Jouer du visible
Transparence et mise au jour
Olivier Lacasse
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2019/12/11
Transparence, Régime de visibilité, Écritures numériques, Écritures de réseaux

L’avènement de l’écriture numérique avec le développement des médias de réseaux au XXe siècle se présente souvent au sein du discours doxique comme un bouleversement ontologique appelant à la redéfinition du concept même d’écriture. Dans ses articles « Logistiques de l’écrit » et « Les politiques de l’invisible : Du mythe de l’intégration à la fabrique de l’évidence », le chercheur Yves Jeanneret analyse le slogan d’une publicité italienne qui exemplifie de manière insigne ce bouleversement postulé. Fra il dire e il fare, il clicare. Le « geste de cliquer » (Jeanneret 2007) comme une révolution du mouvement interprétatif. Cette maxime laisse entendre que les modalités de l’écriture numérique et plus spécifiquement la nouvelle gestuelle qu’elle introduit brouille les limites du partage entre « l’ordre du langage et celui de l’opérativité »(Jeanneret 2001). L’écriture numérique se trouve ici réduite à une évidence et à un caractère intuitif qui la désolidarisent des formes historiques de l’écriture. L’écrit d’écran, par les dispositifs techniques qu’il met en place, ne poserait plus problème et ne résisterait plus à la lecture.

Dans le cadre de cet article, je m’intéresserai à cette évidence et à cette transparence de l’écriture numérique. Selon notre analyse, cette transparence relèverait d’une pragmatique narrative qui sous-tend la compréhension sociale de cette nouvelle écriture. Son fonctionnement effectif, pour sa part, reposerait toujours sur des dispositifs d’invisibilisation et plus largement sur une «{économie} du visible»(Jeanneret 2001). Après avoir décrit les grandes lignes de l’idéologie de la transparence telle que théorisée par Jeanneret, nous analyserons une instance particulière d’écriture numérique (l’application Apple News) selon la méthodologie et les concepts établis par le chercheur. De surcroît, afin d’approfondir notre compréhension des écritures de réseaux (qui ne sont pas la prérogative des grandes entreprises), nous mettrons l’écriture numérique en rapport avec le travail de l’artiste conceptuel américain Mark Lombardi(Hobbs 2003) qui offre un contre-point à notre analyse critique. Lombardi, en réactualisant dans ses narrative structures certaines propriétés qu’on associe à l’écriture numérique, semble lui-aussi travailler en vue d’une transparence. Toutefois, les fondements et les résultats de sa démarche sont bien différents de ceux de l’écriture numérique telle que décrite par Jeanneret.

Idéologie et pseudo-concepts

Dans un article paru en 2016 dans la revue Communication et Organisation, Sidonie Gallot et Lisa Verlaet présentent l’idée de transparence « comme une norme de l’information et de la communication érigée en utopie, voire en symbole du Web »(Gallot et Verlaet 2016). Selon elles, au sein de l’espace numérique, le principe de transparence se fait principe de vérité; et à ce titre il s’impose comme balise à partir de laquelle les usagers doivent structurer leur agir. Toutefois, cette hypostase du transparent ne va pas de soi. En effet, les travaux d’Yves Jeanneret (cités par Gallot et Verlaet) nous renseignent sur le caractère problématique de ce principe. L’idée de transparence est à comprendre, selon lui, comme le produit d’un discours idéologique, animé par des « pseudo-concepts » (Jeanneret 2001) qui visent à orienter notre compréhension du numérique et plus spécifiquement des écritures numériques. En ce sens, il apparaît important de revenir sur les trois éléments fondamentaux qui sous-tendent ce « discours thaumaturgique de la transparence informationnelle » (Jeanneret 2001). Ces trois motifs sont l’intégration multimédia, la non-linéarité de l’hypertexte et l’intuitivité du dialogue homme-machine.

L’intégration multimédia, telle que définie par le chercheur, est à comprendre comme la capacité d’établir par des moyens techniques une co-présence effective entre des messages hétérogènes. Plus spécifiquement, ces messages inscrit traditionnellement sur des supports différents aux « modalités de réalisation, de conservation et de diffusion »(Jeanneret 2001) elles-aussi différentes peuvent désormais être réduits à un code binaire uniformisant. L’intégration se pose en ce sens comme un processus d’homogénéisation axé sur une certaine efficacité de la communication et sur une simplification des moyens d’accès à l’information. À ce titre, l’idée même d’intégration multimédia réactive l’« obsession millénaire »(Vitali-Rosati, s. d.) d’une réunion totalisante du savoir qu’on retrouve tant dans le projet de la bibliothèque d’Alexandrie que dans le projet encyclopédique de Diderot et D’Alembert. Jeanneret souligne en revanche que cette intégration s’opère souvent sans tenir compte des « propriétés fonctionnelles des supports », des «traditions d’organisation des signes» ou des « formes d’inscription des sujets »(Jeanneret 2001). L’intégration ne peut en ce sens pas faire l’économie d’une dénaturation qui comme nous le verrons peut poser problème.

