Du lieu à la géo-localisation.
Notes pour une archéologie de l’espace contemporain.
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public

Du lieu à la géo-localisation. Notes pour une archéologie de l’espace contemporain.

Intro du chapitre à écrire

Des espaces autres. Une typologie heuristique des espaces

Dans une conférence devenue un classique, Des espaces autres, Michel Foucault esquissait les grandes lignes d’une généalogie de l’espace contemporain selon ses caractéristiques typologiques. D’après le philosophe français, les êtres humains ont conçu l’espace de trois manières principales dans l’histoire de la pensée : la localisation, l’étendue et l’emplacement. La localisation, forme spatiale caractéristique de l’antiquité et du Moyen Âge occidentaux, correspond à une vision de l’espace hautement hiérarchisé : il y a des

lieux sacrés et lieux profanes, lieux protégés et lieux au contraire ouverts et sans défense, lieux urbains et lieux campagnards ; pour la théorie cosmologique, il y avait les lieux supra-célestes opposés au lieu céleste ; et le lieu céleste à son tour s’opposait au lieu terrestre ; il y avait les lieux où les choses se trouvaient placées parce qu’elles avaient été déplacées violemment et puis les lieux, au contraire, où les choses trouvaient leur emplacement et leur repos naturels. C’était toute cette hiérarchie, cette opposition, cet entrecroisement de lieux qui constituait ce qu’on pourrait appeler très grossièrement l’espace médiéval : espace de localisation.(Foucault 1994, 753.)

Bien que Foucault n’explicite pas les racines de cette vision de l’espace, nous pouvons en tracer le parcours à rebours jusqu’aux réflexions d’Aristote autour de la physique et de la cosmologie. Grossièrement, dans la perspective inaugurée par le Stagirite, chaque substance trouve tout naturellement sa place, ou son lieu, en accord à sa propre nature : « chacun des corps, par nature est transporté et demeure dans son lieu propre, et il fait cela soit vers le haut soit vers le bas(Aristote 2000, 216) ». Haut et bas qui sont, à leur tour, définis de manière absolue, étant donné que « le haut, l’extrémité de l’univers, point qui en effet est bien en haut par sa position, et qui par sa nature est le premier(Aristote 2004, 367) ». Dans ce modèle, qui s’est conservé, presque immuable, pendant des siècles grâce à l’influence que la philosophie aristotélicienne a exercée sur la pensée occidentale[^1], l’espace est structuré selon des coordonnées stables, fixes et dictées par la nature propre, ou essence, des lieux suivant un principe ontologique, voire axiologique : l’espace est la disposition physique d’une hiérarchie[^1a].

C’est autour de la moitié du XVIe siècle que la localisation en tant que paradigme d’organisation spatiale est mise en doute et, ultimement, en crise. Les responsables de cette crise furent ces théoriciens, philosophes, mathématiques et physiciens que l’on regroupe sous ladite première révolution scientifique : en 1543, Copernic publiait, juste avant sa mort, De revolutionibus orbium coelestium, le livre où il exposait son modèle cosmologique géocentrique basé sur l’efficience mathématique de ses calculs avec pour résultat de détrôner la Terre, et par conséquent l’homme, du centre de l’univers ; dans les décennies suivantes en se basant sur le modèle cosmologique copernicien, Giordano Bruno théorisait l’existence d’un nombre infini de mondes dans un nombre infini d’univers et Galilée avançait ses théoriques physiques qui allaient définitivement disjoncter le paradigme de la localisation. Le coup final allait être porté quelques décennies plus tard, lorsque Descartes posa les bases d’une véritable révolution épistémologique de la géométrie qui allait façonner puissamment la conception moderne de l’espace.

Selon Foucault, en fait, au-delà du géocentrisme, le « vrai scandale » de l’œuvre de Galilée fut « d’avoir constitué un espace infini, et infiniment ouvert ; de telle sorte que le lieu du Moyen Âge s’y trouvait en quelque sorte dissous, […] l’étendue se substitue à la localisation(Foucault 1994, 753.) ». Moment charnière de la rationalité occidentale, le changement d’épistémè opéré au XVIe eut des retombées spatiales profondes, notamment au regard de la théorie physique : « le lieu d’une chose n’était plus qu’un point dans son mouvement(Foucault 1994, 753.) » et non plus sa place au sein d’un ordre naturel organisé autour d’une entité régulatrice supérieure — ἀρχή ou Dieu chrétien qu’elle soit.

Dans la typologie historiciste de Foucault, l’espace contemporain, quant à lui, prend la forme et les structures de l’emplacement, c’est-à-dire en tant qu’ensemble de relations de voisinage entre points ou éléments, relations qui « définissent des emplacements irréductibles les uns aux autres et absolument non superposables(Foucault 1994, 755.) ». Moins que par des coordonnées mesurables, cet espace est structuré par les rapports entre les objets : il n’est pas un contenant homogène et vide à l’intérieur duquel des objets se disposeraient, il n’y a pas d’espace préalable à ses éléments.

