Écrire le tatouage
Comprendre le tatouage comme forme d’écriture
Vincent Laurin
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2019/12/11

Les plus anciennes traces du tatouage, travail artistique du symbole, remontent à l’Égypte ancienne, sur une momie vieille de plus de 3 300 ans (Cabrera 2018). Des recherches et observations font également état d’inscriptions sur la peau dans les tribus indigènes d’un peu partout à travers le monde, pour marquer l’appartenance à une tribu particulière, en Asie comme en Afrique ainsi que dans les Amériques. Longtemps « oubliés » de l’Europe, ils réapparaissent dans l’actualité lorsque James Cook, suite à ses voyages dans l’océan pacifique, revient avec cette notion, ainsi que le terme « tatau », issu du tahitien, mot ayant donné son nom à cette pratique dans de nombreuses langues, dont le français (« Tatouage » 2019). Le tatouage a été utilisé pour marquer diverses appartenances : identifier les criminels (notamment au Japon), démontrer les exploits en mer et les pays visités pour les marins et pour identifier les esclaves (pensons aux tatouages des prisonniers d’Auschwitz). Depuis quelques années, cette forme artistique possède une fonction décorative d’expression de soi, bien qu’encore perçue de façon péjorative.

Ainsi, l’on remarque une longue et changeante histoire de la signification du tatouage dans les quelque deux siècles derniers. Déjà vers la fin du XIXe siècle, Lacassagne, médecin fondateur de l’anthropologie criminelle, s’interrogeait sur les tatouages chez les détenus et les criminels, reliant parfois cette question à celle de l’inversion sexuelle. Outre l’aspect médical, qui a également été étudié durant le XXe siècle, le tatouage a également été théorisé en anthropologie, en philosophie, en archéologie et en psychologie. Toutefois, très peu d’approches n’ont été faites à ce sujet pourtant fascinant par les domaines des lettres, ni dans l’analyse du discours, ni dans une approche plus textuelle, ce qui semble être un manque important, compte tenu de la pertinence qu’une telle analyse pourrait avoir.

Poursuivant cette réflexion plus loin, serait-il possible de considérer que le tatouage, en tant que travail artistique, soit une écriture ? Comme le souligne Paveau, « parler d’écriture implique […] non seulement la production d’énoncés, mais aussi leur réception et leur lecture […] » (Paveau 2009), malgré la forme peu classique de cette inscription. Effectivement, contrairement à l’écrit livresque, le tatouage s’impose directement sur la peau, et donc sur le corps humain, qui agit en tant que support d’écriture, sans être universel : chaque corps est différent. De plus, au-delà des questions sur l’écriture et le support, il ne faudrait pas oublier la signification des tatouages dans leur ensemble, mais également dans leur particularité : selon l’endroit de réalisation, l’âge auquel il est fait ainsi que ce qui est apposé peut changer le sens d’un tatouage.

Il sera démontré, dans un premier temps, les caractéristiques qui font du tatouage une écriture, mais également un énoncé, soumis aux mêmes règles d’énonciation et de réception qu’un texte. Dans un second temps, l’on réfléchira sur le corps comme support d’écriture, de la même façon que des penseurs avant moi ont réfléchi au livre comme support (pensons notamment aux travaux de Chartier (1992)). Comme ce fut mentionné ci-haut, on ne peut considérer le corps humain de la même façon que l’on conçoit un livre, ne serait-ce que par l’aspect biologique et vivant de celui-ci.

Écritures et énoncés

En premier lieu, il semble intéressant de considérer que les tatouages participent à un contexte d’énonciation, reprenant sensiblement les mêmes principes que ceux qui régissent le texte. En effet, le tatouage, tout comme le texte ou encore une image, contribue à dire, et donc, forcément, à communiquer, et c’est ce que l’on tentera de démontrer, à travers la pensée de Christin sur l’écriture comme signe.

