Usages et enjeux des graphies en scène à l’heure des outils numériques
Les cas de Dom Juan_uncensored et de Petit guide pour disparaître doucement
Émilie Coulombe
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2019/12/11
Depuis la publication du Théâtre postdramatique de Hans-Thies Lehmann (2002), on répète ad nauseam que l’art théâtral s’émancipe du texte, certains chercheurs allant jusqu’à soutenir que l’écriture s’absente des scènes théâtrales. Pourtant, l’intégration des technologies numériques aux plateaux contemporains a permis aux « graphies en scène » de se multiplier. Entre autres répercussions, ces écritures, trop souvent interprétées comme des réanimations nostalgiques des textes imprimés sans considération pour le changement de support, entraînent une « complexification de l’énonciation théâtrale ». En ce sens, dans une perspective intermédiale nourrie à l’histoire des supports et à la théorie théâtrale, ce travail a pour but d’analyser les usages et enjeux des écritures mises en scène dans les spectacles Dom Juan_uncensored (2012) de Marc Beaupré et Petit guide pour disparaître doucement (2016) de Félix-Antoine Boutin en portant une attention particulière aux interactions qui les lient aux comédiens.
théâtre québécois ; graphies en scène ; outils numériques ; projections ; énonciation ; Félix-Antoine Boutin ; Marc Beaupré

Usages et enjeux des graphies en scène à l’heure des outils numériques : les cas de Dom Juan_uncensored et de Petit guide pour disparaître doucement

Depuis la publication du Théâtre postdramatique (Lehmann 2002), on répète ad nauseam que l’art théâtral s’émancipe du texte, certains chercheurs allant jusqu’à soutenir de façon provocatrice que « [l]a scène théâtrale [d’aujourd’hui] est le lieu où le texte s’absente » (Danan 2018, 7). Pourtant, l’intégration des technologies numériques à la scène, au courant des années 1990 (Larrue 2019, 24), a permis aux « graphies en scène », définies comme « des écritures [qui] refont leur entrée dans les théâtres sous des formes graphiques […] [alors] que la mise en scène dispos[e] désormais [d’]outil[s] visuel[s] supplémentaire[s] » (Ryngaert et Martinez 2011, 5‑6), de se multiplier1. Entre autres répercussions, ces écritures, trop souvent interprétées comme des réanimations nostalgiques des textes imprimés sans considération pour le changement matériel de support2, entraînent une « complexification de l’énonciation théâtrale » (David et Jacques 2008, 10). La prise en charge du « texte premier3 », anciennement réservée à l’acteur, devient notamment partagée entre plusieurs énonciateurs. En ce sens, dans une perspective intermédiale nourrie à l’histoire des supports et à la théorie théâtrale, j’étudierai les usages et enjeux des écritures mises en scène dans les spectacles Dom Juan_uncensored (2012) de Marc Beaupré et Petit guide pour disparaître doucement (2016) de Félix-Antoine Boutin. Le théâtre étant un hypermédia4, plusieurs formes d’écriture s’y interdéterminent invariablement : on y distingue souvent, entre autres, une chorégraphie qui s’encre sur la scène au rythme des déplacements, une partition musicale et/ou sonore qui se donne à entendre, une scénographie, et même si je décidais de réfléchir exclusivement aux systèmes d’écriture relevant de l’alphabet français, leurs supports seraient trop nombreux et distincts pour être analysés de manière approfondie dans l’espace qui m’est imparti. Dans Petit guide pour disparaître doucement, par exemple, les mots sont tour à tour projetés, inscrits à la main sur des feuilles de papier que les interprètes sortent de leurs poches de pantalons pour mieux lire à voix haute, brodés dans le revêtement textile du plancher de scène ou encore donnés à entendre par des voix préenregistrées. Avant d’aller plus loin, il convient donc de préciser que, dans le cadre du présent travail, je me concentrerai sur les écritures programmées pour être projetées sur les décors par des vidéoprojecteurs reproduisant des sources informatiques. Je ferai ainsi un usage étendu du terme « graphie5 », que je concevrai comme une représentation discrète – alphabétique et/ou iconique – faisant advenir une partie du décor comme support scriptural grâce à un instrument d’optique connecté à un ordinateur. Deux mouvements principaux organiseront en ce sens ma démarche : je m’intéresserai d’abord aux supports des graphies, puis aux rapports qu’elles entretiennent avec la parole des comédiens, ce qui me permettra notamment d’aborder leur incidence sur le jeu actorial. À terme, l’étude des relations entre ces nouvelles présences de la scène numérique et les acteurs devrait permettre de déjouer les oppositions (parole/écriture, présence/absence ou encore mouvement/fixité) qui ont longtemps structuré la vision de l’écriture théâtrale.

