucune naïveté quant à la fermeté de ce à quoi elle s’oppose, de penser l’information et son mode.

La volonté de « transformer l’Homme » s’actualise toujours, en ce début de siècle. Plus cynique, elle aura pris les formes d’un discours sur la nécessité de s’adapter à la transformation. Notre position, elle, s’arrête sur les conditions d’humanité. Dès lors, quel temps, quelle répétition, quelle nature relationnelle, quelles mémoires, quels oublis, quels praxis et quels outils pour cela, au vu des conséquences qu’engendrent la façon dont nous réalisons le concept d’information ?

Les savoirs

« Il n’y a pas de savoir qui ne suppose et ne constitue en même temps des relations de pouvoir. Ces rapports de “pouvoir-savoir” ne sont donc pas à analyser à partir d’un sujet de la connaissance qui serait libre ou non par rapport au système du pouvoir » écrivait Foucault. Nous voulons dire ici à quel point le savoir ne s’est évidemment pas libéré par le fait d’une « Nouvelle Culture ». Si le développement du savoir reste bien sûr parcellaire à temps compté, il est la plupart du temps contraint par le mode de sa médiatisation contemporaine, mode des enjeux de pouvoir des catégories sociales et dans une temporalité qui joue le plus souvent au profit d’aspects communautaires ou identitaires pris dans le jeu (plus ou moins douloureux), nous l’avons dit, de la réaffirmation permanente. À l’âge adulte, le savoir reste bien sûr profondément constitué par les activités professionnelles, qui structurent des possibilités de liens et des rapports au monde.

Alors que les savoirs et les connaissances se sont particulièrement développées au cours du siècle passé, il serait curieux d’affirmer que depuis le XVIIIème siècle le travail se soit délivré de la stricte productivité économique : il serait curieux d’avancer que depuis plus de deux siècles, le savoir ait été plus organisé pour lui-même. Cette ligne du travail, celle de la création de richesses, est toujours aussi actuelle. Elle fut même renormalisée à partir des années 80, autant par de nouvelles techniques de production, de nouvelles méthodes d’organisation du travail, des techniques du management repensées une nouvelle fois à l’aune du changement de la production (c’est le cas dès le XIXème siècle), que par des investigations techniques du marketing dans le champ des sciences humaines.

Dans cette continuité, le travail est resté la plus grande puissance transformatrice du monde et la manifestation de la volonté la plus répandue ou le fait de la sévérité la plus concrète, en même temps que le savoir s’est articulé, non sans dégât (c’est-à-dire que nous parlons de morts, de traumas et de mal-êtres fréquents), à l’exigence de la rentabilité économique.

Aucune surprise bien sûr dans le fait que depuis le XIXème siècle, le travail n’ait pas refondé le système de distribution de revenus - c’est-à-dire le système de stabilité et de sécurité individuelle. Ce n’est que par des luttes d’ampleur du monde ouvrier que nous sommes passés de 80h à 40h hebdomadaires, au milieu des grondements auxquels s’affronte continuellement le discours sur le progrès social. Nous ne vivons pas au XIXème siècle mais les faits sont têtus : la transformation progressive de l’espace privé du travail en espace politique gêne des courants puissants, les concentrations économiques sont toujours plus grandissantes, la pauvreté est acceptée selon qu’elle tient ou non la ligne de flottaison de la gouvernance, et la puissance des nations est avant tout réalisée par la force du travail subordonné. Quant à l’effort, ou le coût économique et social, du développement d’une connaissance extérieure à la force de l’identité sociale que constitue le travail, il est resté d’autant plus aléatoire que les situations ne sont pas sécurisées. Nous considérons que la problématique des savoirs n’est pas séparable de ce puissant totem traversant le temps. Que ce système de distribution ainsi que le mode même du travail, dont le sens ne peut être réduit à son activité économique, sont à interroger dès que l’on souhaite parler du partage des savoirs.

Le capitalisme actuel est une concentration légale et organisée des différents moyens, dans un marché libéral consolidé : c’est-à-dire constitué d’acteurs en situation de monopole privatisant les vertus créatrices du libéralisme, par le mécanisme de fusion-acquisition inhérent aux moyens économiques et aux stratégies d’expansion. Il s’agit là d’un phénomène institutionnalisé mais qui s’ancre de manière complexe, conflictuelle et parfois violente dans le réel.

S’il reste pertinent de considérer la question économique comme centrale du point de vue de l’organisation des savoirs et des rapports qui les valident, nous nous opposons à ce que le libéralisme soit conçu comme une lumière du point de vue de la connaissance, ou comme un cadre symbolique signifiant l’émancipation et l’intérêt général.

Contrairement à certaines phases de l’histoire du libéralisme, la captation et la concentration sont réalisées : les conditions sont celles des nouveaux marchés, peu des nouveaux acteurs. Conséquence, l’innovation − ou le progrès économique, qu’il est visiblement plus commode de renommer − dépend de plus en plus du couplage des moyens économiques, cognitifs et temporels. C’est-à-dire que l’innovation, qui est le moteur des économies de l’offre, est en réalité un produit conservateur de la segmentation sociale ; une reconduction qui va avec l’ensemble des injonctions paradoxales dans ce domaine, c’est-à-dire avec une considération pour le savoir qui s’exprime exclusivement sous le couvert d’une idée de pédagogie désincarnée et fortement idéologique.

En dehors de la position d’autorité, à maints égards et dans les sociétés les plus avancées, il est plutôt évident que le libéralisme ait dépassé, depuis plusieurs décennies, la borne supérieure de son intervalle d’efficacité sociale. De sorte qu’il est peu probable de trouver encore une philosophie au libéralisme économique contemporain (si ce n’est par un fatalisme précisément orienté vers les populations qu’il est censé émanciper) : nous le pourrions plus facilement s’il était reconnu que, passé un certain seuil de développement, les conditions permettent un autre mode de gestion, de répartition et d’intelligence. Pour l’heure, le libéralisme reste le mode de gestion du capital et des chaînes globales de valeur12.

Les principaux acteurs du capital diversifient et étendent leurs activités d’une manière radicale. L’absorption du petit commerce traditionnel est en cours et se terminera d’ici peu sur le territoire, tout comme l’artisanat a été enterré, ou l’agriculture traditionnelle privée de ses moyens avant son enclosure. La libéralisation du droit du travail s’achèvera certainement dans cet esprit, entre des catégories de population fixées à une condition de subsistance de moins en moins protégée, et des classes épanouies profitant de plus en plus de leur proximité au capital.

Le rapport du pouvoir au savoir - l’autorité du vrai dans nos sociétés - est d’autant plus évident qu’il mobilise des formes symboliques pointues. Or ce savoir relève soit de la normalité des situations sociales et de ses segmentations, soit des mécanismes privatifs, privatifs parce que sous la condition de la mondialisation concurrentielle et des protections légales alors nécessaires (plusieurs centaines de milliers de brevets sont privatisés chaque année). Il y a dans l’idée d’auto-régulation des marchés une ombre certaine, qui interdit de penser les organisations, celles du savoir comprises : il y a un problème structurel à notre question. Et ce qui se joue pourrait bien rompre jusqu’au contrat d’éducation des sociétés13. Il faut considérer sérieusement la polarisation des savoirs qu’entraînent ces aspects. Une piste de réflexion rétrécie au champ de l’économie de service, qui emboîte pourtant une économie de la connaissance : des marchés privatisant les savoirs et les disciplines et par ailleurs déjà armés de leurs monopoles, de leurs chercheurs, et de leur puissance financière et politique. Un outillage orienté par le pouvoir et pour le pouvoir donc, et une économie, nous l’avons indiqué, reterritorialisée, mégapolisée, dictant jusqu’à la géographie pour le profit des régions qui auront aggloméré les ressources caractéristiques et concentré la lumière.

Le savoir contemporain est donc fondé sur un déséquilibre croissant, enjeu du pouvoir. Il faut donc être sans hésitation face au mythe de la « société de la connaissance ». Nous ne sommes définitivement pas dans un temps homologue à la volonté de « L’Encyclopédie » de Diderot : les connaissances modernes n’ont pas permis d’avancer sur une réflexivité du pouvoir, sûrement parce que la connaissance n’y suffit pas en elle-même.