Ce court texte de Foucault, à l’histoire compliquée — écrit en 1967 pour une conférence au Cercle d’études architecturales et publié, selon les intentions du philosophe français, qu’en 1984 dans la revue Architecture, Mouvement, Continuité —, non seulement rend compte d’un moment de passage théorique et méthodologique crucial pour la pensée de Foucault, mais aussi contribue de manière fondamentale à le qualifier comme un des penseurs de l’espace — pour reprendre l’heureuse formulation de François Boullant(Boullant 2003) — parmi les plus influents du XXe siècle.

Si ce n’est qu’à partir de Les mots et les choses que le philosophe français ouvre la porte à une utilisation de plus en plus massive des métaphores spatiales dans son discours philosophique afin de mieux cerner les enjeux des structures de pouvoir, c’est justement à l’occasion de cette conférence qu’il développe pour la première fois le concept d’espace autre ou hétérotopie, concept lui permettant de soulever plusieurs questions centrales pour tout type d’analyse spatiale. Comme l’explique Marc Dumont, dans un article consacré à la réception des thèses foucaldiennes sur l’espace(Dumont 2010), c’est à partir d’Espaces autres qu’un dialogue entre Michel Foucault et les géographes français commence à être tissu, notamment autour de la question du politique dans la géographie sans pour autant se restreindre à celle-ci :

L’intérêt d’éclairer les usages des travaux de Michel Foucault par la géographie tient par ailleurs au fait que celui-ci aborde non seulement la question du politique, mais aussi celle de l’espace usant de nombre de métaphores spatiales pour penser un certain nombre de phénomènes, de processus ayant traits aux faits de discours.(Dumont 2010)

Dumont et, de manière plus argumentée, Boullant soulignent également que la contribution de Foucault à la pensée de l’espace — si de véritable pensée de l’espace peut-on même parler, car « il n’est pas sûr que l’expression soit très heureuse et même qu’elle puisse être philosophiquement validée(Boullant 2003) » — ne s’insère pas sans difficultés et frictions dans le domaine de la géographie ni se présente en tant que réflexion systématique. Et pourtant les deux, entre autres, reconnaissent la pertinence et la fécondité de l’approche foucaldienne telle qu’ébauchée dans ce texte et poursuivi ailleurs, dans laquelle « l’espace est bien le centre, très tôt, nous l’avons vu, d’un intérêt, d’une attirance polymorphe aux contours encore imprécis. L’espace est, de plus, indiscutablement une notion transversale dans l’œuvre de Foucault qui permet de jeter des ponts entre différents aspects de sa problématique(Boullant 2003) », approche qui influencera des maîtres à penser de la géographie comme Claude Raffestin et Michel Lussault.

Si ce texte confirme encore une fois la profondeur du regard du philosophe français, capable de développer des pensées de longue haleine à partir du contexte présent, aujourd’hui ses mots se donnent à lire surtout comme un document rétrospectif et archéologique — dans l’acception foucaldienne du terme — sur les caractéristiques générales d’une nouvelle vision de l’espace contemporain qui a été développée par le mouvement dit spatial turn ou tournant spatial, dont il sera question plus loin dans le présent chapitre.

C’est autour de l’exploration des conditions de possibilité de la naissance de l’hétérotopie et non sur une histoire de l’espace que Des espaces autres est entièrement bâti afin de dresser les typologies — deux : les hétérotopies de crise et celles de déviation(Foucault 1994, 757) — et les six principes de ce que Foucault appelle la « science des hétérotopies ». Dans ce contexte, il n’apparaît donc pas surprenant que l’histoire des conceptions de l’espace esquissée par Foucault ne soit pas présentée de manière rigoureuse et extrêmement précise — d’autant plus si l’on considère que Des espaces autres est un texte de transition méthodologique dans la réflexion foucaldienne.

Cependant, la typologie spatiale développée dans ce texte peut être profitablement employée en tant que modélisation heuristique, bien que schématique, des caractéristiques principales des différentes visions de l’espace propres à chaque époque, afin de faire ressortir les enjeux sous-jacents à chaque paradigme spatial. Motivé par l’analyse des dispositifs politiques régissant l’agencement des relations spatiales contemporaines, le regard de Foucault se concentre sur les modalités historiques à travers lesquelles les espaces sont structurés poursuivant un but à la fois épistémologique et politique au sens large : poser le problème de l’emplacement en termes de technologies politiques de gestion des relations fondant l’espace[^2] et, en même temps, montrer que ces relations de voisinage gardent encore les anciennes marques de la sacralité hiérarchique aristotélicienne[^3]. Si les questions avancées par Foucault dans ce texte, liées à une perspective théorico-critique concernant la gestion (politique) de l’espace, ont beaucoup contribué au développement d’une géographie critique, en France et ailleurs, dans le cadre du présent travail, nous allons proposer une clé de lecture différente.

D’abord, il nous semble nécessaire de préciser l’apport méthodologique du texte foucaldien à notre démarche étant donné que nous en avons remarqué plus haut les failles de structuration et de rigueur. Si l’utilisation de ce texte à des fins purement historiques pose d’évidents problèmes, nous pensons que sa structure épistémologique peut être prometteuse si hybridée avec une approche littéraire particulière — la théorie formaliste de la dominante, telle que présentée par Roman Jakobson dans son texte homonyme et ensuite réélaborée dans les études paralittéraires.