Avant d’aller plus loin, il me semble important de justifier les choix théoriques qui me portent à concevoir l’écriture comme signe et non, l’autre grande acceptation du phénomène, comme trace. En effet, la trace, conception portée par Derrida, Leroi-Gourhan et d’autres, exploite l’écriture comme signe de l’absence du locuteur et de ce qu’il désigne. Issu de l’origine saussurienne du terme, ce signe-ci se réfère à l’aspect verbal de l’écriture (son origine), soit le signifié, qui ne sera accessible qu’à travers le signifiant, l’écrit. La trace pourrait se penser par l’empreinte d’un pas animal dans la forêt : cette empreinte se distingue du fond (le support), elle est visible, mais ne signifie que par l’action passée (le passage de l’animal à cet endroit précis), tout en rappelant ce qui n’est plus (l’animal n’est plus là). Cette trace ne fait alors sens que par les conséquences d’une action, et non en elle-même (Christin 1999). Toutefois, et c’est la raison pour laquelle l’on discrédite cette théorie, du moins pour le tatouage, est que la trace « existe de ne s’inscrire sur rien » (Christin 1999). Pourtant, le tatouage nécessite son support ; celui-ci est essentiel dans le contexte du tatouage, le support étant un corps vivant, mouvant.

Parallèlement, le concept d’écriture comme signe (du latin signum) « fait sens à partir de son observation » (Christin 1999), sans le besoin d’action préalable. Tout comme la trace, le signe relève du domaine du visible, du repérable, et se distingue du fond, le support. Contrairement à la trace, le signe nécessite l’apport du support pour être lu et compris, d’où son intérêt pour la compréhension du tatouage comme écriture. Dans son article, Christin évoque le ciel étoilé ; où chaque étoile possède son emplacement. Dans son exemple, le support, le ciel, est non seulement important, mais essentiel pour l’interprétation des figures, les signes, et non accessoire comme dans la théorie de la trace. On ne peut lire les étoiles sans prendre en compte leur placement, leur position dans le ciel. C’est la force d’un tel concept, de ne pas dissocier l’un de l’autre. De plus, on ne rejette pas le support comme un simple matériel, mais plutôt il est considéré comme une partie intégrante de l’écrit ; un « véritable “ acteur ” dans la genèse de l’écrit » (Christin 1999). L’on reviendra sur cette propriété du support.

L’écriture permet également de dire, de diffuser de l’information. Il ne s’agit pas, comme Christin le mentionne, de son utilité première : « La diffusion de l’écriture est liée de façon étroite à la fonction de communication que lui reconnait une société, laquelle peut être extrêmement diverse » (Christin 1999). Il s’agit donc d’un rôle de communication que l’écriture joue dans la société, avec tous les critères qui font qu’un texte, qu’une inscription transmet. Profitons de ce moment pour rappeler les différentes fonctions de la communication, selon Jakobson. En effet, selon ce schéma, le langage possède six fonctions : expressive, conative, phatique, métalinguistique, référentielle et poétique (« Schéma de Jakobson » 2019). Ces différentes fonctions prennent en compte tant le destinateur que le destinataire, mais également le contexte, le message, le contact et le code langagier, et c’est à travers ces fonctions que le tatouage sera lu.

Ainsi, quand l’on tente d’appliquer toutes ces notions au tatouage, l’on se retrouve devant des modèles qui, sans être parfaits, s’appliquent relativement bien à celui-ci. Comme Paveau concevait le signe, un tatouage, peu importe lequel, porte sens dès qu’il est vu, et s’inscrit à même le corps, indissociable de celui-ci. La question de la vision, essentielle à l’écriture (Christin 1999) est ici également importante : un corps humain permet, tout comme un texte, mais avec des repères différents, de jouer une politique de voilement/dévoilement. Rioult (2006) le remarque bien, « ces marques […] laissent une trace bien visible qui peut être cachée ou exhibée selon le désir du sujet ». Le vêtement permet de montrer, de contrôler qui voit et qui ne voit pas, de la même façon qu’un texte écrit aura plusieurs épaisseurs, qui ne se révèleront pas à tous. Le tatouage est porté, sur la peau, comme un insigne, qu’une personne peut choisir de mettre de l’avant ou non, selon les normes sociales des groupes dans lesquels elle évolue.

C’est quand l’on s’aventure dans le champ communicationnel que la notion de tatouage comme écriture devient particulièrement intéressante. En effet, les tatouages naissent généralement d’un désir de communiquer avec l’extérieur. Le tatoué devient porteur, sur le long terme, d’un message. Dans un article de Catherine Rioult, psychologue, elle présente le témoignage de Dan, un travailleur en restauration. Celui-ci témoigne de deux choses qui semblent essentielles pour les propos tenus ici : d’abord de la possibilité de voiler ses tatouages, mais également de leur rôle dans son lien avec le monde.

