Genius : L’auteur, le lecteur et l’annotateur
Maxime Raschella-Lefebvre
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2019/12/11
Écritures numériques, annotation, Genius Media Group Inc., trace, enregistrement, organisation du savoir, effet de présence

Peu de choses provoquent l’horreur chez les étudiants de littérature comme la révélation qu’un collègue aurait eu l’audace d’ajouter sa propre trace à travers les pages sanctifiés d’un roman. Sacrilège indigne de la culture lettrée représentée par l’université, gare à celui qui annoterait les pages de son Finnegans Wake dans une vaine tentative de s’y repérer. Une telle vision sacrée de l’œuvre littéraire imprimée semble amalgamer le respect du support, l’objet livre, et le respect de l’œuvre et de l’artiste lui-même. Depuis que Genette a établi la distinction entre les régimes d’immanence des œuvres (1994) et que Benjamin a étudié L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (2003), cette intouchabilité du livre a tout pour surprendre. Surtout lorsque l’on prend en considération les tirages modernes des œuvres imprimés dont chaque exemplaire diluerait l’aura immanente de l’œuvre originale présente dans chaque copie.

Aujourd’hui, l’annotation est de retour à l’avant-scène grâce aux nouvelles possibilités permises par le numérique. De multiples projets d’annotations en ligne voient le jour1 , notamment un projet comme Hypothes.is qui se présente comme « la solution toute trouvée à la surcharge informationnelle et le rempart à la crise d’autorité et de légitimité qui toucherait la culture dite numérique » (Jahjah 2017, 71). Au tournant de la dernière décennie, une nouvelle plateforme d’annotation apparait sur le web. D’abord nommé Rap exegesis en 2009, puis Rap Genius avant de se stabiliser autour du seul nom Genius (Wiedeman 2014), cette entreprise privée permet à ses utilisateurs de transcrire et d’annoter des textes de toutes sortes. Comme l’onomastique le montre, ce site web était d’abord un projet qui concernait la sphère des amateurs de rap et de hip-hop. Or, rapidement cette forme de crowdsourcing sur le modèle de l’open collaboration inspirée de Wikipédia connaît un succès, ses fondateurs décident donc d’élargir la mission du site en permettant l’annotation de textes de genres variés, d’où l’ouverture au seul nom Genius.

Pour tenter de comprendre ce mouvement double d’horripilation et d’enthousiasme face à l’annotation, cette étude se penchera sur la manière dont Genius investit cet outil en comparant l’usage de l’annotation sur ce site web à l’usage qu’en a fait la tradition historique. La question adressée à Genius sera alors celle de l’innovation afin de voir si l’annotation permet quelque chose de nouveau lorsqu’elle s’appuie sur des ressources numériques. Le projet de cette réflexion étant d’interroger l’impact d’une telle pratique sur l’acte de lecture et sur la relation traditionnelle du couple auteur-lecteur.

Tradition de l’annotation

La réticence des étudiants à annoter des textes à même le livre est étonnante lorsque l’on s’intéresse à l’historicité de la notion d’annotation, cette pratique étant si vieille que son origine est impossible à déterminer avec exactitude. Marc Jahjah, dans sa thèse de sciences de l’information et de la communication (2014), s’est penché sur le parcours de la notion d’annotation. Il parvient à retracer l’annotation sous une forme primitive jusque chez les premières civilisations « lettrées » des Mésopotamiens et des Égyptiens. Ce constat permet de postuler que l’annotation est l’une des formes les plus anciennes de relations que peuvent entretenir deux textes puisqu’elle émerge dès les premiers usages de l’écriture. Jahjah soulève cependant qu’il existe plusieurs formes d’annotation, celles-ci pouvant être réduites à deux catégories les « marginalia de confection » et les « marginalia de lecture » (2014, 75). Ce sont ces dernières qui seront pertinentes dans le cas de Genius puisque les marginalia de lecture se situent en « aval de l’édition » (Jahjah 2014, 75), c’est-à-dire qu’il y a « absence de concertation entre le fabricant du livre et le glossateur » (Holtz 1984, 146).