Qu(o)i sur qu(o)i : les supports des graphies

Petit guide pour disparaître doucement

Petit guide pour disparaître doucement est une pièce de théâtre écrite, illustrée, mise en scène et interprétée par Félix-Antoine Boutin. Ayant pour thème principal la disparition, elle met en scène un « moi » (Boutin 2016, 1 min. 38), qui rencontre un « toi » (21 min. 54) pour mieux devenir un « autre » (33 min.) avant d’esquisser un « nous » (39 min. 27) qui aboutit dans « l’exil » (43 min. 09), ce qui mène à « la nostalgie » (48 min. 25) et à « l’absolu » (51 min. 10). Concrètement, l’interprète et neuf figurants – seulement présents à la fin du spectacle – mettent au jour une série de disparitions, « une histoire de deuils éblouissants » (Boutin 2017, 197), qui fondent progressivement l’identité du sujet dans ce qui l’entoure jusqu’à l’estomper. Paradoxalement, l’écriture occupe une place centrale sur cette scène de l’éphémère et de la dissolution, et il importe donc d’analyser les deux surfaces principales qui l’accueillent.

D’une part, un chevalet sur pieds – qui évoque un tableau à dessins –, orné d’une feuille de papier blanc d’environ 1 mètre de hauteur par 50 cm de largeur, est disposé à l’avant-scène, du côté jardin. La lumière du vidéoprojecteur sur sa surface le transforme, au fil du spectacle, en « écran[, e]space abstrait, prélevé arbitrairement sur l’apparence du réel, que détermine la double convention d’une étendue continue et d’observateurs situés tous à une distance égale de sa surface » (Christin 1995, 17). Dans la première moitié de la représentation, bien qu’elles ne contiennent aucun mot, des graphies que l’on pourrait dire « de création » (Christin 1995, 22), constituées de petits bonhommes, de flèches, de traits pointillés, de lignes courbes et rhizomatiques, d’ossatures ébauchées de maisons et, parfois, dans les crayonnages plus symétriques, des lettres A et B – qui participent dans ce cas précis entièrement de l’image –, sont projetées sur ledit chevalet :

Exemple d’inscription réalisée par Félix-Antoine Boutin / ©Créationdanslachambre

Au total, vingt-sept inscriptions du genre sont données à voir au cours de la performance. Face à ces crayonnages noirs et bleus, le spectateur peut librement faire son cinéma. Peut-être décryptera-t-il que, plus le spectacle avance, plus les bonhommes rappelant l’humain se font rares, et ce jusqu’à disparaître complètement des croquis. Peut-être y lira-t-il aussi une progression répondant à celle qui est portée par la parole de l’interprète, puisque tout « voisinage […] colore par des effets d’irradiation […] les éléments qu’il met en contact » (Christin 1995, 55). Quoi qu’il en soit, ces marques graphiques s’apparentant à des dessins d’enfants ne peuvent être décodées avec assurance, entre autres parce que leur lecture ne repose pas sur un rapport monovalent signifiant/signifié. Chaque image dessinée par Boutin sur une feuille blanche a d’abord été numérisée par l’auteur-metteur en scène, puis travaillée sur Photoshop (retrait du fond, création de fichiers PNG, etc.) avant d’être reportée dans QLab. Données à voir l’une à la suite de l’autre lors du spectacle, elles paraissent isolées, indépendantes, l’arrivée d’une nouvelle inscription sur la surface remplaçant la précédente. Ces modalités particulières de projection, qui forcent un certain rythme de lecture, sont bien loin de donner l’impression, comme l’avançait André Leroi-Gourhan, que l’écriture est « le système qui assure à la société la conservation permanente des produits de la pensée individuelle et collective » (Leroi-Gourhan 1964, 261. Je souligne). Effaçant d’emblée celle qui la précède, perdue de vue dès qu’une nouvelle s’ancre sur le chevalet, la graphie-dessin ne s’affiche pas pour stabiliser un état du savoir. Mouvante et dynamique, elle performe la disparition qui est au coeur thématique de la mise en scène, embrassant des fonctions plus dialogique et décorative que d’inscription dans la durée.

D’autre part, le mur noir du fond de la scène finit également par exister comme support d’inscription. Si le public peut très bien l’ignorer au début du spectacle, la projection de graphies sur sa surface le transforme après coup en espace lisible, en espace à décoder. Ce sont des diapositives PowerPoint de fond noir – dont l’affichage est contrôlé à partir d’un portable MAC disposé sur le sol du plateau avant même l’entrée en scène du performeur – qui conditionnent le format des graphies. Dans les premières minutes du spectacle (1 min. 35 à 3 min. 30), Boutin-acteur contrôle le rythme de leur projection en appuyant sur les touches de son ordinateur, mais un régisseur le relaie rapidement. Sur le support mural, l’écriture se manifeste dans divers arrangements typographiques. Les didascalies et titres de tableaux sont présentés en blanc dans une police en italique de taille réduite qu’on peine, par moments, à déchiffrer. Une police de caractères jaunes, plus carrée et manifeste, incarne une voix narrative centrale, alors qu’une autre d’apparence manuscrite, cette fois bleutée, donne à lire des commentaires qui s’inscrivent le plus souvent dans un temps second, comme en réponse aux graphies jaunes ou au texte énoncé oralement par l’acteur. Par exemple, à la quatrième minute du spectacle, Boutin-acteur dit : « Je suis seul devant vous ». À peine un instant plus tard, l’indication bleue « Devant toi, en fait » apparaît sur le mur du fond, répond à l’interprète, apporte des nuances, en encadre les propos. Les différentes couleurs et polices, l’image au fondement de l’écrit, en viennent ainsi à créer un « texte second6 » faisant émerger des voix distinctes qui dialoguent entre elles à l’intérieur du spectacle.