Il nous faut là aller plus loin. Si l’on veut s’engager sur ce terrain, il faut certainement également savoir ce qui fait résistance. Nous voulons tenter d’apporter ici un éclairage particulier. Nous voulons parler de la culture populaire − c’est rarement le cas, populaire étant compris là comme le lieu qu’on entend souvent dans « populisme », un mot piédestal et une catégorie de la population qui ne semble curieusement plus poser aucun problème quand on la désigne par « clientèle ».

Comme en témoignent les rapports de l’autorité aux mouvements sociaux, tout autant que les difficultés profondes d’un débat agité en permanence de chiffons rouges par les acteurs les plus importants eux-mêmes, il nous semble impossible de ne pas constater une volonté générale d’effacement des intérêts des catégories populaires ; ces catégories ne sont pas seulement la cible des différents choix de confusion donné aux medias accompagnant l’ordo-libéralisme, elles sont intériorisées. On trouvera en effet très classiquement une ringardisation courante, opérant en sourdine à mesure du classement social et agissant comme une frontière de classe ou de groupe. Des frontières perméables cependant - il ne s’agit pas de schémas, selon que la distance sociale, ou le lien ou l’histoire personnelle ou familiale, les autorisent.

Les rapports qu’entretiennent les cultures populaires au contemporain sont bien évidemment constitués de relations profondes et complexes spécifiquement organisées autour de la primauté du réel sur le symbolique, de ce qui parle en ce sens, selon un mécanisme fait de codes de reconnaissance classique à tous les groupes sociaux. Qui que l’on soit, on ne parle jamais que d’où on est et les classes populaires délimitent un lieu particulier et symbolique dans la hiérarchie sociale, en même temps qu’elles sont l’endroit de la plus grande proximité au réel, ce qui est particulièrement vrai à mesure qu’elles se rapprochent de la précarité et du dénuement, lieux de l’impossible14.

Nous insistons là sur un élément de réflexivité de la fonction territoriale inclue dans les savoirs et les cultures. Il est légitime de pointer cette question dès lors qu’elle loge le rapport à autrui : c’est-à-dire le type de société qu’on anime au regard du pouvoir qu’on possède, dans un état où ce rapport est structurellement et en permanence mis en jeu par la visibilité, avec toutes les problématiques, réelles et fantasmées, que cette visibilité pose. Cela a d’autant plus d’importance que les éléments culturels véhiculés par les intérêts conservateurs sont massivement relayés, en réalité à chaque seconde passée, et techniquement très soignés. Nous ne pouvons parler du savoir sans questionner ce qui le fige, la plupart du temps aveuglément ou selon le simple jeu des appartenances sociales.

Il existe une organisation de la connaissance aveugle à cette réflexivité, tout autant que des stratégies qui invisibilisent les biais de classe sociale à leur profit. Dans ce cas précis, il ne s’agit pas d’être éclairé sur sa propre position dans le réel, ses difficultés ou ses conforts. Ceux-là étant qui plus est aisément oubliés, le rapport au réel est problématique dans le champ même de la culture. On trouvera des discours comme des pures productions auto-satisfaisantes. On trouvera des intellectuels ancrés dans un essentialisme effrayant. On trouvera des confusions stupéfiantes. Il faut dire à ce sujet que nous avons assisté, avec la société de l’information, à la pleine émergence des figures : des hommes et des femmes auteurs de productions littéraires entretenant un lien opportun avec le moment. Ce sont les enfants de la société de l’information et du spectacle, qui sont reconnus par cette institution, et qui consultés et cités essentiellement pour la relation symbolique, autrement intéressée, qu’ils entretiennent avec cette société, particulièrement disjointe de celle des sciences et des disciplines, plus ancienne, plus académique et plus hésistante à sortir de ses cadres. Il y a là une spécificité dans le capital culturel contemporain, capital qui profite à la représentation et donc aux rapports de force nécessaires à la démocratie, mais qui n’est pas mécaniquement synonyme d’avancée en soi (c’est à peine si nous osons ici le terme logos, d’où se construisent l’autonomie et le choix), tant ces figures sont animées dans les différents groupes culturels et sociaux.

De manière générale, ne s’agit-il pas d’essayer aussi de penser autre chose que des rapports d’appartenances ? Partons d’une base concrète : les conditions de la connaissance et du capital culturel sont radicalement liées aux conditions de confort et de stabilité ; celles-ci sont d’abord une condition nécessaire, première et constitutive. Cela au point où nous pouvons lire des co-dépendances fortes entre l’organisation du discours cultivé et la conservation et le désir, éléments bien moins masqués dans l’expression populaire, dont le capital culturel articulé à la nécessité parle souvent d’une condition et d’un état. Nous pensons qu’il y a là un rapport particulièrement significatif.

Voyons : éthique, disons-nous. Ce mot délicat rappelant à la complexité n’est-il pas en plein coeur du sujet quand les cultures populaires expriment leurs profondes envies d’équilibres ? Du point de vue de la connaissance, n’y a t-il pas là une épistémologie (le savoir dans la vérité du réel) et une a-idéologie ? Mais sûrement est-il plus confortable de parler simplement et pour toute conclusion de populisme, quand bien même cette question serait l’occasion véritable d’éclairer ce qui instrumentalise, en même temps que de poser la question des conditions d’émancipation. Une question qui vaut qu’on la considère pleinement, et non dans ce sens unique et répandu en certains lieux qui voudrait, dans le prolongement d’une longue tradition, que le capital culturel soit l’autorité de référence et la légitimité naturelle, quand bien même le fait du déséquilibre structurel serait porté à sa connaissance. Et il faut alors nécessairement ajouter qu’il s’agit là justement d’une disjonction perçue par les cultures populaires, et qui justifient, au motif du réel devant et non en-dessous de ce qui le décide, que nous parlions de deux pôles dont la situation différe sans qu’il soit même correct de les relativiser. Une problématique du capital culturel qui entre frontalement en jeu dans les mécanismes de la violence que connaissent nos sociétés.

Pour comprendre le sous-bassement et ajouter à la légitimité de cette défiance, il faut remarquer que c’est essentiellement le besoin économique d’une société qui est institutionnalisé dans les activités d’apprentissage qui sont chargés de l’entrée dans la vie adulte. C’est d’ailleurs une culture à part entière : l’ample et profond héritage de la culture ouvrière, qui peuple bien plus qu’on l’évoque le territoire et qui ne dispose bien souvent, comme voie de reconnaissance, que de l’identité nationale dont cette culture a toujours été imprégnée, avec les félicitations du jury parfois. C’est-à-dire que la question du pouvoir qui valide le savoir est un enjeu politique qui n’est secondaire que par ignorance.

Par la suite, puisque le savoir n’est considéré que selon le besoin économique, et alors que les phases cognitives les plus plastiques se solidifient avec l’apprentissage, ce n’est presque plus que le travail, la fonction pouvons-nous dire également, qui contribue à développer le savoir, et ceci selon les conditions de l’accès à l’emploi, c’est-à-dire précisément selon, dans et tout du long des situations sociales. Cela est vrai de tout métier et de toute situation. Le savoir est donc en réalité fortement social, et ceci au sein des relations de légitimité et de validation. Si l’on veut bien penser aux réseaux décisifs et convoités par les classes très intégrées, on remarquera cette différence majeure dans les cultures populaires : le savoir symbolique n’est traditionnellement pas la meilleure réponse à l’intégration - pour la raison que le réel est organisé autrement - et les codes, qui sont partie de l’apprentissage de la vie sociale, sont autant de facilités dans le milieu populaire et de freins à l’extérieur. En cela, les cultures populaires font face à un phénomène de contraste concurrent, creusé, immédiat et permanent, actualisé à la cadence frénétique de la société de l’information. Une société elle aussi organisée par des agents fondamentalement préoccupés par leur marché et leur disruptivité informationnelle comme condition de pénétration. Un phénomène violent mais qui reste peu considéré à mesure qu’on est placé haut dans l’échelle sociale, tant il reste manifestement saisi en ces lieux, culturellement, légalement et politiquement, par le biais des appartenances sociales.