Quelles soient nommés marginalia, apostilles, gloses, manicule ou scholies, Jahjah soutient que toutes ces pratiques témoignent plus ou moins d’un même rapport aux textes. En passant d’une « définition spatiale des marginalia (notes situées en marge sur le même support que le texte annoté), à une définition relationnelle (un rapport spécifique à des énoncés) », l’étude de ces dispositifs montre que très peu d’innovations ont eu lieu dans le monde de l’annotation depuis le XIVe siècle (Jahjah 2014, 64 et 66). Jahjah définit donc l’annotation comme « une opération matérielle qui consiste à produire une forme graphique de nature différente (commentaire, note, apostille, etc.) en regard d’un texte » (2014, 66). La nature différente de l’annotation étant attribuée à des critères génériques (observation, remarques), spatiaux (autour du texte) et axiologiques (l’inscription afin de lutter contre l’oubli) (Jahjah 2014, 67).

L’origine de la pratique de l’annotation en tant que commentaire de texte est difficile à établir, on peut au moins, dans une perspective occidentale, la retracer jusqu’à la bibliothèque d’Alexandrie et son entreprise d’éditions critiques (Jahjah 2014, 124). Comme le rouleau égyptien comportait souvent des marges importantes dues à la fragilité du papyrus sur ses bords (Jahjah 2014, 111), il laissait plus de place à l’annotation à même le support du texte annoté que le faisaient les tablettes d’argiles mésopotamiennes. Les alexandrins utilisaient donc cet espace afin d’y insérer des signes critiques expliquant certains termes, mais également afin de tenir un registre chronologique des corrections apportées au texte lors de sa copie (Jahjah 2014, 125). Donc, dans une perspective philologique du texte, les scribes hellènes institutionnalisent progressivement l’utilisation de l’annotation tout en développant une méthode de versionnage manuel. L’annotation ne se répand toutefois réellement qu’avec la transition vers le support du codex qui popularise le commentaire de texte par l’annotation. Les annotations manuscrites étant elles-mêmes retranscrites lors de la prochaine copie du texte par un scribe. À la fin du IVe siècle, l’efficacité de ce processus fait que « les livres paraissent avec de larges marges pleines d’annotations », ce que certains attribuent à la forme matérielle du codex qui permet de feuilleter et d’indexer, car il se tient à une main libérant ainsi l’autre pour l’annotation (Jahjah 2014, 128). Le codex entraine donc un changement dans la manière d’annoter au Moyen-âge. L’interprétation de textes religieux prend alors son essor grâce au codex qui permet de mieux comparer les textes et de renvoyer le lecteur à d’autres passages ou volumes (Jahjah 2014, 132). C’est cette affinité de l’annotation avec les traditions herméneutiques et philologiques qui continue jusqu’à aujourd’hui. Avec le passage à la lecture individuelle vers le XVIe siècle l’annotation subit un autre changement, elle devient alors une pratique très personnelle (Jahjah 2014, 14). Ainsi, c’est sous cette forme que l’annotation continuera comme pratique jusqu’au 19e siècle.

Donc, si l’annotation a toujours été présente dans les pratiques de lecture et d’écriture, comment expliquer la conception qui en fait un acte de vandalisme ? C’est qu’un dernier bouleversement a lieu dans l’histoire de l’annotation avant le moment numérique, ce que Jahjah nomme « le tabou des marginalia » amené par le développement des bibliothèques publiques (2014, 161). Ce tabou fait de l’annotation du livre une pratique honteuse à proscrire, ce qui est compréhensible du point de vue des bibliothécaires qui visent à préserver le bien public que sont ces archives. C’est ce point de vue, celui de Virginia Woolf qui voit les marginalia « comme une violation sexuelle, à la fois du texte et de ses lecteurs à venir » (Jahjah 2014, 161), qui semble encore partagé par beaucoup de gens dans la culture de l’imprimé.

Si l’annotation est bel et bien cet acte vicieux, comment expliquer le succès actuel d’une plateforme comme Genius qui compte plus de deux millions de contributeurs et plus de cent millions de visiteurs par mois? (« Genius (website) » s. d.)

