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Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public

Du lieu à la production de l’espace. Notes pour une archéologie de l’espace contemporain.

Intro du chapitre à écrire

Des espaces autres. Une typologie heuristique des espaces

Dans une conférence devenue un classique, Des espaces autres, Michel Foucault esquissait les grandes lignes d’une généalogie de l’espace contemporain selon ses caractéristiques typologiques. D’après le philosophe français, les êtres humains ont conçu l’espace de trois manières principales dans l’histoire de la pensée : la localisation, l’étendue et l’emplacement. La localisation, forme spatiale caractéristique de l’antiquité et du Moyen Âge occidentaux, correspond à une vision de l’espace hautement hiérarchisé : il y a des

lieux sacrés et lieux profanes, lieux protégés et lieux au contraire ouverts et sans défense, lieux urbains et lieux campagnards ; pour la théorie cosmologique, il y avait les lieux supra-célestes opposés au lieu céleste ; et le lieu céleste à son tour s’opposait au lieu terrestre ; il y avait les lieux où les choses se trouvaient placées parce qu’elles avaient été déplacées violemment et puis les lieux, au contraire, où les choses trouvaient leur emplacement et leur repos naturels. C’était toute cette hiérarchie, cette opposition, cet entrecroisement de lieux qui constituait ce qu’on pourrait appeler très grossièrement l’espace médiéval : espace de localisation.(Foucault 1994, 753.)

Bien que Foucault n’explicite pas les racines de cette vision de l’espace, nous pouvons en tracer le parcours à rebours jusqu’aux réflexions d’Aristote autour de la physique et de la cosmologie. Grossièrement, dans la perspective inaugurée par le Stagirite, chaque substance trouve tout naturellement sa place, ou son lieu, en accord à sa propre nature : « chacun des corps, par nature est transporté et demeure dans son lieu propre, et il fait cela soit vers le haut soit vers le bas(Aristote 2000, 216) ». Haut et bas qui sont, à leur tour, définis de manière absolue, étant donné que « le haut, l’extrémité de l’univers, point qui en effet est bien en haut par sa position, et qui par sa nature est le premier(Aristote 2004, 367) ». Dans ce modèle, qui s’est conservé, presque immuable, pendant des siècles grâce à l’influence que la philosophie aristotélicienne a exercée sur la pensée occidentale1, l’espace est structuré selon des coordonnées stables, fixes et dictées par la nature propre, ou essence, des lieux suivant un principe ontologique, voire axiologique : l’espace est la disposition physique d’une hiérarchie2.

C’est autour de la moitié du XVIe siècle que la localisation en tant que paradigme d’organisation spatiale est mise en doute et, ultimement, en crise. Les responsables de cette crise furent ces théoriciens, philosophes, mathématiques et physiciens que l’on regroupe sous ladite première révolution scientifique : en 1543, Copernic publiait, juste avant sa mort, De revolutionibus orbium coelestium, le livre où il exposait son modèle cosmologique géocentrique basé sur l’efficience mathématique de ses calculs avec pour résultat de détrôner la Terre, et par conséquent l’homme, du centre de l’univers ; dans les décennies suivantes en se basant sur le modèle cosmologique copernicien, Giordano Bruno théorisait l’existence d’un nombre infini de mondes dans un nombre infini d’univers et Galilée avançait ses théoriques physiques qui allaient définitivement disjoncter le paradigme de la localisation. Le coup final allait être porté quelques décennies plus tard, lorsque Descartes posa les bases d’une véritable révolution épistémologique de la géométrie qui allait façonner puissamment la conception moderne de l’espace.

Selon Foucault, en fait, au-delà du géocentrisme, le « vrai scandale » de l’œuvre de Galilée fut « d’avoir constitué un espace infini, et infiniment ouvert ; de telle sorte que le lieu du Moyen Âge s’y trouvait en quelque sorte dissous, […] l’étendue se substitue à la localisation(Foucault 1994, 753.) ». Moment charnière de la rationalité occidentale, le changement d’épistémè opéré au XVIe eut des retombées spatiales profondes, notamment au regard de la théorie physique : « le lieu d’une chose n’était plus qu’un point dans son mouvement(Foucault 1994, 753.) » et non plus sa place au sein d’un ordre naturel organisé autour d’une entité régulatrice supérieure — ἀρχή ou Dieu chrétien qu’elle soit.

Dans la typologie historiciste de Foucault, l’espace contemporain, quant à lui, prend la forme et les structures de l’emplacement, c’est-à-dire en tant qu’ensemble de relations de voisinage entre points ou éléments, relations qui « définissent des emplacements irréductibles les uns aux autres et absolument non superposables(Foucault 1994, 755.) ». Moins que par des coordonnées mesurables, cet espace est structuré par les rapports entre les objets : il n’est pas un contenant homogène et vide à l’intérieur duquel des objets se disposeraient, il n’y a pas d’espace préalable à ses éléments.

Ce court texte de Foucault, à l’histoire compliquée — écrit en 1967 pour une conférence au Cercle d’études architecturales et publié, selon les intentions du philosophe français, qu’en 1984 dans la revue Architecture, Mouvement, Continuité —, non seulement rend compte d’un moment de passage théorique et méthodologique crucial pour la pensée de Foucault, mais aussi contribue de manière fondamentale à le qualifier comme un des penseurs de l’espace — pour reprendre l’heureuse formulation de François Boullant(Boullant 2003) — parmi les plus influents du XXe siècle.

Si ce n’est qu’à partir de Les mots et les choses que le philosophe français ouvre la porte à une utilisation de plus en plus massive des métaphores spatiales dans son discours philosophique afin de mieux cerner les enjeux des structures de pouvoir, c’est justement à l’occasion de cette conférence qu’il développe pour la première fois le concept d’espace autre ou hétérotopie, concept lui permettant de soulever plusieurs questions centrales pour tout type d’analyse spatiale. Comme l’explique Marc Dumont, dans un article consacré à la réception des thèses foucaldiennes sur l’espace(Dumont 2010), c’est à partir d’Espaces autres qu’un dialogue entre Michel Foucault et les géographes français commence à être tissu, notamment autour de la question du politique dans la géographie sans pour autant se restreindre à celle-ci :

L’intérêt d’éclairer les usages des travaux de Michel Foucault par la géographie tient par ailleurs au fait que celui-ci aborde non seulement la question du politique, mais aussi celle de l’espace usant de nombre de métaphores spatiales pour penser un certain nombre de phénomènes, de processus ayant traits aux faits de discours.(Dumont 2010)

Dumont et, de manière plus argumentée, Boullant soulignent également que la contribution de Foucault à la pensée de l’espace — si de véritable pensée de l’espace peut-on même parler, car « il n’est pas sûr que l’expression soit très heureuse et même qu’elle puisse être philosophiquement validée(Boullant 2003) » — ne s’insère pas sans difficultés et frictions dans le domaine de la géographie ni se présente en tant que réflexion systématique. Et pourtant les deux, entre autres, reconnaissent la pertinence et la fécondité de l’approche foucaldienne telle qu’ébauchée dans ce texte et poursuivi ailleurs, dans laquelle « l’espace est bien le centre, très tôt, nous l’avons vu, d’un intérêt, d’une attirance polymorphe aux contours encore imprécis. L’espace est, de plus, indiscutablement une notion transversale dans l’œuvre de Foucault qui permet de jeter des ponts entre différents aspects de sa problématique(Boullant 2003) », approche qui influencera des maîtres à penser de la géographie comme Claude Raffestin et Michel Lussault.

Si ce texte confirme encore une fois la profondeur du regard du philosophe français, capable de développer des pensées de longue haleine à partir du contexte présent, aujourd’hui ses mots se donnent à lire surtout comme un document rétrospectif et archéologique — dans l’acception foucaldienne du terme — sur les caractéristiques générales d’une nouvelle vision de l’espace contemporain qui a été développée par le mouvement dit spatial turn ou tournant spatial, dont il sera question plus loin dans le présent chapitre.

C’est autour de l’exploration des conditions de possibilité de la naissance de l’hétérotopie et non sur une histoire de l’espace que Des espaces autres est entièrement bâti afin de dresser les typologies — deux : les hétérotopies de crise et celles de déviation(Foucault 1994, 757) — et les six principes de ce que Foucault appelle la « science des hétérotopies ». Dans ce contexte, il n’apparaît donc pas surprenant que l’histoire des conceptions de l’espace esquissée par Foucault ne soit pas présentée de manière rigoureuse et extrêmement précise — d’autant plus si l’on considère que Des espaces autres est un texte de transition méthodologique dans la réflexion foucaldienne.

Cependant, la typologie spatiale développée dans ce texte peut être profitablement employée en tant que modélisation heuristique, bien que schématique, des caractéristiques principales des différentes visions de l’espace propres à chaque époque, afin de faire ressortir les enjeux sous-jacents à chaque paradigme spatial. Motivé par l’analyse des dispositifs politiques régissant l’agencement des relations spatiales contemporaines, le regard de Foucault se concentre sur les modalités historiques à travers lesquelles les espaces sont structurés poursuivant un but à la fois épistémologique et politique au sens large : poser le problème de l’emplacement en termes de technologies politiques de gestion des relations fondant l’espace3 et, en même temps, montrer que ces relations de voisinage gardent encore les anciennes marques de la sacralité hiérarchique aristotélicienne4. Si les questions avancées par Foucault dans ce texte, liées à une perspective théorico-critique concernant la gestion (politique) de l’espace, ont beaucoup contribué au développement d’une géographie critique, en France et ailleurs, dans le cadre du présent travail, nous allons proposer une clé de lecture différente.

D’abord, il nous semble nécessaire de préciser l’apport méthodologique du texte foucaldien à notre démarche étant donné que nous en avons remarqué plus haut les failles de structuration et de rigueur. Si l’utilisation de ce texte à des fins purement historiques pose d’évidents problèmes, nous pensons que sa structure épistémologique peut être prometteuse si hybridée avec une approche littéraire particulière — la théorie formaliste de la dominante, telle que présentée par Roman Jakobson dans son texte homonyme et ensuite réélaborée dans les études paralittéraires.

Présenté comme « un des concepts les plus fondamentaux, les plus élaborés, et les plus productifs, de la théorie formaliste russe(Jakobson 1973, 145) », le concept de dominante, selon Jakobson, « peut se définir comme l’élément focal d’une œuvre d’art : elle gouverne, détermine et transforme les autres éléments. C’est elle qui garantit la cohésion de la structure. La dominante spécifie l’œuvre(Jakobson 1973, 145) ». Le remaniement jakobsonien du concept de dominante, né au sein de l’école formaliste russe5, répond essentiellement à deux ordres de questions : d’une parte, jeter les fondations de la notion de fonction esthétique du langage6 — notion qui aura un rôle central dans le développement des études contemporaines sur les genres littéraires, surtout dans les études paralittéraires7 ; de l’autre, la réflexion sur la dominante offre à Jakobson un outillage théorique lui permettant d’articuler la dualité entre diachronie et évolution littéraire — autrement dit, de penser l’évolution des formes poétiques et donc la littérature dans son historicité : « [d]ans l’évolution de la forme poétique, il s’agit beaucoup moins de la disparition de certains éléments et de l’émergence de certains autres que de glissements dans les relations mutuelles des divers éléments du système, autrement dit, d’un changement de dominante(Jakobson 1973, 158. C’est moi qui souligne) ».

Or, à notre avis, l’application de l’idée de dominante jakobsonienne permet non seulment de préciser l’argumentation foucauldienne en palliant certains des problèmes méthodologiques que nous avons mis en évidence plus haut, mais aussi d’en élargir la portée au -delà des buts envisagés par Foucault. En premier lieu, on trouve dans la généalogie esquissée dans Des espaces autres un manque de nuance dans la caractérisation de chaque époque selon son type spatial : non seulement celui-ci est présenté comme étant total et englobant — une forme d’espace définie une époque de fond en comble —, mais en plus il est décrit comme une unité homogène et unidimensionnelle n’ayant pas de sous-éléments ou sous-parties. Si, par contre, l’on considère localisation, étendue et emplacement moins comme des régimes spatiaux que comme des dominantes qui « gouverne[nt], détermine[nt] et transforme[nt] les autres éléments » relevant de la spatialité, nous nous situons dans une optique plus attentive aux détails et aux différentes modalités d’organisation et structuration de l’espace8 permettant de telle manière de saisir les différents agencements des spatialités ainsi que leurs effets spécifiques comme le montre l’approche prônée par Christian Jacob lorsqu’il affirme :

selon que le monde est conçu selon un modèle géocentrique ou héliocentrique, comme fini ou infini, comme une sphère finie englobant elle-même plusieurs sphères intérieures, terrestre, sublunaire et supralunaire, ou comme une expansion sans limites, on aura différents espaces et scénarios de connaissance, relevant de partages spécifiques entre observation et spéculation, marqués par des degrés divers de certitude ou d’incertitude, relevant de différents régimes de vérité, théologique ou sécularisée, physique ou métaphysique9

Envisager chaque paradigme spatial particulier comme le résultat de l’agencement de plusieurs éléments autour d’une dominante nous donne également — deuxième conséquence de l’application de l’approche jakobsonienne — un cadre théorique et épistémologique pour penser la manière dont les paradigmes spatiaux évoluent et changent, alors que Foucault ne fait qu’effleurer cette thématique lorsqu’il fait référence à Galilée pour le passage de la localisation à l’étendue et aux travaux de Bachelard et des phénoménologues pour la transition à l’époque contemporaine10. Il s’agit là, à notre avis, d’une des questions centrales que le texte de Foucault soulève entre les lignes et à laquelle le philosophe ne répond pas, avec celle concernant la manière dont une conception de l’espace surgit et se développe jusqu’à devenir la forme spatiale d’une époque entière — nous essayerons de formuler quelques hypothèses à cet égard lorsque nous aborderons, dans le troisième chapitre, l’impact de l’avènement, du développement et de la diffusion de la culture numérique sur notre conception conception de l’espace. Dernièrement, relire l’histoire foucaldienne de l’espace à la lumière de la conception jakobsonienne de la dominante nous permet aussi de développer une double approche : d’une part, on pourrait envisager chaque époque selon plusieurs angles, en en identifiant les éléments spécifiques qui la composent, les détailler et les analyser et, de l’autre, mettre en perspective et de manière transversale et diachronique ces éléments afin non seulement d’en étudier les continuités, les ruptures et les évolutions, mais aussi de repérer des thématiques communes qui parcourent les différents types d’espaces.

La production de l’espace

Si dans le paragraphe précédent nous avons montré que la réflexion foucaldienne sur l’espace peut être élargie au-delà des intentions qui animaient le philosophe français, il est maintenant nécessaire de préciser notre perspective. Comme nous l’avons discuté plus haut, chaque époque peut faire l’objet de plusieurs types différents d’analyse : par exemple, l’on pourrait, et c’est en partie le cas de Foucault lui-même dans ses travaux successifs, étudier les configurations de pouvoir que chaque organisation spatiale rend possible ou étudier les représentations de l’espace que chaque époque se donne dans les arts, dans la littérature ou dans la géographie. Une autre approche possible consisterait dans l’analyse transversale d’un élément spatial, majeur ou mineur, à travers plusieurs époques, en étudiant ses changements historiques — par exemple, tracer les changements des rapports entre villes et périphéries au fil de l’évolution des paradigmes spatiaux ou encore se concentrer sur les mutations que la pratique cartographiques a connues dans l’histoire, comme le fait par exemple John Pickles(Pickles 2004).