Dès lors, quand on parle du savoir, s’agit-il vraiment, uniquement, simplement, évidemment de capacités cognitives ? Nous parlons de culture, et nous pensons que le rapport de la connaissance à la connaissance, par le fait de sa structuration économique, est trop souvent dans un effacement caractéristique ; l’expression du fait que la constitution de la connaissance, aussi pointue soit-elle, n’est pas affranchie de ses conditions initiales d’émergence : la connaissance reste souvent sans plus de réflexivité.

Expérience, c’est-à-dire confrontations au réel : une clé dans cette problématique. Ce n’est que par manque de cette réflexivité que la connaissance reste parfois livrée à sa forme primaire : l’accès à la position dans le territoire. Des formes dominantes qui, semble t-il, ont trouvé leur cadre civilisationnel. De bien curieuses organisations à vrai dire, et surtout des problèmes d’équilibres très concrets dès lors qu’elles concentrent du pouvoir économique ou politique. De cela nous dégageons un principe fondamental, parce qu’existe une guerre qui peine, pour toutes les raisons que nous avons soulignées, à dire son nom : l’expérience du réel qu’ils soumettent est la condition de légitimité politique des savoirs et des pouvoirs. C’est le prérequis de la socialisation équitable des savoirs, c’est-à-dire celui du partage auquel il est intimement mêlé, pour peu qu’on l’entende sérieusement.

Nous tenons au réel et nous nous positionnons de la manière la plus pragmatique possible. Il nous semble tout à fait clair que les cultures populaires ont une conscience aiguë des écarts, sous leurs formes propres et dans le contexte d’une socialisation qui ne peut plus être simplement vue selon le seul prisme de l’éducation. Nous ne parlons pas du point de vue d’un essentialisme : le problème des catégories populaires, c’est le problème social dans son intégralité. Ce sont les laissées pour compte dans la majeure partie du territoire, les premières à subir le changement structurel lié au nouveau capitalisme, le stress économique et un modèle (délocalisation, mobilité, souplesse - agilité dit-on encore) accompagné par le pouvoir, et construit par les intérêts les plus concentrationnaires. Ce sont aussi les cultures simplement abandonnées au profit des marchés qui les investissent sans autre forme de considération ; un phénomène amplificateur du mépris qui inonde la société de part et d’autre. Nous ne saurions être aveugles à cette disqualification culturelle, au manque de considération politique, et ceci tandis que les intérêts privés y cherchent sans cesse, par des biais de plus en plus renseignés, permanents, disruptifs et invasifs, une clientèle. C’est aussi cela, la vulgarité, abritée dans le non-dit, que le pouvoir dominant projette sur ces cultures et qui participe à façonner au fur et à mesure de l’échelle sociale les groupes et les classes sociales. Nous parlons d’un angle éteint où agit une dynamique puissante, durable, graduée, ordonnée… et, dans le meilleur des cas, non résiliente en l’état : c’est-à-dire que le drame social auquel les catégories populaires sont particulièrement exposées est le fait d’une impossibilité de décision, donc de positivité dans la maladie sociale qu’elles vivent. Ce qui précisément se retourne sur un état permanent de crise.

Des cultures qui composent largement le territoire, et un discrédit politique général à mesure de la proximité au capital dominant. Un rapport si fondamental qu’il est au coeur du long et central processus d’individuation au sein des groupes sociaux. Un fait sur lequel, précisément, les cultures populaires nous éclairent sous cet angle, quand bien même elles ne seraient justement pas conformes à ce qui est exigé, bien souvent parce qu’on voit mal leur sociologie, leurs héritages et que leur fragilité grandissante, fait de la non redistribution économique, reste en grande partie officiellement masquée - mécanisme d’un pouvoir qui ne valide, et somme toute bien sûr symboliquement, que l’effort d’être resté sage. Ce qui n’est pas sans conséquence, et ce que nous pensons être au coeur d’un problème classique, réaffirmé cependant par des moyens particulièrement invasifs et puissants dans ce début de siècle. Or nous ne voulons pas de la société de rupture, pas plus que de celle de l’instrumentalisation ou de l’opportunisme.

Dès lors, il y a bien différentes choses à considérer. D’une part, le fait que les cultures populaires sont bien sûr des cultures au plein sens du mot, qu’elles véhiculent une multiplicité de résolutions, de stratégies, d’expériences, de vérités, de rapports et de représentations au plus proche. D’autre part que les stratégies des marchés informationnels et culturels ne sont pas des stratégies du savoir, c’est-à-dire des stratégies saines du rapport social. Enfin, nous pensons qu’il faut considérer le contrat social comme un contrat de rapports, dont il n’est jamais acceptable que le devoir politique se détourne, alors que cela est pourtant particulièrement courant au sujet de l’instrumentalisation, des marchés, de la santé sociale et de l’intérêt général, soit en somme de la conscience politique. Il ne peut s’agir de s’acclimater d’un temps de paix normalisant inégalité, obscurité, surveillance, répression et niveau anxiogène conséquent. Il ne peut non plus être question, en plus de cela, d’une culture souche institutionnalisant une police des diversités, diversités constituées en tant que cultures populaires mises en concurrences par excès de concentration économique, qu’on le veuille ou non, et sujets nationaux d’affirmations opportunistes et autoritaristes. Il ne peut s’agir d’ombre et de catastrophe.

Une question quasi anthropologique, c’est-à-dire liée à l’organisation de ces rapports. Plusieurs champs sont ouverts ici. Mais s’il l’on veut aborder cette question dans le contexte d’un chômage structurel, alors il faut dire que c’est la question, dans nos sociétés, de l’économie, si tant est qu’on puisse la remettre dans sa perspective au vu des moyens de la domination. Nous le rappelons à celles et ceux qui ne savent que l’ânoner, l’économie est en effet pacificatrice, et elle peut délier les structures de domination, pacifier les tensions : à la condition qu’elle soit équitable. C’est-à-dire qu’il y a là, nous insistons, une question structurelle, et pas seulement morale.

L’équité est une ligne profonde existant dans notre société. Il s’agit d’une extraordinaire expression du bien commun issue de la forte socialité de groupe qui caractérise souvent les gens qui peuplent les catégories populaires. La revendication de l’équité est une conséquence de l’équilibre de groupe : ces catégories tolèrent peu que le bien commun soit mis à mal par des positions injustes, tout en ayant une véritable sensibilité pour le mérite - tandis qu’on parlera facilement de « jaloux ». On y trouverait une forme de sagesse collective pour peu que ces groupes soient moins segmentés et mis en concurrence. Ajoutons que la question d’une pédagogie seulement adressée par la modalité du débat vis-à-vis des catégories populaires est aussi à regarder à la lumière du principe de gouvernance, qui jalonne la philosophie politique : ce sont bien elles qui exercent dès que le réel n’est pas soutenable la pression fondée et nécessaire pour tout exercice du pouvoir, précisément comme condition de sa légitimité, dont ses actes seuls donnent la mesure. La philia grecque n’est pas un bon sentiment : elle sous-entend la question du peuple, en tant qu’il peut être constitué, c’est-à-dire en tant que cette question peut être assainie, comprise et considérée, autrement dit la question de la santé de la société dans laquelle nous voulons vivre.

Nous voudrions à ce titre évoquer ici bien sûr quelques-unes de ces autres voies parmi d’autres, qui ouvrent indirectement mais profondément le champ des savoirs et de la culture, comme une réponse à envisager : revenu de base (fin de la pauvreté), revenu contributif (activité et savoirs dans la société), temps de travail partagé (lutte contre le chômage), nouvelle économétrie (désincarcération de la politique), retour à une économie de la demande (sortie du cercle vicieux des excès), productions néguentropiques (équilibres écosystémiques), démocratie participative (réalisation des expressions, en lieu et place de cet impossible archaïsme qui les voudrait à la fois concernées et dociles), monnaie alternative (outil d’autonomie locale), éducation populaire (le lien comme élément de citoyenneté et de pacification sociale), éducation nationale élargie à des cadres alternatifs et conjoints (prévention), etc15. Nous pourrions aussi réfléchir aux moyens donnés au contre-poison par la théorie de la décroissance, qui embarque des aspects culturels particulièrement riches, c’est-à-dire réfléchir aux moyens donnés contre l’excès maladif16. Mais ici, indiquons simplement des termes : nous parlons de démocratie participative et d’économie sociale et solidaire. D’un rééquilibrage : une restriction de l’indécence et de la violence économique, une proposition à la nouvelle jeunesse des cultures populaires, un compromis nécessaire face aux troubles et aux alertes que nous connaissons, une manière raisonnée de faire société.

