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Département des littératures de langue française
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Sens public

Candide, philosophe malgré lui

La littérature et la philosophie s’enrichissent mutuellement lorsqu’utilisées ensemble. Que ce soit par la forme ou par le contenu, ces pratiques se retrouvent par moments au sein d’œuvres communes lorsque les auteurs et autrices s’y aventurent. Ce présent travail portera sur Candide de Voltaire, une œuvre qui accueille la philosophie au sein d’un cadre littéraire. Candide est un roman philosophique qui reflète le siècle des Lumières dans lequel il s’inscrit. L’histoire est naïve et le ton absurde malgré les thèmes philosophiques abordés dans les péripéties violentes que subit le protagoniste. La fiction de Candide ouvre une réflexion qui aurait eu une portée différente dans un cadre philosophique. La littérature accueille la philosophie dans ¬Candide. Ces deux disciplines abordent un même contenu tout en appréhendant une réalité de manières différentes.

Candide de Voltaire parait en 1759 à Genève, en plein cœur du siècle des Lumières, un mouvement européen qui traite la littérature et la culture (« Candide » 2019). Le siècle des Lumières (« Siècle des Lumières » 2019), qui a lieu de 1715 à 1789, valorise et projette plusieurs valeurs dans lesquelles s’inscrit Candide. Les Lumières promeuvent, entre autres, l’importance d’un esprit critique. C’est ce qui guide une majorité de leurs réflexions, et c’est ce en quoi consiste Candide : la critique d’une théorie philosophique antérieure qui s’inscrit dans un cadre fictif. Les intellectuels et philosophes des Lumières utilisent l’esprit critique pour remettre en question les impacts qu’engendre la croissance du prestige de l’Église en invoquant l’usage de la raison aux lecteurs. L’usage de la raison peut éclairer l’obscurantisme que projette la religion sur la société, accroître les connaissances et générer une indépendance d’esprit qui s’oppose à l’incertitude religieuse. Ces causes de lutte des Lumières se retrouvent dans Candide, mais un événement précis engage Voltaire dans une telle réflexion : le tremblement de terre de Lisbonne.

Le tremblement de terre de Lisbonne de 1755 ébranle le paradigme catholique qui s’appuie à l’époque sur l’omnipuissance et le caractère infiniment bon de Dieu. Cette catastrophe naturelle engendre ainsi une réflexion sur les causes du mal (« Séisme du 1er novembre 1755 à LisbonneWikipédia », s. d.) : on remet en question l’existence d’un Dieu qui, d’après son caractère infiniment bon, n’aurait pu causer un si grand mal. On ne peut plus justifier les maux avec le catholicisme et c’est sur cette question que Candide repose. Voltaire tente de répondre à ces maux en critiquant une théorie philosophique de Leibniz (« Gottfried Wilhelm Leibniz » 2019). Ce philosophe du XVIIe siècle émet, entre autres, une réflexion qui peut aider à répondre à ce questionnement relatif au mal. Comme Dieu est infiniment bon et omnipuissant, une catastrophe telle qu’un tremblement de terre contredit le bien infini qui le constitue. D’attribuer à Dieu des valeurs qui vont à l’encontre de son essence est paradoxal. La théodicée de Leibniz répond à ce paradoxe : il développe un système de mondes possibles. Basée sur la logique des mathématiques, cette théorie propose comme condition à ce qu’un monde existe que ce monde consiste en un ensemble de propositions non contradictoires. En d’autres mots, toutes les propositions possibles se rassemblent dans un monde possible, un monde non contradictoire, dans une métaphysique trop grande pour l’entendement humain. Comme Dieu est infiniment bon, il choisit le meilleur des mondes possibles d’après le principe du bien. Il choisit l’ensemble qui possède le plus de biens, et cet ensemble peut comprendre des épreuves, mais ces épreuves ne sont qu’un balancier à des événements encore meilleurs. Si l’humain ne peut concevoir la cause du mal, c’est parce que la sélection d’un monde meilleur est trop vaste pour son entendement. Il ne peut se référer qu’à la bienfaisance de Dieu. La doctrine de Leibniz répond aux questionnements qui suivent le tremblement de terre de Lisbonne en invoquant la foi inconditionnelle comme réponse à un si grand mal. Voltaire réécrit la théorie leibnizienne à travers les valeurs des Lumières pour éclairer les causes du mal du tremblement de terre de Lisbonne.

