Les Mémoires d’une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir : la littérature et la philosophie comme sources de vie
Olivia Ramirez-Michaud
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public

Les Mémoires d’une jeune fille rangée nous font suivre la jeunesse de Simone de Beauvoir, de sa naissance en 1908 à la réussite de l’agrégation en philosophie et la rencontre avec Sartre, à ses 21 ans, en 1929. On y assiste à sa genèse en tant qu’intellectuelle, en tant que romancière, à la naissance de son esprit critique et à son émancipation de la bourgeoisie parisienne. Les femmes du milieu bourgeois sont promises pour la plupart à un mariage arrangé et à un avenir domestique ; la sexualité est encouragée pour les hommes alors que les femmes se doivent de rester vierges et innocentes jusqu’au mariage pour être respectées. C’est une tragédie familiale – celle des multiples insuccès économiques de son père – qui vient paradoxalement sauver la jeune Simone de cet avenir et de ces mœurs : « Vous, mes petites, vous ne vous marierez pas. […] Vous n’avez pas de dot, il faudra travailler. »1, lui répète son père. Elle est libre de choisir son avenir, de devenir une intellectuelle – c’est ce qu’elle fera. Simone de Beauvoir, à cinquante ans, après le succès des Mandarins, du Deuxième sexe, est une romancière et intellectuelle renom. C’est à ce moment qu’elle rédige ses Mémoires. Récit d’une réussite, donc, réussite qui a été possible, entre autres, grâce à l’apport des deux disciplines dont Simone de Beauvoir tombe amoureuse dès son plus jeune âge : la littérature et la philosophie. Ses Mémoires en font état.

Le lecteur ou la lectrice des Mémoires d’une jeune fille rangée ne peut pas ne pas être frappé.e par l’immense vitalité de Simone de Beauvoir ; par son besoin d’être constamment en train d’avancer, de justifier son quotidien en le dévouant à un objet particulier. On ressent à travers tout le livre cette disposition qu’elle dit avoir depuis l’enfance à être « protégée, choyée, amusée par l’incessante nouveauté des choses »2. Elle se décrit comme ayant été « une petite fille très gaie »3 – toutefois, cette gaieté de l’enfance, bien qu’elle soit toujours présente chez Beauvoir adolescente, est entrecoupée de moments d’angoisse, de sécheresse, de pauvreté, où la prochaine source que lui fournira la vie, dans laquelle elle pourra investir son sens, se fait attendre. Ces sources, bien qu’elles puissent venir d’ailleurs – d’un nouvel amour ou d’une nouvelle amitié, de la richesse de la nature, de l’excitation des sorties au théâtre, au cinéma, dans des bars –, elle les trouvera bien souvent dans la philosophie ou la littérature. Dans son existence aux multiples changements, aux difficiles répudiations, la force que lui fournissent les livres - que ce soit en lettres ou en philosophie – est une rare régularité qui lui est salvatrice. C’est lorsque ces désirs réguliers la quittent que le mal-être la gagne le plus profondément, que sa vie se vide de son sens. Elle retranscrit de ses carnets de jeunesse les mots suivants : « “Oh! Réveils mornes, vie sans désir et sans amour, tout épuisé déjà et si vite, l’affreux ennui. Ça ne peut durer! Qu’est-ce que je veux? qu’est-ce que je peux? Rien et rien. Mon livre? Vanité. La philo? J’en suis saturée. L’amour? Trop fatiguée.” »4 Même lorsque la littérature et la philosophie ne la tentent plus, qu’elle se retrouve affligée par l’ennui, son désir de vie reste aussi fort (« “Pourtant j’ai vingt ans, je veux vivre!” »5 conclut-elle après le passage précédemment cité), et, rapidement, ses passions renaissent : « Ça ne pouvait pas durer : ça ne durait pas. Je revenais à mon livre, à la philosophie, à l’amour. »6

