La contribution ambigüe du muthos au logos chez Platon
-Travail final FRA 3314-
Simon Saint-Julien
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public

À la suite de l’écroulement de la civilisation mycénienne au XIe siècle av. J.-C., la tradition écrite de la Grèce s’est grandement obscurcie, cela par le manque d’information et de textes. Paradoxalement, c’est durant cette phase que des poètes comme Homère et Hésiode vont surgir et produire des œuvres si fortes et puissantes que nous sommes encore aujourd’hui très influencées par ces mythes. Ces deux personnages historiques sont des poètes, c’est-à-dire que selon Platon ils viennent unir systématiquement poietés à muthológos, ce sont donc des « fabricants du mythe »[1]. Après l’apparition du muthos, c’est au tour de la pensée rationnelle (logos) d’émerger dans l’état civil, celle-ci a pris forme au VIe siècle avant notre ère dans les cités grecques d’Asie Mineure. Traditionnellement, l’opposition entre les deux domaines évoqués est massive et parmi les philosophes anciens, elle semble être à son paroxysme dans la philosophie de Platon, spécifiquement dans son texte La République. Or, en vérité l’avis de Platon n’est pas aussi tranché qu’il ne le parait, car le mythe remplit aussi la fonction de répondre à ce qui se dérobe à la raison, il est ce qui pourrait être nommé « une stratégie de contournement »[2]. C’est pourquoi il est pertinent d’établir quel est réellement ce rapport ambigu entre muthos et logos dans la philosophie de Platon. Ceci implique qu’il faut initialement considérer l’émergence du rapport entre le muthos et le logos à travers la cosmogonie des philosophes présocratiques, pour ensuite explorer le rapport critique face aux mythes de Platon et finalement établir l’utilité que le mythe peut en fait comporter.

Afin de mieux comprendre la thèse de Platon entre le rapport du muthos et du logos, il est nécessaire de contextualiser quel est l’état des deux formes de discours en question dont Platon est l’héritier. La question à laquelle nous chercherons ici à répondre est de déterminer comment ces deux formes de discours ont émergé, plus spécifiquement comment la rationalité c’est scindé du mythe pour former son propre domaine conceptuel. Deux auteurs nous intéressent spécifiquement lorsqu’il est question des mythes : Homère et Hésiode. Ce sont deux poètes de la Grèce Antique qui ont une influence immense sur la mythologie grecque et ils sont les éducateurs de la jeunesse grecque. Leurs œuvres sont très importantes par le fait qu’elles présupposent la rationalité même. En effet, les philosophes n’auraient jamais eu à former un système d’explication du monde, ils l’ont trouvé déjà présent à leurs pieds ce qui prouve que l’avènement de la rationalité ne témoigne pas d’une discontinuité historique radicale. Un exemple qui valide cette thèse sur les racines de la cosmogonie du logos se trouve dans la Théogonie de Hésiode. Le poème se veut un récit sur la création de l’ordre du monde où le nom des personnages révèle un caractère naturel qui fait partie du processus de l’organisation du cosmos : « tout d’abord, exista Faille, puis, par après, Terre Large-Poitrine, […] Tartare plein de brouillard au fond de la terre où l’on chemine »[3]. Le mythe vient être rationalisé, c’est-à-dire qu’il prend la forme d’un problème explicitement défini, le mythe vient divulguer un récit, mais lorsqu’il devient rationnel sa fonction change et vient offrir une solution à un problème. À l’inverse, le mythe est constitué d’une série ordonnée d’événements subis par un dieu ou un roi qui trouve une solution sans jamais avoir posé de problème. À l’époque classique de la Grèce Antique, c’est la Cité qui triomphe, cela implique des nouvelles formes politiques qui répartissent le pouvoir différemment : maintenant il appartient à tous et n’est pas fondé sur la domination d’un seul. Le roi qui avait tous les pouvoirs et qui était le représentant des Dieux n’est qu’un vestige du passé, le roi n’est plus celui qui est « créateur de l’ordre et faiseur du temps »[4]. En devenant indépendant de la royauté, l’ordre naturel n’est plus compréhensible ou véridique dans le langage du mythe. C’est pourquoi, selon Jean-Pierre Vernant, la naissance de la philosophie coïncide avec la transposition de l’argumentation rationnelle du politique à l’étude de la nature et la question du sens de la vie.[5]  C’est le rapport au vrai qui change de paradigme : les textes datant d’avant le VIIe siècle avant notre ère avaient une conception de la vérité qui se caractérise par une opposition à l’oubli. La vérité était caractéristique d’un rapport autoritaire, conception qui s’oppose au logos où le rapport au savoir est libre d’être contesté.

Par la suite, le mythe se caractérise comme étant un récit transmis de génération en génération, conservant une mémoire collective, se signalant par son caractère incertain, invérifiable. Outre le fait de faire apparaitre ce qui était inaccessible aux yeux de tous, le mythe demeure figé dans son évolution, c’est pourquoi lorsque les comportements prescrits sont jugés trop anachroniques par la société actuelle (époque archaïque contre classique), ce sont les côtés négatifs qui prennent le devant. C’est avec Platon que cette opposition entre muthos et logos atteint son point culminant. Si celui-ci s’intéresse tant à cette dichotomie, c’est pour briser le monopole que les grands éducateurs, tels qu’Homère et Hésiode avaient sur la société grecque de son époque. Cela afin d’imposer son propre discours qu’il est entrain de développer, soit le discours philosophique; où le terme lógos est à entendre comme un discours en général, mais aussi surtout en tant que discours vérifiable. Afin de qualifier un discours comme étant vérifiable, il faut, selon Luc Brisson, « que son référent, qui se trouve soit dans le monde des formes intelligibles soit dans celui des choses sensibles, est accessible soit à l’intellect soit au sens »[6]. Ces contraintes ne posent pas un problème au logos, mais bien au mythe puisque celui-ci ne possède pas de référent accessible aux sens ni à l’entendement. En effet, cela est pourquoi dans la République II, le mythe est considéré comme un discours faux :  

SOCRATE. -Quelle éducation convient-il de leur donner? N’est-il pas difficile d’en trouver une meilleure que celle qui est en usage depuis longtemps? Elle consiste à former le corps par la gymnastique et l’âme par la musique.