La non-linéarité de l’hypertexte, pour sa part, est une métaphore qui travestit elle aussi le fonctionnement effectif des interfaces numériques. L’idée de non-linéarité apparaît dans la rhétorique du numérique comme l’élément central d’une déconstruction des médias traditionnels. L’information, lorsqu’inscrite sur des supports numériques, se présenterait désormais sous la forme d’«une combinatoire abstraite et décorrélée de la question du visible »(Jeanneret 2001). Autrement dit, l’affirmation d’une non-linéarité des écritures numériques (en raison de leur structure hypertextuelle) revient à postuler une scission fondamentale et ontologique entre d’une part les écritures imprimées ou figées, nécessairement soumises à la continuité et donc à un certain logocentrisme et d’autre part les textes du numérique, libérés de ces contraintes, en phase avec les valeurs culturelles d’un temps post-moderne. Ce postulat quant au fonctionnement des écritures numériques s’appuie sur une analyse profondément réductrice (et problématique) des écritures imprimées. La rhétorique thaumaturgique vient creuser ici une scission qui n’a pas lieu d’être. En effet, comme le souligne Jeanneret, linéariser l’écrit papier c’est y introjecter la « temporalité de l’oral »(Jeanneret 2001). L’espace de l’écrit en lui-même n’est pas linéaire. De surcroît, l’analyse pratique des écritures hypertextuelles révèle que cette structure particulière n’est pas nécessairement gage de liberté, et peut reproduire subrepticement certaines formes de linéarité.

Finalement, l’idée d’une intuitivité du dialogue homme-machine se présente comme une synthèse de l’idéologie de la transparence. Dans le même article cité précédemment, Jeanneret présente cette prétention à l’intuitivité comme l’« aboutissement {de} la dénégation du sémiotique »(Jeanneret 2001), vers lequel faisait déjà signe l’idée d’intégration multimédia précédemment commentée. En présentant le rapport homme-machine comme une relation intuitive, le discours thaumaturgique doxique reprend un modèle logique développé dans le domaine de l’ingénierie. Selon ce modèle, le développement technique permettrait au rapport homme-machine de se soustraire de manière tendancielle à « l’univers du langage » et à «l’activité interprétative» (Jeanneret 2001) grâce à une rencontre opérante du geste et de la vision. Voyons ici la concrétisation du principe mis de l’avant par la publicité italienne commentée dans l’introduction. L’intuitivité du dialogue homme-machine correspond en ce sens à une naturalisation complète des technologies du numérique qui culmine dans ce que Jeanneret nomme une anti-sémiotique. Le problème ici est patent. Cette idée d’intuitivité ne relève pas d’une ouverture complète de l’accès au sens, mais plutôt d’une restriction radicale des moyens herméneutiques. Le signe intuitif sous-entend un régime sémiotique normatif et contraignant au sein duquel l’idée même de mouvement est évacuée au profit d’une «pavlovisation de la relation informationnelle » (Jeanneret 2001).

Au sein de l’économie générale de la réflexion de Jeanneret, ces trois pseudo-concept constituent les piliers de l’idéologie de la transparence qui pose problème lorsqu’on tente de produire une analyse opérante des écritures numériques. En revanche, force est de constater que cet effort rudimentaire de conceptualisation n’est pas suffisant. En effet, comme le souligne Jeanneret, si nous désirons remettre en cause la pragmatique narrative qui obscurcit la compréhension effective des écritures numériques, il est primordial de considérer à la fois l’idéologie et les objets pratiques qu’elle prétend décrire. Plutôt que de critiquer depuis un point de vue théorique les éléments constituants de ce discours idéologique, évaluons le (non-)fonctionnement concret de ces principes au sein d’écritures (numériques et non numériques) particulières. Les failles de la doxa se dévoilent d’elle même dans l’exercice pratique. À la suite des analyses pratiques d’écrits d’écran réalisées par Yves Jeanneret, Emmanuël Souchier et Joelle Le Marec dans certains articles comme « Les politiques de l’invisible : Du mythe de l’intégration à la fabrique de l’évidence » et (surtout) dans Lire, écrire, récrire : Objets, signes et pratiques des médias informatisés, intéressons-nous à l’application Apple News lancée avec l’IOS 9 en 2015 (disponible sur les produits Apple que sont l’iPhone, l’iPad et l’iPod touch) et à l’écriture de réseaux de Mark Lombardi.