Y a-t-il du nouveau dans l’annotation proposée par Genius?

Un siècle de tabou semble donc faire pâle figure suite à près de deux millénaires d’usage. Si les bibliothèques publiques n’ont pas réussi à enterrer l’annotation, c’est que, comme Sherman le dit :

lending libraries undoubtedly helped to spread literacy and learning to new groups of readers, [but] in turning marginalia from a tool to a transgression they also deprived thoses readers of one of their most powerful method for conversing with authors and other readers (Sherman 2009, 157).

Une des premières choses que les pionniers du web ont à cœur est donc de rétablir cette très puissante méthode qu’a le lecteur pour s’inscrire dans le texte et converser avec l’auteur ET avec le lecteur. Cela correspond à l’objectif des outils d’annotation comme Genius, « dont la promesse est de passer outre l’autorité [de l’] énonciateur, en y ajoutant une énonciation seconde, qui fonctionnerait comme un regard surplombant et dégagé des conditions d’écritures contraignantes » (Jahjah 2017, 71).

Comme le souligne Jean-Marc Larrue : « les médias naissent du milieu qu’ils contribuent à former » (2011, 176). Genius ne fait pas exception, la matérialité du site web étant très clairement un mélange des formes traditionnelles du texte (romans, album de musique, etc.) et de ce qu’il serait possible de nommer une esthétique silicon valley dans la lignée des géants comme Google, Facebook et autres qui privilégient une apparence épurée simplifiant l’utilisation pour le plus petit dénominateurs communs de ces utilisateurs. Puisqu’il s’agit d’abord d’un site qui vise l’annotation de paroles de chansons, l’organisation des textes est pensée en fonction de la traditionnelle pochette d’album. L’accès à un texte, qui peut aussi se faire directement dans la barre de recherche, se fait d’abord par l’artiste. La page de l’artiste contient donc une photo, une biographie sommaire et une discographie, mais aussi la liste des « top scholars » de l’artiste, c’est-à-dire, les dix contributeurs qui ont le plus travaillés sur son œuvre. Il est ensuite possible de sélectionner un album ce qui ouvre une nouvelle page, une nouvelle URL avec la liste des chansons qui reproduit l’organisation de l’œuvre, lorsque l’album a été retranscrit en entier ce qui n’est pas toujours le cas à l’instar de Wikipédia où une page ne peut exister avant que quelqu’un la crée. Or, contrairement à Wikipédia, il n’y a pas de liens inactifs en attente d’être liés à une page. Un album retranscrit de manière incomplète pourrait simplement indiquer les chansons numéro 1, 5 et 12, les autres étant simplement inexistantes sur la plateforme.

Dans le cas des romans ou des autres textes, on retrouve certaines incongruités. Prenons par exemple, l’annotation de The Great Gatsby un projet sur lequel les créateurs du site ont beaucoup insisté lors de l’expansion du projet de Genius. La page de l’auteur nous propose donc les « popular F. Scott Fitzgerald albums » comme The Great Gatsby et The Curious Case of Benjamin Button ou alors ces « popular songs », c’est-à-dire les neuf chapitres de Gatsby qui sont considéré comme des « songs », ce qui revient à une unité de texte délimité par un cadre issu de la tradition (chansons, chapitres) et lié à un support précis, une page HTML, une URL, par unité de texte.

Cette confusion des termes montre bien l’état d’avancement du projet de Genius qui prétend être l’outil qui permettra d’« annotate the world » (Wiedeman 2014). Cette volonté de contrôle sur le monde est partagée par d’autres projets, comme Hypothes.is qui semblent s’être engagé sur une voie plus prometteuse en investissant la gratuité de l’open source plutôt que la logique capitaliste de Genius qui lui confère une rigidité nuisible à l’ambition du projet.