Tirant profit de ces deux approches possibles pour l’étude des spatialités, notre démarche s’en distingue pour son but, qui est à son tour orienté sur deux axes distincts : d’une part, ouvrir une réflexion sur le rapport entre littérature et espace et, de l’autre, mettre en place une tentative de mise à jour, pour ainsi dire, de la typologie foucaldienne. Pour ce faire, nous allons choisir, parmi les différentes clés de lecture possibles, une qui nous semble particulièrement riche : la dominante à travers laquelle nous irons par la suite structurer notre analyse répond à deux questions bien précises, à savoir comment un espace se produit-il ? Qui produit cet espace ? Il s’agit là, comme nous le montrerons dans la suite de notre argumentation, d’une question, celle concernant la production de l’espace, qui est au cœur, fondatrice même, de l’époque spatiale que Foucault caractérisait d’emplacement, époque que l’on identifie désormais avec l’expression tournant spatial. À l’origine de cette période, qui peut-être tire à sa fin aujourd’hui, en fait, il y a — c’est globalement reconnu — la parution du livre La production de l’espace — œuvre qui fera l’objet d’analyses approfondies plus loin dans ce chapitre — du philosophe français Henri Lefebvre en 1974. L’approche révolutionnaire à la question de l’espace ainsi que les réflexions novatrices développées dans cet ouvrage influenceront le domaine des études spatiales en Amérique du Nord et en France, par le biais de la réception de la pensée lefebvrienne chez des auteurs comme Edward W. Soja, Fredric Jameson aux États-Unis et toute une génération de chercheur.e.s impliqué.e.s dans le renouvellement de la géographie sociale et critique en France11, ainsi que la manière dont nous concevons l’espace jusqu’à nos jours. De plus, le choix d’aborder l’espace par le biais de la question de sa production nous permet de mettre en évidence une différence qualitative fondamentale dans les trois époques spatiales individuées par Foucault et ainsi mieux baliser la suite de notre analyse : si chaque époque a ses instances productrices spécifiques de l’espace, seulement dans l’âge contemporaine — à savoir celle caractérisée par la forme spatiale de l’emplacement — les êtres humains et leurs activités jouent un rôle actif. Si l’on considère, en fait, de plus près les caractéristiques des autres époques, l’on s’aperçoit de la passivité de l’instance humaine dans le processus menant à la définition de la spatialité12. Dans le cas de la localisation, forme spatiale de l’Antiquité et du Moyen Âge, par exemple, nous avons vu que l’espace se distribue de manière tout à fait « naturelle », suivant les dispositions dictées par l’essence ontologique des choses : des éléments naturels des présocratiques au Dieu chrétien créant ex nihilo le monde, en passant par le Démiurge platonicien et le premier moteur immobile d’Aristote, tout ce qui existe est créé ou ordonnée par des entités qui dépassent le monde humain et sur lesquelles les êtres humains n’ont aucune prise. Même lorsque l’on abandonne les niveaux métaphysiques et ontologiques de l’espace, les réflexions de Platon concernant la nature humaine ou la gestion politique au sens large de la cité idéale arrivent à la même conclusion : l’ordre terrestre est le réflexe d’un système plus grand basé sur des structures transcendantes, que les êtres humains ne maîtrisent pas.

En ce qui concerne la deuxième époque spatiale, celle de l’étendue, caractérisée par la pensée mathématique et physique de l’espace et de ses structures, le rôle de l’instance humaine dans le processus de façonnement de l’espace ne change guère. Pour trouver sa place dans le nouveau système spatial qui se dessine, l’être humain doit apprendre à maîtriser des techniques d’adéquation et de mimesis, ce que Galilée exprime très clairement lorsqu’il affirme que :

la philosophie est écrite dans ce livre gigantesque qui est continuellement ouvert à nos yeux (je parle de l’Univers), mais on ne peut le comprendre si d’abord on n’apprend pas à comprendre la langue et à connaître les caractères dans lesquels il est écrit. Il est écrit en langage mathématique, et les caractères sont des triangles, des cercles, et d’autres figures géométriques, sans lesquelles il est impossible d’y comprendre un mot. Dépourvu de ces moyens, on erre vainement dans un labyrinthe obscur.

Ce n’est qu’à partir de la troisième époque spatiale, celle de l’emplacement et de la contemporanéité, que, selon Foucault, les êtres humains comment à finalement pouvoir travailler l’espace, le prendre en main et y avoir une influence, bref à véritablement l’habiter. Même si Foucault ne fait qu’effleurer la question de l’espace dans une perspective humaine — son attention se porte sur la question des relations qui se tissent entre les éléments de l’emplacement —, les réflexions qu’il élabore à deux reprises sur ce sujet ouvrent des pistes de recherche très intéressantes et fécondes. D’abord, selon le philosophe français, si l’espace contemporain en est un qui se construit autour des relations de voisinage entre points ou éléments, alors et par conséquence la manière dont le mode spatial de l’emplacement se décline à l’égard des humains est de l’ordre de la gestion des ressources, matérielles et immatérielles, et de l’aménagement de l’espace — c’est une question politique au sens large :

D’une manière encore plus concrète, le problème de la place ou de l’emplacement se pose pour les hommes en termes de démographie; […] c’est aussi le problème de savoir quelles relations de voisinage, quel type de stockage, de circulation, de repérage, de classement des éléments humains doivent être retenus de préférence dans telle ou telle situation pour venir à telle ou telle fin.13

Si cette « gouvernementalité » de l’espace contemporain — qui sera au centre de la réflexion foucaldienne successive — est présentée par Foucault comme une des conséquences de la nouvelle structuration spatiale, un court passage qui se trouve un peu plus loin dans le texte nous donne une indication précieuse quoique abrupte sur les causes qui sont à l’origine de ce changement de paradigme spatial :

L’œuvre — immense — de Bachelard, les descriptions des phénoménologues nous ont appris que nous ne vivons pas dans un espace homogène et vide, mais, au contraire, dans un espace qui est tout chargé de qualités, un espace qui est peut-être aussi hanté de fantasme ; l’espace de notre perception première, celui de nos rêveries, celui de nos passions détiennent en eux-mes des qualités qui sont comme intrinsèques. (Foucault 1994, 754)

L’apport spécifique des phénoménologues et de Bachelard, selon les mots de Foucault, réside en deux mouvements complémentaires : d’une part, refuser la conception physique d’un espace vide et homogène régit par les lois de la géométrie et de la mathématique en faveur d’un espace « chargé de qualités » et, de l’autre, mettre au cœur de cette nouvelle perspective l’être humain, avec sa perception, ses rêveries et ses passion. Pour le dire autrement, le nouvel espace contemporain se distingue fondamentalement de celui des autres époques non seulement parce qu’organisé autour des relations entre ses éléments, mais aussi et surtout parce que ces dernières ont un caractère sensible et se déploient à l’échelle humaine14. Si ces réflexions nous ont permis de montrer en quoi, selon nous, il y a une coupure qualitative entre emplacement d’une part et localisation et étendue de l’autre, les questions soulevées plus haut — qui produit l’espace ? comment un espace se produit-il ? — demeurent ouvertes : bien que l’analyse de Foucault nous ait montré l’importance d’une reconsidération du rôle des êtres humains dans l’organisation de l’espace, elle ne nous en dit pas davantage15. Au-delà de ses limites, l’argumentation foucaldienne a le mérite d’identifier, de conceptualiser et d’exposer très clairement l’espace dans son historicité, les caractéristiques principales de ses déclinaisons et d’en saisir les enjeux sociétaux au sens large, surtout lorsqu’il parle de la contemporanéité16 : lorsque le philosophe français caractérisait son temps comme « l’époque de l’espace », il était, sans le savoir, en train de donner une clé de lecture qui allait marquer profondément la vision de l’espace, contribuant de façon décisive à la naissance d’un ample mouvement théorique que l’on appellera par la suite tournant spatial.

Le tournant spatial

Après avoir discuté le texte de Foucault dans le premier paragraphe de ce chapitre et montré, en s’appuyant sur le concept de dominante de Jakobson, en quoi, à notre avis, l’époque contemporaine se distingue des autres en ce qui concerne la production de l’espace, il s’agit maintenant de voir de plus près comment cette époque — celle du tournant spatial — conçoit l’espace et sa production. Avant de nous lancer dans une telle réflexion, il nous semble nécessaire faire un pas à côté pour préciser certaines caractéristique de ce mouvement théorique. Lorsque l’on abord la notion de tournant spatial, en effet, on se retrouve face à plusieurs problématiques structurelles inhérentes à ce courant bariolé — problématiques que nous allons maintenant analyser très brièvement pour mieux contextualiser notre démarche. Pour ce faire, nous les regrouperons en deux ordres spécifiques : la question de la définition de l’expression « tournant spatial » — qu’est-ce que le tournant spatial ? — et celle de son origine — d’où cela vient ?

Si le discours sur l’origine du tournant spatial est assez complexe et stratifié — nous le verrons plus loin —, celui sur sa définition s’avère être plus simple, malgré un manque de linéarité dû à des caractéristiques structurelles. Étant donné, en fait, l’ampleur de ce mouvement théorique recouvrant, du moins nominalement, l’ensemble des sciences humaines et sociales, il n’y a pas de définition précise et univoque17. Si chaque domaine envisage différemment les thématiques et les enjeux liées à l’espace, ainsi que le sens à donner au mot espace tout court comme souligné par Mike Crang et Nigel Thrift — « different disciplines do space differently. For example, in literary theory, space is often a kind of textual operator, used to shift registers. […] And in all disciplines, space is a representational strategy(Crang et Thrift 2000, 1) » —, les chercheur.e.s ont cependant trouvé un terrain d’entente autour d’une définition très large, qui ne varie pas beaucoup d’un.e auteur.e à l’autre. Ainsi le tournant spatial serait-il un « mouvement transdisciplinaire portant une attention plus grande à l’espace dans l’étude des phénomènes sociaux et humains(Puget, s. d.) », « l’émergence d’un paradigme spatial dans les sciences sociales qui a mis en évidence des phénomènes, des dynamiques, des répartitions échappant à d’autres types d’appréhension(Jacob 2014) » ou encore un changement de paradigme « much more substantive, involving a reworking of the very notion and significance of spatiality to offer a perspective in which space is every bit as important as time in the unfolding of human affairs(Warf et Arias (edt) 2008, 1) ». Si ces définitions générales ont pour but de batîr un cadre assez large pour pouvoir englober des pratiques et des disciplines différentes à l’intérieur d’un domaine commun en voie de constitution — celui des études spatiales —, l’on trouve également des auteur.e.s en donnent d’autres déclinaisons poursuivant des objectifs différents, très souvent liés aux besoins spécifiques de ces cheurcheur.e.s de se démarquer ou de se revendiquer d’une tradition de pensée. Ainsi avons-nous des chercheurs comme Denis Cosgrove qui proposent, en faisant écho aux réflexions de Foucault, d’inscrire de façon explicite le tournant spatial dans une filiation post-structuraliste : « [a] widely acknowledged “spatial turn” across arts and sciences corresponds to post-structuralist agnosticism about both naturalistic and universal explanations and about single-voiced historical narratives, and to the concomitant recognition that position and context are centrally and inescapably implicated in all constructions of knowledge(Cosgrove 1999, 7) » ou comme David Harvey qui essaient de situer le tournant spatial dans le contexte plus large de la théorie critique et sociale d’influence marxiste en affirmant que « the geographical imagination is far too pervasive and important a facet of intellectual life to be left alone to geographers(Harvey 1995, 161) ». Quel qu’il soit l’angle de lecture envisagé par tel ou tel autre auteur.e., les éléments communs autour desquels penser une définition du tournant spatial demeurent, à notre avis, essentiellement deux, à savoir son caractère constitutivement multidisciplinaire et une considération de l’espace en tant qu’acteur fondamental des processus humains et sociaux à part entière — et non seulement de ceux géographiques18.

Nous retrouvons le même consensus généralisé — ainsi que le même degré d’indétermination — autour de la définition du tournant spatial lorsqu’il s’agit d’aborder le premier volet de la question de l’origine de ce phénomène : celui chronologique. Exercice compliqué pour tout mouvement théorique, individuer la naissance — qu’elle soit liée à une année, à un penseur ou à une œuvre — du tournant spatial s’avère particulièrement difficile voire impossible. Non seulement ce courant oppose une résistance à toute tentative d’uniformisation en s’appuyant moins sur une autorité singulière que sur ce que les chercheurs ont défini un « processus de convergence(Guldi, s. d.) » de plusieurs langages, méthodologies, figures, etc. mais, en plus, la nature foncièrement hétéroclite des approches individuelles des ses représentants — ainsi que le fait qu’ils ne partagent pas forcément la même formation ni les mêmes horizons théoriques — contribue à la difficulté de circonscrire une origine ponctuelle du mouvement. Ainsi le tournant spatial n’a-t-il pas les mêmes sources d’inspiration, les mêmes trajectoires ou les mêmes références pour les historiens et les littéraires, les géographes et les économistes. Même si ses les réflexions et les pratiques des chercheur.e.s qui en ont influencé la naissance puissent être retracées jusqu’à la fin du XIXe siècle(Guldi, s. d.), il est couramment admis que le tournant spatial à proprement parler a eu lieu dans les années 1960 et 1970, suite à la diffusion des analyses sur l’espace d’un ensemble d’auteurs dont parmi les plus importants nous trouvons Michel Foucault, Gaston Bachelard, Henri Lefebvre, Paul Virilio et Michel de Certeau. Si dans aucun des travaux de ces auteurs, chacun mobilisant sa propre perspective théorique et son propre outillage méthodologique — de la sociologie à la philosophie, de la science politique à la critique sociale, de la littérature à l’architecture —, l’on ne trouve ni une référence explicite à un changement majeur de paradigme ni une formulation exprimant la conscience d’une reconfiguration en train de se faire dans le savoir contemporain — à l’exception peut-être du texte Des espaces autres de Michel Foucault dont nous avons parlé au début de ce chapitre —, ce sont plutôt la variété et l’accumulation des réflexions développées au sein de ce milieu qui ont contribué de façon déterminante à l’ouverture à une nouvelle manière de concevoir, regarder et interpréter l’espace dans l’ensemble des sciences humaines et sociales.