Apple News1

D’abord, constatons que l’entreprise Apple dans sa stratégie de mise en marché reprend certains éléments fondamentaux de l’idéologie de la transparence. L’application se présente comme une intégration fonctionnelle et optimisée d’un ensemble hétérogène de pratiques éditoriales. Elle offre, en un espace unique, « un accès illimité à des centaines de magazines et à des journaux réputés »2, un compte-rendu de l’actualité dans une formule « tout inclus »3. Ici, l’entreprise réactualise de manière claire le principe d’intégration multimédia décrit par Jeanneret. Toutefois, force est de constater que l’effort d’intégration de l’application Apple News pose problème dans sa manière d’homogénéiser des formes éditoriales dont la compatilité n’est pas assurée. Notons, à ce titre, que l’application propose d’agencer certains principes traditionnels de l’édition journalistique (principes s’étant stabilisés au courant du XXe avec la rédaction de chartes déontologiques (Ferenczi 2007)) aux principes d’édition algorithmiques mis en place par de grandes entreprises du numérique comme Facebook et Google. Spécifiquement, la sélection des textes présents sur l’application est opérée par une équipe d’« éditeurs chevronnés »,4 alors que la disposition (suggestive) des articles au sein même de l’application est assurée par un algorithme censé cerner les goûts spécifiques du lecteur en présence.

De cette rencontre de deux dispositifs éditoriaux provoquée par l’intégration de formes médiatiques hétérogènes découle une reconfiguration de la fonction journalistique. Si la stratégie de commercialisation mise de l’avant par Apple inscrit cette reconfiguration au sein d’une logique téléologique de l’amélioration, voire de l’évolution, il nous est toutefois permis d’en douter. Le passage à un modèle d’édition ciblé, s’appuyant sur des données recueillies par des algorithmes, ne peut pas simplement être posé comme une percée quant à la quête générale du savoir. S’il est vrai que le journalisme tel qu’il s’est développé depuis le XXe siècle a été modelé par des impératifs de rentabilité, la possibilité à l’époque du numérique de répondre de manière plus précise à une certaine demande (celle des lecteurs certes, mais surtout celle des publicitaires) vient modifier la production du contenu ou du moins la façon de l’agencer. En effet, comme le souligne Arnaud Anciaux dans sa thèse sur la réinvention économique du journalisme à l’époque du numérique, la modification des pratiques éditoriales découlant du passage vers le numérique, amplifie le phénomène de « recherche d’audience » et en ce sens intègre le journalisme numérique à un « cadre hyperconcurrentiel » (Anciaux 2014) qui réoriente les intérêts qu’il défend et les modes d’écriture qu’il privilégie.

Sans nécessairement y voir une disruption de la fonction journalistique, dans la mesure où un tel discours s’appuie sur une vision essentialiste du journalisme qu’il ne partage pas, Anciaux affirme tout de même que le passage au numérique participe à l’exacerbation des impératifs de rentabilité pour le journalisme à l’ère du capitalisme post-moderne. À l’aune de notre analyse, nous pouvons avancer que la volonté d’intégration déployée par l’application Apple News, s’appuyant sur une fusion de dispositifs éditoriaux hétérogènes participe à des problèmes semblables. L’idée, mise de l’avant dans le discours d’Apple, que la simple mise en présence d’une quantité accrue d’informations constitue une révolution quant à la question de l’accès au savoir relève de l’idéologie et ne traduit pas le fonctionnement effectif de l’application. Les articles se donnent à voir selon une logique préétablie de prime abord restrictive. Générant et présentant l’information selon les intérêts présumés du lecteur, l’application invisibilise nécessairement une quantité donnée d’information, et ce partage s’effectue à l’insu du lecteur.