Silence. Nous rappelons que la politique n’est pas l’ensemble strict des solutions du réel : le réel, c’est l’injustice et le non droit ; mais c’est parce que nous le pensons qu’il y a de la justice et du droit. Plus précisément les savoirs, par nature immatériels, consistent dans le réel parce qu’ils sont socialisés et c’est bien ce qu’il faut particulièrement entendre ici. Nous soulignons notamment que sur le plan politique, dont l’objet est bien cette tectonique, il n’y a pas mille façons de porter de la considération à la constitution des savoirs et des cultures. Qu’il faut, en dehors d’une possible fracture, et d’une réorganisation inimaginable ou dramatique, inévitablement parler de redéfinition structurelle : de la distribution économique (qui reste, malgré la police, le plus grand problème de sécurité), du temps et de l’activité. Et ajouter que l’enjeu n’est pas différent de celui de l’inscription de nos rapports aux autres. Directement concerné, le modèle de société exportable, parfois entre deux guerres immédiatement blanchies, et toujours au plus faible coût pour l’ordre dominant, modèle qui a pourtant et entre autre de spécifique d’être articulé sans cesse à la multitude, principalement pour le nom de « République ».

Raisonner

« La réalité ne peut être franchie que soulevée » - René Char.

C’est une partie non négligeable des internets qui remportent parfois des victoires qu’on oublie vite, mais dont le potentiel a le grand mérite de mettre en garde ceux qui sont à la décision ou à l’analyse.

Cependant, nous voulons aussi alimenter notre réflexion au regard de traits saillants qui apparaissent parfois de manière problématique dans une société de l’information aux accents souvent déchaînés ou hyper-territorialisés dans le numérique.

Nous voulons à nouveau tenter de donner des éléments de clarification.

Le XXème siècle fut traversé par une crise de la rationalité qui n’est pas formellement résolue, précisément dans les domaines qu’elle est censée fonder. Que ce soit dans les sciences humaines, qui critiqueront profondément leurs modèles analytiques pour y intégrer la problématique de l’intérieur, ou en mathématique, dont la volonté de prouver sa vérité se heurte toujours à des problèmes fondamentaux ; ou encore en physique fondamentale, qui n’aura de cesse à la fois de rapprocher, et ceci malgré elle, l’observation et le paradoxe ou une formalisation de plus en plus inaudible et le plus élémentaire pourtant – il existe bien des raisons d’accoler le doute à la raison, de telle sorte qu’on pourrait presque se demander si les sciences ne font pas de bons scientifiques si elles ne font pas en même temps de bons métaphysiciens.

Qu’est-ce que la raison ? Nous prenons le cas des vérités les plus acceptables, les vérités scientifiques, et nous voyons une nature de quelque chose ; ce qui, à défaut de pouvoir être définitivement saisi, inviterait à cultiver de temps en temps le chemin du doute chez qui préfère le confort lorsqu’il est dans une certitude de situation ; et de l’éloigner pour qui ne peut, par sa situation, profiter des conforts, et encore moins celui de la pensée. C’est-à-dire raisonnablement17.

Et c’est en cela que nous voulons développer, à partir de deux modes majeurs de la raison, que l’on confond souvent – et le locuteur en premier lieu, avec le vrai.

Une raison analytique, dont la puissance explicative n’est plus à démontrer mais qui, pour précisément analyser un objet composé ou complexe, le décompose, le coupe de ses liens extérieurs. De telle manière que la raison analytique n’étudie que des objets : elle est un opérateur de décomposition. Nous comprenons mieux qu’elle contienne en elle-même les difficultés que nous mentionnions plus haut au sujet de l’observation en sciences humaines. Nous pouvons pressentir qu’elle est une façon de construire quelque chose sur une terre qu’elle éloigne ; qu’elle ne peut porter son attention que sur une chose qu’elle distance d’abord ; qu’elle contient donc une infra-logique d’expulsion du monde, en cela que le monde fait justement monde quand il est un tout continu. Une infra-logique ancrée dans l’épistémologie des sciences depuis plusieurs siècles et dont nous trouvons des échos critiques, sous d’autres formes, dans le domaine de la philosophie de l’écologie.

Nous parlerons à l’opposé de raison liée : une raison qui se déplace et entre en relation. Peut-être une raison de l’universalisme. Une affirmation qu’elle ne peut pour autant tenir doctement, étant justement aussi de l’intérieur. On peut déjà entrer dans l’épistémologie de cette raison par le constat que la causalité cartésienne, c’est-à-dire linéaire et ne mesurant que les caractéritiques de son objet, n’est pas suffisante pour parler de phénomènes dépendant en réalité de multiples dimensions. Qu’il n’y a bien souvent dans ce cartésianisme que la vérité produite par son propre cadre. Pour autant que nous le sachions, nous parlons d’une raison de l’expérience, de la liaison et de la réflexivité, une raison pour le monde parce que dans le monde18. Une raison qui tempèrerait la vérité objective, c’est-à-dire la circonscription élue ; une raison qui saisirait l’incomplétude comme une occasion, l’ouverture permanente du champ. Mais ce ne serait pas pour autant un totem à la complexité : on y trouverait en effet plus de simplicité qu’on ne le suppose par ce biais. C’est-à-dire que c’est une raison qui accepterait à l’inverse d’être saisie, et dont l’expérience donnerait plus à penser sur la vérité (la convergence de causes multiples) que ne le fait la bonne élève de l’autorité en son nom. Il est bien évident qu’il ne peut y avoir là aucun relativisme, autrement dit aucune indifférence : nous parlons d’expériences vivantes, animées par la vie, la socialité, la multidisciplinarité, la curiosité plus que le découragement, pour peu que les dispositions ou l’ordre des choses n’y soient pas fatals ou brutaux. Ce en quoi nous pouvons parler là encore de conditions d’humanité.

La raison serait donc ce couple qu’il convient d’adapter à l’offensivité externe et au lien, à la nécessité de l’équilibre et au dialogue. Il s’agit également de dire que la raison n’est bien souvent raison qu’à propos de quelque chose qui ne se situe pas directement dans son argumentaire ; que si elle provient d’un ancrage constitué et constitutif dont elle développe ou défend la légitimité, elle ne peut être résumée à une énonciation tant elle est l’expression d’une totalité.

Dans ce contexte, nous voudrions ici dire un mot, sans plus insister, sur le discours des alternatives, du moins des corps de doctrines. Les manifestations culturelles et sociales auxquelles l’orthodoxie s’adresse sont plurielles. Elles sont enracinées à la fois dans des situations sociales qui se recoupent, des divergences sémantiques et des différences d’héritages. Il faudrait également envisager les différents rapports au discours et à son injonction verticale ou témoignant d’un ensemble qu’on souhaite forger mais qui reste présupposé, ou restreint. Des situations qui sont par ailleurs prises dans le contexte de l’information que nous avons souligné, avec des différences notoires de solitude, de socialité, d’image, de pouvoir et par là-même de représentation, forme politique peu significative ou pour le moins obscure dans les nouveaux contextes.

Peut-être faut-il déjà avoir clairement en tête que dans la situation actuelle, sans grand récit unifiant, où chacun est confronté à une multiplicité de sens et de tensions, il ne peut pas s’agir de discours à la fois cohérents, informés et uniques sur le monde, les choses, la vie publique, notre façon d’être. C’est-à-dire qu’il y aurait à faire avec l’incomplétude, vécue universellement par toutes et tous au coeur de la vie, comme manière de s’interroger librement, si tant est, encore une fois, que les conditions le permettent et le nourrissent. Les problèmes ne sont parfois que des questions qu’il suffit d’accepter comme telles, pour éviter qu’elles ne se crispent et ferment leurs chances. C’est une considération qui vaut pour ligne de pouvoir : entre l’ouverture et la formulation des conditions qui la permette.