Présenté comme « un des concepts les plus fondamentaux, les plus élaborés, et les plus productifs, de la théorie formaliste russe(Jakobson 1973, 145) », le concept de dominante, selon Jakobson, « peut se définir comme l’élément focal d’une œuvre d’art : elle gouverne, détermine et transforme les autres éléments. C’est elle qui garantit la cohésion de la structure. La dominante spécifie l’œuvre(Jakobson 1973, 145) ». Le remaniement jakobsonien du concept de dominante, né au sein de l’école formaliste russe[^4], répond essentiellement à deux ordres de questions : d’une parte, jeter les fondations de la notion de fonction esthétique du langage[^5] — notion qui aura un rôle central dans le développement des études contemporaines sur les genres littéraires, surtout dans les études paralittéraires[^6] ; de l’autre, la réflexion sur la dominante offre à Jakobson un outillage théorique lui permettant d’articuler la dualité entre diachronie et évolution littéraire — autrement dit, de penser l’évolution des formes poétiques et donc la littérature dans son historicité : « [d]ans l’évolution de la forme poétique, il s’agit beaucoup moins de la disparition de certains éléments et de l’émergence de certains autres que de glissements dans les relations mutuelles des divers éléments du système, autrement dit, d’un changement de dominante(Jakobson 1973, 158. C’est moi qui souligne) ».

Or, à notre avis, l’application de l’idée de dominante jakobsonienne permet non seulment de préciser l’argumentation foucauldienne en palliant certains des problèmes méthodologiques que nous avons mis en évidence plus haut, mais aussi d’en élargir la portée au -delà des buts envisagés par Foucault. En premier lieu, on trouve dans la généalogie esquissée dans Des espaces autres un manque de nuance dans la caractérisation de chaque époque selon son type spatial : non seulement celui-ci est présenté comme étant total et englobant — une forme d’espace définie une époque de fond en comble —, mais en plus il est décrit comme une unité homogène et unidimensionnelle n’ayant pas de sous-éléments ou sous-parties. Si, par contre, l’on considère localisation, étendue et emplacement moins comme des régimes spatiaux que comme des dominantes qui « gouverne[nt], détermine[nt] et transforme[nt] les autres éléments » relevant de la spatialité, nous nous situons dans une optique plus attentive aux détails et aux différentes modalités d’organisation et structuration de l’espace[^7] permettant de telle manière de saisir les différents agencements des spatialités ainsi que leurs effets spécifiques comme le montre l’approche prônée par Christian Jacob lorsqu’il affirme :

selon que le monde est conçu selon un modèle géocentrique ou héliocentrique, comme fini ou infini, comme une sphère finie englobant elle-même plusieurs sphères intérieures, terrestre, sublunaire et supralunaire, ou comme une expansion sans limites, on aura différents espaces et scénarios de connaissance, relevant de partages spécifiques entre observation et spéculation, marqués par des degrés divers de certitude ou d’incertitude, relevant de différents régimes de vérité, théologique ou sécularisée, physique ou métaphysique [^9]

Envisager chaque paradigme spatial particulier comme le résultat de l’agencement de plusieurs éléments autour d’une dominante nous donne également — deuxième conséquence de l’application de l’approche jakobsonienne — un cadre théorique et épistémologique pour penser la manière dont les paradigmes spatiaux évoluent et changent, alors que Foucault ne fait qu’effleurer cette thématique lorsqu’il fait référence à Galilée pour le passage de la localisation à l’étendue et aux travaux de Bachelard et des phénoménologues pour la transition à l’époque contemporaine[^8]. Il s’agit là, à notre avis, d’une des questions centrales que le texte de Foucault soulève entre les lignes et à laquelle le philosophe ne répond pas, avec celle concernant la manière dont une conception de l’espace surgit et se développe jusqu’à devenir la forme spatiale d’une époque entière — nous essayerons de formuler quelques hypothèses à cet égard lorsque nous aborderons, dans le troisième chapitre, l’impact de l’avènement, du développement et de la diffusion de la culture numérique sur notre conception conception de l’espace. Dernièrement, relire l’histoire foucaldienne de l’espace à la lumière de la conception jakobsonienne de la dominante nous permet aussi de développer une double approche : d’une part, on pourrait envisager chaque époque selon plusieurs angles, en en identifiant les éléments spécifiques qui la composent, les détailler et les analyser et, de l’autre, mettre en perspective et de manière transversale et diachronique ces éléments afin non seulement d’en étudier les continuités, les ruptures et les évolutions, mais aussi de repérer des thématiques communes qui parcourent les différents types d’espaces.

La production de l’espace

Si dans le paragraphe précédent nous avons montré que la réflexion foucaldienne sur l’espace peut être élargie au-delà des intentions qui animaient le philosophe français, il est maintenant nécessaire de préciser notre perspective. Comme nous l’avons discuté plus haut, chaque époque peut faire l’objet de plusieurs types différents d’analyse : par exemple, l’on pourrait, et c’est en partie le cas de Foucault lui-même dans ses travaux successifs, étudier les configurations de pouvoir que chaque organisation spatiale rend possible ou étudier les représentations de l’espace que chaque époque se donne dans les arts, dans la littérature ou dans la géographie. Une autre approche possible consisterait dans l’analyse transversale d’un élément spatial, majeur ou mineur, à travers plusieurs époques, en étudiant ses changements historiques — par exemple, tracer les changements des rapports entre villes et périphéries au fil de l’évolution des paradigmes spatiaux ou encore se concentrer sur les mutations que la pratique cartographiques a connues dans l’histoire, comme le fait par exemple John Pickles(Pickles 2004).