Ce problème du média généré selon les volontés du lecteur nous le retrouvons aussi dans le modèle de navigation qu’offre la plateforme. Ce dernier reproduit l’idéal de non-linéarité mis de l’avant par le discours doxique sur l’écriture numérique. Avant d’analyser les implications de cette non-linéarité au sein de cette application précise, revenons sur le fonctionnement concret de ce principe de navigation. L’écran d’accueil de l’application indique la date et présente une rubrique «à la une», calquant ainsi la structure du journal imprimé. Depuis cet écran, l’usager peut le faire défiler et parcourir un ensemble de rubriques agencées selon ses intérêts (eux-mêmes déterminés à partir de ses habitudes de consommation). Les blocs articles (identifiés par leur titre, la date de leur publication, une illustration et leur provenance (ex. La Presse, Le Devoir)) constituent l’un des principaux « signes passeurs »(Souchier, Jeanneret, et Le Marec 2003) et sont activés par un clic du doigt. Un signe passeur, tel que définit par Souchier, Jeanneret et Le Marec, est un signe qui, non seulement permet de «‘’circuler’’ dans le texte lui-même »(Souchier, Jeanneret, et Le Marec 2003), mais qui assure aussi une fonction sémiotique éminemment complexe. En effet, comme l’indiquent les chercheurs, le signe passeur appartient simultanément à trois niveaux de signification distincts : il appartient, en tant qu’outil, au paratexte fonctionnel; il appartient au texte lu, en tant que signe le composant et de surcroît il constitue le point de passage vers le texte à venir (le texte virtuel) et donc lui appartient aussi. Le lecteur, dans son utilisation des signes passeurs qui structurent le texte, participe ainsi à un acte de « lecture-écriture »(Souchier, Jeanneret, et Le Marec 2003) et produit (partiellement) le texte qui s’offre à lui.

Nous ne pouvons donc pas réduire les signes passeurs de l’application Apple News à leur simple qualité d’outil, ils sont des éléments structurants fondamentaux sur lesquels s’instituent l’idée même d’une non-linéarité des écritures numériques. En revanche, s’il est vrai que le signe passeur, en permettant la navigation et en conférant une certaine agentivité au lecteur, augmente le geste de lecture, force est de constater qu’il le conditionne aussi. Le partage, inscrit à même l’application, entre signe passeur et signe non-passeur régit les possibilités de navigation de l’usager. Notons que dans l’application, les blocs articles, les titres des rubriques («Sports», «Actualités», «Arts»,etc.) et les titres des publications constituent les principaux signes passeurs : l’utilisateur peut passer d’article en article ou passer à des menus défilants classés par rubrique ou par publication, mais la navigation par sujet ou par auteur n’est pas directement assurée par un signe passeur. L’utilisateur peut contourner ces limites de la structure hypertextuelle en accédant à la barre de recherche (qui ne se trouve pas sur la page d’accueil, mais seulement sur la page «Suivis»), toutefois la fonction de recherche est elle-même limitée et ne permet toujours pas d’effectuer des requêtes d’auteurs. Malgré sa structure hypertextuelle, l’application Apple News ne produit donc qu’une apparence de liberté de circulation. Les points de passage sont balisés et, à ce titre, la lecture opérante est ramenée, sinon à une linéarité, du moins à des parcours contraints. Une analyse de la navigation sur un support numérique doit tenir compte à la fois de ce qu’elle permet et de ce qu’elle empêche. Ainsi nous voyons que, contrairement à ce qu’affirmait le discours thaumaturgique sur le numérique, la mise sur pied d’un dispositif hypertextuel et l’intégration du lecteur à la production même du texte ne correspondent pas nécessairement à une augmentation des possibilités d’accès au savoir.