La deuxième ligne de tension chronologique dans l’histoire du tournant spatial se creuse autour de la fin des années 1970 et le début des années 1980 et produit, assez ironiquement d’ailleurs, une fracture géographique dans les études spatiales. Les idées et les intuitions développées par la première génération — française — du tournant spatial traversent l’océan Atlantique dans un mouvement plus général et plus large de récupération et adaptation au milieu culturel américain imprégné de postmodernisme des travaux et des réflexions d’un bon nombre de penseur.e.s français.e.s — phénomène connu sous le nom de French Theory(Cusset 2003). Au-delà des difficultés et des polémiques liées à cette migration de la pensée française des années 1960 et 1970 aux États-Unis ainsi qu’à son appropriation de la part des intellectuels américains, la discussion desquelles nous amènerait trop loin de notre sujet19, les conséquences du voyage transatlantique du tournant spatial qui nous intéressent peuvent se résumer en deux points : d’une part, sa légitimation et, de l’autre, sa subordination au post-modernisme critique américain. Si les auteurs — français — de la première vague avaient jeté les bases pour la naissance du tournant spatial sans avoir pour autant développé une véritable vision globale et collective du phénomène, ce sont les chercheurs — américains de naissance, de formation ou d’évolution intellectuelle — de la deuxième qui adoptent une approche considérant l’ensemble des réflexions et des méthodologies des premiers comme un tout unitaire — à tort ou à raison — pour en venir à l’idée d’un changement de paradigme à part entière. Des auteurs comme Edward W. Soja, Fredric Jameson ou David Harvey (né en Angleterre mais enseignant aux États-Unis), chefs de file du mouvement critique américain des années 1980, reprennent les analyses des auteurs français, notamment Henri Lefebvre(Revol 2012), en les croisant avec une théorie globale de la société — le marxisme critique post-moderniste du New Criticism, afin de développer leur propres perspectives sur l’espace en tant qu’objet social. Ce faisant, si d’une part ils nivellent les différences entre les approches, les méthodologies et les objets, de l’autre ils contribuent à la création d’un corpus de référence et à la prise de conscience de la nouveauté paradigmatique ou épocale représentée par ce nouveau mode de concevoir et étudier l’espace. L’établissement d’un canon pour le tournant spatial par les chercheurs américains permet certes de revendiquer l’institutionnalisation académique du tournant spatial, voire même sa véritable naissance, mais il soulève également des problématiques communes à tout acte fondateur de la sorte — choix d’auteurs arbitraire ou partial, répondant à des besoins d’ordre non-scientifique, suivant des critères personnels, etc. Dans l’économie de la première partie de cette thèse, visant à problématiser et à réfléchir au rôle de la littérature au sein du tournant spatial et, plus globalement, dans la production de l’espace, nous allons maintenant focaliser notre attention sur une de ces problématiques théoriques liées à l’institutionnalisation du tournant spatial dans la version américain : l’arrière-plan marxiste généralement partagé par les représentants de cette deuxième génération qui informe leur vision des études spatiales et en influence également la réception future. Nous aurons manière de traiter de manière plus approfondie cette question lors de notre analyse de l’œuvre d’Henri Lefebvre, qui est d’ailleurs le penseur qui a le plus influencé cette génération ; pour le moment, il suffit de mettre en évidence qu’en prolongeant les réflexions sur l’espace entamées par le philosophe français et en les croisant avec le courant post-moderniste, les chercheurs américains adoptent des approches à l’étude de l’espace qui en font moins un sujet à part entière qu’un élément de passage vers une théorie générale de l’époque post-moderne. Si d’une part le développement des études spatiales américains dans ce contexte culturel spécifique a comme conséquence la prise de conscience d’un nouveau paradigme dans le savoir et la naissance des démarches spatiales critiques (géographie critique, cartographie critique, etc.)20, de l’autre il contribue à creuser un écart avec la tradition instaurée par les penseurs français de la première génération qui, eux, considéraient l’espace comme une problématique à part entière — même s’il est rarement au cœur de leur réflexion21.

Une autre ligne de tension qui opère au sein du tournant spatial et qui en influence la réception et l’évolution se forme en Amérique du nord pour des raisons historiques avant de s’élargir à l’ensemble de la communauté savante : c’est une ligne de tension qui place la naissance du tournant spatial sous deux perspectives fort différentes. Si d’une part nous avons une lignée franco-américaine qui voit ce changement de paradigme comme l’effet de l’émergence et la reconfiguration d’un nouvel ensemble d’enjeux sociétaux, politiques et culturels au sens large, de l’autre l’invention et le développement du GIS, Geographic Information System, et de l’informatisation de la pratique géographique sont vues comme les événements qui déclenchent une véritable révolution dans la manière de concevoir et étudier l’espace, comme le soutiennent de manière assez nette David J. Bodenhamer, John Corrigan et Trevor M. Harris : « GIS lies at the heart of this so-called spatial turn(Bodenhamer, Corrigan, et Harris 2010, vii) ».

La dichotomie culture-technologie, si l’on veut utiliser ces deux termes pour rendre compte de cette diversité d’approches au même sujet, au lieu de s’estomper au fil du temps et de l’intégration des outils et des technologies numériques dans les pratiques savantes et dans les usages quotidiens, se trouve revigorée dans l’époque contemporaine dans laquelle la relation entre technologie et espace est devenue très complexe : géolocalisation, traçage, données massives liées aux déplacements, urbanisme numérique, etc22. Si, au début, le questionnement du rôle des technologies dans le façonnement de l’espace demeure quelque peu minoritaire, notamment chez les auteurs de la première génération, à l’exception notable de Paul Virilio, aujourd’hui la situation est un peu différente au point qu’un géographe social comme Michel Lussault ressente le besoin de mettre en garde contre une utilisation massive et acritique des technologies numériques lorsqu’il affirme qu’il « ne faudrait pas que, sortant peu à peu de leur fascination pour la carte, les géographes tombent dans une autre sidération : celle de l’imagerie numérique des SIG(Lussault 2007, 71) ».

Cette contextualisation sommaire que nous venons de faire n’a aucunement intention de tracer une histoire du tournant spatial, ni d’en définir les enjeux en entier — ce qui serait bien au-delà de la portée de ce travail et des nos compétences —, mais plutôt elle nous est fonctionnelle, dans sa brièveté, pour mettre en évidence quelques tensions inhérentes au tournant spatial. Parmi celles-ci — définition, origine, multidisciplinarité, marxisme spatial post-moderne et dualité technologique-culture —, plus spécifiquement, les deux dernières s’avèrent particulièrement problématiques lorsque nous sommes confrontés à l’étude de ce mouvement d’un point de vue littéraire — ce que nous aborderons par la suite dans ce chapitre, dans le suivant et dans le troisième qui seront respectivement consacrés à la discussion de la perspective marxiste à l’égard du tournant spatial et ses conséquences théoriques, à l’analyse du rapport entre littérature et espace et à l’étude du lien entre espace et technologies numériques.

Si nous allons maintenant nous intéresser de plus près à la perspective marxiste dans ce contexte, c’est parce que nous pensons que son impact sur la naissance et sur les développements du tournant spatial n’est pas comparable à celui des autres approches qui y ont été mobilisées par les chercheur.e.s, du moins d’un point de vue historique. De plus, dans la partie suivante, nous essayerons de montrer plus spécifiquement comment cette approche entraîne des conséquences majeures — et de quelles conséquences nous parlons — dans le rapport entre littérature et études spatiales. En effet, parler de la contribution de l’approche marxiste à l’étude de l’espace dans les décennies 1960-1980 équivaut non seulement à parler d’une perspective très féconde qui a essayé d’aborder les questions spatiales avec un système théorique plus ou moins cohérent et unitaire, mais aussi de celle qui a, peu ou prou, initié le tournant spatial lui-même et donné le ton aux études spatiales suivantes. Parmi les travaux des auteurs français de le première génération, c’est la réflexion entamée par Henri Lefebvre, philosophe français de formation marxiste, dans les années 1960-1970 et touchant son sommet avec la publication de l’ouvrage La production de l’espace en 1974 qui contribue de façon fondamentale au développement des nouvelles manières de concevoir et étudier l’espace en tant que sujet social à part entière(Revol 2012 ; Busquet et Garnier 2011).

Henri Lefebvre. Pour une pensée concrète de l’espace.

Penseur extrêmement prolifique — une soixantaine de livres publiés au cours d’une longue vie intellectuelle — et aux intérêts et approches multiples — de la sociologie à la philosophie, de l’urbanisme à l’histoire, de la politique à la littérature —, militant politique dans le Parti communiste et inspirateur du Mai 1968, Henri Lefebvre, né en 1901 et mort en 1991, a su traverser un siècle, le vingtième, très dense en faisant évoluer sa pensée sous l’impulsion des mouvements intellectuels, sociaux et politiques qui ont caractérisé cette période historique.

Diplômé en philosophie à la Sorbonne, c’est lors de ses études universitaires qu’il rencontre la pensée marxiste — et l’activisme politique —, pensée qui structurera et accompagnera tout le long l’évolution intellectuelle de Lefebvre : si, dans sa carrière, il se confronte avec des disciplines et des sujets d’études fort varié.e.s, le cadre méthodologique dans lequel il se meut reste solidement ancré dans la tradition marxiste, lui fournissant les outils critiques et théoriques à travers lesquels déployer ses analyses. Après une première phase — commencée avec la publication en 1934 du livre Morceaux choisis de Karl Marx, écrit avec Norbert Guterman — consacrée à la confrontation avec les classiques de la philosophie et la pensée marxiste, c’est en 1947 que la réflexion de Lefebvre entame un virage méthodologique et thématique se dirigeant vers ce que le philosophe français appelle la « sociologie de la vie quotidienne(Lefebvre 1947) ». Cette ouverture à un autre domaine, qui sera partie intégrante de sa production future, comme témoignent les nombreux livres consacrés à ce sujet(Lefebvre 1961, 1968a, 1981), a ses racines dans la conviction, partagée par les intellectuels marxistes de l’époque, que « la révolution prolétarienne devait s’accompagner d’une réforme agraire, d’une mécanisation du travail agricole et d’une collectivisation des terres(Paquot 2009b) » et que donc le mouvement marxiste se doit de regarder de plus près les conditions de vie concrètes des individus auxquels il s’adressait. Ainsi le besoin de tester le marxisme sur le terrain amène-t-il Lefebvre vers l’étude empirique des phénomènes sociaux, notamment dans les régions rurales françaises, comme les Pyrénées, et étrangères. C’est à l’intérieur ce cadre informé par les problématiques classiques de la théorie marxiste, orienté vers une analyse sociologique et attentif aux processus sociaux que le philosophe français commence à prendre conscience de l’émergence d’une question plus vaste, à savoir l’urbanisation généralisée de la société — ou la « révolution urbaine », pour citer le titre d’un de ses ouvrages(Lefebvre 1970). L’interrogation sur la ville, en tant que réalité politique, sociale, économique et urbanistique, occupe une place centrale dans la pensée de Lefebvre dans les années 1970, période s’ouvrant avec la publication d’un livre, Le droit à la ville(Lefebvre 1968b), qui inspirera plusieurs thèses du Mai ’68 et le consacrera comme un des plus importants maîtres à penser de l’urbanisme de la deuxième moitié du vingtième siècle, en France et à l’international, en particulier aux États-Unis(Paquot 2009a). « [S]orte de “manifeste” annonçant le programme de H. Lefebvre sur le terrain de l’urbain(Hess [1974] 2000, xi) », cet ouvrage tire profit des réflexions développées par Lefebvre dans les décennies précédentes et en propose une synthèse appliquée à un nouveau domaine. C’est dans la confrontation avec l’urbanisme et les pratiques d’aménagement que ce mouvement intellectuel révèle sa portée : en appliquant la terminologie et l’outillage critique marxiste, Lefebvre dénonce le caractère idéologique des pratiques urbanistiques courantes, s’adressant tout particulièrement à « l’urbanisme comme doctrine, c’est-à-dire comme idéologie, interprétant les connaissances partielles, justifiant les applications, les élevant (par extrapolation) à une totalité mal fondée ou mal légitimée(Lefebvre 1968b, 39) » et qui « formule tous les problèmes de la société en questions d’espace et transpose en termes spatiaux tout ce qui vient de l’histoire, de la conscience(Lefebvre 1968b, 41) ».

Si l’approche à la question de l’urbanisme telle que formulée dans Le droit à la ville — que Lefebvre approfondira par la suite dans plusieurs livres — aura une influence importante non seulement sur les théoriciens de la ville mais aussi sur les praticiens, tout milieux confondus, ce qui retiens notre attention et notre intérêt, dans ce contexte, c’est le cadre théorique et les réflexions autour de l’espace que Lefebvre y commence à développer et que parachèvera dans La production de l’espace. Avant de nous plonger dans l’analyse de l’espace dans Le droit à la ville, il nous semble nécessaire de contextualiser davantage l’émergence de cette thématique pour ainsi mieux préciser notre approche et notre perspective sur cet ouvrage de Lefebvre. D’abord, point d’entrée méthodologique, il faut remarquer que dans le livre du 1968 il n’est pas question de l’espace en soi, ni de l’espace urbain mais plutôt de l’urbain — et des questions liées de la ville, du rural, du rapport rural-urbain, de l’urbanisme, etc. —, comme bien explicité par l’auteur même lorsqu’il affirme que « [p]eut-être devrions-nous ici introduire une distinction entre la ville, réalité présente, immédiate, donnée pratico-sensible, architecturale — et d’autre part l’urbain, réalité sociale composée de rapports à concevoir, à construire ou reconstruire par la pensée(Lefebvre 1968b, 46‑47) ». Tenant compte de ce cadre théorique, il est néanmoins possible de repérer dans l’argumentation lefebvrienne des indications ponctuelles sur sa manière de concevoir certains caractéristiques générales de l’espace urbain, au-delà de la problématique spécifique à laquelle le philosophe français se livre au fur et à mesure des analyses. Ces réflexions préliminaires, qui seront par la suite retravaillées, élargies et systématisées dans La production de l’espace, non seulement nous offrent l’opportunité de voir la naissance de la pensée spatiale de Lefebvre, mais elles nous permettent aussi de tracer son évolution, notamment dans le passage de l’approche socio-politique engagée du début à celle philosophique de son aboutissement conceptuel. Suivant ces considérations, nous sommes maintenant en mesure d’aborder la thématique de l’espace dans Le droit à la ville en la divisant en trois parties majeures — que nous détaillerons brièvement pour ensuite les discuter — : forme, philosophie et esthétique de l’espace.

La forme relationnelle de l’espace (urbain)

Réfléchissant à la manière dans laquelle la ville se structure et à ses rapports avec les autres niveaux sociaux, Lefebvre en propose une vision qui rejoint les intuitions, plus générales, de Foucault à l’égard de la forme de l’espace contemporain, intrinsèquement relationnel. Si chez Foucault cette conception de l’espace est le résultat d’un travail d’analyse philosophique, basé sur l’étude de l’histoire des idées, Lefebvre arrive à des conclusions similaires en empruntant une voie différente. La confluence de ses inspirations marxistes, penchant du côté de la théorie, dans une méthodologie axée sur la sociologie de proximité, plus orientée vers la pratique, rend Lefebvre particulièrement sensible au double risque que l’on court souvent lorsque l’on analyse le milieu urbain : le faire disparaître face à des super-structures agissant à l’échelle planétaire — le risque lié à l’approche marxiste — ou bien ne regarder que l’objet-ville oubliant le contexte général — l’excès sociologique. Ainsi, dans la perspective socio-politique propre à Lefebvre, « [s]i la ville apparaît comme un niveau spécifique de la réalité sociale, les processus généraux ne se déroulèrent pas au-dessus de cette médiation spécifique. D’autre part, le niveau des relations immédiates, personnelles et interpersonnelles ne se sépare pas de la réalité urbaine que par une abstraction(Lefebvre 1968b, 50) ». La relationnalité intrinsèque à la ville ne se déploie pas uniquement de manière « verticale » entre les différents niveaux, allant du plus général (ou global) au plus spécifique (ou local), mais elle touche également à l’organisation horizontale des éléments agissant sur le même plan : « La ville se transforme non seulement en raison de “processus globaux” relativement continus mais en fonction de modifications profondes dans le mode de production, dans les relations “ville-campagne”, dans les rapports de classe et de propriété(Lefebvre 1968b, 51) ».