Donc, une fois le parcours habituel qui mène au texte accompli (sélection de l’artiste/auteur, choix d’un album/livre et puis sélection de la méthode de lecture selon l’organisation pensée par l’auteur, segmentée ou aléatoire), le lecteur parvient au texte. L’annotation apparait toutefois dès le niveau de l’album ou du livre, celle-ci est reconnaissable par ce que Derrida avait distingué comme deux niveau, micro et macro, qui montrent que le statut de l’annotation lui est conféré par une organisation spatiale qui reproduit, et crée, un rapport hiérarchique entre un texte et son annotation sur le même support (Derrida 1991). Dans le cas de Genius, cela s’effectue de manière très traditionnelle en ménageant un espace qui pourrait être nommé « marge » où s’inscrivent les annotations. La standardisation du procédé sur le site crée une « communauté de communication » (Jahjah 2014, 103) qui permet au lecteur familier de toujours savoir que, sur Genius, le texte de base est toujours à gauche et son annotation toujours à droite. Cette organisation spatiale, dans une perspective occidentale, reproduit le geste de lecture de gauche à droite, témoignant ainsi de la définition relationnelle de l’annotation posée par Jahjah, qui montre bien que l’annotation est un texte-commentaire venant après le texte original, c’est-à-dire « en aval de l’édition » (2014, 75).

Qu’est-ce que l’édition dans ce contexte numérique ? Pour ce qui est des chansons parues avant l’avènement du téléchargement et du streaming, l’édition d’une chanson ou d’un album n’est que la retranscription des paroles contenues dans le livret parfois fourni avec l’album. Mais, qu’en est-il des chansons plus récentes qui parfois ne sont même jamais parues sur un support traditionnel ? Le travail d’édition consiste alors à écouter les chansons et à retranscrire ce que l’oreille perçoit. Qui est alors l’auteur de ce texte ? Celui qui performe le texte, celui qui en possède les droits d’auteurs ou bien celui qui l’inscrit dans le serveur Genius ? Pour Genius, il semblerait que ce soit l’ensemble de ces réponses, puisque tous les contributeurs sont crédités par la plateforme. L’œuvre est toujours attribuée à ces véritables créateurs. C’est-à-dire les interprètes, les producteurs, les compositeurs. Cela donne également une idée de la confusion quant à la valeur d’immanence de l’œuvre dans la chanson. Pourquoi donner le crédit aux producteurs et aux compositeurs alors que la forme musicale de la chanson n’est pas hébergée sur le site, même si des contributeurs ajoutent parfois des liens vers Youtube lorsqu’un vidéoclip de la chanson est disponible ? Ne seraient-ils pas juste de seulement mentionner l’auteur du texte puisque c’est de la forme écrite des paroles dont il est question ? Cette vision correspond à une conception de la chanson comme entière seulement lorsqu’elle est active, en performance. L’italique étant ici utilisé pour nuancer l’idée de performance de la notion de live. La chanson est performée même lorsque c’est un code qui la joue sur Youtube, sans que l’humain soit présent.

Effet de présence

Donc, si la transcription des paroles cause déjà une incertitude sur l’identité du « père » du texte pour reprendre l’idée de Derrida, nous pourrions écarter cette question du même geste que celui de Derrida, c’est-à-dire en postulant l’autonomie du texte, une fois celui-ci sous forme écrite, ce qui permet la dissémination du sens par le lecteur-écrivain (Derrida 1972, 86). Or, cela ne saurait rendre compte de la matérialité de l’inscription sur Genius et sur le web. « Aujourd’hui, à travers ce qu’on appelle les nouvelles technologies, nous partageons plusieurs formes de présence, qui, bien qu’elles ne soient pas physiques, sont tout de même en fait […] la technologie qui aujourd’hui nous fait habiter le monde d’une autre façon est alors technologie de la présence » (Cavallari 2016, 82). En effet, sur Genius, la présence de l’auteur du texte est rendue, sur chaque page contenant son travail, par un « effet de présence » (Larrue 2011, 184) : l’inscription matérielle de son nom. Cette inscription agit alors comme une « trace […] qui implique […] la matérialisation d’une absence dans une forme graphique » (Mathieu 2010). La matérialisation de l’absence se rapprochant beaucoup de la présence, on peut dire que l’auteur du texte conserve une part de présence dans son texte sur Genius. Contrairement à l’auteur, puisque l’actualisation du texte se fait nécessairement par la lecture, la présence du lecteur n’est jamais mise en doute dans les couples lecteur-écrivain, émetteur-récepteur, destinataire-destinateur, et ce, quel que soit le média. Le lecteur-récepteur étant ce bloc stable sur lequel toute communication repose.