Dans les trente-quatre premières minutes de la représentation, les graphies appartenant au système alphabétique français, que le public est en mesure de décoder aisément, s’inscrivent donc au centre de la scène, alors que les inscriptions indicibles, elles, sont données à voir sur le chevalet. Or, un renversement s’opère à la trente-cinquième minute, juste après l’installation d’un microphone devant une maison de papier par Boutin-acteur. Au moment où une nouvelle voix féminine et préenregistrée est entendue – celle de la maison devenue personnage qui « parle » –, les dessins gagnent le centre visuel de la scène, le mur du fond, et l’écriture alphabétique est reléguée sur le tableau blanc. Voici une illustration du renversement. Cet échange surprenant de supports au deux tiers du spectacle, cette sortie des graphies de leur surface de projection originale, en confirmant que l’espace est une condition commune de leur existence, leur confère une agentivité surprenante qui modifie le regard du public à leur égard. En effet, la projection des croquis sur le mur du fond les rend plus immédiatement visibles, alors que les phrases du système alphabétique, données à voir dans un format forcément plus petit, ne constituent plus le point de fuite de la scénographie une fois sur le chevalet. Je me suis d’ailleurs surprise à accorder plus de signification aux dessins, à voir en eux les jalons d’une forme de narrativité, à partir du moment où j’ai pu les regarder sur le mur du fond, comme si le seul fait d’être inscrits au milieu de la scène, dans un espace plus grand, leur attribuait un pouvoir communicationnel plus important que la fonction à laquelle ils étaient voués à l’origine. Le changement de support rappelle ainsi que l’intérêt plus ou moins sérieux que le public accorde à un ensemble de signes est en partie déterminé par le degré d’attention sollicité par ce fond. Loin d’être inamovible, figée irrémédiablement dans un support, l’écriture se présente comme étant plastique dans Petit guide pour disparaître doucement.

Dom Juan_uncensored

Quant à l’auteur, acteur et metteur en scène Marc Beaupré, il réinvestit, avec son Dom Juan_uncensored (Beaupré 2012), le célèbre mythe du séducteur à l’époque des médias sociaux. Sur scène, des segments de la pièce de Molière et de l’opéra Don Giovanni de Mozart, des extraits musicaux du libertin modernisé en DJ arrogant et irrévérencieux, des répliques des personnages et des tweets se répondent dans un ensemble par moment chaotique. Les comptes Twitter créés pour l’occasion7 et le hashtag « #djxxx », popularisé dès la première représentation, deviennent les principaux moteurs de la communication. Dans ce spectacle, une seule surface accueille les graphies projetées, soit le mur noir d’arrière-scène du Théâtre La Chapelle. Relayant le fil des nouvelles Twitter, le mur, plus grand que les interprètes, devient le support de consignation qui permet à l’écriture de s’incarner physiquement dans des dimensions imposantes. Face à elle, les interprètes paraissent petits, presque soumis.

Mur d’arrière-scène transmettant le fil de nouvelles Twitter dans la mise en scène de Marc Beaupré / © Benoît Beaupré

C’est surtout au personnage de la sténographe judiciaire (xxx_lasecretaire) que revient le rôle de composer des tweets résumant les principales étapes de l’histoire. Assisse à l’arrière-scène, du côté jardin, elle rédige à partir d’un ordinateur portable MAC équipé d’une connexion Internet et de câbles de branchement permettant la projection. C’est donc sur un écran d’ordinateur que prennent forme et s’organisent la plupart des graphies de Dom Juan_uncensored. Or, au fil de la représentation, il arrive aussi qu’en recourant à leur téléphone cellulaire, les autres acteurs/personnages (Don Juan, Dona Elvire, Sganarelle et Don Carlos en tête), voire certains spectateurs ou utilisateurs du réseau social, tweetent des commentaires. La nature des publications reliées au hashtag « #djxxx » est donc triple : elles peuvent être des répliques d’abord mémorisées et énoncées à voix haute par les acteurs, puis résumées via Twitter par la sténographe, des tweets métathéâtraux rédigés par les acteurs/personnages8 ou encore des tweets de spectateurs/utilisateurs de la plateforme. Dans tous les cas, les scripteurs devaient faire montre d’un esprit de synthèse, puisque le formatage sémio-technique du réseau social accueillait des messages d’un maximum de 140 caractères en 2012, ce qui était idéal pour reproduire un échange de type conversationnel.