Philosophie de la ville

Si cette configuration relationnelle de l’urbain que dessine Lefebvre est le résultat du croisement théorico-pratique de marxisme et sociologie, elle est également le reflet d’une philosophie de la ville qui voit celle-ci comme étant une « médiation spécifique », pour citer l’expression utilisée par le philosophe français. On pourrait dire, anticipant ici certaines thèses explicitées et discutées dans La production de l’espace — thèses sur lesquelles nous reviendront plus loin —, que la ville se présente comme médiation spécifique parce que lieu qui rend manifeste le double mouvement typique de la production de tout espace : espace produit par des actions, certes, mais également espace produisant des actions. C’est que la ville, à même ses fondations, est le théâtre de la confrontation entre deux ordres d’existence humaine, elle « se situe dans un entre-deux(Lefebvre 1968b, 44) » : d’une part la société au sens large — l’ordre lointain —, de l’autre les relations quotidiennes entre les personnes et les groupes sociaux — l’ordre proche.

Cet ordre lointain se projette dans la réalité pratico-sensible. Il devient visible en s’y écrivant. Dans l’ordre proche et par cet ordre, il persuade, ce qui complète son pouvoir contraignant. Il se rend évident par et dans l’immédiateté. La ville, c’est une médiation parmi les médiations. Contenant l’ordre proche, elle le maintient ; elle entretient les rapports de production et de propriété ; elle est le lieu de leur reproduction. Contenue dans l’ordre lointain, elle le soutient ; elle l’incarne ; elle le projette sur un terrain (le site) et sur un plan, celui de la vie immédiate ; elle l’inscrit, elle le prescrit, elle l’écrit, texte dans un contexte plus vaste et insaisissable comme tel sinon à la réflexion.(Lefebvre 1968b, 44)

N’appartenant pas entièrement à l’ordre proche ni au lointain, la ville participe toutefois à leur interaction de manière active en les mettant en relation, en informant les négociations entre eux et en en influençant les modalités d’agencement. Elle agit comme milieu23— ou comme opérateur spatial, pour reprendre l’heureuse expression de Michel Lussault24 — qui dégrade les processus globaux, les faisant passer d’une échelle générale, presque abstraite, à une concrète — les comportements des individus et des groupes sociaux —, et sublime les pratiques individuels qui, regroupés dans des régularités ou des patterns urbains, deviennent ensuite des schémas sociaux25.

Cette capacité d’action qu’a la ville dépend certes de ses caractéristiques spécifiques — l’analyse desquelles dépasserait le but de ce travail —, mais aussi de certains éléments structurels et formels que Lefebvre nomme dimensions.

La ville a une dimension symbolique ; les monuments mais aussi les vides, places et avenues, symbolisent le cosmos, le monde, la société ou simplement l’État. Elle a une dimension paradigmatique ; elle implique et montre des oppositions, le dedans et le dehors, le centre et la périphérie, l’intégré à la société urbaine et le non-intégré. Enfin, elle possède aussi la dimensions syntagmatique : liaison des éléments, articulation des isotopies et des hétérotopies.(Lefebvre 1968b, 63)

La dimension symbolique de la ville entre œuvre et appropriation

Si les dimensions paradigmatique et syntagmatique relèvent plutôt des domaines de la sociologie, de la politique et de l’aménagement urbain — dans son acception de gestion technique de l’espace et de la circulation des flux (hommes, informations, marchandises, etc.) —, la réflexion développée par Lefebvre autour de la dimension symbolique de la ville — ou de tout espace, comme nous le verrons plus loin — ouvre une nouvelle manière de regarder à l’espace (urbain) à travers l’art26.

D’entrée de jeu située dans une tension identitaire entre œuvre (d’art) et produit (économique)27, la ville lefebvrienne se donne à lire différemment selon le camp que l’on choisit. Si l’on se situe du côté du produit, la ville alors serait le résultat de l’industrialisation, du déploiement des forces productives, du capitalisme et de l’urbanisme idéologique que Lefebvre critique durement dans son livre. À l’inverse, « [s]i l’on considère la ville comme œuvre de certains “agents” historiques et sociaux, cela conduit à bien distinguer l’action et le résultat, le groupe et leur “produit”. Sans pour autant les séparer. Pas d’œuvres sans une succession réglée d’actes et d’actions, de décisions et de conduites, sans messages et sans codes. Pas d’œuvre non plus sans choses, sans une matière à modeler, sans une réalité pratico-sensible(Lefebvre 1968b, 46.) ». Déstructurer la ville-œuvre en deux axes (résultat-action et groupe-produit) permet à Lefebvre de passer directement au point central de la question de l’appropriation de la ville, manière de reconnaître certes le rôle des agents historiques et sociaux — au sein desquels l’on pourrait bien compter les processus globaux — dans la production de la ville, mais sans que ceux-ci éclipsent les actions menues des individus (la réalité pratico-sensible), comme on peut le remarquer dans cette autre citation :

l’analyse peut maintenant percevoir pourquoi et comment des processus globaux (économiques, sociaux, politiques, culturels) ont façonné espace urbain et modelé la ville, sans que l’action créatrice découle immédiatement et déductivement de ces processus. En effet, s’ils ont influencé les temps et les espaces urbains, c’est en permettant à des groupes de s’y introduire, de les prendre en charge, de les approprier ; et cela en inventant, en sculptant l’espace, en se donnant des rythmes. […] La ville fut à la fois le lieu et le milieu, le théâtre et l’enjeu de ces interactions complexes.(Lefebvre 1968b, 50)

Si le militantisme engagé de Lefebvre surestime peut-être le rôle des appropriations opérées par les individus et les groupes dans la production de l’espace urbain, cette perspective analytique opère toutefois un changement d’orientation vis-à-vis de l’espace. S’il n’y a aucun doute sur le poids que l’architecture, l’urbanisme et la gestion politique ont sur la production et le façonnement de l’espace — il suffit de penser au baron Haussmann et à la transformation des boulevards de Paris —, les considérations de Lefebvre nous incitent à prendre en considération la place des gestes appropriants qui se déploient à l’échelle locale28 en partant de l’assomption que « [l]es possibilités [urbaines] relèvent d’un double examen : scientifique et imaginaire. Pourquoi l’imaginaire entraînerait-il seulement hors du réel au lieu de féconder la réalité ? Lorsqu’il y a perte de la pensée dans et par l’imaginaire, c’est que cet imaginaire est manipulé. L’imaginaire est aussi un fait social(Lefebvre 1968b, 117) ». L’appropriation, telle que présentée par Lefebvre, a un véritable rôle actif — une agentivité — dans le façonnement de l’espace non seulement en tant que pratique de résistance, critique ou alternative — ce qui la mettrait automatiquement dans une position subalterne vis-à-vis d’autres pratiques plus « productives »29 — mais parce qu’elle est la modalité à travers laquelle cet imaginaire peut se déployer, se rendre présent et féconder la réalité sans que cela devienne une stratégie parmi d’autres de colonisation de la ville : « [m]ettre l’art au service de l’urbain, cela ne signifie pas du tout enjoliver l’espace urbain avec des objets d’art. […] Cela veut dire que les temps-espaces deviennent œuvre d’art et que l’art passé se reconsidère comme source et — modèle d’appropriation de l’espace et du temps (Lefebvre 1968b, 124)».

Du droit à la ville à La production de l’espace

Cette brève panoramique sur les caractéristiques structurelles de la ville nous donne l’occasion d’esquisser, en filigrane, une considération global sur la vision de l’espace dans cette première phase de la pensée spatiale de Lefebvre, pensée qui, nous le rappelons, se développe dans un cadre théorico-méthodologique précis — un mélange de marxisme et de sociologie de proximité — et a un but spécifique — la lutte contre l’urbanisme technocratique contemporain et la libération de la vie urbaine, notamment dans sa dimension créative. Cependant, au-delà du contexte d’analyse propre à cet ouvrage, l’on peut dégager de la réflexion lefebvrienne des éléments qui donnent des indications sur la manière dont Lefebvre conçoit l’espace en général.

Comme nous l’avons vu plus haut, la ville lefebvrienne — ou bien, selon les considérations que nous venons de faire : l’espace lefebvrien — se caractérise moins par une identité basée sur un contenu quelconque — la présence d’un élément spécifique comme la place, l’agora, etc. — que par une identité structurelle et formelle basée sur le concept de relationnalité. Façonnée par les relations horizontales et verticales qui la parcourent et qui la traversent, la ville (l’espace) ne leur préexiste pas et n’en est pas séparable — sinon par abstraction. De plus, cet agencement des relations spatiales n’est pas à sens unique ; l’espace où ces relations se tissent ne leur est pas étranger : il est certes (le) produit par (et de) ces relations, mais, de par ses qualités spécifiques, il les façonne à son tour, il a un impact sur leurs conditions de possibilité et leurs modalités d’existence. Parmi les éléments, les instances et les relations qui modifient l’espace et qui sont par lui modifiées, Lefebvre, dans Le droit à la ville, consacre une grosse partie de ses réflexions à l’imaginaire. Ce dernier se configure tantôt comme ensemble des arts — y comprise la littérature — tantôt comme pratique d’appropriation des espaces — suivant le principe de la relation dialectique lefebvrienne entre l’échelle générale et les applications concrètes. Quoiqu’il en soit du point de vue que l’on choisit pour regarder l’imaginaire, celui-ci occupe une place fondamentale dans la première partie de la pensée spatiale lefebvrienne : dépassant la pure abstraction, il est une instance façonnant l’espace (urbain) à part entière — tout comme les autres pratiques urbaines. Qu’un philosophe venant du marxisme et rompu à la sociologie de terrain donne cette marque de confiance à un domaine historiquement accusé de produire des faussetés et des mensonges30 pourrait paraître étonnant, il ne faut toutefois pas oublier que l’imaginaire lefebvrien a une fonction politique, pratique, résistante et critique d’investissement et d’appropriation des lieux et des espaces urbains. À cet égard, c’est le penseur français lui-même qui introduit une différentiation de qualité et but au sein de l’imaginaire même, différentiation qui prendra davantage d’ampleur dans la production lefebvrienne sur l’espace, lorsqu’il met en opposition — engendrant ainsi un jugement de valeur — un imaginaire « qui permet la fuite et l’évasion, qui véhicule des idéologies » et un « qui s’investit dans l’appropriation(Lefebvre 1968b, 104.) ». Ce jugement de valeur porté sur l’imaginaire sur la base de son utilité stratégique dans le processus d’appropriation de la ville permet de dégager une deuxième lecture possible de l’intérêt lefebvrien à l’égard de l’espace, c’est-à-dire une lecture qui embrasse l’évolution de la pensé spatiale du philosophe français sur la longue durée.

Suivant les réflexions de Remi Hess lorsqu’il essaie de faire le point sur le parcours intellectuel de Lefebvre menant à l’écriture de La production de l’espace, nous pourrions affirmer que le véritable enjeux de la pensée spatiale de Lefebvre est de montrer

que l’espace est politique, que […] [l]’urbain est un enjeu politique. Cet enjeu se travaille conceptuellement au niveau théorique. […] Une stratégie de connaissance doit s’élaborer pour confronter de manière incessante la théorie avec l’expérience, pour déboucher sur une praxis globale : celle de la société urbaine. Celle-ci est à conquérir comme une appropriation par l’être humain du temps et de l’espace, modalité supérieure de la liberté(Hess [1974] 2000, xii).

Cette perspective analytique axée sur l’angle politique, contribue à clarifier et préciser l’attention que Lefebvre porte à l’espace, ainsi que son rapport ambigu à l’imaginaire spatial. Si la question de l’espace est une question spécifiquement politique, qui appelle à une confrontation entre théorie et expérience ayant pour but de formuler une praxis d’appropriation, alors tout élément, instance ou niveau spatial est assujetti à cette dynamique — même l’imaginaire.

Or, remarque, H. Lefebvre, l’espace est politique. Il est stratégique. Il faut retrouver les traces de ces stratégies anciennes qui on constitué l’espace. […] la production de l’espace peut se comparer à la production de n’importe quelle marchandise. Mais il y a une dialectique entre la production des marchandises et celle de l’espace. Produit de l’Histoire, l’espace est le lieu de rencontre de la planification matérielle, de la planification financière et la planification spatio-temporelle(Hess [1974] 2000, xi).

Pris dans la dialectique entre production de marchandise et production de l’espace, l’imaginaire devient une ressource et une stratégie comme les autres, dont la valeur et les caractéristiques sont évaluées selon le degré d’inscription dans un cadre politico-pragmatique, qui légitime une hiérarchisation fonctionnelle, et non selon ses propres structures. Dès lors, sans qu’on le considère comme un élément en soi, le « bon » imaginaire est celui qui participe à la politisation de l’espace et contribue à la démarche d’appropriation de ce dernier. Si Le droit à la ville met en scène l’ambiguïté lefebvrienne à l’égard de l’imaginaire, tiraillé entre libre cours de ses potentialités créatrices et soumission à un impératif politique, dans La production de l’espace le philosophe français résout cette opposition en subordonnant complètement l’imaginaire à la politique.

La production de l’espace. Une révolution épistémologique de l’espace.

Publié en 1974, à la fin de ce que l’on pourrait appeler la phase spatiale de la pensée lefebvrienne dont en représente également l’aboutissement théorique, La production de l’espace, de par son approche philosophique et systématique à l’espace et son influence sur les penseurs.ses suivant.e.s, peut être considéré comme le livre qui s’approche le plus du concept d’œuvre fondatrice du tournant spatial. L’originalité de l’approche développée par Lefebvre dans cet ouvrage, ainsi que sa fécondité, reposent dans l’élaboration d’une démarche consistant à dépasser les limites des conceptions absolues, abstraites et philosophiques de l’espace, pour aller vers un concept d’espace considéré non comme un milieu vide, mathématique ou idéal, mais comme partie intégrante d’un processus complexe de production, poursuivant ainsi la réflexion entamée dans Le droit à la ville. Si le livre de 1974 s’inscrit dans le sillage ouvert par celui de 1968, le premier il se démarque du second sous nombreux aspects : d’abord, c’est le cadre méthodologique qui est différent — La production de l’espace se caractérise comme un traité philosophique sur l’espace ; dans cet ouvrage, ensuite, Lefebvre s’éloigne de son engagement politique vis-à-vis de la ville pour se livrer à une réflexion systématique de plus grande envergure sur l’espace dans sa globalité ; finalement — et c’est le point qui nous intéresse le plus dans ce contexte —, le philosophe français adopte une perspective qui réduit les potentialités créatrices et productives de l’imaginaire au profit d’une conception de l’espace en tant que produit, comme affirmé explicitement dans sa préface à la troisième édition de l’ouvrage, en 1985 : « [i]mpossible de penser la ville et l’urbain modernes, en tant qu’œuvres (au sens large et fort de l’œuvre d’art qui transforme ses matériaux) sans d’abord les concevoir comme produits(Lefebvre [1974] 2000, xx) ».

Le trait d’union qui lie la réflexion spatiale développée par Lefebvre dans Le droit à la ville et celle présentée dans La production de l’espace, qui donnera également le ton à l’ensemble des questionnements ouverts par le tournant spatial, peut être résumé dans la question suivante : comment penser l’espace, et les relations sociales qui y se déroulent et qui le composent, dans sa concrétude sans le rendre abstrait ? Pour répondre de manière exhaustive à cette problématique extrêmement complexe, le penseur français mobilise les trois approches et méthodologies qui ont informé son parcours intellectuel : sociologie, marxisme et, surtout, philosophie. C’est d’ailleurs en se confrontant avec cette dernière discipline que Lefebvre pose le cadre historique et thématique de sa pensée : partant du constat que « [v]oici peu d’années, ce terme [l’espace] n’évoquait rien d’autre qu’un concept géométrique, celui d’un milieu vide(Lefebvre [1974] 2000, 7) », c’est vers la réflexion philosophique spatiale de Descartes que le philosophe français se tourne pour retracer les étapes qui ont amené à l’abstraction de l’espace.