« Le tatouage me force à la communication, me rend moins timide. […] Du fait des tatouages, les gens viennent plus facilement me parler. Je suis timide, le tatouage m’a permis d’aller au-delà de cette timidité. J’ai un visage peu expressif ; lorsque je souris, les gens ne le voient pas. Je me sens fragile, porc-épic. Les tatouages, je les ai faits presque pour ne pas qu’on me parle. Pour repousser les gens. » (Rioult 2006)

D’un côté, ces tatouages lui permettent donc d’être accessible pour le monde, mais de l’autre, il les utilise comme une façon d’éviter les gens. C’est dans cette perspective paradoxale que le tatouage modifie son rapport au monde. Ainsi, les tatouages ont tendance à provoquer l’une ou l’autre de ces réactions, soit d’intriguer et d’agir comme facteur d’ouverture de la conversation, soit repousser et agit comme vecteur de fermeture, mais suscitant, dans chacun des cas, une forme de communication. L’on remarque également le caractère prévalent de la fonction phatique dans ce scénario ; le tatouage agit comme point de départ pour une communication intéressante ou pour un rejet de l’autre, parce que même le refus d’entamer une conversation constitue une réaction, un lien de communication entre une personne et une autre.

Figure 1 : « Be Happy »

Ainsi, comme l’on vient de le voir, un tatouage visible agit forcément comme agent de communication, soit par la conversation engendrée, soit par la répulsion. D’autres cas de figure sont évidemment possibles, mais limitons-nous à celles-ci pour l’instant. Ce tatouage, quel qu’il soit, est porteur d’un message, message qui peut être compris par les autres ou non. Ainsi, dans l’exemple du tatouage « Be Happy », que l’on retrouve ci-haut, ce tatouage attire l’attention, et porte en soi un message. La signification de ce dernier peut être multiple, et le contexte, nécessaire à la compréhension complète du message, manque. C’est possiblement là l’une des beautés du tatouage : l’absence de contexte. Comme on ne reçoit qu’une image, il est fort probable qu’on ne saisisse pas immédiatement ce que cette dernière tente de dire. En effet, le contexte, qui ajoute à tout échange communicationnel, n’est pas toujours présent dans le cas du tatouage. Il n’y a pas de mise en scène, pas de préparation du récepteur (celui qui voit le message), ce qui laisse parfois un vide symbolique. L’on se retrouve dans le même cas que la vision d’une oeuvre d’art, sans être préparé à le confronter.

Finalement, le message s’inscrit main dans la main avec le code métalinguistique utilisé. Indissociables l’un de l’autre, le code pourra changer l’entièreté du message compris par le destinataire, sur fond d’une même idée, ou d’une même figure. En effet, il existe différents styles de tatouages, qui pourraient presque être comparés à différents langages, comme l’anglais, le français et le mandarin. Parmi ces styles, notons le tribal, le celtique, l’asiatique, le polynésien, l’old school et bien d’autres (« Tatouage » 2019). Sans entrer plus en profondeur dans les différents styles, notons simplement, tel qu’appuyé par les figures 2 et 3, qu’une même idée, selon les différents styles possibles, pourra en changer complètement le sens. Dans la première image, l’on note les accents très acérés du coeur, qui paraissent violents, pointus, peu accueillants, alors que dans la seconde image, bien qu’il y ait plus d’éléments, l’on retrouve plutôt des courbes, qui paraissent bien plus accueillantes, plus agréables, plus symptomatiques d’amour. Ces différences, entre styles, permettent d’en modifier d’une certaine façon, la signification ; les tatouages old school racontent bien plus souvent une histoire, disent bien plus que les tatouages polynésiens, qui sont une reprise de codes d’une autre culture.

Figure 2 : « Coeur tribal »
Figure 3 : « Coeur Old School »

Jusqu’à maintenant, une image générale, mais floue du destinataire a été réalisée. Le destinataire peut être tout le monde, mais comme c’est le cas dans d’autres échanges communicationnels, le destinateur peut choisir ou non de laisser s’engager un échange, en couvrant le tatouage d’un vêtement. Ainsi, le destinataire possède l’essentiel du pouvoir dans cet échange. Il est celui qui réagit, qui peut choisir de montrer de l’ouverture et d’engager une conversation, d’opter pour l’indifférence ou encore d’en être répulsé. Il peut ne pas posséder de notions en tatouage, mais tout de même en comprendre les bases du message envoyé : on est tous conscients d’images dans la sphère publique, dans les publicités ou ailleurs, et donc avons une connaissance de bien plus d’images que nous en sommes conscients. Ainsi, sans connaître l’univers, il est possible d’y réagir, de saisir les codes métalinguistiques qui sont esquissés sur la peau de l’autre et d’en comprendre une part du message.