Les graphies projetées dans les deux spectacles se trouvent donc aussi conditionnées distinctement par leur support original (feuilles de papier blanc, logiciel PowerPoint, réseau social Twitter). À titre d’exemple, les croquis inscrits initialement sur du papier blanc par Boutin semblent épouser plus aisément les courbes et les diagonales de la surface que les graphies tapées dans PowerPoint. Le papier supporte une plus grande souplesse du geste que les diapositives du logiciel de présentation. Toutefois, PowerPoint offre une flexibilité d’affichage sur le plan rythmique, permet d’accueillir plus de caractères sur une même surface que Twitter ou encore de jouer avec la couleur et la taille des différentes polices d’écriture : « [Powerpoint] régit ce qui peut être exprimé et […] le fait, non par des règles syntaxiques situées au niveau de l’énoncé, mais par des contraintes de format et des propositions de découpage » (Jeanneret et Souchier 2005, 12). Les graphies étudiées se trouvent ainsi doublement inscrites, mais une fois passées de leur support original à l’écran du projecteur, elles s’arment toutes d’une logique spectaculaire. Sur le plateau, elles délimitent des espaces qui participent de la scénographie, embellissent des lieux, deviennent des décors d’inscriptions, et ne peuvent être séparées de l’idée d’une performance visuelle. À leur façon, Boutin comme Beaupré cherchent à réinjecter du visuel dans la conception de l’écriture théâtrale.

Le rapport des graphies à la parole actoriale

Les tenants d’une vision plus traditionnelle du théâtre imaginent et théorisent encore aujourd’hui un art qui « se fonde sur un texte, [qui] doit se faire oublier » (Danan 2018, 14) une fois sur scène. De fait, sans indications contraires, la parole scénique des acteurs est conçue et entendue comme une forme qui camoufle l’écriture préalable d’un dramaturge : « en attente de la scène, les mots agencés sur la page sont destinés à être joués, incarnés, représentés, mais en aucun cas montrés » (Ryngaert et Martinez 2011, 31). Or il n’est plus si sûr que l’énonciation9 et l’écriture des dramaturges entretiennent cette relation dans les spectacles qui m’occupent.

Petit guide pour disparaître doucement

Dans Petit guide pour disparaître doucement, l’écriture est bien loin de « se faire oublier » de la scène : si ce n’est du texte préécrit et mémorisé/préenregistré par Boutin, les autres réseaux d’écriture s’affichent telles des oeuvres d’art, s’exposent de façon plus ou moins synchrone avec la parole. À quelques reprises dans le spectacle, Boutin-acteur prononce ses répliques au moment même de leur projection sur le mur arrière (ex. à 8 min. 45). Les spectateurs peuvent alors percevoir simultanément les signes linguistiques inscrits et émis. Plus souvent qu’autrement, cela dit, les répliques affichées sur ce mur ne sont guère prononcées, échappant de la sorte à toute prise en charge vocale. C’est ainsi qu’à la dixième minute du spectacle, le comédien énonce à voix haute : « Je nomme ce qui a brûlé en moi et qui n’existe plus ». Or, bien que l’assistance soit placée dans une position d’attente, rien n’est donné à entendre. C’est par la lecture des graphies projetées sur le mur du fond que le public peut découvrir ce qui a brûlé chez l’acteur, comme « [s]a virginité trop souvent » (12 min. 09). L’écrit acquiert alors un statut autonome par rapport à la parole, ce qui n’est pas sans bousculer la vision traditionnelle de l’écriture théâtrale. À d’autres moments, les graphies sont montrées aux spectateurs avant que l’acteur ne les prenne en charge vocalement (ex. à 14 min. 23), « rompant ainsi le pacte grec où l’écriture était dissimulée » (Bauchard 2011, 72) dans un premier temps. Enfin, d’autres graphies, nommément les dessins qui sont projetés dans la première moitié du spectacle sur le chevalet, s’autonomisent de la langue. Accompagnant l’acteur au fil du spectacle sans incarner pour autant un reflet exact d’une idée ou d’une parole, ils installent plutôt une relation flottante, flexible, entre leur forme et leur sens. Ces croquis imprononçables se soustraient à la réalisation orale de l’acteur, voire à toute tentative de vocalisation interne du spectateur, puisqu’ils se dérobent à la transcription phonétique.