Candide est une œuvre qui s’inscrit dans le siècle des Lumières d’après ses valeurs critiques et qui répond au tremblement de terre de Lisbonne à travers la recherche des causes du mal. C’est dans la critique de Leibniz que l’on constate la recherche du fondement du mal. Candide est écrit sous forme de conte philosophique. Le genre du conte vient de l’accumulation de péripéties et de l’aspect fantaisiste de l’œuvre. De plus, la candeur du protagoniste donne un ton absurde aux péripéties extrêmement violentes de l’œuvre. La critique de Leibniz se retrouve pour sa part dans le ton ironique qu’on attribue aux propos du personnage qui l’incarne, Pangloss, enseignant de la métaphysico-théologo-cosmolo-nigologie. Cet enseignant était le maitre de Candide, le protagoniste, au commencement de l’histoire. Son enseignement repose alors surtout sur la devise « tout est au mieux dans le meilleur des mondes possibles » qui renvoie à la philosophe leibnizienne. À ce moment, tous deux habitent au château de M. le baron de Thunder-ten-tronckh, endroit où il fait bon vivre et ce, jusqu’à ce que Candide se fasse expulser pour avoir embrassé Cunégonde, la fille de monsieur et madame les barons. Dès lors provient une série de violentes péripéties qui entrainent l’évolution d’une indépendance de conscience chez Candide qui se détache peu à peu de son maitre Pangloss. L’optimisme de Candide est affecté tout au long de l’histoire alors qu’il est confronté à des épreuves toujours plus pénibles. Les personnages caricaturés sont aussi catalyseurs de réflexions. L’éloignement de Candide à Pangloss affecte sa manière de penser, mais l’amène aussi à en faire référence chaque fois qu’il se bute à un obstacle d’envergure. En bref, les péripéties de Candide ridiculisent la pensée de Leibniz à cause du cadre absurde dans lequel elles s’inscrivent. Le cadre fictif appuie ainsi les réflexions philosophiques de Voltaire : la littérature et la philosophie sont complémentaires dans Candide et crédibilisent les réflexions de l’auteur tout en minimisant la gravité des propos véhiculés.

La littérature et la philosophie se distinguent d’abord par leur forme. En effet, les œuvres philosophiques et littéraires peuvent aborder un même contenu, et ce sous des formes différentes. D’ailleurs, dans sa recherche portant sur les présences philosophiques dans le littéraire, Daniel H. Dugas précise : « La littérature et la philosophie semblent donc moins travailler un matériau différent que le travailler de façon différente : elles utilisent le langage d’une manière qui leur est propre. » (Dugas 2017) Cedit langage propre permet à la littérature des aboutissements plus rigoureux qui permettent une identification plus grande de la part du lecteur aux idées proposées dans une œuvre. Dans Candide, l’ironie des scènes causée par la néantisation des péripéties est ce qui remet en question la thèse leibnizienne selon laquelle « tout va au mieux dans le meilleur des mondes possibles ». L’effet comique de la répétition de ce dicton est aussi une action critique des idées de Leibniz. C’est le cadre qui se charge d’émettre une thèse philosophique plutôt que le contenu directement. La critique est aussi sous-entendue plutôt que directement énoncée, chose que permet la littérature et moins la philosophie. Dans Candide, on retrouve des scènes philosophiques qui s’inscrivent dans les questionnements des Lumières. Par exemple, le protagoniste se fie à la formule des mondes possibles de Pangloss sans la remettre en question parce qu’elle est trop imposante pour lui. Selon Leibniz, seul Dieu connait toutes les subtilités de ce monde, donc seul lui sait déterminer ce qui est le mieux pour les humains. De s’interroger sur la causalité du mal est absurde puisqu’elle est à trop grande échelle pour être comprise des humains : on peut seulement se contenter de la causalité qui veut qu’un mal engendre un bien plus grand. Cette naïveté de se fier inconditionnellement à un principe — ici celui de Pangloss — est analogue à la foi aveugle chrétienne de l’époque des Lumières. Cependant, Candide s’approprie sa propre philosophie d’après les événements dont il est témoin. La forme littéraire se met ainsi au service de la philosophie en permettant d’accueillir la recherche de causalité du mal tout en détaillant et illustrant le processus qui peut entrainer un individu à se remettre en question.

