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Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public

Titre :

Domaines de recherche

Corpus

Problème : (Hypothèse de travail, objectifs) (maximum 500 mots)

En tant qu’espace d’expression et d’expérimentation de l’écriture littéraire, le média numérique questionne les instances de l’institution littéraire par la modularité, la variabilité et l’évolutivité de son cadre d’inscription des contenus (Manovich 2001). La plasticité des objets littéraires numérique(Théval 2018), pouvant ainsi apparaître comme des agents singuliers du désordre et de la diffraction (Audet 2011), fait évoluer la littérature entre littératie et littérarité (Marghescu 2012). Face à ces nouveaux écosystèmes médiatiques, les instances du littéraire – comme l’auteur unique, l’œuvre close, le livre-roi1, le texte établi – se trouvent bouleversées (Mouralis et Mangeon 2011) avec notamment les principes d’écriture collaborative et d’hypertexte qui fondent la dynamique Web. La « littérature numérique » – ou littérature électronique (Hayles 2008), appellation sujette à débat (Vitali-Rosati 2015) –, entendue comme l’« ensemble des créations qui mettent en tension littérarité et spécificités du support numérique » (Bonnet 2017), interroge non seulement la légitimité de l’emploi de certaines notions de la théorie littéraire (celles d’hypertexte Saemmer 2015; d’architexte Souchier 2012; d’écranvians Bonnet 2017), mais également leur cohérence dans l’espace de nouvelles écritures hors-livre. La plasticité du média numérique implique de nouvelles pratiques d’écriture et de lecture de la création littéraire, pratiques liées à la culture numérique qui ne peuvent pas être appréhendées avec les mêmes présupposés que ceux issues de la culture de l’imprimé : dans le média numérique, l’instance d’énonciation n’est plus la même et nous perdons, par méconnaissance du média, les notions essentielles d’énonciation éditoriale (Jeanneret et Souchier 2005). Pour comprendre la littérature numérique, il est donc primordial de cerner les enjeux et les circonstances concrètes de ses inscriptions dans ce nouveau média : Comment le média numérique produit la littérature et devient une instance importante de l’énonciation littéraire ?

Pour répondre à cette question, nous souhaitons utiliser la notion de palimpseste. Parce que le palimpseste désigne un support “gratté” pour gommer la première inscription et procéder à une réinscription, il nous semble possible de le considérer, non comme la métaphore d’une d’une structure hypertextuelle de la Littérature (Genette 1982), mais comme un processus de médiation concrêt et transversal (pouvant être opéré sur tout support2). Écriture sur écriture, le palimpseste rappelle le support au centre du processus de création littéraire, et joue de la matérialités des inscriptions pour proposer l’idée que le média est toujours processus d’écriture. Est-il encore possible de distinguer le support de l’écriture si toute écriture est support d’une autre écriture (McLuhan 1994) ? Si la dynamique du palimpseste ne correspond pas entièrement au processus d’écriture dans le média numérique – sauf rares exceptions et cas de corrections, les premières inscriptions n’ont de commun avec les réinscriptions que la surface d’écriture –, le palimpseste et le média numérique/l’écran numérique partagent ce point qu’ils sont des processus de superpostition d’écritures. Ce dispositif de réécriture à partir d’un support déjà composé d’écritures est constant pour le média numérique qui est donc en continuelle remédiation.

Notre hypothèse est que la réflexion sur le palimpseste, entendu comme un processus de remédiation d’un support, permet d’étudier les phénomènes d’écritures littéraires dans le média numérique et de saisir ainsi la dynamique de superposition de strates d’écritures, donc de strates d’énonciations, dans la littérature numérique. La question du média numérique comme une instance énonciative littéraire ne peut être abordée uniquement au travers d’une recherche : parce qu’elle implique une étude de ce qu’est ou peut être la matière numérique, elle nécessite une approche pratique. Quelle est la matière du média numérique ? Comment faire apparaître la matière du numérique ? Comment la travailler ? Comment se retrouve la trace dans le dispositif numérique ? Notre démarche de recherche sera ainsi adjointe à une démarche de création : pour saisir la matière du média numérique, il nous faudra la tester concrètement dans une démarche de manipulation et de pratique d’un support.