Descartes passait pour l’étape décisive de l’élaboration du concept d’espace et de son émancipation. Il avait mis fin […] à la tradition aristotélicienne selon laquelle l’espace et le temps font partie des catégories : de sorte qu’ils permettent de nommer et de classer les faits sensibles, mais que leur statut reste indécis. […] Avec la raison cartésienne, l’espace entre dans l’absolu.(Lefebvre [1974] 2000, 7)

Si Lefebvre rejoint ici certaines des réflexions de Foucault à propos des typologies historiques de l’espace — spécifiquement : un premier espace historique typiquement aristotélicien et le suivant, résultant de la première révolution scientifique —, l’auteur de La production de l’espace voit dans la pensée cartésienne — et non dans celle de Galilée — l’élément décisif qui met fin à une vision de l’espace pour en ouvrir une autre. Cette différence de posture et de regard, de positionnement finalement, trouve une explication dans la différente discipline structurant l’espace à laquelle ces deux penseurs se confrontent, et aux différents enjeux que cette confrontation soulève. La physique, pour Foucault, qui lui permet d’envisager déjà l’espace en termes de relation (le rapport tripartite entre corps, position et mouvement) ; la mathématique pour Lefebvre, qui représente une étape dans l’abstraction de l’espace et dont le langage, « [t]rès général et très spécialisé, […] discerne et classe avec précision ces innombrables espaces […] De ce fait, l’espace devint ou plutôt redevint ce qu’une tradition philosophique, celle du platonisme, avait opposé à la doctrine des catégories : une “chose mentale”(Lefebvre [1974] 2000, 8‑9) ». Partant, la question à laquelle l’œuvre de Lefebvre essaie de répondre devient : « [c]omment passer des espaces mathématiques, c’est-à-dire des capacités mentales de l’espace humaine, de la logique, à la nature, d’abord, à la pratique ensuite et à la théorie de la vie sociale qui se déroule aussi dans l’espace ?(Lefebvre [1974] 2000, 9) ».

La réponse que Lefebvre donne à cette question tout au long de l’ouvrage découle d’un déplacement de posture fondamental qui aura un impact considérable sur le tournant spatial : si l’espace aristotélicien se configure comme une catégorie de la matière et l’espace cartésien est un espace absolu et mathématique, l’espace contemporain il est un produit — plus particulièrement, un produit social. Pour le dire avec les mots utilisées par Lefebvre, dans la préface de 1985, ce changement de perspective s’est fait

[e]n considérant l’espace (social) ainsi que le temps (social) non plus comme des faits de “nature” plus ou moins modifiée, et non pas comme de simples faits de “culture” — mais comme des produits. Ce qui entraînait une modification dans l’emploi et le sens de ce dernier terme. […] Ne désignant pas un “produit” quelconque, chose ou objet, mais un ensemble de relations, ce concept exigeait un approfondissement des notions de production, de produit, de leurs rapport.(Lefebvre [1974] 2000, xix‑xx)

Prolongeant ainsi les intuitions développées à partir dans Le droit à la ville — notamment en ce qui concerne la vision de l’espace en tant que produit-producteur et en tant que composé intrinsèquement de rapports sociaux31 —, les réflexions lefebvriennes sur le processus de production de l’espace ouvrent plusieurs perspectives d’analyse : historicité de l’espace à travers ses modes de production, gestion politique de la production de l’espace, économie de l’espace, etc. Le passage du Droit à la ville à La production de l’espace entraîne plusieurs changements dans l’approche à la question spatiale : au niveau de la méthodologie certes — de l’engagement politique à la réflexion philosophique —, mais aussi à celui de la pratique spatiale de référence — de l’appropriation à la production —, à celui de la forme spatiale — de l’espace-œuvre à l’espace-produit — et surtout au niveau de l’échelle d’analyse — de la typologie horizontale des actions spatiales dans la ville aux éléments structuraux produisant l’espace. Si ces transitions ne se font pas sans des problèmes théoriques et méthodologiques32, la nouvelle manière de concevoir l’espace qu’elles dessinent aura une impact considérable sur le développement du tournant spatial. Parmi ces transitions, dans le cadre de notre travail, nous allons nous intéresser de plus près à l’échelle de l’analyse lefebvrienne et ses impacts sur ce que nous appellerons l’ontologie de la production de l’espace, c’est-à-dire à la manière dont Lefebvre présente et discute les instances, les modalités et les acteurs qui participent à la production de l’espace, avec une attention particulière au rôle de l’imaginaire dans ce processus. Il nous semble, en fait, que c’est à ce niveau de l’analyse que les réflexions de Lefebvre produisent un véritable changement épistémologique dans les études spatiales : au-delà de l’influence que chaque espace particulier a sur ses composantes — le côté producteur de l’espace —, si l’espace est un produit social et non un fait de nature ou de culture, il en découle que ce sont les sociétés, les groupes sociaux et, finalement, les individus qui produisent cet espace, et non Dieu ou un principe métaphysique quelconque. L’espace ainsi conçu par Lefebvre n’est pas quelque chose de déjà donné, déjà là, mais il est produit à chaque nouvel agencement des rapports sociaux à travers un processus qui voit, en plus, les êtres humains être partie prenante, à la fois en tant qu’objets particuliers qui sont agencés et en tant qu’instances agençant d’autres réalités33. Aussi, selon les termes employés par Lefebvre, est-ce seulement à cette étape de la pensée humaine que l’on peut véritablement parler de production de l’espace : « [p]roduire l’espace. Cet accouplement de mots n’avait aucun sens lorsque les philosophes régnaient sur les concepts. L’espace des philosophes, seul Dieu peut le créer comme sa première œuvre, le dieu des cartésiens (Descartes, Malebranche, Spinoza, Leibniz), ou l’Absolu des post-kantiens (Schelling, Fichte, Hegel)(Lefebvre [1974] 2000, 89) ».

Suivant l’idée selon laquelle pour comprendre l’espace contemporain, il faut « passer des produits à la production(Lefebvre [1974] 2000, 35) », Lefebvre propose d’étudier cette dernière en tant que processus complexe mettant en scène différentes instances qui participent à la production de l’espace — qu’il s’agisse d’un espace général ou d’un spécifique. Lefebvre regroupe cette pluralité d’instances sous trois catégories structurelles qu’il définit de la manière suivante :

a) La pratique spatiale, qui englobe production et reproduction, lieux spécifiés et ensemble spatiaux propres à chaque formation sociale, qui assure la continuité dans une relative cohésion. Cette cohésion implique pour ce qui concerne l’espace social et le rapport à son espace de chaque membre de telle société, à la fois une compétence certaine et une certaine performance. b) Les représentation de l’espace, liées aux rapports de production, à l’“ordre” qu’ils imposent et par là, à des connaissances, à des signes, à des codes, à des relations “frontales”. c) Les espaces de représentation, présentant (avec ou sans codage) des symbolismes complexes, liés au côté clandestin et souterrain de la vie sociale, mais aussi à l’art, qui pourrait éventuellement se définir non pas comme code l’espace mais comme code des espaces de représentation.(Lefebvre [1974] 2000, 42‑43)

Et plus loin :

a) La pratique spatiale d’une société secrète son espace ; elle le pose et le suppose, dans une interaction dialectique : elle le produit lentement et sûrement en le dominant et en se l’appropriant. À l’analyse, la pratique spatiale d’une société se découvre en déchiffrant son espace. […] b) Les représentations de l’espace, c’est-à-dire l’espace conçu, celui des savants, des planificateurs, des urbanistes, des technocrates “découpeurs” et “agenceurs”, de certains artistes proches de la scientificité, identifiant le vécu et le perçu au conçu. […] c) Les espaces de représentations, c’est-à-dire l’espace vécu à travers les images et symboles qui l’accompagnent, donc espace des “habitants”, des “usagers”, mais aussi de certains artistes et peut-être de ceux qui décrivent et croient seulement décrire : les écrivains, les philosophes. C’est l’espace dominé, donc subi, que tente de modifier et d’approprier l’imagination. Il recouvre l’espace physique en utilisant symboliquement ses objets.(Lefebvre [1974] 2000, 48‑49)

Échafaudage théorique qui régit l’analyse spatiale lefebvrienne de La production de l’espace, ce triptyque, plus pris par acquis que décrit et détaillé par le philosophe34, voit parmi ses fonctions fondamentales celles d’escamoter la réduction de la question spatiale à la « stricte tradition marxiste » selon laquelle, « l’espace social pouvait se considérer comme une superstructure[,] [c]omme résultat et des forces productives et des structures, des rapports de propriété entre autres(Lefebvre [1974] 2000, xxi) », ce qui aurait eu comme conséquences principales la surdétermination de l’espace social, soumettre le social à l’économique et la perte de toute autonomie et de toute agentivité de l’espace (social) — espace qui, quant à lui, est beaucoup plus complexe de la chaîne base-structure-superstructure35. Le refus de la « stricte tradition marxiste » n’entraîne pas pour autant, chez Lefebvre, un rejet de l’analyse et de l’orientation marxiste, mais plutôt la nécessité d’une mise à jour de l’outillage et un approfondissement théorique — voici le but déclaré de ce livre qui « suppose que l’espace apparaît, se forme, intervient tantôt à l’un des “niveaux”, tantôt à l’autre. Tantôt dans le travail et les rapports de domination (de propriété), tantôt dans le fonctionnement des superstructures (institutions)(Lefebvre [1974] 2000, xxi‑xxii) ». Cette mise à jour visant la sauvegarde de l’indépendance, la réalité et le statut de l’espace (social) dans la structuration de la société déplace cependant le problème ontologique sur un autre niveau : celui de la hiérarchisation axiologique des instances produisant l’espace. À cet égard, l’on peut en fait remarquer dans l’argumentation de Lefebvre une différence de traitement réservée aux trois macro-catégories censées contribuer de façon égale à la production de l’espace, qui nous semble compromettre la portée de l’approche lefebvrienne ; le préjugé négatif hérité de la tradition marxiste envers les pratiques symbolico-imaginatives produit un cloisonnement qui ne diffère pas de celui de la réflexion philosophique sur l’espace abstrait, que Lefebvre voulait dépasser afin de réorienter la théorie vers les pratiques spatiales concrètes.

La pratique spatiale, notamment, occupe une véritable place d’honneur dans l’écosystème analytique lefebvrien, héritant, pour ainsi dire, les caractéristiques et les rôles de la structure marxiste. Ainsi, tout espace lefebvrien serait-il d’abord et avant tout un espace foncièrement social, c’est-à-dire le réflexe socio-politique des pratiques de production et de reproduction, qu’il s’agisse de lieux spécifiques — tels que les temples, les marchés, les églises —, d’ensembles spatiaux plus complexes — comme la ville italienne du XIIe siècle ou la polis de la Grèce antique — ou encore de paradigmes spatiaux métaphoriques — la nouvelle « vision du monde » apportée par l’invention de la perspective linéaire36. Si la pratique spatiale est au cœur de la démarche intellectuelle lefebvrienne ce n’est pas seulement parce qu’elle est certes l’origine du pouvoir politique et économique37 ainsi que de l’espace social tout court38, mais surtout parce qu’elle est le lieu ultime de la légitimité de tout espace — ou, pour utiliser la terminologie lefebvrienne, de sa vérité : « la vérité de l’espace le rattache à la pratique sociale d’une part, de l’autre à des concepts élaborés et enchaîné théoriquement par la philosophie, mais la dépassant comme telle, précisément par la connexion avec la pratique. L’espace social relève d’une théorie de la production, qui établit sa vérité(Lefebvre [1974] 2000, 459) ».

Au-delà de la pratique, l’espace est aussi façonné par des représentations qui, malgré l’ambiguïté sémantique, dans la perspective lefebvrienne ne sont pas le résultat de pratiques artistiques ou littéraires. Lefebvre se réfère plutôt à des domaines que nous caractérisions comme techniques tels que l’urbanisme, l’aménagement de la ville ou l’architecture, c’est-à-dire à des pratiques qui contribuent à la production de l’espace en lui donnant une forme et non pas une image ou, dans ses mots,

[o]n peut escompter que les représentations de l’espace auraient ainsi une portée considérable et une influence spécifique dans la production de l’espace. Comment ? par la construction, c’est-à-dire par l’architecture, conçue non pas comme l’édification de tel “immeuble” isolé, palais, monument, mais comme un projet s’insérant dans un contexte spatial et une texture, ce qui exige des “représentations” qui ne se perdent pas dans le symbolique ou l’imaginaire.(Lefebvre [1974] 2000, 52‑53)

Instrumentales aux pratiques spatiales, les représentations de l’espace regroupent une série de connaissances et de domaines orientés vers une construction pragmatique de l’espace. Relevant de la technique et de la science et donc moins fondamentales que les pratiques spatiales, elles trouvent toutefois une place claire et non ambiguë dans le système lefebvrien en tant que support pour le déroulement de celles-ci39. Si les représentations de l’espace sont jugées de manière somme toute positive, se définissant par un poids ontologique assez moindre mais une utilité instrumentale assez élevée dans la production de l’espace telle que conçue par Lefebvre, les espaces de représentation — troisième macro-catégorie — non seulement occupent la dernière place dans la hiérarchie de par leur caractère foncièrement « imaginaire », mais le jugement porté à leur regard est fondamentalement négatif.

Placés sous le chapeau de l’art, de l’imaginaire, du symbolique — bref, sous le signe de l’immatériel —, les espaces de représentations héritent des préjugés typiques de la tradition marxiste envers tout élément faisant partie de la superstructure. Assimilés à l’espace vécu — individuel, personnel, partiel, sensible, non-scientifique et donc en opposition au concept, à l’universel, au social et à la théorie40 —, les éléments typiques des espaces de représentations ne peuvent pas produire un véritable espace parce que pas assez concrets et « pratiques », au sens lefebvrien — les espaces de représentations engagent un « espace dominé, donc subi, que tente de modifier et d’approprier l’imagination. Il recouvre l’espace physique en utilisant symboliquement ses objets(Lefebvre [1974] 2000, 49) » — ou parce que relevant d’une dimension pré-sociale et pré-politique, presque enfantine de l’espace :

[q]uand il y a seulement marquage, symbolisation, peut-on parler d’une production de l’espace ? Pas encore, bien que les corps vivants, mobiles et actifs, étendent ainsi leur perception et occupation spatiales, comme une araignée sa toile. […] Or cette action (localisation par des marques, jalonnement et balisage) ne caractérise que les débuts de la société organisée. […] Pendant ces périodes, les espaces naturels sont simplement parcourus. Le travail social les modifie peu. Plus tard encore, le marquage et la symbolisation se changent en procédés individuels ou ludiques : un enfant marque son coin ; il s’amuse à laisser une trace de son passage(Lefebvre [1974] 2000, 166)

Ce point de vue sur l’espace symbolique et imaginaire, plus nuancé dans le cadre des pratiques artistiques visuelles comme la peinture41, est particulièrement marqué dans les réflexions de Lefebvre à l’égard du rapport entre espace et littérature. Partant d’une confrontation avec les théories linguistiques de Noam Chomsky42, Lefebvre instaure un clivage entre langage, discours et textes et espace que seulement une mauvaise connaissance de l’espace social empêcherait de reconnaître — ce serait alors à ce moment-là que l’« on transfère au discours, au langage comme tel, c’est-à-dire à l’espace mental, une bonne part des attributions et “propriétés” de l’espace social(Lefebvre [1974] 2000, 14) ». Si nécessité d’un clivage il y a c’est parce que brouiller les frontière entre langage et espace entraînerait une perte d’agentivité dans le rapport humain à l’espace, en remplaçant l’action et la pratique par la lecture :

[s]i l’on applique à des espaces (urbains, par exemple) des codes élaborés à partir de textes littéraires, une telle application reste descriptive ; il n’est pas difficile de le montrer. Que l’on s’efforce de construire ainsi un codage — une procédure décryptant l’espace social — ne risque-t-on pas de réduire celui-ci à un message, et sa fréquentation à une lecture (Lefebvre [1974] 2000, 14)

Écartées de la production de l’espace, les pratiques discursives et littéraires n’offrent que, au mieux, des perspectives sur des espaces intimes, absolus, personnels, qui sont considérés par Lefebvre, nous l’avons vu, comme mineurs43. De plus, le glissement des certaines pratiques spatiales concrètes dans le domaine de l’imaginaire a comme conséquence leur dégradation ontologique au point que l’existence même d’un espace qui soit à la fois symbolique et pratique n’est pas concevable par Lefebvre : « [y] a-t-il des mythes et symboles en dehors d’un espace mythique et symbolique, déterminé aussi comme pratique ? sans doute pas(Lefebvre [1974] 2000, 140) ».