Tirant profit de ces deux approches possibles pour l’étude des spatialités, notre démarche s’en distingue pour son but, qui est à son tour orienté sur deux axes distincts : d’une part, ouvrir une réflexion sur le rapport entre littérature et espace et, de l’autre, mettre en place une tentative de mise à jour, pour ainsi dire, de la typologie foucaldienne. Pour ce faire, nous allons choisir, parmi les différentes clés de lecture possibles, une qui nous semble particulièrement riche : la dominante à travers laquelle nous irons par la suite structurer notre analyse répond à deux questions bien précises, à savoir comment un espace se produit-il ? Qui produit cet espace ? Il s’agit là, comme nous le montrerons dans la suite de notre argumentation, d’une question, celle concernant la production de l’espace, qui est au cœur, fondatrice même, de l’époque spatiale que Foucault caractérisait d’emplacement, époque que l’on identifie désormais avec l’expression tournant spatial. À l’origine de cette période, qui peut-être tire à sa fin aujourd’hui, en fait, il y a — c’est globalement reconnu — la parution du livre La production de l’espace — œuvre qui fera l’objet d’analyses approfondies plus loin dans ce chapitre — du philosophe français Henri Lefebvre en 1974. L’approche révolutionnaire à la question de l’espace ainsi que les réflexions novatrices développées dans cet ouvrage influenceront le domaine des études spatiales en Amérique du Nord et en France, par le biais de la réception de la pensée lefebvrienne chez des auteurs comme Edward W. Soja, Fredric Jameson aux États-Unis et toute une génération de chercheur.e.s impliqué.e.s dans le renouvellement de la géographie sociale et critique en France[^10], ainsi que la manière dont nous concevons l’espace jusqu’à nos jours. De plus, le choix d’aborder l’espace par le biais de la question de sa production nous permet de mettre en évidence une différence qualitative fondamentale dans les trois époques spatiales individuées par Foucault et ainsi mieux baliser la suite de notre analyse : si chaque époque a ses instances productrices spécifiques de l’espace, seulement dans l’âge contemporaine — à savoir celle caractérisée par la forme spatiale de l’emplacement — les êtres humains et leurs activités jouent un rôle actif. Si l’on considère, en fait, de plus près les caractéristiques des autres époques, l’on s’aperçoit de la passivité de l’instance humaine dans le processus menant à la définition de la spatialité[^11]. Dans le cas de la localisation, forme spatiale de l’Antiquité et du Moyen Âge, par exemple, nous avons vu que l’espace se distribue de manière tout à fait « naturelle », suivant les dispositions dictées par l’essence ontologique des choses : des éléments naturels des présocratiques au Dieu chrétien créant ex nihilo le monde, en passant par le Démiurge platonicien et le premier moteur immobile d’Aristote, tout ce qui existe est créé ou ordonnée par des entités qui dépassent le monde humain et sur lesquelles les êtres humains n’ont aucune prise. Même lorsque l’on abandonne les niveaux métaphysiques et ontologiques de l’espace, les réflexions de Platon concernant la nature humaine ou la gestion politique au sens large de la cité idéale arrivent à la même conclusion : l’ordre terrestre est le réflexe d’un système plus grand basé sur des structures transcendantes, que les êtres humains ne maîtrisent pas.

En ce qui concerne la deuxième époque spatiale, celle de l’étendue, caractérisée par la pensée mathématique et physique de l’espace et de ses structures, le rôle de l’instance humaine dans le processus de façonnement de l’espace ne change guère. Pour trouver sa place dans le nouveau système spatial qui se dessine, l’être humain doit apprendre à maîtriser des techniques d’adéquation et de mimesis, ce que Galilée exprime très clairement lorsqu’il affirme que :

la philosophie est écrite dans ce livre gigantesque qui est continuellement ouvert à nos yeux (je parle de l’Univers), mais on ne peut le comprendre si d’abord on n’apprend pas à comprendre la langue et à connaître les caractères dans lesquels il est écrit. Il est écrit en langage mathématique, et les caractères sont des triangles, des cercles, et d’autres figures géométriques, sans lesquelles il est impossible d’y comprendre un mot. Dépourvu de ces moyens, on erre vainement dans un labyrinthe obscur.