Création (1000 mots)

« Qu’est-ce que le cerveau humain, sinon un palimpseste immense et naturel ? […] Des couches innombrables d’idées, d’images, de sentiments sont tombées successivement sur votre cerveau, aussi doucement que la lumière. Il a semblé que chacune ensevelissait la précédente. Mais aucune en réalité n’a péri. » [Baudelaire, Les Paradis artificiels, VIII, p. 329]

Le geste palimpsistique, en ce qu’impose un processus de stratification métaphorique ou concret au support quel qu’il soit (papier, cerveau, texte), nous apparaît comme un procédé permettant d’investir le média numérique par une démarche de création. Parce que le dispositif numérique fonctionne par réécriture et remédiation constante, saisir son fonctionnement implique une manipulation répétée : notre projet se propose sous la forme d’expérimentations sérielles littéraires à partir des écritures de notre corpus dans le but d’épuiser le média numérique. Notre pratique cherchera à révéler, dans la même logique que celle du palimpseste, sa matière, ce qui fait du support une instance de l’énonciation littéraire. Notre démarche n’a cependant pas pour objectif d’essencialiser le média numérique et afin d’éviter cet écueil, nous perfomerons notre pratique également sur d’autres supports comme le support papier. Cet écart vis-à-vis du numérique s’inscrit dans une approche intermédiale et un processus de remédiation qui inverse une tendance de transcription : si les livres sont actuellement remédiés dans le média numérique, nous souhaitons remédier le fonctionnement du média numérique, sa plasticité de sa matière par le média papier [une entreprise équivalente à la peinture photographique de Gerhard Richter]. Il résultera de notre démarche de création plusieurs objets littéraires conçues à partir de notre corpus : ces écritures déjà médiatisées, qui tentent l’épuisement d’un média, constitueront des supports plastiques à une nouvelle écriture qui souhaite performer le processus du palimpseste et épuiser ces mises en scènes d’épuisement [Tentative d’épuisement de Tentative d’épuisement d’un lieu parisien de Georges Perec, De Jonckheere].

La proposition de Fragments, chutes et conséquences mime le recouvrement – le dispositif de la patine qui grise le texte au fur à mesure qu’il est en ligne – et offre un semblant de révélation – le verni qui affiche le texte sans patine -. Or, ces propositions demeurent des transpositions de pratiques d’écriture et lecture, de principes de fonctionnement inhérents au support papier vers un support numérique. Il reste que ce n’est pas la matière numérique qui est recouverte, ce n’est pas elle qui est vernie : le processus palimpsistique est ici esthétique, il est mise en scène mais non acté. À partir des principes techniques de Fragments, chutes et conséquences, nous souhaitons procédés à un détournerment de la patine afin que ce dispositif rende compte des limites réelles, non plus esthétiques, du média numérique. Ce détournement s’étendra également au vernis afin de penser et proposer une solution pour une récupération réelle des écritures.

Si la théorie de l’uncreative writing de Goldsmith propose un déplacement de la créativité du texte vers le média, il reste que la démarche de création de l’auteur (celle de par exemple recopier l’intégralité d’un numéro du New-York Times dans [Day]) demeure fondée sur un agencement textuel : la matière d’écriture est nouvelle et un nouveau média est en ce sens conçu. L’uncreative writing performée par Goldsmith n’épuise pas l’idée d’originalité de l’écriture dans sa matière, laissant penser que toute nouvelle écriture nécessite une nouveau média. La traduction de l’ouvrage de Goldsmith par François Bon confirme l’importance d’un texte au-delà d’un média tout en demeurant dans une démarche propre à l’uncreative writing dans la mesure où elle abandonne – par le principe même de traduction – la dimension de creativité. Il n’en demeure pas moins que la traduction de Bon est une proposition qui souhaite retranscrire une conception littéraire dans un nouveau système sémantique et langagier donc apporte en écriture à l’inscription originale. Il serait intéressant de la mener à la matière même du média d’écriture : soit d’utiliser ces écritures médiatisées comme support d’inscription mais également comme matière concrète à une nouvelle écriture qui détournerait l’uncreative writing. Il s’agira de superposer les deux écritures pour constituer un espace-média pour un nouveau geste d’inscription. La superposition des deux textes les rendant tout deux illisibles – faisant de la constituante écriture une matière –, le processus palimpsistique (celui de gratter) sera opéré pour former une nouvelle écriture : dans ce projet, le dispositif palimpsistique consiste à écrire sur un support fait d’écriture sans ajouter de matière, ainsi sans rapport de création d’une écriture, mais plutôt la perspective de la création d’un média. Ce processus pourra être tenté à l’aide du langage XML TEI qui est un langage de balisage sémantique : chaque signe issue des deux écritures sources sera balisé de telle sorte que leur superposition produise un nouveau signe selon une grille prédéfinie au préalable.