Somme toute, c’est un portrait bien rapide qui a été esquissé ici, mais qui couvre l’ensemble de l’univers communicationnel du tatouage. C’est une part non négligeable de la preuve qu’un tatouage constitue une écriture ; il remplit complètement la fonction communicationnelle de l’écriture, et est une inscription. Il faut toutefois déprendre le terme « écriture » du carcan dans lequel il a été placé, pour qu’il signifie moins l’aspect écrit de la langue et plus les différentes formes d’inscription qui constituent l’ensemble du monde. Ainsi, le tatouage possède un destinateur, le tatoué, qui porte sur lui un message inscrit dans un code particulier. Ce message, régulièrement présenté sans son contexte complet, agit comme mise en phase de la communication, une invitation aux destinataires, qui peuvent ou non initier une conversation.

Support d’inscription

Maintenant que l’aspect communicationnel du tatouage a été présenté, qu’il est conçu comme une inscription, une écriture, il faut tenter de lire comment son support d’écriture réagit. Le corps humain est très vivant, contrairement au papier, et n’est pas universel (les différences des corps sont à prendre en compte). Ce manque d’universalité pourrait être pensé de la même manière que la couleur, le poids, la coupe du papier ont une influence sur ce qui y est inscrit. Les corps humains, dans toutes leurs particularités et spécificités, impliquent différentes choses. Le fait que les teints de peau varient, que la corpulence, la taille, le genre varient fait de chacun de ces corps des uniques. Il n’y a que « des » corps. Ainsi, l’on tentera de lire les corps comme support médiatique. Pour ce faire, l’on tentera de confronter ces corps aux théories de l’intermédialité, puisque la signification d’un message, qu’il soit composé de mots ou d’images, change selon le médium utilisé.

C’est connu, le texte est modifié par son support : « Un “ même ” texte n’est plus le même lorsque changent le support de son inscription, donc, également, les manières de le lire et le sens que lui attribuent ses nouveaux lecteurs. » (Chartier 2011). Le texte, qu’il défile sur un écran ou qu’il soit lu page par page depuis un livre possède des caractéristiques et des valeurs qui sont forcément différentes. La même chose peut être dite pour le tatouage. Le dessin, sur une page de papier, ne possède pas la même valeur symbolique que celui qui a été gravé sur la peau. Ce support, la peau, fait partie intégrante du message et révèle autant sur celui-ci que ce qui est inscrit spécifiquement. Le fait d’encrer un message dans la peau, de par la permanence du tatouage, ne signifie aucunement la même chose que si le message est inscrit sur une toile par la peinture, par exemple. Ainsi, les prochains paragraphes présenteront une approche intermédiale, qui portera notamment sur les différences dans les supports d’écriture.

Dans son approche, Méchoulan définit différents niveaux d’analyses pour les supports, dont le premier porte sur les supports d’inscription concernés ici. L’on croit, en effet, que le corps est un support d’inscription. Méchoulan rappelle que ces surfaces, bien que simples dans notre compréhension de leur fonctionnement, doivent être capables de transporter ce qui y est inscrit dans l’espace et le temps (Méchoulan 2017). Par contre, ce transport peut être fait de différentes façons : il propose une photographie d’une inscription terrestre (un cercle dans un jardin) comme moyen de transport spatio-temporel. Un autre exemple serait l’âme, support immatériel d’inscription, comme la mémoire (il s’agit de l’exemple trouvé dans le Phèdre de Platon). Il s’agit d’un exemple plus proche du tatouage notamment en raison des motivations derrière le tatouage pour ceux qui choisissent de se faire tatouer ; on se fait tatouer pour inscrire physiquement les traces d’un passé disparu, mais qui s’est inscrit de façon immatérielle dans l’âme (Rioult 2006). Le souhait des tatoués est que leur corps devienne mémoire, de rendre matériel cette mémoire.