À ce moment de la réflexion, nous voyons clairement une distorsion entre le discours de la transparence qu’on associe aux écritures numériques et le fonctionnement effectif des dispositifs de transparence au sein d’écritures numériques concrètes comme l’application Apple News. La transparence utopique qui au sein de ce discours apparaît comme un principe de vérité s’incarne au sein des écritures numériques comme une évidence fabriquée. Non pas une vraie transparence, mais une apparence de transparence qui évacue la nécessité d’un geste d’interprétation. Le fonctionnement de l’application permet à l’usager de développer des routines précises au sein desquelles rien ne résiste ou ne lui fait encontre. L’utilisateur a ici l’impression de lire un journal ou une revue, même si ce qui s’y joue est tout autre. Yves Jeanneret, à la suite de Roland Barthes, affirme que pour fabriquer une telle évidence un objet culturel doit être coupé de sa «genèse» et de ses «conditions de production»(Jeanneret 2001). L’objet culturel dissimule la complexité de sa mise sur pied en s’appropriant un certain nombre de lieux communs déjà naturalisés. Dans le cas de l’application Apple News, la fabrication de son évidence repose d’une part sur la reprise d’un héritage éditorial qu’elle détourne dans l’agencement et d’autre part sur la négation de la complexité sémiotique des signes passeurs qui la structurent. Pour reprendre le vocabulaire de Jeanneret, l’application combine des modèles éditoriaux stéréotypés et une fausse aisance de circulation. De cet agencement émerge une écriture supposément transparente, mais qui activement cherche à dissimuler son fonctionnement et l’économie du visible qu’elle instaure. La transparence, dans ce contexte, ne serait plus à comprendre comme une mise au jour du savoir, mais plutôt comme un processus d’invisibilisation sur lequel nous reviendrons dans la dernière partie.

Les Narrative Structures de Mark Lombardi5

Notons en revanche que la valorisation du principe de transparence ne s’observe pas uniquement au sein des écritures numériques développées par de grandes entreprises. En effet, l’écriture graphique et manuscrite de l’artiste conceptuel Mark Lombardi semble elle aussi reproduire (tout en les déplaçant) certains motifs de l’idéologie de la transparence identifiée par Jeanneret. Dans sa série de graphiques intitulée Narrative Structures produite entre 1994 et 2000(Jeanpierre 2010), Lombardi reproduit à l’aide de dessins complexes les relations financières et les rapports de forces sous-jacents à certains des scandales financiers les plus importants du XXe siècle. Nathalie Casemajor Lousteau présente les graphiques de Lombardi comme le fruit d’un effort de documentation minutieux sur les « réseaux d’alliances entre les milieux de la politique et de la finance à l’échelle globale »(Casemajor Loustau 2013). Par exemple, l’oeuvre « Inner Sanctum : The Pope and His Bankers Michele Sindona and Roberto Calvi, ca. 1959-82 » présentée en 1998 dans le cadre de l’exposition Silent Partners, présente le système de corruption et de détournement de fonds mis en place durant le règne pontifical du pape Paul VI, alors que l’oeuvre « World Finance Corporation, Miami, ca.1970-84 » rend compte du rôle joué par la WFC dans les opérations des cartels colombiens (Hobbs 2003).

La pratique artistique de Lombardi repose d’abord sur une démarche d’enquête à partir de documents appartenant au domaine public (Hobbs 2003) ,puis sur le développement d’une syntaxe graphique précise à partir de laquelle il parvient à représenter de manière systématique ces scandales. Les unités «discrétisées»(Hobbs 2003) de cette syntaxe sont les noms (des individus ou des institutions, parfois des années) et ces derniers sont inscrits au sein de réseaux à l’aide d’un système de flèche. Ce sont ces flèches, ces mises en relation, qui produisent le sens et rendent compte des rapports problématiques que Lombardi travaille à mettre au jour. Dans son essai sur les graphiques de Lombardi, Robert Hobbs explicite le fonctionnement de ce système de flèche ; chaque type de flèches renvoie à un rapport parfois concret comme la vente d’une propriété et parfois à des relations plus difficilement quantifiables comme un rapport de contrôle(Hobbs 2003). Casemajor Lousteau, dans son analyse, parle du caractère rhizomatique de ce système d’interconnexions et présente cette forme comme le dispositif de capture le plus apte à suivre « la trace des flux de pouvoir »(Casemajor Loustau 2013). Les dessins de Lombardi apparaissent ainsi comme le produit de l’enquête, comme le dispositif de mise au jour par lequel elle aboutit.

La pratique de l’artiste peut être rapprochée de l’idéologie de la transparence que Jeanneret associe aux écritures numériques. En effet, les dessins de Lombardi réactualisent les principes d’intégration multimédia et de non-linéarité que le chercheur français pose comme élément constituant du discours thaumaturgique. D’abord, les graphiques de Lombardi reprennent le principe d’intégration en tant qu’ils se présentent comme un travail de mise en rapport d’informations hétérogènes provenant de différents supports. En effet, comme le souligne Robert Hobbs, les informations utilisées par Lombardi dans la réalisation de ses dessins proviennent d’une multitude de sources : des articles du Houston Post, des comptes rendus d’audience de différents tribunaux, des entrevues publiées dans le Texas Observer ou encore des essais d’enquête comme The Mafia, CIA & George Bush : Corruption, Greed and abuse of Power in the Nation’s Highest Office de Pete Brewton (Hobbs 2003) .