Dans un autre ordre d’idée, Candide image différentes questions philosophiques en différents lieux. La littérature image alors la complexité du réel, comme lorsque Candide arrive avec son valet à l’Eldorado : cet endroit démontre la vanité humaine qui mène les deux personnages à quitter un endroit qui peut être considéré comme parfait. Or, ce monde parfait existe sans le balancier qui veut qu’un bien plus grand arrive à la suite d’un mal. Sans malheurs, sans différences, le monde des plus parfaits est de moindre valeur. Cette réflexion est présentée dans un lieu fictif et ce lieu incarne la thèse de Voltaire selon laquelle le monde ne peut être des plus parfaits. On peut aussi mettre en relation l’Eldorado avec la vie parfaite que Candide croyait vivre au début du texte, au château de Thunder-ten-tronckh. Ses standards de bonheur étaient alors l’éducation de Pangloss et l’amour de Cunégonde. Cet autre lieu fictif pose lui aussi l’idée du bonheur du protagoniste. On voit que la thèse soutenue par Voltaire est ainsi inscrite directement dans le personnage de Candide. Il incarne l’ironie, la réflexion et l’évolution psychologique causée par la philosophie leibnizienne. Le contenu philosophique s’inscrit dans un cadre fictif qui soutient la thèse par l’ironie et l’absurde afin de dénoncer la thèse leibnizienne que Voltaire n’appuie pas.

Finalement, malgré leurs similarités de contenus, la littérature et la philosophie appréhendent la réalité différemment. Leurs intentions diffèrent. Généralement, la philosophie cherche à répondre à des questions sur la réalité alors que la littérature la décrit (Dugas 2017). C’est par la réception qu’on observe la différence causée par ces appréhensions : une théorie est plus détaillée, donc plus facile à recevoir, dans un contexte fictif plus élaboré. En bref, cette conception de la réalité entraine une plus grande ouverture à la littérature vu son appréhension différente à la réalité. Cette ouverture affecte la forme et la méthode de transmission de pensée. Pour ce qui est du contenu, au contraire de la philosophie, la littérature peut mentir. C’est de leurs différentes appréhensions de la réalité que survient cette différence. La littérature peut manipuler la réalité en contexte d’intertextualité (Dugas 2017). Dans Candide, Voltaire réécrit Leibniz : l’auteur déforme la doctrine leibnizienne en la réduisant à une idée de perfection alors que Leibniz concevait plutôt un principe de raison suffisante, de monde contingent. Candide décrédibilise les idées de Leibniz avec son concept de mondes possibles. Voltaire est rationaliste (« Voltaire » 2019) et la raison ne peut expliquer le mal injustifié. La foi de Leibniz le peut, mais elle est incompatible avec la raison. On ne peut pas justifier la banalité du mal avec la raison. La fiction est l’échappatoire de cet obstacle : le principe de non-contradiction n’y existe plus. On échappe aux règles du conscient en littérature, et Voltaire peut ainsi se moquer de la foi de Leibniz tout en conservant son rationalisme. Ce principe appuie une fois de plus l’identité des Lumières qui précède Voltaire. La rationalité appuie la quête d’un esprit critique.

Pour conclure, la littérature rend plus accessibles les théories philosophiques : elle efface le principe de non-contradiction et est plus détaillée. Elle peut accueillir les mêmes idées, mais sous des formes différentes. La fiction permet une lecture différente du réel que celle proposée par la philosophie. Ces deux disciplines sont complémentaires et c’est ce qui fait la richesse de Candide.

Bibliographie

« Candide ». 2019. Wikipédia. https://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Candide&oldid=164717038.
Dugas, Daniel, H. 2017. « Les modes de présence du philosophique dans le littéraire ». Mémoire de maîtrise, Université du Québec à Trois-Rivières. http://depot-e.uqtr.ca/id/eprint/8181.
« Gottfried Wilhelm Leibniz ». 2019. Wikipédia. https://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Gottfried_Wilhelm_Leibniz&oldid=164728618.
« Séisme du 1er novembre 1755 à LisbonneWikipédia ». s. d. https://fr.wikipedia.org/wiki/S%C3%A9isme_du_1er_novembre_1755_%C3%A0_Lisbonne.
« Siècle des Lumières ». 2019. Wikipédia. https://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Si%C3%A8cle_des_Lumi%C3%A8res&oldid=164854062.
« Voltaire ». 2019. Wikipédia. https://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Voltaire&oldid=164930394.