Toutefois, le choix de ce support laisse suggérer beaucoup. En effet, il est intéressant de questionner ce que celui-ci indique sur le message transmis. Utiliser son corps pour inscrire des choses semble assez extrême, surtout que l’écriture de la mémoire peut passer par d’autres façons : mémoires, autobiographie, peinture, etc. Et pourtant, choisir d’encrer son corps, c’est donner beaucoup de poids aux images et à ces mots. La signification n’est pas la même, et le message s’en trouve irrémédiablement changé : « le contenant vaut davantage que le contenu, puisqu’il le détermine et en décide. La manière de transmettre se réfléchit sur la matière transmise » (Dagognet, 1973 [in] (Méchoulan 2017)). Écrire son corps détermine ce que l’on écrit et donc la trivialité appartient bien moins à ce registre qu’à celui du papier, bien moins fini comme support. Il semble que le tatouage participe souvent à une médiation, une façon d’accepter un passé inacceptable, de faire la paix avec le monde réel.

Le tatouage, comme on le mentionnait, n’appartient pas au registre du trivial. D’une part, la difficulté d’encrer son corps constitue le premier des obstacles (temps et argent sont nécessaires pour réaliser cette inscription), mais d’autre part, la douleur ressentie lors du tatouage constitue un frein majeur à l’obtention de cette marque de mémoire, cette écriture de l’âme. Il ne faudrait pas non plus négliger l’aspect très permanent, voir éternel de cette forme artistique. Le tatouage peut-il donc évoquer le souvenir douloureux ? Ou plutôt, est-ce une représentation que tout est douleur, même l’amour ? C’est une question fort intéressante, dans la mesure où les thématiques du tatouage sont multiples : mort, amour, deuil, espoir, vie, etc. Et pourtant, le tout est célébré dans la douleur, la pire que Dan (le sujet présenté ci-haut) connaisse (Rioult 2006). Cette douleur semble permettre d’ancrer plus profondément encore, tant dans l’âme que dans la peau, la situation encrée. Le tatouage, présenté dans la figure 1, soit le « Be Happy » est révélateur. Sans contexte, il ne dit évidemment que très peu, mais il est permis de penser qu’il s’agit d’un rappel d’être heureux, de vivre le bonheur. Toutefois, ce rappel s’inscrit dans un processus de douleur. Tel un proverbe, il porte en lui tant un rappel du bonheur que de la douleur qui y est associée. C’est un fait paradoxal de cette inscription particulière, contrairement à une inscription sur le deuil ou la mort par exemple. D’où le concept que la manière de transmettre influence le message (Méchoulan 2017).

Il ne faudrait pas oublier les différences inhérentes propres au corps humain : tout corps est différent. Les variations concernent la complexion, soit la couleur, texture et apparence naturelle de la peau (« Complexion » 2019). Par contre, c’est bien plus complexe, il s’agit également de la corpulence (être gros ou mince), de la taille (élancé ou non), etc. Ce serait également passer sous silence les différences dans l’identité sexuelle et de genre que de ne pas les nommer : la façon qu’une personne vit dans son corps ne s’écrit pas de la même façon. Ainsi, Butler propose, dans la préface de son livre Bodies That Matter, de penser la matérialité du corps, non dans son aspect classique, mais plutôt en retournant la question : « elle met en évidence la construction sexuelle de la matérialité […] vue […] comme un processus, une histoire de pouvoirs, de frontières et d’exclusion » (Lebovici 2009). On peut voir l’obtention d’un tatouage dans la même perspective. En effet, le tatouage marque une appartenance à une classe, à un groupe, et par conséquent se joue dans le pouvoir et ses relations. Par contre, l’obtention d’un tatouage n’impacte pas les vies de chacun de la même façon. Pour certains, il s’agit d’appartenir à un groupe, comme on vient de le mentionner, mais pour d’autres, dont Dan, l’exemple présenté par Rioult, l’objectif est purement d’éloigner les gens, et donc de marquer une frontière, l’exclusion. Ce sont des façons différentes de vivre ce marquage. La corpulence, la taille, le sexe, l’âge auront tous des influences sur le tatouage, sur le message de celui-ci, de la même façon que le vécu personnel de chacun aura également un impact.