Comme pour les écritures numériques, l’intégration multimédia dans l’oeuvre de Lombardi repose sur un processus de discrétisation suivi de la production d’une syntaxe systématique. Lombardi parvient ainsi a établir une co-présence effective entre des données brutes qui rend visible des rapports de forces et l’étendue des scandales d’une manière inédite. Toutefois, le travail de mise-en-commun qu’opère Lombardi est un travail de prélèvement informationnel et non de ré-écriture des textes dans un code nouveau. Les graphiques de Lombardi n’homogénéisent pas les textes sources au sein d’un écrit nouveau. Bien qu’ils les utilisent, les graphiques lombardiens demeurent eux-mêmes hétérogènes aux textes sources et ne les épuisent pas. Il serait donc plus approprié de parler d’une intégration partielle, qui par ce caractère semble éviter les écueils de l’intégration radicale décrite par Jeanneret. Selon Robert Hobbs, la pratique de Lombardi réactive dans cette intégration partielle certaines des idées développées par le chercheur Edward R. Tufte dans son ouvrage Envisioning Information. Pour Tuft, la visualisation (envisioning) de l’information par des moyens graphiques permet au sujet percevant de penser et de communiquer un savoir donné, mais aussi de l’archiver et de le préserver (Hobbs 2003) . À ce titre, la production de graphiques comme ceux de Lombardi déborderait le geste de compilation et produirait une plus-value certaine. Alors que dans l’application Apple News, l’intégration multimédia reposait sur la fusion de dispositifs éditoriaux incompatibles qui reproduisait des processus d’invisibilisation qu’elle prétendait évacuer en se présentant comme une plateforme inclusive («formule tout inclus»6) , les graphiques de Lombardi produisent de manière effective des phénomènes de mise-au-jour. En formalisant par des procédés graphiques une masse informationnelle, Lombardi donne à voir un savoir qui se perdait dans la dispersion sur des supports multiples.

De plus, l’écriture graphique de Lombardi reproduit (dans une certaine mesure) la structure non-linéaire postulée par la rhétorique de la transparence. En revanche, ici, la non-linéarité ne repose pas sur une structure hypertextuelle, mais bien sur son caractère rhizomatique que soulignait déjà, tel que mentionné précédemment, Nathalie Casemajor Lousteau. Dans son article, la chercheuse présente les dessins de Lombardi comme une réactivation de plusieurs éléments de la pensée deleuzienne. Si le rapprochement avec le rhizome peut sembler un lieu commun (Jeanneret souligne notamment le caractère éculé de la métaphore (Jeanneret 2001)), les liens que trace Casemajor Lousteau entre Deleuze et Lombardi ne se limitent pas à ce ressassement. En effet, Casemajor Lousteau développe aussi un parallèle fécond entre les narrrative structures et la conception deleuzienne du diagramme. Le diagramme pour Deleuze est à comprendre comme « la carte des rapports de force, carte de densité, d’intensité, qui procède par liaisons primaires non-localisables,et qui passe à chaque instant par tout point, “ou plutôt dans toute relation d’un point à un autre” »(Deleuze 1986, cité par Casemajor Lousteau). C’est en analysant sa qualité de diagramme qu’il nous est permis de comprendre les instances de non-linéarité qui se manifestent dans le dessin lombardien. Les graphiques de Lombardi sont non-linéaires, car les scandales qu’ils représentent se déploient simultanément depuis plusieurs noeuds sans nécessairement être soumis à un ordre régulateur. Le scandale financier tel que le conçoit l’artiste n’adopte pas la structure du récit traditionnel; il n’est pas le fruit d’une volonté individuelle réfléchie, mais plutôt le résultat d’une combinaison plus ou moins concertée de rapports de forces. La non-linéarité, qui chez Lombardi se manifeste visuellement par un refus de la forme arborescente (propre à l’organigramme) au profit d’une forme circulaire décentralisée, est un mode de représentation précis qui lui permet de manière efficace de rendre compte de ce phénomène complexe.