Il s’agit de pouvoir parcourir des chemins de même racine. Et nous voyons souvent se battre des gens de même famille ; peut-être parce que leur différence est si proche qu’elle apparaît comme une soustraction de ce qui leur appartient, plutôt que comme une distance qui nous laisserait indifférent : « occupez-vous de mes ennemis, je m’occupe de mes amis » dit un dicton populaire. Nous pensons qu’il faut parfois tenir des éléments en contradictions et leur donner un peu de silence ou de considération. Au nom certes de cette fraternité (soulignons que la sororité, plus proche dans le temps du visible, n’est pas s’en se confronter aux embûches actualisées de cet idéal), mais surtout d’une manière plus effective, plus cohérente, de notre façon de penser. De nombreuses lignes éditoriales de la gauche engagée montent au créneau selon cette ironie bien connue qui veut que cette gauche ait autant à se débattre d’elle-même que de ses ennemis. Pourtant une stratégie de bloc - la stratégie étant le calcul et non la conviction - voudrait qu’on soit plutôt vigilant dans ces cas à non pas se demander avec qui une alliance est acceptable, mais contre qui il faut se battre.

Si nous devions nous plier à l’exercice du discours, nous penserions à nos maisons éparpillées de la communication, du temps restreint à la performance mais du temps d’attaque et de défense, temps d’alerte et de vigilance, temps de vérité des situations sociales à échelle humaine et temps de désir de changement, temps que craignent les hommes et les femmes qui organisent la vie à une échelle si large que le mensonge en est même une morale institutionnalisée ; puis les maisons du lien, que l’expression « éducation populaire » dit mal mais qui en sont surtout la nature, des plaisirs simples, des découvertes et de la résolution, des arts, car le temps y est plus ample, et des pensées comme des bricolages, dont la nécessité, si elle n’apparaît pas clairement dans une société de la profusion et du service, pourrait bien devenir importante à l’avenir.

Nous comprenons le trait particulièrement schématique de ce que nous avançons comme étant un tout, alors que le lien reste fixé aux structures traditionnelles et à leurs frontières. Une réflexion sur des aspects plus populaires – là on où vit, au sens d’une certaine fluidité, en relation avec certaines normalités – serait ici utile pour parler de la manière dont nous désamorçons, la plupart du temps et dans le réel, les conflictualités, tandis que la tentation numérique du lien, cette forme appauvrie, problématique mais possible, se crée partout. Nous parlons au fond d’un phénomène plus général que la volonté individuelle, qui se manifeste très fortement et quotidiennement, et qui ne trouve pourtant que des réalisations parcellaires, ou éphémères. Orageux monde numérique.

Celles et ceux qui sont en tête de pont de la lutte culturelle ne peuvent ignorer le morcellement de la situation. Pourtant jamais les ressources culturelles de l’opposition n’ont été aussi répandues. Nous parlons là aussi d’une échelle, des lieux qui sont sous le pouvoir dans son sens large et en subissent ses applications coercitives, sa normativité décalée, son spectacle nauséabond ou ses injonctions paradoxales. Nous considérons les éléments culturels pour ce qu’ils expriment si tant est que la bienveillance, le désir de compréhension et d’affranchissement, la volonté de s’humaniser autant qu’humaniser le discours, signifient quelques valeurs face à ce qui oblige différentiellement, divise, fige, exacerbe, tait, manipule : maltraite.

Nous voulons impliquer l’engagement dans ce qu’il crée, ce à quoi il s’oppose et ce qu’il est censé reconnaître : c’est en effet là une matière nécessaire. Nous nous demandons par là et au-delà de la stratégie, qui se place toujours en maître, s’il n’y a jamais d’aveuglement quand nous catapultons nos topos (moraux, genrés, politiques) sur des personnes en espérant d’elles – telle une traction humanitariste – qu’elles tirent un quelconque fil d’espoir d’être des phénomènes non consultées d’une condition. Définissant ainsi un universe d’actions, même archipelisés, des mouvements consommables qui façonnent ces topos à travers mille performances, sauts, exploits, textes, créations, tout en semblant vouloir à la fois exorciser de la sorte l’anti-thèse de ces topos et les souffrant eux-mêmes, dans un ordre fixe.

D’un point de vue plus progressiste, les institutions ont bien sûr un rôle fondamental à jouer et un pouvoir politique, ou ce qui décide de la structure, qui refuse sa responsabilité dans ce domaine n’est d’aucune sorte d’aide dans le desserrement, la liaison et la réalisation des expressions. Tout se tenant, il s’agit aussi d’un enjeu collectif tout autant qu’individuel, car ces aspects sont doublement extérieurs, et doublement intérieurs. D’abord le monde tel qu’il se gouverne, et notre ville électronique à défaut, qui est un état concret et historique. Mais aussi l’autre, et soi-même, dont on ne peut penser que ces deux soient si séparés. Car les mots pour les autres sont les mots qui roulent sur notre langue, dans notre corps : et ils sont poison ou contre-poison. Si la raison est faite de parcours, nous invitons volontiers à de plus amples, en nomade et avec les solidités d’une lutte particulièrement légitime. Autant que faire se peut, du moins si la liberté veut dire autre chose que le renforcement de ce qui détermine.

L’engagement

« La liberté des uns commence là où commence celle des autres. »

Une analyse savante à ce sujet n’aurait pas fini de circonscrire son objet, dès lors que les engagements le sont pour les raisons d’un tout : une généalogie qui s’ancre dans des traditions secouées ou livrées à la dénégation sociale, la mobilité et l’urbanisation, l’industrie culturelle et les marchés segmentés de l’information, l’aisance de la visibilité et de la publication, une économie n’autorisant aucune pensée politique, les ombres tenaces, les transformations, la diversité des situations. Parler de l’engagement, c’est aussi parler de la culture globale et d’une visibilité du monde produisant un niveau d’entropie jamais égalé. Dès lors aussi tout autant pour des raisons existentielles, faites d’acclimatations, de bric et de broc, de tout ce qui pourra répondre à cette instabilité, aux divisions du nombre tout autant qu’à la nécessité vitale du lien chez cet homo-morsus là (en morceaux, et dont le latin dit bien que la partie n’est séparée du tout que par la morsure), les technologies numériques d’expression sont devenues des espaces de dispersion. Ce n’est pas seulement qu’on choisirait de fuir, mais qu’il faut fuir alors qu’on est autant embarqué qu’on cherche une autonomie et une réalisation.

Nous aimerions indiquer qu’il est à nouveau bien sûr question dans ce chapitre d’un aspect politique. Et que concernant cela, il nous paraît bon d’avoir une considération elle-même politique, et non pas une croyance, dont nous pensons que la portée, en terme de conscience et de décision, ne peut globalement que reproduire le morcellement de la situation. En cela nous pensons que la considération est une condition première pour conduire aux choix équilibrés, plus que l’adhésion ne peut le faire.

Ces différents engagements ont des formes socialisées, ou communautaires. Elles sont inscrites variablement dans le réel, mais toutes sont visibles sous leurs formes numériques ; un ensemble de liens, de jeux, de perceptions, d’évènements et d’enjeux de reconnaissance tout à fait concrets et investis, en même temps qu’elles restent prises ou s’expriment selon la distribution économique, l’activité et l’organisation d’un temps inchangé depuis longtemps, qui n’est autre que l’ordre social, l’ordre qui doit être maintenu et qui ne cesse de vouloir en finir avec le politique depuis le dernier quart du XXème siècle.