Cet entremêlement de différents réseaux d’écriture entretenant diverses relations avec la parole (négation, insubordination, contradiction, etc.) chez Boutin n’est pas sans rappeler la thèse centrale des recherches d’Anne-Marie Christin, spécialiste de l’histoire de l’écriture. Dans L’image écrite ou la déraison graphique, la chercheuse argumente éloquemment que l’écriture n’est pas née pour représenter la parole, qu’elle « est apparue, dans son étape initiale, comme un médium [ayant pour fondement l’image] dont il était évident qu’il se distinguait foncièrement de cette parole » (Christin 1995, 30). Ces rapports reconfigurés entre les graphies et la parole de l’acteur forcent évidemment les spectateurs à renouveler leur relation à la scène. Ne pouvant savoir à l’avance d’où ni quand l’écriture surgira, ne pouvant prévoir son agentivité, le public de Petit guide pour disparaître doucement se tient sur le qui-vive. L’écriture accède au rang de véritable protagoniste.

Il devient de la sorte impossible d’opposer les graphies, qui poussent à l’action, et la notion de présence, que les Grecs associaient exclusivement à la parole par opposition à l’écriture. Petit guide pour disparaître doucement confronte le public à des protocoles mouvants de mise en présence des graphies projetées qui les rendent particulièrement dynamiques, ce qui, évidemment, a des conséquences concrètes sur le jeu actorial. Boutin est, jusqu’à la séquence finale, le seul interprète présent sur scène. Ses prises de parole sont néanmoins peu nombreuses, toute une portion du texte imprimé étant prise en charge par les projections. Sa participation repose davantage sur une série de mouvements, sur une entrée dans divers mécanismes (il confectionne, par exemple, une maison de papier à l’aide d’une page déchirée d’un livre de Rilke pendant plus de trois minutes), que sur de longues prises de parole, ce qui s’avère caractéristique du tournant performatif10 qui a gagné les arts après la Deuxième Guerre mondiale (voir Fischer-Lichte 2004). Le public n’a pas pour autant l’impression que Boutin est apathique ou esseulé. Sa voix, lorsque donnée à entendre, s’enchâsse entre les répliques projetées sur le mur du fond et les graphies données à voir sur le chevalet. Le comédien regarde d’ailleurs souvent dans leur direction pour faire comprendre aux spectateurs qu’ils sont en relation, qu’ils se répondent et, par le fait même, pour les inviter à lire ensemble. C’est plutôt lorsque les graphies s’absentent de la scène qu’on ressent la solitude de Boutin-acteur de plein fouet, ce dernier semblant carrément perdre ses partenaires de jeu. L’apparition et la disparition des écritures projetées sur scène en viennent ainsi à créer un rythme agentiel grâce auquel l’acteur peut se mouvoir, s’animer, exister.

Dom Juan_uncensored

L’écriture projetée dans Dom Juan_uncensored entretient également divers liens avec la parole. D’une part, les tweets de la sténographe, qui ont pour fonction principale d’archiver les répliques-clés énoncées à voix haute par Don Juan, s’inscrivent dans un temps secondaire à la parole. Si le spectateur n’a pas accès au produit continu de ce que la sténographe tape, ce dernier ne voyant que le résultat publié sur Twitter, il peut néanmoins faire le lien entre ce qui a été énoncé et le résumé rendu accessible lorsque projeté. L’écriture de la sténographe renverse par le fait même la relation théâtrale traditionnelle écriture/parole détaillée supra : elle n’engendre pas la parole. Elle consigne plutôt une mémoire du plateau depuis le plateau. Sans être identique, la relation que développent les tweets des acteurs/personnages avec la parole est similaire. « Plus tôt que l’on ne le pense. Je récupère, par la force, mes gages dans la cassette de mon maître et je m’affranchis ! », tweete l’acteur/Sganarelle au deux tiers du spectacle. Comme l’évoque cette intervention du valet, c’est pour tenter de changer l’histoire, de modifier une action qui vient d’avoir lieu que les acteurs/personnages empoignent leur cellulaire. Écrire n’est pas seulement composer, mais « pouvoir agir sur les formes de l’échange » (Souchier Emmanuël, Yves Jeanneret, et Marec 2003, 231). Leurs inscriptions, contrairement à celles de la sténographe, ne miment pas des paroles préalablement entendues, mais tentent plutôt de les corriger. Un point commun rassemble néanmoins leurs tweets : ces derniers ne sont pas rédigés pour être pris en charge vocalement. Habiter l’espace théâtral n’implique plus nécessairement, pour l’acteur, de parler, mais d’écrire.