En ce sens, la pratique de l’artiste ne se constitue pas sur une idéalisation de la non-linéarité. Elle apparaît chez lui comme un simple dispositif qui lui permet de manière efficace de représenter les scandales sur lesquels il travaille. En ce sens, comprenons que la non-linéarité n’est pas un impératif dans la pratique de Lombardi. Dans plusieurs de ses graphiques, l’artiste propose d’ailleurs des structures hybrides agençant linéarité et non-linéarité. Dans la plupart des cas, l’introduction d’une linéarité vise à inscrire le scandale au sein d’une temporalité et se manifeste visuellement par l’utilisation de flèches droites. À titre d’exemple, le dessin BCIC-ICIC & FAB, 1972-91 s’articule autour d’une ligne du temps qui occupe une place centrale au sein de l’oeuvre. Si comme nous l’avons vu le caractère rhizomatique du diagramme constitue pour Lombardi le meilleur moyen de représenter des rapports de forces, ce choix esthétique ne repose pas sur un constat ontologique quant à la supériorité des modèles non-linéaires. Ce choix esthétique traduit un souci de précision concret et non un a priori idéologique.

Comprenons ici que les motifs de transparence mis en place par Lombardi, bien qu’ils partagent certaines caractéristiques avec ceux qu’on retrouvait dans l’application Apple News, ont un fonctionnement et des effets diamétralement opposés. D’abord, il est important de souligner que chez Lombardi ces motifs apparaissent comme des dispositifs permettant de produire une représentation précise des scandales financiers qui intéressent l’artiste, alors qu’avec l’écriture numérique décrite par Jeanneret ces motifs appartiennent à une rhétorique qui vise à tracer une frontière ontologique entre écrit papier et écrit d’écran. Rhétorique qui, comme nous l’avons montré avec notre analyse d’Apple News, ne reflète pas leur fonctionnement pratique. De surcroît, l’écriture de Lombardi se distingue de l’écriture numérique décrite par Jeanneret en tant qu’elle ne postule pas sa propre évidence. Au contraire, l’oeuvre de Lombardi laisse une place considérable à l’opacité et se présente toujours comme un objet à interpréter, un objet qui de prime abord résiste à la lecture. Comme le souligne Robert Hobbs dans son essai, les oeuvres de Lombardi offrent un panorama général duquel nous ne pouvons pas tirer des conclusions précises sur les scandales représentés sans l’agencer à un profond effort interprétatif et à un travail de recherche parallèle. L’agentivité herméneutique du sujet percevant est en ce sens sollicitée, ce qui rompt directement avec l’évidence anti-sémiotique observée précédemment. Casemajor Lousteau résume avec précision ce fonctionnement et les effets de cette résistance dans l’oeuvre de Lombardi. Selon elle, «ce jeu entre la transparence de la méthode, le caractère éthéré de la forme et l’opacité du sens crée une tension qui met en place les conditions de la critique, politique»(Casemajor Loustau 2013). Nous voyons donc que s’il est vrai que l’écriture graphique de Lombardi réactualise certains éléments constitutifs du discours idéologique portant sur les écritures numériques, cette reprise serait à placer sous le signe du détournement et ses implications politiques sont bien différentes comme nous le verrons dans la prochaine partie.

Les voies du politique

Mais encore, où est le problème ? Certes l’analyse précédente de l’écriture numérique, et plus spécifiquement de l’application Apple news nous a permis d’observer que l’intertexte doxique qui socialement rend compte de ces écritures s’éloigne d’une simple description de leur fonctionnement effectif au profit d’un discours idéologique. En outre, l’analyse des dessins de Mark Lombardi nous a permis de comprendre que les éléments fondamentaux de cet intertexte peuvent être féconds et effectifs s’ils sont intégrés concrètement à une démarche en leur qualité de dispositif. Mais encore, pourquoi cela nous intéresse-t-il ? Ces questions de transparence et de mise-au-jour méritent notre attention, car en elles se joue quelque chose d’éminemment politique. Notre analyse de deux utilisations distinctes de la transparence nous a permis d’observer des conséquences esthétiques et politiques diamétralement opposées.