Ainsi, comme ce fut présenté, il n’y a que « des » corps, chacun s’inscrivant de façon différente dans l’appropriation personnelle de son corps. Les choix artistiques entourant le tatouage sont nombreux, et varient des couleurs à utiliser, de l’endroit où l’on se fait tatouer ainsi que les messages qu’on désire que l’inscription porte. Le fait d’utiliser des couleurs ou non témoigne d’abord d’une esthétique particulière ; on ne verra pas le coeur old school de la même façon si celui-ci était seulement en teintes de gris. De plus, l’endroit où l’on se fait faire un tatouage aura un impact certain sur le message que celui-ci porte. Par exemple, le tatouage ci-dessous, « Dotted Line », ne porte pas le même message, là, sur le poignet que s’il était tatoué, par exemple, sur l’ancienne cicatrice d’une opération (pour une césarienne, par exemple). Dans un cas, il s’agit d’un message de mort que l’on porte, alors que dans le cas de la cicatrice de césarienne, il s’agit plutôt de l’inverse, d’un message de vie ! De plus, se faire tatouer une image telle que « Be Happy » ne possède pas le même impact si la personne est mince (comme dans la figure 1) ou si elle est grosse, comme les implications ne sont pas, en apparence, les mêmes. De la même manière, un tatouage de fleurs, sur un homme, peut être grossièrement vu, comme il s’agit d’images plus « féminines », alors que concrètement, c’est si peu important ! Toutefois, le vécu que l’homme aura avec ces tatouages ne sera certainement pas le même que celui de la femme, qui aurait le même.

Figure 4 : Dotted Line

Somme toute, le choix du support possède un impact assez important sur le message transmis par le tatouage, qui agit d’une certaine façon comme la couleur extérieure de l’âme. Ce choix de support impacte le message, notamment par l’absence de banalité qu’on y retrouve. L’absence de trivialité contribue à donner de l’authenticité au texte, mais contribue parfois à des contradictions dans l’inscription. Les différences spécifiques des corps possèdent également des impacts, modifiant constamment les messages portés par les tatouages. L’impact se voit notamment dans les différences entre les sexes. L’emplacement des tatouages porte également de la signification, et peut modifier la signification d’une image qui en soi est neutre, et lui donner une valeur péjorative ou méliorative.

Conclusion

On l’a vu, le tatouage est donc une forme d’écriture particulière, de par son choix de support d’inscription, support unique s’il n’en est un, mais également en raison de son caractère permanent. Écriture non seulement par le caractère « inscriptif » de cette pratique, mais également par l’aspect communicatif qui contribue à dire, en l’absence d’un contexte clair. Un message peut vouloir dire beaucoup plus que ce qu’il ne laisse voir. Les codes utilisés dans cet art sont également propres à son histoire, selon les styles et leur origine. Art provenant de l’extérieur de l’Occident, du moins dans l’histoire récente de la technique, ces styles doivent beaucoup aux autres cultures (pensons aux styles asiatiques, celtiques, polynésiens, etc.). L’aspect dynamique de cet art montre également toute la force que celui-ci contient.

Puis, dans un second temps, le corps comme surface d’inscription fut observé, notamment dans ses différences avec les inscriptions sur des supports plus universels, comme la feuille de papier. Cette différence de support montre l’absence de trivialité dans les tatouages ; même le tatouage le plus banal signifie quelque chose pour la personne qui le porte. L’aspect non-universel du corps humain a également été approché dans les différences spécifiques que l’on retrouve entre chacun des corps ; homme ou femme, grands ou petits, maigres ou gros, etc. L’impact d’un même tatouage sur chacun de ces corps ne sera pas le même, et pourrait avoir des conséquences néfastes, selon les discordances entre ce qui est encré et ce que l’on voit de la personne qui le porte, en fonction des codes sociaux en vigueur dans l’espace où une personne évolue. Les différents endroits du corps qui peuvent être tatoués ont également été observés, dans les modifications qu’ils portent sur la signification des messages.

Somme toute, le tatouage porte en soi une signification, en raison des images et mots gravés, mais d’autre part en raison de l’aspect vivant du support d’inscription qui contribue à rendre cette inscription plus dynamique, plus vivante. Ainsi, il serait intéressant de continuer ces réflexions dans une recherche plus complète sur le sujet. Le travail sur le tatouage n’en est qu’à ses débuts, et permettra de mieux comprendre les dynamiques qui entourent cette pratique de plus en plus populaire tant en Amérique du Nord qu’ailleurs dans le monde.

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