Dans ce cas, comment l’annotation s’insère-t-elle dans cette relation vieille comme le monde? Si l’idée de lecteur-écrivain ou d’écrivain-lecteur a été théorisée par plusieurs dans différentes perspectives, personne n’est davantage lecteur-écrivain que l’annotateur. En effet « l’annotation vue en tant que processus est un acte d’écriture qui intervient au moment de la lecture » c’est ce qui permet à plusieurs de parler d’« écrilecture » (Broudoux 2015). Ce terme illustre bien la « coprésence » (Larrue 2011, 183) de l’auteur et du lecteur, mais également de celle de l’annotateur dont la présence sur un site comme Genius est difficile à ignorer. Certains textes sont intégralement annotés, le texte étant alors complètement obscurci par le surlignage gris pâle qui dénote une annotation sur Genius. Or, à ce stade, les annotations n’apparaissent pas. Leur présence est seulement signifiée par cet ombrage du texte qui permet de concrétiser cette dissémination du sens dont parlait Derrida (1972). Le texte, par ce surlignage, signale matériellement son potentiel herméneutique. Une intéressante amélioration au site pourrait être d’ajouter un code de couleur à ce surlignage. Par exemple, une annotation qui n’apporterait rien de véritablement intéressant (comme c’est souvent malheureusement le cas sur Genius, malgré les avertissements des modérateurs) serait alors de couleur très pâle tandis qu’un passage abondamment et pertinemment annoter pourrait être plus foncé ou d’une couleur plus vive. Donc, une annotation de 50 shades of Grey qui soulignerait le passage : « Christian a faim d’Anastasia » pour dire : « En effet, Christian n’a pas mangé depuis le chapitre 3 » serait très légèrement surligner alors que l’annotation d’un incipit célèbre, ayant donné lieu à de nombreuses analyses, serait surligner en rouge foncé.

En effet, rien sur la page originale du texte sur Genius ne laisse transparaitre la qualité de l’annotation. Il faut cliquer sur le passage surligné pour ouvrir l’annotation. Cette action mène à une autre URL, il y a donc matériellement une URL par annotation, même si cela n’est pas représenté dans l’expérience de navigation, car cliquer sur l’annotation ne provoque pas l’impression de naviguer sur le web, car rien, en apparence, ne laisse transparaitre un changement de page. Une fois l’annotation ouverte, sa qualité apparait d’abord par sa longueur, une annotation de qualité étant souvent étoffée d’hyperliens ou du moins d’une ou plusieurs réponses d’un autre utilisateur, qui apparaissent alors sous forme de liste sous la première annotation. L’annotation sur le web est accomplie par des lecteurs « occupant des fonctions qu’on attribue d’habitude à des professionnels du livre et du savoir (comme le critique ou le bibliothécaire) » (Jahjah 2014, 10) ce qui soulève nécessairement la question de la légitimité. Genius a choisi de résoudre ce problème par l’idée du « Genius IQ » qui récompense la contribution d’un utilisateur en la faisant vérifier par d’autres utilisateurs possédant un quotient intellectuel Genius plus élevé. Néanmoins, peu importe la valeur et la légitimité des contributeurs, la plateforme permet aux contributeurs de s’inscrire matériellement dans le texte puisque le nom d’utilisateur de l’annotateur ou des annotateurs apparait au haut de l’annotation. Ainsi l’annotateur laisse sa trace sur le support qu’est cette page HTML liée à une autre page HTML supportant le texte annoté. Or, dans l’expérience, ces deux pages apparaissent comme une seule. Ce dispositif reproduit ainsi l’annotation dans sa forme traditionnelle obéissant à une définition spatiale (dans la marge de droite) et relationnelle (rapport spécifique entre l’énoncé et son annotation) par rapport au texte d’origine (Jahjah 2014, 64).