Globalement, on trouve des formes à la fois particulièrement critiques et imprégnées, d’autres plus intégrées, émergeant avec plus de douceur et de compromis, et souvent orientées vers les différentes branches de la gauche, de manière plus ou moins exprimée et avec une orthodoxie très variable d’un groupe à l’autre (nous n’évoquerons pas ici les communautés d’extrême droite : nous y voyons une maladie sociale). Toutes reflétant, comme nous l’avons dit, les espaces maillés et exposés des groupes sociaux, économiques et genrés spécifiques qui tentent en permanence d’actualiser, de collectiviser et de soutenir le sens, les valeurs, les figures et les liens dans une perspective temporelle particulièrement rétrécie. Une création aussi spontanée que nécessaire, devant sans cesse se réaffirmer, qui aboutit à une richesse d’éléments culturels qui va bien au-delà de celle nécessitée ou validée par l’ordre social traditionnel et qui aurait tendance à constituer les individus, on le voit régulièrement maintenant, plus que cet ordre ne le fait. Soit alors qu’il faille ignorer ce que produit en réalité ce monde, soit que l’on doive, là aussi, considérer cet ordre pour ce qu’il est : dépassé par sa ligne de fermeture.

Les communautés sociales et culturelles se démarquent par leur forte identité, qu’elle soit forgée par la vie professionnelle ou non, par une inscription dans le réel ou sous une forme simplement numérique. Par leurs expressions, les pieds sur terre et les desseins sur l’horizon, elles procèdent au devant du monde. Ce sont des communautés du désir, des communautés agissantes. Elles sont animées avant tout par ce désir et c’est dans ce cheminement que leur corps prend forme. Elles lisent et écrivent avec leur comment propre et artisanal ; c’est une rencontre avec le monde au travers d’objets déssinés par les outils dont ces communautés s’équipent − des objets maçonnés au monde qui façonne en retour ces communautés conceptrices. Elles sont une opposition tout autant qu’une proposition ; elles tirent et tissent les fils de leur horizon, s’exposant dès lors à l’ensemble des autres possibles et impossibles.

Ces états en corps constitués sont confrontés, sciemment ou non, aux questions des reformations hétérogènes. Si le choix d’éviter cette question est naturelle à la constitution sociale, elles ne peuvent ignorer la confrontation : elles agissent en résistance ou en assentiments aux lectures et écritures sur l’horizon qui absorbe, capte, ou tient en distance de vue floue ces communautés.

Chaque génération prend à cœur de changer le monde, déclamait Albert Camus en recevant un prix Nobel. C’est-à-dire que tout le monde n’a pas la même considération et qu’il y a bien des constitutions et des endroits du regard. Des communautés Queers organisent un institut, des associations luttent dans les ruines politiques pour le logement des pauvres et des exilés, des anarchistes organisent des ballades commentées sur le pourtour des villes, des communautés s’organisent pour collectiviser la terre, des antispécistes cassent les vitrines des boucheries, des collapsologues prévoient l’effondrement de la civilisation, des altermondialistes s’organisent pour répondre à la globalisation, et sous le drapeau rouge vif on appelle à la révolution prolétarienne…

Qu’il y ait prise en main, ou en cœur, d’enjeux de changement et de velléités de recomposition, aucune communauté ne peut éviter la tâche difficile de liaison covalente, et parfois contradictoire, entre liberté (qui contient le lien) et droit (qui est revendiqué).

« La liberté n’est pas un donné – et en aucun cas n’est-elle donnée par quoi que ce soit de « naturel ». Construire la liberté implique non pas moins, mais davantage d’aliénation ; l’aliénation est la tâche réservée à la construction de la liberté. Rien ne devrait être admis comme figé, permanent ou « donné » – ni les conditions matérielles ni les formes sociales. » Manifeste Xenoféministe, sous GNU Public Licence.

L’articulation entre exercice de la liberté et demande de droit, que l’on a vu par exemple surgir avec éclat dans la revendication genrée, se thématise et s’applique par l’entremise d’expériences concrètes et de savoirs situés, qui produisent un état des choses inhabituel et la plupart du temps déroutant. Ce tissage est tendu vers une action à venir ou dans une réalisation immédiate, à l’aide de techniques et de stratégies animant des questions de détermination et d’existence.

« Alors, que restera-t’il de nos angoisses lorsque nous aurons enfin déterminé qui nous sommes, d’où nous parlons, quels rapports de pouvoir passent à l’intérieur de nos corps, et de quelles luttes nos existences sont le véritable enjeu ? », Léna Dormeau, Pour une épistémologie liminale.

Chaque archipel de communautés culturelles invente ses dispositifs de gestion et de production. Chacun excerce sa grille de lecture au révélateur des évènements et des situations, et produit ses réponses permanentes et spécifiques. Ainsi, dès lors que les épidémies n’ont pas de vertus19, des Végans et des Techno-critiques usent les fils de leurs praxis sur des doctrines pouvant aller du malthusianisme au différencialisme − pareil à d’autres communautés. Leurs métiers à tisser puisent dans une filiation, dans une réappropriation et une reformulation des savoirs, sur un mode relativement semblable au phénomène de leur démocratisation, bien qu’elles accordent là une importance à leur identité et à leurs racines.

Ces communautés culturelles, dont le nombre peut varier en fonction de la lunette choisie pour les aborder, sont motivées vers leurs propres horizons. Elles trouvent dans le passé puis fabriquent dans le présent des arguments, des projections temporelles, des fictions, pour établir une grille constituant leur politisation, c’est-à-dire répondant dans le champ large de leur situation réelle. Il s’agit de petites communautés visibles et vives, dont la contribution, numérique et socialisée dans le réel, entre pleinement dans l’impression qu’elles reçoivent du monde, sur un mode réflexif, horizontal et selon leurs points de fuite et leurs désirs.

« Sur l’île de Nauru, le fin du Monde a déjà eu lieu20 »

Ces communautés individualisent, constituent, se recoupent. Nous comprenons dans l’éther de ces configurations les difficultés ou les impossibilités de concilier des constitutions idéologiques, politiques et existentielles. Les divergences peuvent être importantes selon les communautés adossées. Les frontières peuvent se pénétrer, leurs horizons apparaissent existentiellement souvent incompatibles. Mis en difficulté ici, certes au prix d’une richesse inédite et d’une politisation réaffirmée, ce que nous pourrions concevoir de la liberté contemporaine, comme étant la part de différence que l’on reconnaît dans l’altérité. Une difficulté dès lors, et pourtant des communautés alertes et influentes - des vivacités à l’opposé de la passivité et parfois même des intérêts politiques exemplaires - agissant par traction d’une culture qui ne semble pouvoir être plus différente dans les conditions de l’ordre contemporain.

Dans l’optique qui nous anime, et après ce survol, nous voudrions revenir à la considération politique que nous avons évoquée. On pourra pour cela penser utilement ici à l’existence des fameux « tiers-lieux » ou lieux intermédiaires, avec leurs différences de définitions, lieux situés entre les institutions traditionnelles et les friches qui animent des savoirs, des pratiques, des valeurs et des informations, à la fois en réponse aux cadres trop écrasants et en proximité avec ces institutions. Aux racines, et bien que se soient formées des absorptions, des affiliations d’entreprise et d’industrie ou parfois l’occasion de formulations simplement opportunistes21, une manière socialisée d’investissement, de pratiques et de partage des savoirs comme on l’imaginerait d’une éducation populaire plus large. Un véritable espace d’appropriation, d’expérimentation et d’engagement qui se rapprocherait le plus de ce que nous pouvons imaginer d’une citoyenneté active et concernée. Un espace resserré cependant par des politiques publiques procédant d’un autre projet. Pour ce qui nous concerne, parler de « tiers-lieux », c’est certainement formaliser un lieu tiers, situé entre le travail et le foyer, lieux principaux dans lesquels ont été maintenues les catégories populaires par un productivisme globalement extrême et radical sur les deux siècles passés (si par ailleurs le lieu tiers de la consommation et du loisir aura éclos des ordres dominants, ce n’est certainement que via l’option tayloriste de ce productivisme - une continuité fort naturelle mais dont il y a bien des raisons de critiquer l’exclusivité).