Pour l’application Apple News, la réactivation d’éléments fondamentaux du discours thaumaturgique de la transparence informationnelle dans sa stratégie de mise en marché et dans ses choix de design reproduit les mécanismes d’invisibilisation souligné par Yves Jeanneret et Olivier Aïm. Dans « L’encyclopédie de la parole possible : édition et scénographie politique sur l’internet », les chercheurs reprennent l’idée de Michel Foucault selon laquelle le pouvoir de nommer que détient celui qui écrit revient nécessairement à faire exister certains objets et à rejeter des «‘’monstres’‘»(Aïm et Jeanneret 2007). De surcroît, en s’autoconférant une évidence factice, l’écrit d’écran intensifierait ce pouvoir dans la mesure ou « le pouvoir des scribes {est} d’autant plus fort {lorsqu’il} n’est pas pensé comme tel »(Aïm et Jeanneret 2007). Masquant l’étendue de son pouvoir, l’écriture numérique invalide la possibilité même de le critiquer. De cette situation découlent des problèmes politiques tangibles. Le rejet des monstres qui opère au sein des écrits d’écran constitue une limitation concrète des possibilités de l’expression. Si l’idée d’une telle économie du visible (d’un partage entre ce qui peut être vu et ce qui ne peut pas être vu) n’est pas unique au numérique et s’opère déjà sous diverses instances au sein de l’espace public, la transparence du numérique a ceci de nouveau qu’elle invisibilise en prétendant donner à voir. Les écritures numériques fonctionnant selon les mêmes modalités qu’Apple News reproduisent des mécanismes d’exclusion, voire d’exploitation, tout en affirmant constituer (par la pratique discursive qui l’accompagne) une percée quant à la quête universelle du savoir. Le mythe de la transparence en présentant l’espace numérique comme étant «ouvert et horizontal»(Aïm et Jeanneret 2007) occulte les jeux de pouvoir et les rapports de force qui s’y opèrent toujours.

Pour ce qui est de l’écriture de réseaux de Lombardi, elle nous permet d’entrevoir une réactivation détournée du discours de la transparence qui ne reproduirait pas ces mécanismes d’exclusion. En pensant au sein de notre analyse un tel usage détourné, nous évitons de reproduire un discours idéologique et essentialisant de la transparence qui l’hypostasierait comme une instance d’exploitation. La transparence et les dispositifs qui lui sont associés ne sont pas intrinsèquement liés au problème politique que nous avons souligné à la suite de Jeanneret et d’Aïm. Au contraire, chez Lombardi, la transparence est mise au service d’une communication efficace qui rend intelligible (et donc attaquable) des structures de domination en place. Dans son article « Manières de faire des graphes », le chercheur Laurent Jeanpierre affirme que ce type de cartographie des réseaux est devenu «une nouvelle nécessité pour l’art critique»(Jeanpierre 2010). À la suite de Fredric Jameson, Jeanpierre avance que ce type d’oeuvre permettrait une meilleure compréhension de notre contexte d’action à une époque où la capacité non seulement de se situer en tant qu’individu, mais de «percevoir son environnement immédiat» et de se « faire une carte cognitive de sa position dans le monde extérieur »(Jeanpierre 2010) se serait dégradée. Le travail d’un artiste comme Lombardi apparaît dans sa réflexion comme «une réponse autonome et originale à un problème théorique : celui de la détermination du pouvoir ou des acteurs véritables de l’histoire »(Jeanpierre 2010). La valeur politique du travail de l’artiste résiderait en ce sens dans sa capacité exceptionnelle à montrer. En ce sens, comprenons que la mise en oeuvre lombardienne de la transparence comme phénomène de mise-au-jour est un acte politique critiquant activement ce que la rhétorique de la transparence, telle que décrite par Jeanneret, travaille à dissimuler.

En somme, nous avons pu constater que le discours thaumaturgique de la transparence informationnelle s’affaire à inscrire les écritures numériques au sein d’un parcours téléologique et ce faisant ne parvient pas à traduire leur fonctionnement concret. De surcroît, cet effet de distance, en postulant une anti-sémiotique, passe sous silence l’économie du visible qui se perpétue dans ces écritures. Toutefois, les éléments de ce discours comme le principe d’intégration multimédia et l’idée d’une non-linéarité, s’ils sont intégrés aux écritures en qualité de dispotifs et non imposés en tant que principes idéologiques, peuvent produire des effets inédits et détenir une certaine valeur d’usage. À ce titre, l’écriture de réseaux de Lombardi fait signe vers une avenue possible de l’écriture numérique dépouillée de son bagage idéologique.

Bibliographie

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  1. Dans le cadre de notre analyse, nous travaillons sur la version pour iPhone↩︎

  2. https://www.apple.com/ca/fr/apple-news/↩︎

  3. Ibidem↩︎

  4. Ibidem↩︎

  5. Pour voir des graphiques de Lombardi : https://www.moma.org/artists/22980#works↩︎

  6. Op. cit, https://www.apple.com/ca/fr/apple-news/↩︎