D’autre part, les graphies mises en ligne par les spectateurs, invités à amender la partition pendant le spectacle, échappent, quant à elles, non seulement à toute mise en voix actoriale, mais à l’emprise même d’un texte préexistant au spectacle qui viendrait en conditionner l’existence. Pour le dire avec Philippe Manevy, cette possibilité ouverte par Beaupré remet « en cause le rôle premier accordé au texte [imprimé], comme structure initiale dans laquelle les formes scéniques trouveraient leur origine » (Manevy 2019, 134). Le contenu des tweets reliés au hashtag « #djxxx » se dérobe en effet à toute prévision. Ils constituent un ensemble non trié et incertain qui peut occasionner de la confusion et une disjonction de la linéarité du récit en s’intercalant entre les tweets des acteurs/personnages. Tous les messages inscrits sur Twitter dans le cadre de cette mise en scène ont donc le pouvoir de reconfigurer l’espace théâtral en ce que le fil de nouvelles peut évidemment être observé par les spectateurs et les acteurs en présence, mais aussi par n’importe quel internaute qui consulterait par hasard le compte Twitter du spectacle, voire qui y ferait irruption en utilisant le hastag « #djxxx », non exclusif au dispositif mis en place par Beaupré. En témoigne, par exemple, le premier message cryptique du 13 septembre 2011 relié au hastag (avant les premières représentations) : « RT ctehbi Xxx Sims 3 Xxxx Studio Paris Hilton Xxx Vid Hot Xxx Video Lebanese Xxx rubumodujalanos.ru/?n=90456 #djxxx ». En rassemblant potentiellement plusieurs lieux et temporalités d’inscription, mais également plusieurs auteurs.es dans un même espace, les tweets éclatent les frontières de la relation scène/salle, mais aussi le contrôle auctorial de Beaupré, les contours diégétiques de sa pièce s’ouvrant aux tweets extérieurs. Le spectacle fait ainsi moins de place au contrôle d’un seul auteur qu’à un espace partagé de réalisation de l’écrit. Voici des exemples d’interventions sur Twitter pendant les représentations. D’une certaine façon, écrire un commentaire sur Twitter revient, pour le spectateur, à coproduire le spectacle en agissant sur son apparence :

Le commentaire est un moyen de caractériser le [spectacle ou les agissement des personnages], de le[s] rendre plus ou moins visible[s, appréciables ou détestables], par exemple, ou de déterminer s’il s’agit d’un [objet théâtral à marquer d’une pierre blanche ou à oublier]. Écrire un commentaire sur un [spectacle, pendant la représentation], c’est d’une certaine manière, le faire exister (Vitali-Rosati à paraître).

Par leurs interventions, les spectateurs élargissent les limites de la scène : certains tweets sont d’ailleurs encore aujourd’hui consultables sur Internet11, ce qui corrobore l’hypothèse d’une écriture donnant à exister au-delà des frontières traditionnelles de l’ici et maintenant théâtral. Il est aussi possible d’imaginer qu’en plus d’écrire des tweets, les spectateurs décident de partager sur leur profil les interventions d’un acteur/personnage qu’ils affectionnent particulièrement, contribuant de la sorte à sa visibilité extra-muros. Ouverte, consultable et manipulable, l’écriture de tweets, dans le spectacle de Beaupré, affirme de plein fouet la nature collective, dynamique et performative que peut prendre l’écrit au théâtre.

Confrontés à cette présence vive de l’écriture, les comédiens de Dom Juan_uncensored se trouvent contraints, à l’instar des interprètes de Petit guide pour disparaître doucement, de modifier leur façon habituelle de jouer. Si la rédaction de tweets incarne la seule modalité de jeu de la sténographe, tous les autres acteurs/personnages, bien que prononçant de mémoire certaines répliques de la partition signée par Beaupré, doivent composer avec l’écrit. Non seulement sont-ils amenés à réécrire certaines actions à partir de leur cellulaire plutôt qu’à les proférer, mais ils sont aussi forcés de jouer en gardant à l’esprit la possibilité qu’un internaute s’immisce à tout moment dans leur histoire/Histoire. Le public en vient à incarner un « danger » potentiel pour les acteurs. Conséquemment, en plus de tenir compte de la présence physique des autres comédiens avec qui ils évoluent, les interprètes doivent jouer avec les graphies qui défilent derrière eux. Ils doivent déterminer qu(o)i viendra avant l’autre (dans le temps), mais également suivant quelle vitesse ou quelle cohérence. Les acteurs de Dom Juan_uncensored ont donc l’écriture, celle qui est visible et celle qui pourrait advenir, comme partenaire de jeu les mettant en tension.