Au-delà du jugement de valeur que Lefebvre porte aux espaces de représentation et au domaine de l’imaginaire, notamment dans sa déclinaison littéraire, dont nous parlerons plus loin, La production de l’espace se caractérise comme un ouvrage fondamental pour l’évolution de la pensée spatiale. Si les autres penseurs de l’espace du vingtième siècle, notamment Foucault, ont reconnu qu’un changement de paradigme a eu lieu et tenté de le conceptualiser, l’étudier et en mesurer la portée, aucun d’entre eux a su le faire avec la précision, la profondeur et la rigueur ainsi que le caractère novateur dont fait preuve la réflexion lefebvrienne. Les deux intuitions cruciales qui sont à la base de la révolution opérée par Lefebvre dans notre manière de voir, concevoir et analyser l’espace — l’espace est fondamentalement social et il est un produit social — ont une influence décisive dans le développement du tournant spatial, notamment dans sa deuxième vague, celle américaine.

L’héritage lefebvrien : le tournant spatial américain.

Même s’il s’inspire largement des travaux des penseurs français de la première vague, le tournant spatial américain naît et se développe dans un contexte plus large que celui que l’on appelle French theory et qui voit ses contours se définir à partir des années 1960. Alors qu’en France le courant post-structuraliste bat son plein prenant le devant de la vie intellectuelle, reléguant ainsi le marxisme quelque peu en arrière-plan, aux États-Unis, la fondation de la New Left Review en 1960 marque le début d’une période culturelle centrée sur la discussion de l’héritage marxiste dans les sciences humaines et sociales. Des personnalités venant de milieux fort différents comme Terry Eagleton, Charles Taylor, Alasdair McIntyre entreprennent un renouveau des outils théoriques et critiques de l’intelligentsia états-unienne par l’intermédiaire de la confrontation avec le marxisme. C’est dans ce milieu foisonnant que certains géographes, dont la figure la plus représentative est sans doute celle de David Harvey, commencent à réfléchir autour des limites d’une géographie sociale, celle incarnée notamment par l’École de Chicago, accusée de négliger les rapports de domination spatiale et l’importance du pouvoir spatial dans l’organisation et la gestion des conflits sociaux. C’est ainsi qu’en 1973 David Harvey fait paraître un livre, Social Justice and the City(Harvey 1973), qui non seulement signe la naissance de la géographie critique — qui représente un des courants les plus importants du tournant spatial —, mais aussi l’arrivée de la pensée spatiale de Lefebvre aux États-Unis. Si l’arrière-plan marxiste du penseur français — aux États-Unis il n’était connu que par ses textes sur le marxisme — a sans contexte facilité la pénétration dans un milieu qui en partageait les questionnements, cela en a également influencé la réception des analyses spatiales qui, dans la tradition américaine, demeurent liées à cette pensée. Si l’intégration des réflexions lefebvrienne dans la géographie critique américaine se fait tout naturellement sans entraves — de par le partage des méthodes, des théories et des sujets d’étude —, la rencontre la plus féconde pour l’héritage lefebvrien aux États-Unis est celle avec deux penseurs éclectiques qui inscrivent leurs analyses au croisement du marxisme, de la géographie et du post-modernisme et qui sont parmi les chefs de file du tournant spatial de deuxième génération : Edward W. Soja et surtout Fredric Jameson, figure du proue de ce courant.

Démêler les innombrables relations — intellectuelles, chronologiques et thématiques — qui unissent les deux penseurs entre eux et avec Lefebvre et les manières dont ils se sont influencés à tour de rôle serait une entreprise démesurée dans le cadre de ce travail — qui d’ailleurs n’a pas comme sujet le tournant spatial en soi. Dans cette dernière partie, avant de tirer les sommes du premier chapitre dans la conclusion, nous allons donc plutôt dessiner un parcours thématique assez général pour rendre compte de l’influence que Lefebvre a eue sur ces deux auteurs — notamment au niveau de leur posture marxiste dans la lecture des phénomènes spatiaux — afin de montrer une certaine continuité méthodologique à l’égard de l’imaginaire et de la dimension symbolique de l’espace.

Parmi les représentants les plus importants du tournant spatial américain, Edward W. Soja est sans doute celui qui a le plus influence le milieu des études géographiques, en le renouvelant et en l’ouvrant à d’autres approches et méthodologies. Dans ses nombreux ouvrages, dont Postmodern Geographies paru en 1989 est sans doute le plus connu, le géographe américain — évolué dans un milieu, celui de la géographie américaine des années 1950 et 1960, qui privilégiait les analyses quantitatives44 — tire profit des analyses lefevbriennes sur l’espace et sa production pour réfléchir aux modalités à travers lesquelles l’espace est influencé et structuré par les rapports sociaux, politiques et économiques. Si le but principal des analyses spatiales de Lefebvre était de rendre évidente la concrétude de l’espace en le soustrayant aux approches absolutistes ou réductionnistes, Soja, quant à lui, s’engage dans une démarche plus spécifique : nous rendre « aware of how space can be made to hide consequences from us, how relations of power and discipline are inscribed into the apparently innocent spatiality of social life, how human geographies become filled with politics and ideology(Soja 1989, 6) ». Partant, le géographe américain bâtit sa démarche sur trois niveaux différents mais interreliés. Au niveau philosophique, le plus structurel, il s’agit de repenser l’histoire et les structures chrono-centriques de la pensée occidentale en développant une ontologie spatiale pouvant montrer l’imbrication des spatialités à même la vie mentale et pratique des individus. Dans le domaine géographiques, nous l’avons vu, il est question de réorienter la discipline vers une étude plus attentive aux phénomènes socio-politiques qui se déroulent dans l’espace et par l’espace — « two persistent illusion have so dominated Western ways of seeing space that they have blocked from critical interrogation a third interpretative geography, one which recognizes spatiality as simultaneously (there’s that word again) a social product (or outcome) and a shaping force (or medium) in social life(Soja 1989, 7) ». Dernièrement, et comme conséquence directe des deux niveaux différents, il faut également développer de nouvelles méthodes d’analyses — ainsi que de nouveaux concepts, de nouveaux outils et, non moins important, de nouveaux objets d’études — qui soient cohérentes avec la vision à la Soja de la géographie postmoderne. D’où l’intérêt porté par Soja à des sujets et des œuvres qui ne font pas partie du corpus typique du géographe — littérature, livres, nouvelles, centres commerciaux, maisons, etc — suivant ainsi une tradition d’études culturelles enracinée aux États-Unis qui a débutée avec un des ouvrages les plus connus du postmodernisme, Learning from Las Vegas.

Le projet de Soja, largement influencé par l’approche marxiste et critique de David Harvey à la géographie — approche pouvant se résumer à la phrase « [t]he geographical imagination is far too pervasive and important a fact of intellectual life to be left alone to geographers(Harvey 1995) » —, par les œuvres de Lefebvre et par les réflexions de Jameson, se construit à l’intérieur d’un champ balisé par trois axes théoriques : géographie/urbanisme, post-modernisme et marxisme. Si cette dernière approche représente le trait d’union entre Lefebvre et le tournant spatial américain, elle constitue également la limite de ce courant — limite qui informe aussi le dessein de Soja. Se focalisant sur les pratiques et sur les conflits sociaux et en considérant l’espace comme intrinsèquement social, le discours de Soja reproduit la même hiérarchisation des instances produisant l’espace qui était mise en place dans les réflexions lefebvriennes. Alors que le géographe américain fait de l’analyse des espaces de représentation — au sens lefebvrien du terme — une partie importante de sa démarche, toujours est-il que celles-ci sont convoquées en tant que prismes conceptuels permettant la saisie d’une réalité sociale de l’espace qui est cachée en dessous de formes symboliques et non pas comme pratiques spatiales à part entière. L’espace symbolique et imaginaire est, comme chez Lefebvre, cantonné dans un rôle secondaire et mineur : « [a]s socially produced space, spatiality can be distinguished from the physical space of material nature and the mental space of cognition and representation, each of which is used and incorporated into the social construction of spatiality but cannot be conceptualized as its equivalent(Soja 1989, 120) ».

Cette même subordination de l’imaginaire et du symbolique aux pratiques socio-politiques, nous la retrouvons également chez Jameson. En 1984, Fredric Jameson publie un article dans la New Left Review, dont il était devenu une des personnalités parmi les plus importantes, qui marque un tournant dans la vie intellectuelle aux États-Unis : Postmodernism, Or the Cultural Logic of Late Capitalism(Jameson 1984) — qui donnera également le titre à un de ses livres le plus connu. Dans cet article, Jameson s’inspire des réflexions sur la société contemporaine livrées par Jean-François Lyotard dans La condition postmoderne(Lyotard 1979), devenu instantanément un des ouvrages les plus importants de l’époque45, pour analyser l’évolution de la culture de masse après les années 1960, l’émergence d’une nouvelle manière de penser et les liens avec le développement d’un nouveau type de capitalisme, post-fordiste ou, dans les mots de Jameson, tardif. Parmi les idées présentées par Jameson dans cet article et approfondies dans le livre, le théoricien américain pose l’hypothèse que « le spatial est désormais prédominant dans l’ère postmoderne, et le temps et l’histoire, qui étaient les objets privilégiés du structuralisme, sont absorbés par l’espace(Revol 2012) ». Inspiré par les réflexions lefevbriennes sur l’espace et sur ses rapports avec la production du social, Jameson intègre l’intérêt pour l’espace dans sa théorisation du post-modernisme46 en le considérant plus comme un outil critique de mise en perspective qu’un sujet à part entière. Ainsi, ses analyses de l’espace, poursuivies dans plusieurs œuvres47, n’arrivent pas à obtenir un caractère autonome, mais elles sont mise au service de l’approche marxiste — ou néo-marxiste — explicitement mis de l’avance par l’auteur et visant à une critique radicale de la société post-moderne. Cette mise au service de la théorie critique est particulièrement évident dans le développement du concept de cognitive mapping — que l’on pourrait traduire avec cartographie cognitive —, concept inventé par le géographe américain Kevin Lynch(Lynch 1960) et que Jameson a rendu célèbre. Cette notion, très difficile à circonscrire puisque Jameson lui-même n’en a jamais donné une définition précise, est la clé de voûte de la pensée du chercheur américain, selon Colin MacCabe, le préfacier d’une des œuvre de Jameson, The Geopolitical Aesthetic. Dans la même préface, MacCabe essaie de résumer le cognitive mapping à travers les œuvres du penseur américain :

Cognitive mapping is the least articulated but also the most crucial of the Jamesonian categories. […] For Jameson, cognitive mapping is a way of understanding how the individual’s representation of his or her social world can escape the traditional critique of representation because the mapping is intimately related to space. […] The point is to make sure that the information (which will always be limited) is nonetheless sufficient to produce a map which will overlap at certain points with other grids of interpretation and which will produce the terms for further political and economic analysis(MacCabe 1992, xiv‑xv)

Relevant de la théorie critique, le cognitive mapping à la Jameson prend comme point de départ la mutation de l’espace telle qu’effectuée par le post-moderne dans la conviction que celle-ci entraîne un sentiment de perte, de confusion et de désorientation chez l’individu. Une des tâches du cognitive mapping serait alors de pallier ce sentiment de déprise à travers la construction critique d’un sens que l’on croyait perdu, montrant « how the local items of the present and the here-and-now can be made to express and to designate the absent, unrepresentable totality; how individuals can add up to more than their sum; what a global or world system might look like after the end of cosmology(Jameson 1991, 43) ». Si l’espace, dans sa déclinaison jamesonienne, est une fenêtre à travers laquelle lire la complexité du monde et les rapports socio-politiques et en faire sens, la perspective dans laquelle ces processus se font demeure foncièrement marxiste dans leurs modalités ; dans ce sens, les analyses jamesoniennes s’appuyant sur les spatialités culturelles — architecture, cinéma, art, etc. — nous montrent que ces dernières peuvent mettre en scène le jeu socio-politique contemporain et nous donner des indications à son égard, mais, ultimement, la capacité de faire sens n’appartient qu’au spatial politique et pratique, dans l’acception lefevbrienne. La condition post-moderne, et par conséquent l’espace caractérisant cette époque, est une situation dans laquelle l’art a épuisé ses fonctions productives, son agentivité, car elle est une

situation in which the truth of our social life as a whole — in Lukacs’s terms, as a totality—is increasingly irreconcilable with the possibilities of aesthetic expression or articulation available to us; a situation about which it can be asserted that if we can make a work of art from our experience, if we can give experience the form of a story that can be told, then it is no longer true, even as individual experience; and if we can grasp the truth about our world as a totality, then we may find it some purely conceptual expression but we will no longer be able to maintain an imaginative relationship to it(Jameson 1990, 54).

Conclusion

Nous avons ouvert ce premier chapitre de notre thèse avec une discussion de la typologie généalogique des formes spatiales telles qu’esquissée par Michel Foucault dans Des espaces autres. Cela nous a permis de mieux comprendre et conceptualiser d’abord les spécificités d’une époque, celle que l’on identifiera ici par l’époque du tournant spatial, dans laquelle l’espace se pose au centre des réflexions et des approches philosophiques remplaçant ainsi le temps, comme argumenté par Foucault lui-même. Ensuite, la confrontation avec le texte du philosophe français nous a donné une première occasion de préciser notre démarche et notre perspective sur l’espace contemporain : si chaque époque spatiale se définit, toujours selon Foucault, par une forme spatiale prédominante sur les autres, nous avons formulé une première hypothèse méthodologique de travail nous permettant d’identifier la caractéristique à notre avis dominante de la troisième époque, à savoir la production de l’espace.