L’empreinte laissée par l’annotateur et le transcripteur les identifient donc comme des acteurs de l’« énonciation éditoriale » en faisant des actes d’annotation et de retranscription l’une « des pratiques de métiers qui contribuent à la constitution des textes, à leur circulation et à leur existence matérielle » (Jahjah 2014, 39). En d’autres mots, l’annotation s’inscrit dans « l’ensemble de ce qui contribue à la production matérielle des formes qui donnent au texte sa consistance, son image de texte » (Jeanneret et Souchier 2005, 6).

Puisque la plateforme agit aussi comme un réseau social, une notion de notoriété voit également le jour. Certains annotateurs sont bien connus par la communauté Genius, par exemple ASMA_MTL est un annotateur de textes de rap québécois bien connu de la communauté puisqu’il est également DJ. Ces annotations portent donc plus de poids que celles d’un inconnu. Cet exemple est pertinent pour montrer l’importance que prennent les artistes, sur Genius, dans l’élaboration d’un discours secondaire sur la chanson. Un exemple plus connu de ce phénomène est la présence sur le site du rappeur américain Eminem. L’un des premiers à obtenir un verified account sur Genius. Le visiteur du site web ne sera pas surpris, en visitant la page d’Eminem, de découvrir que le top scholar d’Eminem n’est nul autre que le rappeur lui-même. Bien que le second dans la liste possède presque le double de Genius IQ, la position de Genius semble être que nul ne connaît mieux son œuvre que l’auteur lui-même. Cette manière de redonner l’autorité suprême à l’auteur nuit au projet de Genius, puisque la dissémination du sens se voit limitée par la présence de l’auteur dans le discours secondaire sur sa propre œuvre.

Enregistrement et organisation du savoir

Le parcours de cette étude montre que de manière formelle, Genius n’innove pas vraiment quant à la nature des annotations par rapport à la tradition manuscrite et imprimée, et encore moins par rapport aux autres logiciels d’annotation en ligne. Cette forme d’annotation s’inscrit donc dans la tradition d’une longue lignée de pratiques textuelles, car ce qui a été dit quant à l’impact de l’annotation sur les agents en présence sur le support du texte pourrait être dit de la plupart des méthodes d’annotation.

L’usage de l’annotation sur Genius est plutôt intéressant dans une perspective téléologique du savoir. C’est-à-dire que ce qui distingue l’annotation sur Genius de l’annotation d’un exemplaire individuel d’un roman est la diffusion. En effet, l’annotation d’une chanson pop américaine qui, par voie d’impérialisme, fait le tour du monde, entraine le voyage de cette même annotation autour du globe et peut ainsi rejoindre beaucoup plus de lecteurs. De plus, la lecture de cette annotation par un plus grand nombre permet davantage de rétroaction sur celle-ci. La qualité des annotations est donc potentiellement toujours en hausse. Parallèlement à ce phénomène de diffusion se trouve également la question de l’enregistrement qui semble être la vraie valeur de Genius. En effet, d’un « seul geste, mais dédoublé »(Derrida 1972, 72) Genius et ses utilisateurs s’affairent à assembler un vaste catalogue, un immense répertoire de textes qui agit comme une véritable bibliothèque, ainsi que toute une documentation sur ce même répertoire par le biais des annotations. En effet, « c’est la fonction attribuée à l’annotation : préserver de l’oubli les choses mémorables » (Jahjah 2014, 67).