Cette désolidarisation partielle du jeu de l’acteur de la mémorisation d’un texte imprimé, observable tant chez Boutin que chez Beaupré, donne évidemment lieu à des discours inquiets de la part de certains théâtrologues qui, non sans rappeler Platon dans le Phèdre12, regrettent l’accélération actuelle de ce « mouvement d’externalisation de la mémoire humaine, entamé avec l’invention de l’écriture » (Bauchard 2009), parce qu’elle minerait la place nodale anciennement réservée au performeur13 : « Peut-être doit-on convenir qu’il nous faut […] s’inquiéter de la fragilisation de l’espace qu’occupe l’acteur. […] Craindre donc que les acteurs soient ces “lucioles” et ces porte-voix d’une langue mineure en voie de disparition » (Butel 2018, 144‑45). Certes, les projections multipliées de graphies qui prennent en charge des passages des pièces imprimées sur les plateaux complexifient l’énonciation scénique. Toutefois, parler de « fragilisation de l’espace » occupé par le comédien revient à fermer les yeux sur les modalités de jeu ouvertes par l’utilisation des technologies numériques. Qu(o)i énonce sur les scènes contemporaines ? Peut-on vraiment affirmer que le champ d’action réservé à l’acteur est diminué ? Celui des interprètes de Petit guide pour disparaître doucement et de Dom Juan_uncensored est, en tout cas, moins réduit que diffracté sur différentes plateformes, que l’on pense à la scène, à Twitter, au tableau à dessins ou encore à PowerPoint. Ce bouillonnement des surfaces d’inscription du texte imprimé sur scène invite ainsi à une reconsidération de l’énonciation actoriale (mais aussi, plus largement, de celle des auteurs, des personnages et des spectateurs) en tant qu’ensemble de tensions indissociable des outils techniques : « L’énonciateur est un ensemble hétérogène de dispositifs techniques – annotations, textes, liens, algorithmes […], outils d’écriture, […] – qui font peut-être émerger des noms comme des après-coups » (Vitali-Rosati à paraître). La place du comédien ne rétrécit donc pas, mais il devient de moins en moins évident de limiter les fondements de son énonciation aux seules mémoires verbale et corporelle, longtemps considérées comme les socles du jeu scénique.

En somme, l’analyse des supports des graphies projetées et de leur relation avec la parole des acteurs a permis de mettre au jour leur rôle de matériaux de jonction dans les spectacles de Boutin et de Beaupré. Elles permettent en effet de repenser ensemble ce qui a préalablement été séparé, voire opposé au théâtre, comme la parole et l’écriture, la présence et l’absence ou encore le mouvement et la fixité. Il convient donc d’invalider la thèse, galvaudée par plusieurs théâtrologues, voulant que l’actuelle multiplication des graphies sur scène constitue, en réponse à la place grandissante du metteur en scène dans l’écologie théâtrale, une revanche des dramaturges tentant de regagner du terrain. D’une part, les graphies analysées ne s’imposent pas comme des rappels nostalgiques des partitions écrites par Boutin et Beaupré. D’autre part, les outils numériques ne servent pas à dédoubler la pièce imprimée sur un autre support, mais plutôt à entrer en dialogue avec elle, voire à la mettre en danger, ce qui modifie les conditions de jeu de l’acteur, sans oublier les habitudes de réception des spectateurs, non plus seulement encouragés à voir et à écouter pendant la représentation, mais aussi à lire et parfois même à écrire. Les graphies en scène ne sont pas les « servante[s] exclusive[s] du livre » (Christin 1995, 162) d’un dramaturge. Ces inscriptions manifestent plutôt une vision en marche de l’écriture théâtrale et, puisque l’« écriture est déterminée à l’intérieur d’une problématique du savoir-mémoire » (Derrida 1972, 155), il serait intéressant, autre temps autre lieux, de prolonger la réflexion en analysant plus avant la relation des comédiens à la mémorisation. Si on considère la mémoire comme un média, en ce qu’elle est une forme de support d’inscription pris dans une dynamique intermédiale, il y a lieu de se demander comment cette dernière « réagit » sur la scène numérique :

[Un média] s’approprie les techniques, les formes et la signification sociale d’autres médias et tente de rivaliser avec eux ou de les reconfigurer au nom du réel. Un média, dans notre culture, ne peut jamais opérer seul parce qu’il doit entrer en relation de respect ou de rivalité avec les autres médias14.

Dans un contexte où la mémoire du comédien partage le plateau avec d’autres supports d’enregistrement aussi ou plus performants qu’elle, est-il possible d’observer une forme de « résistance médiatique » qui résulterait d’un « positionnement idéologique par lequel le théâtre [tenterait] d’affirmer sa supériorité » (Larrue 2015, 29) ? La mémoire actoriale tente-t-elle de se « reconfigurer » pour redéfinir sa spécificité ? La notion d’oubli comme « droit à conquérir » (Monjour 2018), qui se révèle de plus en plus névralgique dans les discours des praticiens du théâtre québécois, gagnerait à être explorée en ce sens15.

Bibliographie

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  1. Il ne faudrait pas croire pour autant que l’affichage de graphies sur scène constitue un phénomène nouveau au théâtre. Même si leur emploi était rare avant l’intégration des technologies numériques, il est clair, par exemple, que des écriteaux, aidant les spectateurs à situer l’action, existaient déjà dans certains mystères de la fin du Moyen Âge (voir Ryngaert et Martinez 2011, 8).↩︎

  2. Voir, entre autres, le n° 138 de la revue Littérature (2005).↩︎

  3. J’emploie « texte premier » sans jugement hiérarchique au sens d’Emmanuël Souchier, c’est-à-dire comme désignant le « texte de l’auteur à proprement parler, pour peu qu’il y ait un auteur au sens où nous l’entendons depuis le XVIIIe siècle » (E. Souchier 1998, 144).↩︎