Dans ce sens, comme nous l’avons discuté dans la première et dans la deuxième section de ce chapitre, la conception spatiale développée au cours du vingtième siècle — notamment dans sa deuxième moitié — se démarque des autres de par le fait de concevoir l’espace non plus comme quelque chose de toujours-déjà-là — créé par un Dieu, modelé par un Demiurge ou découlant des lois physiques et mathématiques de la nature —, mais bien comme un produit : résultat d’un processus de production complexe dans lequel les relations humaines — politiques, sociales, culturelles, etc. — ont un rôle important à jouer. Cette fracture historique fondamentale qui a décloisonné l’étude de l’espace, autrefois réservé aux sciences dites dures ou à la géographie, a vu l’ensemble des sciences humaines et sociales s’intéresser de plus en plus à l’espace, empruntant les méthodologies, les outils et les concepts à la géographie ou encore investissant les objets qu’elles étaient habitués à étudier d’un regard différent, plus attentif aux modulations et configurations spatiales les touchant.

Ainsi, cet engouement pour l’espace dans tous états a-t-il été de si grande envergure que l’on a commencé a parler d’un véritable changement de paradigme dans le savoir : le tournant spatial. Contextualisé dans sa naissance et développement, le tournant spatial a été analysé dans la troisième partie du chapitre, avec une attention particulière à quelques lignes de tension qui le parcourent : première/deuxième génération, France/États-Unis, technologie/culture — que l’on développera dans le troisième chapitre.

Même si la première génération, française, se caractérise pour le manque d’une théorisation unitaire et systématique ainsi que de la prise de conscience qu’une révolution était en train de se produire, c’est dans ses rangs que l’on trouve le penseur le plus influent et fondamental du tournant spatial, Henri Lefebvre. Ses réflexions sur l’espace, auxquelles est consacré la quatrième partie, ont non seulement déclenché le tournant spatial et établi son vocabulaire — production de l’espace, espace social, etc. — mais inspiré les penseurs suivants, notamment les américains de la deuxième vague. Notre analyse de la pensée lefebvrienne nous a amené à préciser les caractéristiques du nouvel espace contemporain : l’espace à un rôle et un statut de milieu, il est intrinsèquement relationnel, il participe lui-même au processus de production en tant qu’instance ayant une agentivité propre et, finalement, il est un produit au double sens de chose produite et d’œuvre. Partant de cette ambiguïté, entre produit et œuvre, qui fait surface à partir du Droit à la ville, nous avons abordé le livre le plus connu et le plus important, parmi ceux qui traitent de l’espace, de l’auteur français, La production de l’espace.

Dans cet ouvrage, Lefebvre développe une nouvelle approche à l’espace en problématisant la question de sa production. Étant un produit social comme les autres, l’espace devrait être envisagé comme tel et non pas comme une chose vide, abstraite, idéale, etc. à la manière des philosophes et des mathématiciens. Partant, Lefebvre propose de se concentrer sur les manières concrètes de produire un espace social, sur sa production, à l’aide d’une mise à jours des outils et des concepts du marxisme. La production de l’espace, dans la perspective lefebvrienne, est un processus complexe axé sur différentes instances structurelles qui participent à ce processus. Les macro-catégories dans lesquelles Lefebvre regroupent la pluralité des instances sont : les pratiques spatiales, les représentations de l’espace et les espaces de représentation. Bien que présentées de façon a-systématique par Lefebvre, nous avons pu voir que les trois macro-catégories n’ont pas le même statut, le même rôle et la même agentivité spatiale — entendant par là, la capacité à agir avec “performance” dans la production de l’espace. Héritant de la tradition marxiste, qui réservait un jugement fort négatif à tout ce qui peut être regroupé sous le chapeau de l’imaginaire ou du symbolique, marqué comme idéologie, Lefebvre hiérarchise ses instances produisant l’espace en faveur de la pratique spatiale — qui se révèle être le véritable moteur de la production d’espaces — et en réservant une place infime, voire inexistante, aux espaces de représentations, c’est-à-dire aux arts.

Cette conception de l’art et des pratiques liées à l’imaginaire ne change guère avec l’évolution du tournant spatial qui a lieu de l’autre côté de l’Atlantique. Influencés par les œuvres des Lefebvre et par la pensée marxiste, les penseurs américains de la deuxième génération du tournant spatial reproduisent la même hiérarchisation des instances produisant l’espace, réservant la primauté aux pratiques socio-politiques. Même lorsqu’ils thématisent les rapports spatiaux à travers l’analyse d’objets et de pratiques artistiques au sens large, les travaux de Fredric Jameson et Edward W. Soja ne dépassent pas l’opposition structurelle qui oppose les pratiques réputées concrètes et les pratiques issues de l’imaginaire et du symbolique.

Si le parcours que nous avons fait dans l’espace au vingtième siècle, des hétérotopies foucaldienne au tournant spatial en passant par Lefebvre, nous a donné des premières indications sur la forme de notre espace d’aujourd’hui, il nous laisse également avec deux questions fondamentales sur lesquelles nous nous concentrerons dans les deux chapitres suivants : est-il possible d’imaginer une production de l’espace qui ne marginalise pas l’imaginaire et le symbolique ? Est-il possible d’imaginer une production de l’espace qui soit non seulement « pratique » mais aussi discursive ? Et encore, faisant écho à la typologie des espaces proposée par Foucault, qu’est-ce qui se passe, dans l’espace, lorsque les nouvelles technologies prennent de plus en plus de place bouleversant tout aspect de notre vie humaine, espace compris ? Est-ce que la géolocalisation, après la localisation dont parlait Foucault, serait moins une technologie qu’une nouvelle forme voire un nouvel paradigme de l’espace à part entière ?

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  1. Pour mesurer l’impact des réflexions d’Aristote, il suffit de penser à son influence sur la pensée, fondamentale pour le façonnement de la culture occidentale, de Thomas d’Aquin et, plus récemment, de Martin Heidegger — qui affirmait que « [l]a Physique d’Aristote demeure le livre fondamental de ce qu’on appellera plus tard la métaphysique. Celle-ci a déterminé la structure de la pensée occidentale tout entière ». (Heidegger 1968, 151).↩︎

  2. Cette vision hiérarchique de l’espace avait une influence non seulement sur la philosophie de la nature ou sur la cosmologie, mais aussi sur la cartographie — ses principes, ses techniques, sa pratique — comme l’a montré Christian Jacob : (Jacob 1999)↩︎

  3. « D’une manière encore plus concrète, le problème de la place ou de l’emplacement se pose pour les hommes en termes de démographie; […] c’est aussi le problème de savoir quelles relations de voisinage, quel type de stockage, de circulation, de repérage, de classement des éléments humains doivent être retenus de préférence dans telle ou telle situation pour venir à telle ou telle fin ». (Foucault 1994, 753‑54).↩︎

  4. « [L]’espace contemporain n’est peut-être pas encore entièrement désacralisé. […] Et peut-être notre vie est-elle encore commandée par un certain nombre d’opposition auxquelles on ne peut pas toucher, auxquelles l’institution et la pratique n’ont pas encore osé porter atteinte : des oppositions que nous admettons comme toutes données : par exemple, entre l’espace privé et l’espace public »(Foucault 1994, 754).↩︎

  5. Pour un aperçu de l’histoire et des racines de ce développement, nous renvoyons à (Depretto 2012).↩︎

  6. « De ce point de vue, une œuvre poétique ne saurait se définir comme une œuvre qui remplirait exclusivement une fonction esthétique, mais non plus comme une œuvre qui remplirait une fonction esthétique parallèlement à d’autres fonctions ; l’œuvre poétique doit en réalité se définir comme un message verbal dans lequel la fonction esthétique est la dominante ». (Jakobson 1973, 147).↩︎

  7. Si l’on songe au pouvoir définitoire que la dominante a dans la littérature dite majeure — littérature qui se définit par le fait d’échapper à la notion de genre, selon Todorov —, l’on imagine le poids ou force centralisatrice qu’elle acquiert dans le domaine paralittéraire où le genre littéraire constitue la condition d’existence même du domaine entier. À ce propos Alain-Michel Boyer affirme que « [l]e roman paralittéraire ne tient que par le pouvoir de la dominante, qui absorbe la totalité du sens et qui affecte, d’un signe porteur de sa nature, chaque personnage, chaque action, chaque évocation : elle leur attribue une place et une fonction ». (Boyer 1992, 100).↩︎

  8. Si l’on voulait pousser l’analogie littéraire, en reliant davantage dominante et typologie spatiale — ce qui n’est pas l’objectif du présent travail —, l’on pourrait diviser, classer et étudier les différentes formes que l’espace a pris tout au long de son histoire en tant que genres et sous-genres spatiaux. Cela permettrait, par exemple, une analyse plus fine des configurations comme la ville, l’urbain, la campagne ou le rural — sous-genres spatiaux — à l’époque de la localisation ou de l’étendue — genres spatiaux.↩︎

  9. (Jacob 2014) Bien que la réflexion de Jacob se situe dans un domaine qui n’est pas le nôtre, c’est-à-dire l’anthropologie des sciences et des savoirs, et poursuit des objectifs différents, elle propose une analyse rigoureuse et riche de la manière dans laquelle les différentes déclinaisons des lieux et ses espaces influencent la production, la diffusion et la légitimation du savoir.↩︎

  10. Si en 1967, Foucault n’est pas encore tout à fait orienté vers l’étude des dynamiques de changement des éléments constituants des paradigmes — dans Les mots et les choses, paru un an plus tôt, il pense encore en termes de ruptures, discontinuités et seuils : “cette enquête archéologique a montré deux grandes discontinuité dans l’épistèmé de la culture occidentale : celle qui inaugure l’âge classique (vers le milieu du XVIIe siècle) et celle qui, au début du XIXe marque le seuil de notre modernité” (Foucault 1966, 13) — ses travaux sur la prisons, la folie et la sexualité le porteront à s’intéresser davantage à l’étude micrologique des changements qui passent généralement inaperçus et qui produisent des changements majeurs dans les techniques de gestion politique des corps.↩︎

  11. Voir à ce propos la conversation — ainsi que la bibliographie qui y est mentionnée — entre Remi Hess, Sandrine Deulceux et Gabriele Weigand qui fait office de préface à la troisième édition de Le droit à la ville, livre écrit par Lefebvre en 1967. Hess, Deulceux, et Weigand (2009)↩︎

  12. Bien évidemment, la partie qui suit n’est pas une étude rigoureuse et comparée du rôle des êtres humains dans la production de l’espace ou des caractéristiques de ce dernier à travers presque deux mille ans d’histoire de la pensée occidentale, mais elle est plutôt la mise en évidence d’une tendance assez générale présente dans les analyses foucaldiennes que nous utilisons pour des fins heuristiques.↩︎

  13. (Foucault 1994, 753‑54) Bien que le caractère politique de l’espace contemporain ne soit pas au cœur de nos analyses, nous aurons l’occasion d’en discuter quelques aspects lors de la discussion de l’œuvre de Lefebvre et lorsque nous nous occuperons d’étudier les impacts du numérique sur la notion d’espace.↩︎

  14. Cela ne veut pas dire que dans cet espace seuls les êtres humains ont une influence sur sa structuration ou, encore, que les individus sont les seules parties prenantes de sa production. Des superstructures telles que le pouvoir politique, l’économie ou l’urbanisme — qui dépassent le niveau de l’individu — jouent également un rôle dans ce processus, comme nous aurons occasion de montrer, mais elles ne sont plus soumise à un principe de reproduction d’un ordre ontologique, métaphysique ou scientifique qui leur est supérieur.↩︎

  15. Comme mentionné plus haut, l’approche foucaldienne se focalise, dans ce texte, sur l’analyse d’un type particulier de relations spatiales — celles qui donnent lieu aux utopies et aux hétérotopies. En plus, si Foucault ouvre à une vision qualitative de l’espace, il est néanmoins vrai qu’il la referme tout de suite dans le for intérieur de l’individu en lui soustrayant le potentiel productif : « ces analyses [celles de Bachelard et des phénoménologues], bien que fondamentales pour la réflexion contemporaine, concernent surtout l’espace du dedans ». (Foucault 1994, 754)↩︎

  16. « La grande hantise qui a obsédé le XIXe siècle a été, on le sait, l’histoire : thèmes du développement et de l’arrêt, thèmes de la crise et du cycle, thèmes de l’accumulation du passé, grande surcharge de morts, refroidissement menaçant du monde. […] L’époque actuelle serait peut-être plutôt l’époque de l’espace. Nous sommes à l’époque du simultané, nous sommes à l’époque de la juxtaposition, à l’époque du proche et du lointain, du côte à côte, du dispersé. Nous sommes à un moment où le monde s’éprouve, je crois, moins comme une grande vie qui se développerait à travers le temps que comme un réseau qui relie des points et qui entrecroise son écheveau. Peut-être pourrait-on dire que certains des conflits qui idéologiques qui animent les polémiques d’aujourd’hui se déroulent entre les pieux descendants du temps et les habitants acharnés de l’espace. Le structuralisme, ou du moins ce qu’on groupe sous ce nom un petit peu général, c’est l’effort pour établir, entre des éléments qui peuvent avoir été repartis à travers le temps, un ensemble de relations qui les fait apparaître comme juxtaposés, opposés, impliqués l’un par l’autre, bref, qui les fait apparaître comme une sorte de configuration ; et à vrai dire, il ne s’agit pas par là de nier le temps ; c’est une certaine manière de traiter ce qu’on appelle le temps et ce qu’on appelle l’histoire » (Foucault 1994, 752)↩︎

  17. D’ailleurs, il faut également tenir compte d’une difficulté supplémentaire lorsque l’on essaie de définir le tournant spatial : il n’y a pas d’ouvrage de référence sur sur ce phénomène qui l’abordent dans sa totalité et complexité, qui en feraientt le bilan général, en exploreraient les composantes, les origines ou la chronologie. Si dans le monde anglophone les recueils de Mike Crang et Nigel Thrift — Crang et Thrift (2000) — et de Barney Warf et Santa Arias — Warf et Arias (edt) (2008) — ont le mérite d’en donner une vue d’ensemble en ressemblant les contributions de chercheur.e.s venant de plusieurs disciplines, la communauté des chercheur.e.s francophones privilégie une approche plus spécifique à la question, analysant les conséquences du tournant spatial au sein d’un milieu particulier : nous avons ainsi, à titre d’exemple, des réflexions sur l’impact de celui-ci sur la géographie — (Lévy 1999) —, sur la cartographie — Lévy (2015) — ou sur les études historiques — Puget (s. d.).↩︎

  18. L’étendue de la diffusion de cette nouvelle manière de traiter l’espace — changement qui touche, idéalement, l’ensemble des sciences humaines et sociales — ainsi que l’importance que celui-ci acquiert dans le déroulement des affaires du monde — l’espace comme prisme épistémique du savoir — contribuent de façon décisive à la structuration d’un imaginaire de la globalité sous-jacent à l’idée même de « tournant(Guldi, s. d.) ». Il ne s’agit pas d’un changement mineur dans telle ou telle autre branche du savoir, d’une modification de perspective ou d’un autre élément périphérique, mais bel et bien d’un fait qui touche à la totalité du savoir lui-même — de la production d’un nouvel paradigme ou épistémè, pour utiliser les terminologies, respectivement de Thomas Kuhn et de Michel Foucault. Cf. Kuhn (1962) et Foucault (1966).↩︎

  19. À cet égard, nous renvoyons à l’excellent livre de François Cusset.↩︎

  20. « It was the injection of social theory — specifically Marxism, initially via the works of David Harvey — that formed the centerpiece for a critical re-evaluation of space and spatiality in social thought. Social theory repositioned the understanding of space from given to produced, calling attention to its role in the construction and transformation of social life », (Warf et Arias (edt) 2008, 3.)↩︎