Comme les scribes de la bibliothèque d’Alexandrie, Genius travaille à l’organisation d’un savoir gigantesque en effectuant l’enregistrement des textes, mais aussi des discours critiques sur ces textes. Dans le monde de la chanson contemporaine, où les sources secondaires manquent cruellement, ce geste double constitue définitivement une avancée, car l’organisation du savoir consiste également à mettre en rapport les textes entre eux. Sur ce point, Genius est exemplaire, car c’est l’un des besoins qui a motivé les trois fondateurs à créer le site. En effet, la nature très intertextuelle du rap ainsi que la promptitude à la querelle de ses acteurs appelaient le type d’interactions textuelles que permettent l’annotation et l’hyperlien. Ainsi, lorsqu’un rappeur lance une attaque voilée contre un autre artiste, l’annotation peut expliciter le sens de l’attaque et lorsque l’artiste attaqué répondra dans un autre morceau, l’annotation de celui-ci pourra renvoyer à la première attaque. Des matchs de tennis prennent ainsi place entre rappeurs sur Genius. Si cela peut sembler puéril dans ce contexte de querelle, il s’agit d’un outil au vaste potentiel lorsque l’on pense à toutes les références et allusions qu’un texte littéraire peut contenir. Dans sa thèse, Jahjah, souligne le « travail remarquable d’éditorialisation » qu’une douzaine d’annotateurs ont fait « en relevant et commentant chacune des références historiques, littéraires, artistiques présentes dans l’œuvre d’Eco » (Jahjah 2014). Le lecteur modèle théorisé par Eco étant plutôt douze lecteurs, cet exemple montre le pouvoir qu’a le web de combiner les efforts humains pour en décupler les résultats. Le coup de maitre de Genius serait donc davantage à chercher de ce côté que de celui de l’annotation.

Bibliographie

Benjamin, Walter. 2003. L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. Editions Allia.
Broudoux, Evelyne. 2015. « Contours du document numérique connecté », novembre. https://archivesic.ccsd.cnrs.fr/sic_01327851.
Cavallari, Peppe. 2016. « Le Phonopostale et les sonorines : un échec riche d’idées ». Cahier Louis-Lumière, nᵒ 10:77‑86. https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/handle/1866/18300.
Derrida, Jacques. 1972. « La pharmacie de Platon ». In La dissémination, 69‑197. Paris: Seuil.
Derrida, Jacques. 1991. « This is Not and Oral Footnote ». In Annotation and Its Texts, édité par Stephen A. Barney. Oxford: Oxford University Press.
Genette, Gérard. 1994. L’Oeuvre de l’art 1: immanence et transcendance. Poétiques. Paris: Seuil.
« Genius (website) ». s. d. Wikipédia. Consulté le 23 octobre 2019. https://en.wikipedia.org/wiki/Genius_(website).
Holtz, Louis. 1984. « Les manuscrits latins à gloses et à commentaires de l’Antiquité à l’époque carolingienne ». In Atti del Convegno internazionale « Il libro e il testo », édité par Cesare Questa et Renato Raffaelli, 141‑67. Urbino: Università di Urbino.
Jahjah, Marc. 2014. « Les marginalia de lecture dans les « réseaux sociaux » du livre (2008-2014) : mutations, formes, imaginaires ». Thesis, Paris, EHESS. http://www.theses.fr/2014EHES0067.
Jahjah, Marc. 2017. « ”Annoter le monde et améliorer l’humanité” : les imaginaires matériels d’un logiciel d’annotation du web ». In Ecrilecture augmentée dans les communautés scientifiques - Humanités numériques et construction des savoirs, ISTE éditions, 71‑88. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01638125.
Jeanneret, Yves, et Emmanuël Souchier. 2005. « L’énonciation éditoriale dans les écrits d’écran ». Communication & Langages 145 (1):3‑15. https://doi.org/10.3406/colan.2005.3351.
Larrue, Jean-Marc. 2011. « Théâtralité, médialité et sociomédialité: Fondements et enjeux de l’intermédialité ». Theatre Research in Canada / Recherches théâtrales au Canada 32 (2):174‑206.
Mathieu, Jean-Claude. 2010. Écrire, inscrire. Images d’inscriptions, mirages d’écriture. Paris: José Corti.
Sherman, William H. 2009. Used Books: Marking Readers in Renaissance England. Pennsylvanie: University of Pennsylvania Press.
Wiedeman, Reeves. 2014. « Can Rap Genius Annotate the World? ». New York Magazine. http://nymag.com/intelligencer/2014/12/genius-minus-the-rap.html.

  1. Jahjah relève la conception de 64 logiciels d’annotations entre 1989 et 2008 (2017)↩︎