Parler de lieux tiers est donc poser la question d’une alternative profonde ; une alternative qui tente de s’organiser non pas sous la direction d’un ordre ou d’une idéologie, mais comme un phénomène social historique : manifestement sous des formes locales et partielles, numériques et globales, c’est-à-dire demandant à naître dans l’ordre. Ces émergences se mettent en effet en place par contingence ou dès que les conditions y sont favorables, par effet de proximité, d’envie et de lien. Disons-le autrement : cette proto-éducation populaire heurtée est le fait d’un phénomène social naturel oeuvrant à ouvrir des lieux entre ceux qu’autorise le pouvoir séculaire. Pouvoir aux allures toujours neuves et dont la tradition se prolonge indéfiniment tant elle ne sait toujours penser, en ce début de XXIème siècle, que sous la forme du travail subordonné ou de l’OPA sur « les forces vives » ; le référentiel de la démocratie sociale n’est jamais rencontré dans le parcours des futurs responsables, la gestion locale et commune comme phénomène émancipateur et pacificateur n’est éclairé que sous l’angle de l’idéologie politique, c’est-à-dire sous l’angle du conflit et non de la vertu dont nous parlons. Seule considération pour la forme éclatée d’une classe sociale individualisée - stressée et déprimée - par le lieu piège de la consommation, la nième réactualisation du lieu du travail : celle du service ou de l’uberisation, une mise en tension de l’ancien corps historique de la classe des travailleurs, un jeu politique en aveugle creusant les concurrences et les difficultés. Nous considérons à l’inverse, et ceci à la manière d’un argument politique, la richesse inédite, la portée créatrice et pacificatrice d’une plus grande démocratisation des lieux tiers dans la vie courante, comme la réalisation d’un phénomène latent et problématique parce que trop tenu.

Nous aurons déjà souligné, sous d’autres angles, que contenir un fleuve n’est souvent que resserrer ses rives ; et que la violence de son débit n’est qu’un caractère secondaire. Que faire de difficultés qui ne peuvent que perdurer ou s’amplifier ? Nous voyons les tentatives de reformation comme des signes de ce qu’il y a de naturel dans les phénomènes sociaux : comme des signes de santé sociale. Nous voyons aussi que les rapports traditionnels interdisant une plus grande libération structurelle (c’est-à-dire une possibilité économique - et la question implique le modèle) agissent toujours avec autant de dynamisme. Nous constatons pourtant une demande, s’exprimant selon les conditions du réel social et du possible, visible globalement dans un état défiant ou posant des difficultés pour avoir plus profitée ces 30 dernières années aux intérêts privés qu’à une très hypothétique sagesse politique.

Pour ne pas conclure

« Quelques peuples seulement ont une littérature, tous ont une poésie » - Victor Hugo.

L’expression via des technologies de la multitude ne peut se réaliser que selon le pouvoir qu’elle acquière. Ce pour quoi la langue est désormais souvent une langue de la communication, une langue des intérêts : une langue de la puissance. Dans l’esprit du temps, il y a à la fois une volonté générale de contrôle et une tendance à la fascination pour la puissance, fut-elle celle dont on est l’objet.

Plusieur éléments nous alertent. Le fait d’abord de l’expression des communautés, de leur visibilité et de la définition de leurs frontières, qui implique des confrontations qui usent dans ces frontières d’une langue sortie de son expérience ; hors de son milieu, la langue de l’autre a parfois certains aspects d’une langue étrange. Ensuite, et dans le nouveau contexte de cette multiplicité, visible et globalisée, la langue deviendrait parfois le lieu indéfini qui agirait comme processus en soi, plus exactement comme une puissance d’agir dont le sens aurait été la contrainte. Autre point, une esthétisation spécifique et permanente réalisée par les techniques de médiation ; spécifique car découpée et délivrée en tranches selon la multiplicité de désir et d’intérêts immédiats particulièrement détachés de la praxis et de l’unité du monde, qui n’apparait pas plus malgré la science de ces techniques, tandis qu’il persiste pourtant. Nous parlons là de faits de surface émergents d’un problème civilisationnel certainement profond et pour lequel les notions de système, de loi ou de politique sont tout à fait secondaires. C’est avec une certaine inquiétude, à la fois si diffuse et si pliée dans le temps présent, que nous invitons à la question suivante : si la carte n’est pas le territoire, quel est le mot ?

Nous avons abordé des thèmes d’ensembles. Nous ne ferons pas ici de conclusion : le lecteur attentif aura compris qu’elle est déjà faite tout du long de ce texte. Nous préférons terminer par une évocation, une manière de rappeler autre chose, si tant est que c’est bien autre chose qui manque face aux vastes machines et aux échelles où l’humanité est une variable technique. Une évocation de ce qui est tout autant engagé par le fait même de sa nature ; peut-être un moment que nous pouvons nous accorder. Une chose qui rappelle à la beauté, à soi aussi, et aux vastes champs de la perception et de l’expérience, dans ce temps imparti. Justement parce que l’ordre que nous avons décrit est parfois si laid et si écrasant que cela constituerait la raison la plus convaincante à l’homme raisonnable22.

Nous aurions souvent à parler de poésie. Que le temps s’inscrive dans les choses d’une manière qui nous rappelle à notre finitude serait une belle chose si nous savions la considérer pour le temps qu’il nous reste. La poésie est une trêve dans le cours du monde, d’autant quand celui-ci ne cesse de courir entre deux évènements. Nous pourrions parler des arts plus généralement : c’est une même nature qu’on trouve dans leurs surgissements.

« La poésie se tourne vers autre chose, sur ce quoi la raison n’a pas prise », écrit Jean-Michel Maulpoix. Voilà qui serait une interpellation bien légitime, en plus d’être une de ces manières d’inviter sans qu’on ne force personne. Quelle serait donc cette autre chose ?

« Si tu regardes le ciel longtemps, il entre. » - Tao Li Fu.

Nous ne savons pas exactement quel abyme il faut avoir perçu pour avoir bien saisi la vie dans la caverne de Platon, mais il est certain que la vanité y a sa place. Au quotidien, qui fait notre réalité, nous parlons un langage de coques rugueuses et repliées. « La vérité, pourtant, c’est qu’on se tient sur un rebord très approximatif des choses », écrivait Marie-Claire Bancquart.

La poésie, c’est d’abord une attitude face à l’existant – Deleuze parlait d’un cri au sujet des philosophes, un suspend dirions-nous peut-être au sujet des poètes. Car les choses sont d’abord fondamentalement étrangères. À ce point qu’il n’y a que le langage pour les approcher de l’œil, c’est-à-dire précisément ce qu’elles ne partagent pas ainsi ; pour une si simple raison, quelle délicatesse faut-il avoir pour ne pas trop se tromper.

« Nos yeux sont faits de tout petits carreaux de faïence, certains brisés, avec dessus le bleu perdu des premiers jours. Nous n’habitons ni les villes ni la terre, un peu le ciel. » - Christian Bobin.

Il y aura toujours une poésie tant qu’il y aura un regard et un monde ; c’est un point de jonction au plus précis, une acuité dont le chemin tend au réel tel qu’il est, et où l’on ne va vêtu que du temps.

Tendre vers le réel. On dit parfois des poètes qu’ils inventent, qu’ils jouent avec ce qui n’existe pas. Dès que la bougie s’éteint pourtant, la solitude lumineuse souffle encore quelques instants. Et si le chat posait ses yeux sur vous, voici alors que glisse autrement son regard dans l’obscurité silencieuse ; on le sentirait presque sur la peau. L’être des choses se verse toujours un peu dans ce qui n’est pas. Ainsi se comble le monde. Et la poésie scrute.

La question du réel, c’est la question de la possibilité de son accueil. Ce n’est que le rapport, construit tant que la vie est possible, qui ne cesse d’agiter. Une réalité dont le bon ou le beau, pour indiquer des choses essentielles, refuseraient tout le long des âges tous les systèmes, toutes les quadratures - exactement comme une vérité qui ne nous laisserait dans la cage qu’on lui offrirait que le faux, la laideur ou l’horreur, qui eux savent s’installer sûrement. Que peut-on dire réellement d’un tel monde ?