Ce n’est qu’à partir de la troisième époque spatiale, celle de l’emplacement et de la contemporanéité, que, selon Foucault, les êtres humains comment à finalement pouvoir travailler l’espace, le prendre en main et y avoir une influence, bref à véritablement l’habiter. Même si Foucault ne fait qu’effleurer la question de l’espace dans une perspective humaine — son attention se porte sur la question des relations qui se tissent entre les éléments de l’emplacement —, les réflexions qu’il élabore à deux reprises sur ce sujet ouvrent des pistes de recherche très intéressantes et fécondes. D’abord, selon le philosophe français, si l’espace contemporain en est un qui se construit autour des relations de voisinage entre points ou éléments, alors et par conséquence la manière dont le mode spatial de l’emplacement se décline à l’égard des humains est de l’ordre de la gestion des ressources, matérielles et immatérielles, et de l’aménagement de l’espace — c’est une question politique au sens large :

D’une manière encore plus concrète, le problème de la place ou de l’emplacement se pose pour les hommes en termes de démographie; […] c’est aussi le problème de savoir quelles relations de voisinage, quel type de stockage, de circulation, de repérage, de classement des éléments humains doivent être retenus de préférence dans telle ou telle situation pour venir à telle ou telle fin. [^12]

Si cette « gouvernementalité » de l’espace contemporain — qui sera au centre de la réflexion foucaldienne successive — est présentée par Foucault comme une des conséquences de la nouvelle structuration spatiale, un court passage qui se trouve un peu plus loin dans le texte nous donne une indication précieuse quoique abrupte sur les causes qui sont à l’origine de ce changement de paradigme spatial :

L’œuvre — immense — de Bachelard, les descriptions des phénoménologues nous ont appris que nous ne vivons pas dans un espace homogène et vide, mais, au contraire, dans un espace qui est tout chargé de qualités, un espace qui est peut-être aussi hanté de fantasme ; l’espace de notre perception première, celui de nos rêveries, celui de nos passions détiennent en eux-mes des qualités qui sont comme intrinsèques. (Foucault 1994, 754)

L’apport spécifique des phénoménologues et de Bachelard, selon les mots de Foucault, réside en deux mouvements complémentaires : d’une part, refuser la conception physique d’un espace vide et homogène régit par les lois de la géométrie et de la mathématique en faveur d’un espace « chargé de qualités » et, de l’autre, mettre au cœur de cette nouvelle perspective l’être humain, avec sa perception, ses rêveries et ses passion. Pour le dire autrement, le nouvel espace contemporain se distingue fondamentalement de celui des autres époques non seulement parce qu’organisé autour des relations entre ses éléments, mais aussi et surtout parce que ces dernières ont un caractère sensible et se déploient à l’échelle humaine[^13]. Si ces réflexions nous ont permis de montrer en quoi, selon nous, il y a une coupure qualitative entre emplacement d’une part et localisation et étendue de l’autre, les questions soulevées plus haut — qui produit l’espace ? comment un espace se produit-il ? — demeurent ouvertes : bien que l’analyse de Foucault nous ait montré l’importance d’une reconsidération du rôle des êtres humains dans l’organisation de l’espace, elle ne nous en dit pas davantage[^14]. Au-delà de ses limites, l’argumentation foucaldienne a le mérite d’identifier, de conceptualiser et d’exposer très clairement l’espace dans son historicité, les caractéristiques principales de ses déclinaisons et d’en saisir les enjeux sociétaux au sens large, surtout lorsqu’il parle de la contemporanéité[^15] : lorsque le philosophe français caractérisait son temps comme « l’époque de l’espace », il était, sans le savoir, en train de donner une clé de lecture qui allait marquer profondément la vision de l’espace, contribuant de façon décisive à la naissance d’un ample mouvement théorique que l’on appellera par la suite tournant spatial.

Le tournant spatial

Après avoir discuté le texte de Foucault dans le premier paragraphe de ce chapitre et montré, en s’appuyant sur le concept de dominante de Jakobson, en quoi, à notre avis, l’époque contemporaine se distingue des autres en ce qui concerne la production de l’espace, il s’agit maintenant de voir de plus près comment cette époque — celle du tournant spatial — conçoit l’espace et sa production. Avant de nous lancer dans une telle réflexion, il nous semble nécessaire faire un pas à côté pour préciser certaines caractéristique de ce mouvement théorique. Lorsque l’on abord la notion de tournant spatial, en effet, on se retrouve face à plusieurs problématiques structurelles inhérentes à ce courant bariolé — problématiques que nous allons maintenant analyser très brièvement pour mieux contextualiser notre démarche. Pour ce faire, nous les regrouperons en deux ordres spécifiques : la question de la définition de l’expression « tournant spatial » — qu’est-ce que le tournant spatial ? — et celle de son origine — d’où cela vient ?