Recherche (1000 mots)

Notre recherche se propose comme une étude de la notion de palimpseste à partir d’un corpus d’oeuvres susceptibles de préciser le processus de remédiation palimpsistique ou d’en proposer des limites. Notre corpus rassemble en effet des textes (numériques et non-numériques) qui thématisent l’écriture comme média d’écriture : ces textes développent un rapport à une écriture changée en support concret d’écriture, et qui donc traitent de la stratification du média qu’ils présentent.

Dans les nouvelles écritures numériques, la figure du palimpseste se retrouve, non plus comme une métaphore-modèle pour illustrer et unir sous une même image les différents schémas de textualités de la littérature, mais comme une action sur le support d’édition : le projet littéraire numérique Fragments, chutes et conséquences de Joachim Séné propose une écriture qui se recouvre au fur à mesure qu’elle existe (le texte se grise au fur et à mesure qu’il est en ligne). Pour visualiser le texte poétique, l’auteur propose de “vernir” la page d’inscription : cette interprétation de récupération d’un premier texte ouvre en réalité sur une nouvelle page à l’écran où est retranscrit le texte sans patine. Or, au-delà de la proposition du verni, la patine peut être dépassée par la visualisation de la page source : s’ouvre alors le code interprété par le navigateur où peut être lu le texte entre les balises html qui le structurent. L’expérience de recherche de lecture proposé par le travail de Séné retranscrit le dispositif du palimpseste en interprétant sa stucture : le vernis est en soit la remédiation d’une écriture devenue le support par la patine numérique.

Questionnant dans ses réalisations le geste même de création de la littérature [Day 2003 où est recopié un numéro entier du New York Times] et les modalités de son média [Theory 2015 pensées et fragments publiés sur une rame de 500 feuilles], Kenneth Goldsmith concentre ses recherches autour du bouleversement de la littérature par le numérique (crise équivalente selon lui à celle de la peinture face à l’apparition de la photographie) sans pour autant proposer un discours moralisateur : « Internet tue la littérature. Et c’est une bonne chose » [Theory]. En réponse aux questionnements des instances du littéraire par les nouveaux médias, et dans la lignée des réflexions sur la « disparition élocutoire du poète » (Mallarmé) et sur notamment sur la notion de « génie non-original » (« unoriginal genius » de Perloff 2010), Goldsmith développe une théorie de l’Écriture sans écriture (Bon 2015) qui souhaite rompre avec une des plus essentielle condition sine qua non de la littérature : l’injonction de la creative writing comprenant la nécessité d’une singularité du style, d’un authenticité de l’expression littéraire. La créativité dans cette pensée d’une nouvelle littérature n’est plus dans le texte – elle est en ce sens textoclaste (Nachtergael 2018) –, mais dans le déplacement contextuel (Dworkin et Goldsmith 2011). Cette perspective d’une création en soi dans le geste d’action sur un média nous amène à penser le palimpseste non plus comme le témoin d’un passé (historique ou littéraire), mais comme un processus continue et perpétuel de création (« sans but ni destination, sans départ ni arrivée » semblable à la machine de guerre, Deleuze, Guattari, et Deleuze 1980) : il est le processus d’une réorganisation d’une matière existante – un matière déjà médiatisée (au sujet de la création au Moyen-âge, Crépin, p.x Introduction dans Chaucer et Wéry 2010) – pour produire une nouvelle matérialité du support ou “membrane” (Carruthers 2011).

L’Écriture sans écriture, la traduction d’Uncreative writing établie par François Bon s’ajoute à notre corpus en ce qu’elle représente une écriture à partir d’un écriture sans proposer de véritable rapport créatif. Cette traduction s’établie sur une écriture déjà médiatisée qu’elle prend comme support d’inscription, afin de remédier une théorie dans une autre langue d’inscription.

L’objectif de notre recherche est de tester le palimpseste sur ce corpus défini afin de délimiter une perspective du palimpseste adéquate à la compréhension du média numérique comme média littéraire. Pour baliser le palimpseste dans ce corpus, nous appuyerons notre recherche sur plusieurs théories : les théories de l’énonciation (Souchier 2007; Bachimont [2011] 1999), les Media Studies (McLuhan 1994) [Galloway], les théories de l’intermédialités (Bolter et Grusin 2003; Méchoulan 2010), la théorie de l’éditorialisation [Vitali-Rosati, Larrue] afin d’étudier le dispositif numérique comme instance d’énonciation, média et matière technique.

Bibliographie

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  1. “[T]he book has now ceased to be the root- metaphor of the age; the screen has taken its place.” (Jager 2000, 172)↩︎

  2. “a work or surface with a second text or image superimposed over an effaced original” (Brubaker 1987, 355)↩︎