Certainement pas qu’il serait mieux selon un échantillonnage statistique des relations au profit d’un pouvoir techno-économique, qui embarque sans cesse une langue escroquée à pleine lumière - ce qu’il arrive quand la publicité se prend au sérieux. Nous n’aurions rien contre les comptables s’ils n’étaient pas insultants, s’ils ne cessaient d’envahir en laissant derrière eux une pollution permanente - le débit qui n’apparaît jamais, et la stupéfiante complicité qu’il faut avoir avec le triste mensonge pour simplement vivre dans leur monde : la tête qu’il faut si souvent baisser.

La poésie forge un accueil. Antagoniste aux rapports figés, aux doxas, aux grands bruits, elle ne parle pas simplement de ce qui habite, elle s’y dépose, prête à en faire surgir l’expérience. Si elle est dans le monde comme le dit le trait de Victor Hugo, c’est peut-être aussi parce que nous sommes des êtres de symboles et que l’art est la santé de ces symboles ; art de se relever de la gravité, art du récit, art de la mémoire, art de la perception et peut-être même soin dès lors que l’entropie gagne. Mais il n’y a pas bien sûr de parti de la poésie. Elle est un geste que nous faisons sur le monde, et quelque chose du monde que nous reconnaissons en nous. Il y faut une attention, dont nous signalons que c’est peut-être ce qui est le plus fragile, aux choses et aux autres : une façon d’être et, si cela est possible, si aussi son coût vaut mieux que l’abandon - passer les yeux fermés, de vivre. La poésie est ainsi un autre mode de relation : une profonde alternative au dialogue avec le monde, habité de signes et d’un silence permanent, dont Kafka parlait comme d’une sirène, cette autre chose qui ne serait peut-être, aventurons-nous, que le monde libre.

Auteurs, licence et droits

Laurent C. (lblocale@protonmail.com).

Ce texte n’aurait pas vu voir le jour sans la rencontre avec Xavier Coadic (xcoadic@protonmail.com), dont la relecture tout du long des différentes étapes de la rédaction, les remarques et la participation à l’écriture ont été particulièrement fécondes. Qu’il en soit chaleureusement remercié.

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  1. Pour une trajectoire de la science des systèmes, voir la thèse de David Pouvreau, « Histoire de la systémologie de Bertalanffy », H.E.S.S., 2013.↩︎

  2. « Les États-Unis des années 1960 », Jacques Portes, CAIRN, 2007.↩︎

  3. Nous renvoyons ici au livre de Fred Turner, « Aux sources de l’utopie numérique. De la contre-culture à la cyberculture, Stewart Brand un homme d’influence », trad. de l’anglais par Laurent Vannini, C&F Éd., 2012.↩︎

  4. Nous évoquons par exemple ici les nombreuses références à la culture historique de la révolution française lors du mouvement des « Gilets Jaunes », débuté en France en nombre 2018, ou de la fabrication d’armes du Moyen-Âge sur les lieux de conflits, catapultes et arcs, à Hong-Kong en novembre 2019.↩︎

  5. « Classes populaires en ligne : des « oubliés » de la recherche ? », Dominique Pasquier, CAIRN, 2018.↩︎

  6. Nous ne manquerons pas de signaler : « Urgence, trauma et exil », Clara Duchet, Marie Jacob, Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky. « Subjectivités en exil et politiques », Catherine Wihtol de Wenden, Bertrand Piret, Elise Pestre. « Comment s’extraire de la mise au ban politique », Philippe Bazin, Christiane Vollaire, Zornitza Zlatanova, Christina Alexopoulos, 2017, vus le 14 octobre 2019.↩︎

  7. Nous n’aborderons pas directement dans ce texte la question de l’environnement. Nous pensons qu’elle est liée au rapport de force, à la faculté ou la possibilité des stratégies d’organisation et de lutte, qui émergent, rappelons-le, en dessous du seuil de soutenabilité explicité par le GIEC (c’est-à-dire en tant qu’avant-garde). Pour généraliser cette question, nous pensons que l’écologie politique dépend elle aussi pour une large part des intentions sociales et économiques ; un aspect sur lequel nous essayons d’apporter une contribution.↩︎

  8. “Les écosystèmes d’affaires : une nouvelle forme d’organisation en réseau ?”, Nabyla Daidj, CAIRN, 2011.↩︎

  9. Nous utilisons ici un terme, proposé à dessein par Bernard Stiegler, issu du croisement de l’entropie et de l’anthropocène. Nous rappelons qu’il existe une inertie estimée à une vingtaine d’années concernant l’évolution du climat, et que les organisations générales actuelles, en plus d’accélérer drastiquement la confusion, les tensions et le conservatisme, ne sont pas en état, ou n’ont pas les moyens, de répondre sur le moyen et long terme.↩︎

  10. Nous signalons à ce sujet ici ce signe des temps : l’essor, ces dernières années, des neurosciences sociales, sous le regard perplexe de la communauté scientifique.↩︎

  11. De part son potentiel métaphorique, l’entropie a plusieurs formulations. Nous retiendrons ici celle qui la définit comme étant, dans les systèmes organisés et selon le seuil, tantôt un facteur de conservation, tantôt une atteinte à la pérennité de ce système. Nous évoquons là un formalisme qui permet d’avancer sur la stabilité et le danger. Cette thèse fut formulée par le physicien Erwin Schrödinger, dans « Qu’est-ce que la vie ? » en 1946, et reprise plus récemment par Bernard Stiegler.↩︎

  12. Voir par exemple à ce sujet l’éclairage de Cédric Durand, « Le capitalisme intellectuel monopoliste », 19 mars 2019, vu le 21 décembre 2019.↩︎

  13. Il n’est déjà plus possible d’exiger, par exemple, un niveau de mathématique suivant les évolutions ; le baccalauréat s’arrête aux connaissances du XIXème siècle pour suivre ensuite l’entonnoir des cursus universitaires. Que dire de la possibilité de l’émergence de l’informatique quantique ou de la multiplication des revues spécialisées dans le contexte du creusement des écarts économiques ?↩︎

  14. Nous avons bien conscience, et pour cause, de devoir préciser ce que nous entendons par réel. Les formes symboliques sont des formes qui peuvent être négociées, et qui le sont à mesure de la distance, de la stabilité et du confort. Elles ont une capacité métamorphique. Le réel dont nous parlons n’est pas négociable du point de vue des besoins et des équilibres essentiels aux personnes.↩︎

  15. Les éléments politiques et culturels fourmillent, mais ne percent pas. On citera ici ce petit livre simple, et cette collection, comme exemple : « L’économie sociale et solidaire. Un guide pour une autre société », Collectif, Les guides républicains, mars 2013, 7€. Ces éléments sont parfois pourtant constitués par des liens entre universitaires, productions littéraires et gens de terrain. Nous soulignons ici pour autre exemple le travail, littéraire et expérimentalement engagé sur le territoire de Seine-Saint-Denis en France, de Ars Industrialis.↩︎

  16. Citons ici, pour exemplaire que soit ce travail d’approche et de synthèse, la revue d’étude théorique et politique de la décroissance, « Entropia », parue de 2008 à 2015.↩︎

  17. La forme et le lieu de ce petit essai situent évidemment une catégorie de lect⋅rices⋅eurs, une catégorie de situations sociales.↩︎

  18. Nous soulignons en exemple l’essai de Philippe Corcuff concernant une appréhension reliée de la culture : « La société de verre - Pour une éthique de la fragilité », Armand Colin, 2002.↩︎

  19. « L’épidémie n’a pas de vertus », Perspectives Printanières, 10 mars 2020, lu le 20 mars 2020.↩︎

  20. « Le futur a déjà eu lieu à Nauru », Grégoire Quevreux, 25 avril 2018, lu le 20 mars 2020.↩︎

  21. «Tiers lieux ou l’art de la faire à l’envers », Michel Simonot, 16 Novembre, 2019, lu le 4 mai 2020.↩︎

  22. La problématique, déjà abordée, est bien entendu celle des conditions de possibilité d’une telle réceptivité. Mais peut-être est-ce déjà en amont qu’il faut situer cette question dans des pays toujours libres de leurs arts mais à l’avenir incertain. Nous invitons ici le lecteur critique à se départir de l’idée d’une récréation à l’avantage de la recherche d’une porte, dans la multiplicité des expériences qu’échafaudent les poètes, qui lui soit intimement taillée.↩︎