ADIMANTE. -Oui.

-Et l’éducation ne commencera-t-elle pas par la musique plutôt que par la gymnastique?

-Comment?

-Les discours ne sont-ils pas du ressort de la musique?

-Oui.

-Et n’y en a-t-il pas de deux sortes, les uns vrais, les autres mensongers?

-Oui.

-Les uns et les autres doivent servir à l’éducation, et d’abord ceux qui sont des mensonges.

-Je ne comprends pas ta pensée.

-Quoi ! tu ne sais pas que les premiers discours qu’on tient aux enfants sont des fables! Elles ont du vrai, mais en général le mensonge y domine. On amuse les enfants avec ces fables avant de les envoyer au gymnase.

-Cela est vrai.[7]

Pire encore, pour Platon le poète serait le créateur du récit invérifiable et du même coup celui qui sait rendre cette narration, qui semble a priori fausse, vraisemblable. Cela peut être appréhendé là où Socrate dit : « L’ignorance de ce qui s’est passé dans les temps anciens le réduirait-elle à mentir avec vraisemblance? »[8]. La solution apportée par Platon dans la République est d’exercer un certain contrôle sur le poète fondateur de la Cité idéale, lequel doit nécessairement être un philosophe.

Par après, il existe deux défauts majeurs au mythe, le premier est qu’il est un discours invérifiable, donc est épistémologiquement proches du mensonge et le fait que sa structure interne l’oblige à parler d’éléments contingents. Néanmoins, ces deux désavantages viennent être compensés par deux avantages qui procurent au muthos une utilité nécessaire dans l’entreprise philosophique de Platon. Le premier en est une mnémonique, c’est-à-dire que malgré le statut invérifiable des mythes, celui-ci peut tout de même partager une connaissance qui est divulguée par une communauté et qui assure sa transmission à travers les générations futures. C’est pourquoi Platon ne renonce pas aux mythes qui sont venus avant lui, en effet il en fait même souvent utilisation, par exemple lorsqu’il s’adresse à Homère[9], pour venir les adapter et créer ses propres mythes en sachant pertinemment que cela augmente l’impact mnémotechnique de son œuvre. Aussi, le muthos est un excellent instrument pour transmettre un savoir de base à un groupe, c’est pourquoi son deuxième avantage peut être qualifié de pédagogique.  L’efficacité du mythe ne repose pas au niveau de conviction de l’âme rationnelle, mais plutôt aux parties basses de l’âme, soit : l’epithumia (l’appétit) et le thumos (les passions). Cette conviction est très utile aux ambitions entretenues par Platon quant à son projet de Cité idéale, cela tant au niveau du politique et de la collectivité, qu’au niveau de l’éthique individuelle, parce que les mythes sont une source puissante de conviction et du même coup peuvent inciter au respect des lois de la Cité. L’explication des avantages et des désavantages du muthos dans la République permet de comprendre pourquoi Platon veut initialement chasser les poètes[10] de la Cité idéale pour finalement les réintégrer vu leur pouvoir d’influence trop important pour la réalisation de son objectif rationnel.

Bref, il est important de remarquer que malgré le rapport ambigu du muthos et du logos dans la philosophie de Platon, le philosophe doit beaucoup à ceux qui sont venus avant lui, on peut penser à l’allégorie de la caverne qui semble venir des « souvenirs des grottes divines qui avaient été siège de révélations pour de grands voyants (hommes qui ont une connexion avec le divin ou poète) »[11]. Alors même si Platon semble représenter la première scission dans l’histoire humaine où la rationalité prend le dessus sur le reste des entreprises de connaissance du monde, il demeure que Platon était aussi un grand poète qui utilisa à outrance le pouvoir des mythes dans ses dialogues.


[1] L. Brisson, Platon, les mots et les mythes, 1982, Maspero, Paris, 1982, Annexe 2.

[2] J.-F. Pradeau, Les mythes de Platon, Paris, GF, 2004 (« Introduction », p. 31).

[3] Hésiode, Théogonie, v.116-119.

[4] J.-P. Vernant, « Du mythe à la raison: La formation de la pensée positive dans la Grèce archaïque », dans Annales. Histoire, Sciences Sociales, 12e Année, No. 2 (Apr. - Jun., 1957), p. 187.

[5] Cette phrase se veut être un condenser de la thèse qui soutent toute l’œuvre de J-P, Vernant, Les Origines de la pensée grecque, Paris, PUF, 1962.

[6] L. Brisson, Platon, les mots et les mythes, Paris, Éd. de la Découverte, 1982, p.130-131.

[7] Platon, République, II 376 e – 377 a, trad. Robert Baccou.

[8] Ibid., II 382 d.

[9] Il est possible de voir dans plusieurs des dialogues platoniciens des références explicites à Homère, par exemple en : République, II 378 d 2-5 et Lois I, 636 c-d.

[10] Ibid., X, 599 c – 601 a.

[11] L. Gernet, « Les Origines de la philosophie », dans Anthropologie de la Grèce antique, Paris, Flammarion, 1995, p. 248.