Si le discours sur l’origine du tournant spatial est assez complexe et stratifié — nous le verrons plus loin —, celui sur sa définition s’avère être plus simple, malgré un manque de linéarité dû à des caractéristiques structurelles. Étant donné, en fait, l’ampleur de ce mouvement théorique recouvrant, du moins nominalement, l’ensemble des sciences humaines et sociales, il n’y a pas de définition précise et univoque[^16]. Si chaque domaine envisage différemment les thématiques et les enjeux liées à l’espace, ainsi que le sens à donner au mot espace tout court comme souligné par Mike Crang et Nigel Thrift — « different disciplines do space differently. For example, in literary theory, space is often a kind of textual operator, used to shift registers. […] And in all disciplines, space is a representational strategy(Crang et Thrift 2000, 1) » —, les chercheur.e.s ont cependant trouvé un terrain d’entente autour d’une définition très large, qui ne varie pas beaucoup d’un.e auteur.e à l’autre. Ainsi le tournant spatial serait-il un « mouvement transdisciplinaire portant une attention plus grande à l’espace dans l’étude des phénomènes sociaux et humains(Puget, s. d.) », « l’émergence d’un paradigme spatial dans les sciences sociales qui a mis en évidence des phénomènes, des dynamiques, des répartitions échappant à d’autres types d’appréhension(Jacob 2014) » ou encore un changement de paradigme « much more substantive, involving a reworking of the very notion and significance of spatiality to offer a perspective in which space is every bit as important as time in the unfolding of human affairs(Warf et Arias (edt) 2008, 1) ». Si ces définitions générales ont pour but de batîr un cadre assez large pour pouvoir englober des pratiques et des disciplines différentes à l’intérieur d’un domaine commun en voie de constitution — celui des études spatiales —, l’on trouve également des auteur.e.s en donnent d’autres déclinaisons poursuivant des objectifs différents, très souvent liés aux besoins spécifiques de ces cheurcheur.e.s de se démarquer ou de se revendiquer d’une tradition de pensée. Ainsi avons-nous des chercheurs comme Denis Cosgrove qui proposent, en faisant écho aux réflexions de Foucault, d’inscrire de façon explicite le tournant spatial dans une filiation post-structuraliste : « [a] widely acknowledged “spatial turn” across arts and sciences corresponds to post-structuralist agnosticism about both naturalistic and universal explanations and about single-voiced historical narratives, and to the concomitant recognition that position and context are centrally and inescapably implicated in all constructions of knowledge(Cosgrove 1999, 7) » ou comme David Harvey qui essaient de situer le tournant spatial dans le contexte plus large de la théorie critique et sociale d’influence marxiste en affirmant que « the geographical imagination is far too pervasive and important a facet of intellectual life to be left alone to geographers(Harvey 1995, 161) ». Quel qu’il soit l’angle de lecture envisagé par tel ou tel autre auteur.e., les éléments communs autour desquels penser une définition du tournant spatial demeurent, à notre avis, essentiellement deux, à savoir son caractère constitutivement multidisciplinaire et une considération de l’espace en tant qu’acteur fondamental des processus humains et sociaux à part entière — et non seulement de ceux géographiques[^17].

Nous retrouvons le même consensus généralisé — ainsi que le même degré d’indétermination — autour de la définition du tournant spatial lorsqu’il s’agit d’aborder le premier volet de la question de l’origine de ce phénomène : celui chronologique. Exercice compliqué pour tout mouvement théorique, individuer la naissance — qu’elle soit liée à une année, à un penseur ou à une œuvre — du tournant spatial s’avère particulièrement difficile voire impossible. Non seulement ce courant oppose une résistance à toute tentative d’uniformisation en s’appuyant moins sur une autorité singulière que sur ce que les chercheurs ont défini un « processus de convergence(Guldi, s. d.) » de plusieurs langages, méthodologies, figures, etc. mais, en plus, la nature foncièrement hétéroclite des approches individuelles des ses représentants — ainsi que le fait qu’ils ne partagent pas forcément la même formation ni les mêmes horizons théoriques — contribue à la difficulté de circonscrire une origine ponctuelle du mouvement. Ainsi le tournant spatial n’a-t-il pas les mêmes sources d’inspiration, les mêmes trajectoires ou les mêmes références pour les historiens et les littéraires, les géographes et les économistes. Même si ses les réflexions et les pratiques des chercheur.e.s qui en ont influencé la naissance puissent être retracées jusqu’à la fin du XIXe siècle(Guldi, s. d.), il est couramment admis que le tournant spatial à proprement parler a eu lieu dans les années 1960 et 1970, suite à la diffusion des analyses sur l’espace d’un ensemble d’auteurs dont parmi les plus importants nous trouvons Michel Foucault, Gaston Bachelard, Henri Lefebvre, Paul Virilio et Michel de Certeau. Si dans aucun des travaux de ces auteurs, chacun mobilisant sa propre perspective théorique et son propre outillage méthodologique — de la sociologie à la philosophie, de la science politique à la critique sociale, de la littérature à l’architecture —, l’on ne trouve ni une référence explicite à un changement majeur de paradigme ni une formulation exprimant la conscience d’une reconfiguration en train de se faire dans le savoir contemporain — à l’exception peut-être du texte Des espaces autres de Michel Foucault dont nous avons parlé au début de ce chapitre —, ce sont plutôt la variété et l’accumulation des réflexions développées au sein de ce milieu qui ont contribué de façon déterminante à l’ouverture à une nouvelle manière de concevoir, regarder et interpréter l’espace dans l’ensemble des sciences humaines et sociales.