Chez la jeune intellectuelle, les deux disciplines jouent des rôles différents, répondent à différents besoins. Même si c’est son amour pour la littérature qui naît le premier (parce que « c’était […] la seule réalité à laquelle il [lui] fut possible d’accéder » ),7 Beauvoir a, très jeune, déjà, des raisonnements qui laissent deviner la future philosophe, celle qui remet en question les certitudes et veut placer la raison avant toutes les illusions. Elle s’insurge contre les interdits de ses parents, qui lui semblent le plus souvent arbitraires et incohérents (« partout je rencontrais des contraintes, nulle part la nécessité »,8 écrit-elle). Elle veut être considérée comme un individu, alors que des adultes elle ne reçoit qu’une attention distraite. Jamais elle n’est considérée par eux comme une égale ; intérieurement, elle s’indigne, revendique son droit d’être vue pour ce qu’elle est : « Mes goûts ne m’étaient pas dictés par mon âge ; je n’étais pas « une enfant » : j’étais moi. »9 Puis, ce sont les livres non appropriés pour les jeunes filles et l’interdit de connaître l’information mystérieuse qu’ils renferment qui l’agacent, la laissent perplexe. On lui raconte que cette connaissance est un danger pour elle ; pourtant, les adultes l’ont bien, cette connaissance – elle ne peut accepter cette contradiction : « l’idée qu’il y a un âge où la vérité tue répugnait à mon rationalisme »,10 écrit-elle. Il n’est donc pas surprenant de la voir se passionner pour ses premiers cours de philosophie, qui, même s’ils sont ne sont pas aussi poussés qu’ils pourraient l’être, répondent aux interrogations de sa jeunesse, prennent la posture même qui avait été découragée par les adultes toute sa vie. On sent qu’elle a trouvé une discipline qui veut poursuivre les chemins qu’elle défriche déjà par elle-même ; une discipline qui se module aux mouvements naturels de son esprit : « c’était […] assez extraordinaire, après douze ans de dogmatisme, une discipline qui posât des questions et qui me les posât à moi. »11 Peu à peu s’imposent à elle la recherche constante de la vérité, la pensée désireuse d’englober l’absolu. « Je décidai que j’allais consacrer les prochaines années à chercher avec acharnement la vérité »,12 écrit Beauvoir en repensant au début de ses études à la Sorbonne. Elle n’a déjà plus la foi, et été confirmée par Kant dans la justesse de cette position. La philosophie l’emmène exactement là où elle veut aller : son amour de la raison et de la vérité s’y trouve incarné. Ces élans qui la poussent vers la philosophie ne sont pas comblés par la littérature, qui, Beauvoir s’en rend compte très tôt, « ne soutient avec la vérité que d’incertains rapports. »13 C’est une autre part d’elle-même qui tombe amoureuse des lettres.