  21. Écart géographique qui persiste encore, comme souligné par Rob Kitchin dans son introduction au livre de Jacques Lévy, A Cartographic Turn. Mapping and the Spatial Challenge in Social Sciences. Cf. (Kitchin 2015).↩︎

  22. Nous allons nous occuper davantage de ces thématiques dans le troisième chapitre de notre thèse, consacré à la discussion de l’impact du numérique et des nouvelles technologies sur l’espace.↩︎

  23. Nous utilisons ici le mot milieu en jouant sur sa polysémie.↩︎

  24. « un opérateur spatial : c’est-à-dire une entité qui possède une capacité à agir avec “performance” dans l’espace géographique des sociétés concernées », (Lussault 2007, 19).↩︎

  25. On comprend alors l’ampleur du projet politique urbain de Lefebvre, lorsqu’il affirme que « [l]e droit à la ville ne peut se concevoir comme un simple droit de visite ou de retour vers les villes traditionnelles. Il ne peut se formuler comme droit à la vie urbaine, transformée, renouvelée ». Moduler autrement l’agencement urbain devient la clé de voûte d’un projet sociétal plus large, visant le changement radical de l’action politique et de la négociation entre individus et processus sociaux. Pour la citation de Lefebvre, (Lefebvre 1968b, 108.)↩︎

  26. Dans le cadre de cette thèse, bien évidemment, nous nous intéresserons notamment aux rapports entre espace et littérature.↩︎

  27. « [Les villes] sont des centres de vie sociale et politique où s’accumulent non seulement les richesses mais les connaissances, les techniques et les œuvres. Cette ville est elle-même œuvre, et ce caractère contraste avec l’orientation irréversible vers l’argent, vers le commerce, vers les échanges, vers les produits ». (Lefebvre 1968b, 2)↩︎

  28. Pour le sens de notre utilisation de « local » dans ce contexte, voir la section précédente La forme relationnelle de l’espace (urbain).↩︎

  29. « Nécessaire comme la science, non suffisant, l’art apporte à la réalisation de la société urbaine sa longue méditation sur la vie comme drame et jouissance. De plus et surtout, l’art restitue le sens de l’œuvre ; il donne des multiples figures de temps et d’espaces appropriés : non subis, non acceptés par une résignation passive, métamorphosés en œuvre » (Lefebvre 1968b, 106)↩︎

  30. Voir notamment le livre X de La République de Platon.↩︎

  31. Nombreux sont les passages qui rappellent les idées du Droit à la ville à cet égard : « [e]n tant que produit, par interaction ou rétroaction, l’espace intervient dans la production elle-même. […] Son concept ne peut donc s’isoler et rester statique. Il se dialectise : produit-producteur, support des rapports économiques et sociaux. N’entre-t-il pas aussi dans la reproduction, celle de l’appareil productif […] ?(Lefebvre [1974] 2000, xx‑xxi) » « Cet espace serait-il abstrait ? Oui, mais il est aussi “réel”, comme la marchandise et l’argent, ces abstractions concrètes. Serait-il concret ? Oui, mais pas de le même façon qu’un objet, un produit quelconque. Est-il instrumental ? Certes, mais, comme la connaissance, il déborde l’instrumentalité. Se réduirait-il à une projection — à une “objectivation” d’un savoir ? Oui et non : le savoir objectivé dans un produit ne coïncide plus avec la connaissance théorique. L’espace contient des rapports sociaux.(Lefebvre [1974] 2000, 35‑36) » Ou encore, « Considérons un espace quelconque, un “intervalle”, à condition qu’il ne soit pas vide. Cet espace contient des choses et pourtant ce n,est pas une chose, un “objet” matériel. Serait-ce un “milieu” flottant, une abstraction simple, une “pure” forme ? Non. Il a un contenu. De cet espace, on dut dire qu’il implique, contient et dissimule des rapports sociaux. Bien que ce ne soit pas une chose, mais un ensemble de relations entre les choses (objets et produits)(Lefebvre [1974] 2000, 99‑100) »↩︎

  32. Alors que le choix de l’analyse philosophique de l’espace se motive par la volonté lefebvrienne de se livrer à une réflexion plus systématique et globale sur le sujet — qui légitime également le changement d’échelle : « cependant le danger du “ponctuel”, [dans les recherches sur l’espace social] valorisé à ce titre parce que contrôlable, parfois mesurable, c’est qui “s’articule”. Il accepte donc ou entérine la fragmentation. Ce qui mène vers des pratiques excessives de déconcentration, de décentralisation, qui disloquent les réseaux, les liens et rapports dans l’espace, donc l’espace social lui-mêle [sic], en faisant disparaître la production », (Lefebvre [1974] 2000, xxv) —, la caractérisation de l’espace contemporain en tant que produit s’avère être un point problématique, sinon le point problématique, dans La production de l’espace. Alors que les réflexions sur les conséquences — politiques, économiques, sociales, philosophiques, etc. — y abondent, les indications sur le processus qui mène Lefebvre à la conception de l’espace en tant que produit ne sont pas explicitées par le philosophe français. Dans le premier chapitre au ton de manifeste, pour reprendre l’expression de Rémi Hess, de l’ouvrage, intitulé Dessein de l’ouvrage, Lefebvre amène la nécessité théorique et critique de penser l’espace à l’aune de la production par l’intermédiaire d’une argumentation par négation : le structuralisme, les théories linguistiques de Noam Chomsky, le surréalisme, Descartes, Hegel, etc. sont convoqués avec le seul but de montrer les failles de leurs théorisations spatiales sans donner plus de précisions par rapport aux fondations de la pensée spatiale lefebvrienne.↩︎

  33. Cette attention portée au pouvoir d’action — agentivité — des individus, des groupes sociaux et des sociétés sur le façonnement de l’espace ne doit toutefois pas faire oublier que l’espace lui-même a une agentivité allant dans l’autre sens, pouvant donc influencer et façonner les identités individuelles, sociales et sociétales : « [o]r, l’espace (social) n’est pas une chose parmi les choses, un produit quelconque parmi les produits ; il enveloppe les choses produites, il comprend leurs relations dans leur coexistence et leur simultanéité : ordre (relatif) et/ou désordre (relatif). […] Effet d’actions passées, il permet des actions, en suggère ou en interdit ». (Lefebvre [1974] 2000, 88‑89)↩︎

  34. Outre les deux passages que nous avons cités, Lefebvre ne donne pas de définition plus précise de ce qu’il entend par ces trois éléments, le lecteur de La production de l’espace doit synthétiser et composer les différentes occurrences d’un terme ou de l’autre qui apparaissent à travers l’ouvrage. En plus, Lefebvre ne donne que peu d’exemples d’application pratique et historique de son schéma spatial, lorsqu’il discute le cas de Rome dans l’antiquité ou celui du Moyen Âge : « a) La pratique spatiale, double. La Route, civile et militaire, relie l’Urbs aux campagnes dominées. La route romaine permet à l’Urbs, peuple et sénat, d’affirmer la centralité politique, au milieu de l’“orbis terrarum”. La Porte, passage de la route impériale, allant de l’Urbs vers l’Orbs, sépare l’enceinte sacrée du territoire sumis, permet l’entrée et la sortie. À l’autre pôle, celui de la vie “privée” qui se constitue juridiquement au sein de la société “politique” et selon les mêmes principes, ceux de la propriété, la Maison romaine correspond à des besoins déterminés. b) La représentation de l’espace, double : l’Orbs et l’Urbs, circulaires, avec leurs ouvertures et leurs implications (l’arc et la voûte) et le camp militaire, sévèrement quadrillé, avec ses deux axes perpendiculaires, le cador et le decumenus, espace clos, retranché, fortifié. c) L’espace de représentation, double : le principe masculin, militaire, autoritaire, juridique, dominant ; le principe féminin, non pas nié mais intégré, “abîmé” dans la terre, lieu des semences et des morts, “monde” ». (Lefebvre [1974] 2000, 283‑84) « Au moyen-âge, la pratique spatiale comprenait et les réseaux de chemins au voisinage des communautés paysannes, des monastères et châteaux, et les routes reliant les villes, les grandes voies de pèlerinages et croisades. Quant aux représentations de l’espace, elles s’empruntaient aux conceptions d’Aristote et de Ptolémée, modifiées par le christianisme : la terre, le “monde” souterrain, et le Cosmos lumineux, ciel des justes et des anges, habité par Dieu-le-père, son Fils et l’Esprit. Une sphère fixe, dans un espace fini, coupée diamétralement par la surface terrestre, au-dessous de laquelle se situent les enfers, au-dessus de laquelle, partie supérieure de la sphère, se trouvent le Firmament, la coupole portant les étoiles fixes, les cercles des planètes, espace traversé par les messages et messagers divins, rempli par la Gloire lumineuse de la trinité, telle fut la conception de l’espace chez Saint-Thomas et dans La Divine Comédie. Quant aux espaces de représentation, ils mettaient au centre du voisinage l’église villageoise, le cimetière, la mairie et les champs. […] Ces espaces de représentation interprétaient parfois merveilleusement les représentations cosmologiques. […] Le corps, bien entendu, entrait dans le jeu de représentations concernant l’espace ». (Lefebvre [1974] 2000, 56)↩︎

  35. « Or l’espace entre dans les forces productives, dans la division du travail ; il a des rapports avec la propriété, c’est clairs. Avec les échanges, avec les institutions, la culture, le savoir. Il se vend, s’achète ; il a valeur d’échange et valeur d’usage. Donc il ne se situe pas à tel ou tel des “niveaux”, des “plans”. […] Le concept de l’espace (social) et l’espace lui-même échappent donc au classement “base-structure-superstructure” », (Lefebvre [1974] 2000, xxi)↩︎

  36. Si la perspective telle que définie pendant la Renaissance a toujours eu une place d’exception dans les archéologies de la pensée occidentale contemporaine, à partir notamment des études d’Erwin Panofksy, l’analyse lefebvrienne à cet égard montre de façon paradigmatique la primauté de la pratique dans l’approche spatiale lorsqu’il affirme que cette vision de monde naît « [p]as seulement en peinture (école de Sienne) mais d’abord dans la pratique, dans la production. La campagne change : passe du domaine féodal au métayage. […] La ville change, avec des implications architecturales. […] Cette production d’un nouvel espace, le perspectif, ne se sépare pas d’une transformation économique. […] Mais ce qui s’est effectivement passé n’a pas la simplicité d’un enchaînement causal ». En plus, l’exemple de la perspective rend explicite l’ordre hiérarchique des instances car dans ce cas-ci « [l]a représentation de l’espace domina et se subordonna l’espace de représentation (d’origine religieuse) réduit à des figures symboliques, le ciel et l’enfer, le diable et les anges. Peintres, architectes théoriciens toscans ont alors élaboré une représentation de l’espace, la perspective à partir d’une pratique sociale, elle-même résultat, comme on le verra, d’un changement historique modifiant le rapport “ville-campagne” ». Bref, les artistes « découvrent, ils théorisent la perspective parce qu’un espace en perspective leur est offert : parce que cet espace a été produit ». Pour les citations, respectivement, (Lefebvre [1974] 2000, xxii‑xxiii), (Lefebvre [1974] 2000, 51) et (Lefebvre [1974] 2000, 95)↩︎

  37. « L’espace dominé réalise sur le terrain des dispositifs et des “modèles” militaires et politiques (stratégiques). Mais il y a plus : par l’action du pouvoir, l’espace pratique porte en soi des normes et des contraintes ». (Lefebvre [1974] 2000, 413)↩︎

  38. « De la pratique sociale (spatiale) on sait maintenant qu’elle a d’abord saisi intuitivement (dans un intuitus initial, immédiat et porche de l’immédiateté naturelle) une part de la nature. […] La pratique a produit des espaces diversifiés selon un “intuitus” changé en “habitus” puis en “intellectus”. […] Ainsi émergea de la terre l’espace social, érigé selon une “intellectualisation” obstinément poursuivie, jusqu’à la construction de l’espace abstrait (géométrique, visuel, phallique) qui outrepasse la spatialité en devenant production d’un “milieu” politique homogène et pathogène, aberrant et normé, coercitif et rationalisé : le “milieu” de l’État, du pouvoir, de la stratégie ». (Lefebvre [1974] 2000, 434)↩︎

  39. Que le statut ontologique et axiologique des représentations de l’espace dans la production de celui-ci soit clair et pas ambigu ne veut pas pour autant dire qu’il n’y ait pas de « mauvaises » représentations de l’espace dans la réflexion lefebvrienne : comme nous l’avons vu dans Le droit à la ville, il y a un urbanisme, une architecture et un aménagement de l’espace technocratiques qui sont jugés comme négatifs — c’est juste que ce jugement de valeur procède d’une perspective politique.↩︎

  40. « Un des plus profonds conflits immanents à l’espace, c’est que cet espace “vécu” interdit d’exprimer les conflits. Pour les dire, il faut les percevoir, sans tomber dans les représentations de l’espace, tel qu’il est généralement conçu. Une théorie est nécessaire, qui dépasse à la fois l’espace de représentation et la représentation de l’espace, en formulant les contradictions ». (Lefebvre [1974] 2000, 421)↩︎

  41. Voir la première partie du premier chapitre de l’ouvrage.↩︎

  42. Voir la première partie du premier chapitre de l’ouvrage.↩︎

  43. Si Foucault voyait dans l’œuvre de Bachelard un point de rupture dans la conception de l’espace et le passage à l’époque spatiale contemporaine, Lefebvre quant à lui, cohérent avec sa posture théorique, en rétrécit la portée : « [l]a Poétique de l’Espace de Bachelard, et sa “topophilie” rattachent les espaces de représentation, qu’il parcourt en rêvant (et qu’il distingue des représentations de l’espace, élaborées par la connaissance scientifique) à cet espace intime et absolu ». (Lefebvre [1974] 2000, 143)↩︎

  44. Pour une reconstruction de l’évolution intellectuelle de Soja au sein de la géographie américaine, nous renvoyons au récit que le géographe en fait lui-même, dans (Soja 2009).↩︎

  45. Lionel Ruffel se livre, dans Brouhaha. Les mondes du contemporain à une analyse assez originale de l’importance — et des limites — de ce livre pour la pensée occidentale ainsi que des rapports entre Jameson et Lyotard. Voir (Ruffel 2016).↩︎

  46. Une hypothèse que nous proposons, sans pouvoir l’explorer davantage dans ce contexte, concerne le fait que le tournant spatial américain serait celui qui développe une véritable conscience d’une révolution spatiale en train de se faire grâce à ce lien entre espace et post-modernisme — lien auquel Lefebvre ne croyait pas vraiment. En d’autres termes, plus que les contenus des réflexions spatiales menées par les post-modernistes américains — contenus qui ne s’éloignent pas beaucoup de ceux développés par les penseurs français —, serait le fait de lier une nouvelle conception de l’espace à la conviction d’être entré.e.s dans une nouvelle époque humaine — l’époque post-moderne — qui a contribué à la prise de conscience d’un tournant spatial à part entière.↩︎

  47. Outre le déjà cité Postmodernism, Or the Cultural Logic of Late Capitalism, Jameson aborde des thématiques liées à l’espace dans nombreux ouvrages, notamment dans (Jameson 1990), (Jameson 1992) et (Jameson 1998).↩︎