La deuxième ligne de tension chronologique dans l’histoire du tournant spatial se creuse autour de la fin des années 1970 et le début des années 1980 et produit, assez ironiquement d’ailleurs, une fracture géographique dans les études spatiales. Les idées et les intuitions développées par la première génération — française — du tournant spatial traversent l’océan Atlantique dans un mouvement plus général et plus large de récupération et adaptation au milieu culturel américain imprégné de postmodernisme des travaux et des réflexions d’un bon nombre de penseur.e.s français.e.s — phénomène connu sous le nom de French Theory(Cusset 2003). Au-delà des difficultés et des polémiques liées à cette migration de la pensée française des années 1960 et 1970 aux États-Unis ainsi qu’à son appropriation de la part des intellectuels américains, la discussion desquelles nous amènerait trop loin de notre sujet[^18], les conséquences du voyage transatlantique du tournant spatial qui nous intéressent peuvent se résumer en deux points : d’une part, sa légitimation et, de l’autre, sa subordination au post-modernisme critique américain. Si les auteurs — français — de la première vague avaient jeté les bases pour la naissance du tournant spatial sans avoir pour autant développé une véritable vision globale et collective du phénomène, ce sont les chercheurs — américains de naissance, de formation ou d’évolution intellectuelle — de la deuxième qui adoptent une approche considérant l’ensemble des réflexions et des méthodologies des premiers comme un tout unitaire — à tort ou à raison — pour en venir à l’idée d’un changement de paradigme à part entière. Des auteurs comme Edward W. Soja, Fredric Jameson ou David Harvey (né en Angleterre mais enseignant aux États-Unis), chefs de file du mouvement critique américain des années 1980, reprennent les analyses des auteurs français, notamment Henri Lefebvre(Revol 2012), en les croisant avec une théorie globale de la société — le marxisme critique post-moderniste du New Criticism, afin de développer leur propres perspectives sur l’espace en tant qu’objet social. Ce faisant, si d’une part ils nivellent les différences entre les approches, les méthodologies et les objets, de l’autre ils contribuent à la création d’un corpus de référence et à la prise de conscience de la nouveauté paradigmatique ou épocale représentée par ce nouveau mode de concevoir et étudier l’espace. L’établissement d’un canon pour le tournant spatial par les chercheurs américains permet certes de revendiquer l’institutionnalisation académique du tournant spatial, voire même sa véritable naissance, mais il soulève également des problématiques communes à tout acte fondateur de la sorte — choix d’auteurs arbitraire ou partial, répondant à des besoins d’ordre non-scientifique, suivant des critères personnels, etc. Dans l’économie de la première partie de cette thèse, visant à problématiser et à réfléchir au rôle de la littérature au sein du tournant spatial et, plus globalement, dans la production de l’espace, nous allons maintenant focaliser notre attention sur une de ces problématiques théoriques liées à l’institutionnalisation du tournant spatial dans la version américain : l’arrière-plan marxiste généralement partagé par les représentants de cette deuxième génération qui informe leur vision des études spatiales et en influence également la réception future. Nous aurons manière de traiter de manière plus approfondie cette question lors de notre analyse de l’œuvre d’Henri Lefebvre, qui est d’ailleurs le penseur qui a le plus influencé cette génération ; pour le moment, il suffit de mettre en évidence qu’en prolongeant les réflexions sur l’espace entamées par le philosophe français et en les croisant avec le courant post-moderniste, les chercheurs américains adoptent des approches à l’étude de l’espace qui en font moins un sujet à part entière qu’un élément de passage vers une théorie générale de l’époque post-moderne. Si d’une part le développement des études spatiales américains dans ce contexte culturel spécifique a comme conséquence la prise de conscience d’un nouveau paradigme dans le savoir et la naissance des démarches spatiales critiques (géographie critique, cartographie critique, etc.)[^18a], de l’autre il contribue à creuser un écart avec la tradition instaurée par les penseurs français de la première génération qui, eux, considéraient l’espace comme une problématique à part entière — même s’il est rarement au cœur de leur réflexion[^19].

Une autre ligne de tension qui opère au sein du tournant spatial et qui en influence la réception et l’évolution se forme en Amérique du nord pour des raisons historiques avant de s’élargir à l’ensemble de la communauté savante : c’est une ligne de tension qui place la naissance du tournant spatial sous deux perspectives fort différentes. Si d’une part nous avons une lignée franco-américaine qui voit ce changement de paradigme comme l’effet de l’émergence et la reconfiguration d’un nouvel ensemble d’enjeux sociétaux, politiques et culturels au sens large, de l’autre l’invention et le développement du GIS, Geographic Information System, et de l’informatisation de la pratique géographique sont vues comme les événements qui déclenchent une véritable révolution dans la manière de concevoir et étudier l’espace, comme le soutiennent de manière assez nette David J. Bodenhamer, John Corrigan et Trevor M. Harris : « GIS lies at the heart of this so-called spatial turn(Bodenhamer, Corrigan, et Harris 2010, vii) ».

La dichotomie culture-technologie, si l’on veut utiliser ces deux termes pour rendre compte de cette diversité d’approches au même sujet, au lieu de s’estomper au fil du temps et de l’intégration des outils et des technologies numériques dans les pratiques savantes et dans les usages quotidiens, se trouve revigorée dans l’époque contemporaine dans laquelle la relation entre technologie et espace est devenue très complexe : géolocalisation, traçage, données massives liées aux déplacements, urbanisme numérique, etc[^20]. Si, au début, le questionnement du rôle des technologies dans le façonnement de l’espace demeure quelque peu minoritaire, notamment chez les auteurs de la première génération, à l’exception notable de Paul Virilio, aujourd’hui la situation est un peu différente au point qu’un géographe social comme Michel Lussault ressente le besoin de mettre en garde contre une utilisation massive et acritique des technologies numériques lorsqu’il affirme qu’il « ne faudrait pas que, sortant peu à peu de leur fascination pour la carte, les géographes tombent dans une autre sidération : celle de l’imagerie numérique des SIG(Lussault 2007, 71) ».