Le rapport que Beauvoir entretient avec la littérature est plus affectif que son rapport avec la philosophie. Les auteurs qu’elle lit sont des « présences fraternelles »14 qui lui tiennent compagnie, qui peuplent son esprit ; dans sa solitude, elle peut partager ce qu’elle ressent avec eux : les mots qu’ils écrivent « sauv[ent] du silence toutes ces intimes aventures dont [elle] ne [peut] parler à personne ».15 Bien qu’elle se passionne pour la philosophie, celle-ci lui explique avec une voix froide ce que la littérature fait vivre : elle ne lui « apporte pas le même réconfort ».16 Dans ses Cahiers de jeunesse, dont plusieurs extraits apparaissent dans les Mémoires d’une jeune fille rangée, Beauvoir écrit ceci : « Les formules abstraites du philosophe se mettent à vivre quand on les éclaire de citations qui les replacent dans le courant de la conscience individuelle ».17 Elle vit la littérature dans l’intimité, comme un partage direct d’une conscience à une autre : c’est pourquoi son amour de la littérature est le plus fervent quand elle est le plus seule ; elle trouve dans les lettres un moyen de survivre à un quotidien qui par moments est trop pauvre, trop creux, trop desséché par l’isolement. Ces mots que Beauvoir utilise pour parler de sa romance avec Jacques, on pourrait très bien les appliquer à sa relation à la littérature : « Je lui devais des joies, des peines dont la violence seule me sauvait de l’aride ennui où j’étais enlisée. »18 C’est que sa relation avec Jacques est magnifiée par son imaginaire, par ses lectures. Elle regarde son existence, ses relations au travers du prisme des œuvres qui la marquent le plus : Zaza devient le bel Euphorion, personnage-héro admirable d’un mythe qu’elle a lu, et Jacques, la figure romantique du Grand Meaulnes. Ainsi, la littérature devient pour Beauvoir adolescente une véritable religion ; elle donne à sa vie une importance plus grande, une qualité sacrée. Et puis, il y a l’écriture : écriture des journaux intimes, écriture d’histoires parfois, plans d’écrire une œuvre où elle « dirait tout ».19 L’écriture salvatrice, qui donne à l’existence la nécessité que Simone recherche plus que tout : « Un récit, c’était un bel objet qui se suffisait à soi-même […] ; j’étais sensible à la nécessité de ces constructions qui ont un commencement, une fin, où mots et phrases brillent de leur éclat propre […] ».20 Déjà petite, en écrivant des rédactions au cours Désir, elle sent qu’écrire permet à la vie d’échapper à la contingence : « Si je relatais dans une rédaction un épisode de ma vie, il échappait à l’oubli, il intéressait d’autres gens, il était définitivement sauvé. »21 On voit aussi à travers les extraits de ses Carnets de jeunesse que l’écriture lui permet de vivre mieux, de méditer sur ses expériences et ainsi de mieux les comprendre.

Selon Sylvie Le Bon De Beauvoir, grande amie et fille adoptive de Beauvoir, spécialiste de son œuvre, les Mémoires d’une jeune fille rangée sont avant tout le récit de la naissance d’une vocation d’écrivain : « ses Mémoires sont vraiment les Mémoires d’un écrivain : comment elle est devenue écrivain, comment elle a vécu le fait que la littérature, l’écriture a dominé sa vie. »22 Delphine Nicolas-Pierre, spécialiste elle aussi de l’œuvre de Beauvoir, soutient une opinion autre : « dans ses Mémoires, elle a une manière de se constituer en tant qu’intellectuelle […] bien plus qu’en tant que romancière ».23 Si on peut soutirer de la lecture des Mémoires de Simone de Beauvoir ces deux points de vue qui semblent contradictoires, c’est que la littérature et la philosophie y sont indissociables. Les deux disciplines prennent part au même vœu d’écriture et d’indépendance, aident la jeune fille à poursuivre son désir de comprendre le monde et de se comprendre elle-même ; son intérêt pour la philosophie et son intérêt pour la littérature naissent du même amour inépuisable qu’elle a pour la vie.


  1. S. de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, 1958, Gallimard, p. 138.↩︎

  2. Ibid., p. 19.↩︎

  3. Ibid.↩︎

  4. Ibid. p. 345.↩︎

  5. Ibid.↩︎

  6. Ibid.↩︎

  7. Ibid., p. 245.↩︎

  8. Ibid., p. 20.↩︎

  9. Ibid., p. 80.↩︎

  10. Ibid., p. 111.↩︎

  11. Ibid., p. 207-208.↩︎

  12. Ibid., p. 324.↩︎

  13. Ibid., p. 20.↩︎

  14. Ibid., p. 272.↩︎

  15. Ibid., p. 245.↩︎

  16. Ibid., p. 272.↩︎

  17. S. de Beauvoir, Cahiers de jeunesse, 1926-1930, 2008, Gallimard, p. 61.↩︎

  18. S. de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, 1958, Gallimard, p. 288↩︎

  19. Ibid., p. 316.↩︎

  20. Ibid., p. 69.↩︎

  21. Ibid., p. 93.↩︎

  22. D. Nicolas-Pierre, Simone de Beauvoir, l’existence comme un roman, 2016, Classiques Garnier, p. 667.↩︎

  23. Ibid., p. 666.↩︎