  4. C’est ainsi que le définissent, entre autres, Freda Chapple et Chiel Kattenbelt : « [L]e théâtre est un hypermédia qui intègre tous les arts et médias et constitue un lieu de l’intermédialité ». (« [T]heatre is a hypermedium that incorporates all arts and media and is the stage of intermediality. ») (Chapple et Kattenbelt 2006, 20. Je traduis.)↩︎

  5. Le terme « graphie » est associé, dans son usage courant, à l’orthographe, à la « manière dont un mot est écrit » (Le Petit Robert de la langue française [2018], p. 1180). Je retiendrai plutôt son acception théâtrale élargie, c’est-à-dire une représentation graphique d’un mot, d’un énoncé, voire d’une idée à l’aide de lignes, de lettres ou encore de figures inscrites sur une surface.↩︎

  6. Là encore, j’emploie « texte second » sans jugement hiérarchique au sens d’Emmanuël Souchier, c’est-à-dire comme désignant la partition « dont le signifiant n’est pas constitué par les mots de la langue, mais par la matérialité du support et de l’écriture, l’organisation du texte, sa mise en forme, bref par tout ce qui en fait l’existence matérielle » (E. Souchier 1998, 144).↩︎

  7. Les comptes xxx_moliere, xxx_lepauvre, xxx_secretaire, xxx_doncarlos, xxx_sganarelle et xxx_donjuan ont, entre autres, été utilisés.↩︎

  8. Je pense, entre autres, au tweet « La Guillotine : Check », répété à plusieurs moments par Don Juan après avoir accompli un acte, ici après l’exécution de Louis XVI.↩︎

  9. J’entends par énonciation tout ce qui relève de l’adresse de l’acteur, c’est-à-dire du « contrôle de l’émission du message et [de] sa projection vers une ou plusieurs cibles particulières » (Biet et Triau 2006, 449).↩︎

  10. Cette mouvance performative aurait notamment contribué à renforcer la matérialité de la scène et à la donner à saisir en tant qu’événement agissant sur le corps des spectateurs plutôt qu’en tant que représentation mimétique du réel.↩︎

  11. Il importe donc de donner tort à Yan Hamel qui, en critiquant le spectacle, avançait quelques idées préconçues sur l’utilisation de Twitter : « Rapide, éphémère, répétitif, sharable. Tout ce qui s’arrête, qui (s’)approfondit et qui perdure, le méditatif et le contemplatif, le philosophique et l’artistique n’ont rien à voir là-dedans. Les tweets passent et sont oubliés; nous restons » (Hamel 2013, 10). Contrairement à ce qu’avance Hamel, certains tweets prolongent encore aujourd’hui l’existence de la mise en scène de Beaupré, alors que le texte imprimé « officiel » de la pièce n’a, de son côté, jamais été publié.↩︎

  12. « Elle [l’écriture] ne peut produire dans les âmes, en effet, que l’oubli de ce qu’elles savent en leur faisant négliger la mémoire. Parce qu’ils auront foi dans l’écriture, c’est par le dehors, par des empreintes étrangères, et non plus du dedans et du fond d’eux-mêmes, que les hommes chercheront à se ressouvenir. » (Platon, s. d.)↩︎

  13. Certes, dans les spectacles étudiés, les interprètes ne sont pas complètement étrangers à l’énonciation d’un texte mémorisé sur scène. Toutefois, d’autres propositions telles que Outrage au public (2013) de Christian Lapointe, qui ne donnait à entendre que des voix de synthèse préformatées, évacuent complètement le performeur du plateau. Cela dérange parce que le milieu théâtral a longtemps fondé sa légitimité, son pouvoir, sur la présence en chair et en os de l’humain sur la scène.↩︎

  14. « [A medium] appropriates the techniques, forms and social significance of other media and attempts to rival or refashion them in the name of the real. A medium in our culture can never operate in isolation, because it must enter into relationships of respect and rivalry with other media. » (Bolter et Grusin 2000, 65. Je traduis.)↩︎

  15. En effet, plusieurs metteurs en scène et théoriciens recommandent à l’acteur, avant de mémoriser le mot à mot d’un texte, de privilégier un jeu basé sur la filtration et l’effacement des connaissances plutôt que sur leur accumulation. La valorisation d’une mémoire oublieuse, portée par un acteur qui « donne à entendre ce qu’il veut, et non une totalité cohérente » (Pavis 2007, 230), serait donc peut-être à comprendre comme une reconfiguration de la mémoire actoriale permettant de la distinguer de la « technologie numérique, dont les connotations [fantasmées, il faut le dire,] laissent entendre une forme de neutralité ou d’objectivité » (Monjour 2018). La mémoire oublieuse aurait alors l’avantage de rappeler qu’aucune mémoire n’a d’« intérêt sans l’activité herméneutique qui permet d’en extraire un sens » (Monjour 2018).↩︎