Cette contextualisation sommaire que nous venons de faire n’a aucunement intention de tracer une histoire du tournant spatial, ni d’en définir les enjeux en entier — ce qui serait bien au-delà de la portée de ce travail et des nos compétences —, mais plutôt elle nous est fonctionnelle, dans sa brièveté, pour mettre en évidence quelques tensions inhérentes au tournant spatial. Parmi celles-ci — définition, origine, multidisciplinarité, marxisme spatial post-moderne et dualité technologique-culture —, plus spécifiquement, les deux dernières s’avèrent particulièrement problématiques lorsque nous sommes confrontés à l’étude de ce mouvement d’un point de vue littéraire — ce que nous aborderons par la suite dans ce chapitre, dans le suivant et dans le troisième qui seront respectivement consacrés à la discussion de la perspective marxiste à l’égard du tournant spatial et ses conséquences théoriques, à l’analyse du rapport entre littérature et espace et à l’étude du lien entre espace et technologies numériques.

Si nous allons maintenant nous intéresser de plus près à la perspective marxiste dans ce contexte, c’est parce que nous pensons que son impact sur la naissance et sur les développements du tournant spatial n’est pas comparable à celui des autres approches qui y ont été mobilisées par les chercheur.e.s, du moins d’un point de vue historique. De plus, dans la partie suivante, nous essayerons de montrer plus spécifiquement comment cette approche entraîne des conséquences majeures — et de quelles conséquences nous parlons — dans le rapport entre littérature et études spatiales. En effet, parler de la contribution de l’approche marxiste à l’étude de l’espace dans les décennies 1960-1980 équivaut non seulement à parler d’une perspective très féconde qui a essayé d’aborder les questions spatiales avec un système théorique plus ou moins cohérent et unitaire, mais aussi de celle qui a, peu ou prou, initié le tournant spatial lui-même et donné le ton aux études spatiales suivantes. Parmi les travaux des auteurs français de le première génération, c’est la réflexion entamée par Henri Lefebvre, philosophe français de formation marxiste, dans les années 1960-1970 et touchant son sommet avec la publication de l’ouvrage La production de l’espace en 1974 qui contribue de façon fondamentale au développement des nouvelles manières de concevoir et étudier l’espace en tant que sujet social à part entière(Revol 2012 ; Busquet et Garnier 2011).

Henri Lefebvre. Pour une pensée concrète de l’espace.

Penseur extrêmement prolifique — une soixantaine de livres publiés au cours d’une longue vie intellectuelle — et aux intérêts et approches multiples — de la sociologie à la philosophie, de l’urbanisme à l’histoire, de la politique à la littérature —, militant politique dans le Parti communiste et inspirateur du Mai 1968, Henri Lefebvre, né en 1901 et mort en 1991, a su traverser un siècle, le vingtième, très dense en faisant évoluer sa pensée sous l’impulsion des mouvements intellectuels, sociaux et politiques qui ont caractérisé cette période historique.

Diplômé en philosophie à la Sorbonne, c’est lors de ses études universitaires qu’il rencontre la pensée marxiste — et l’activisme politique —, pensée qui structurera et accompagnera tout le long l’évolution intellectuelle de Lefebvre : si, dans sa carrière, il se confronte avec des disciplines et des sujets d’études fort varié.e.s, le cadre méthodologique dans lequel il se meut reste solidement ancré dans la tradition marxiste, lui fournissant les outils critiques et théoriques à travers lesquels déployer ses analyses. Après une première phase — commencée avec la publication en 1934 du livre Morceaux choisis de Karl Marx, écrit avec Norbert Guterman — consacrée à la confrontation avec les classiques de la philosophie et la pensée marxiste, c’est en 1947 que la réflexion de Lefebvre entame un virage méthodologique et thématique se dirigeant vers ce que le philosophe français appelle la « sociologie de la vie quotidienne(Lefebvre 1947) ». Cette ouverture à un autre domaine, qui sera partie intégrante de sa production future, comme témoignent les nombreux livres consacrés à ce sujet(Lefebvre 1961, 1968, 1981), a ses racines dans la conviction, partagée par les intellectuels marxistes de l’époque, que « la révolution prolétarienne devait s’accompagner d’une réforme agraire, d’une mécanisation du travail agricole et d’une collectivisation des terres(Paquot 2009) » et que donc le mouvement marxiste se doit de regarder de plus près les conditions de vie concrètes des individus auxquels il s’adressait. Ainsi le besoin de tester le marxisme sur le terrain amène-t-il Lefebvre vers l’étude empirique des phénomènes sociaux, notamment dans les régions rurales françaises, comme les Pyrénées, et étrangères. C’est à l’intérieur ce cadre informé par les problématiques classiques de la théorie marxiste, orienté vers une analyse sociologique et attentif aux processus sociaux que le philosophe français commence à prendre conscience de l’émergence d’une question plus vaste, à savoir l’urbanisation généralisée de la société — ou la « révolution urbaine », pour citer le titre d’un de ses ouvrages(Lefebvre 1970).

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