Proust et les limites du corps
Cédric Kayser

Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2020/08/01

Quel est statut du corps aujourd’hui ? Quel est le rôle du sensible à une époque où la pensée de l’artificiel fait bouger les lignes de la communauté académique ? Cette thèse vise à déterminer comment les écrits de Proust ont pu contribuer à une culture contemporaine centrée autour du corps vécu et de ses modalités. L’écrivain, en tant que témoin privilégié de son époque, décrit la façon dont les dispositifs techniques affectent le « voir » du sujet à une époque d’urbanisation progressive des villes. Certains auteurs se sont intéressés à la dimension philosophique de la Recherche, la concevant successivement comme initiation (Deleuze, 1964), quête de vérité (Descombes, 1987) ou phénoménologie du sujet (Breeur, 2000). Si ces études ont le mérite d’explorer une « théorie du sujet qui articule de façon nouvelle et cohérente différents aspects de l’être-au-monde » (Leriche, 2004), elles se limitent néanmoins aux termes d’une identité impossible et semblent passer à côté de la présence d’un monde intracorporel si fondamentale dans l’écriture de la Recherche.

Ce projet entend interroger cet impensé, en partant de l’hypothèse selon laquelle nous assistons avec Proust à l’émergence d’une nouvelle pensée du corps. En s’appuyant sur les lectures successives du corps au XXe siècle (réflexion sur la technique à l’époque contemporaine, l’ontologie tardive de Merleau-Ponty, les sciences cognitives au début des années 1990) et dans la mesure où nos analyses ont une histoire précise, notre lecture de la Recherche s’avère toujours orientée. Dans un premier chapitre, il sera montré comment la crise de la représentation contribue à l’émergence d’un espace corporel. Il s’agira ensuite de déterminer dans quelle mesure l’apport de la phénoménologie dans la France de l’après-guerre contribue à une refonte de l’expérience corporelle. Nous verrons en particulier comment certains détails sensibles (l’incarnat, le visage humain, la palpitation tactile du regard) esquissent la voie d’une intercorporéité. Le troisième chapitre nous permettra d’intégrer différents corps de savoir dans nos analyses en soulignant comment l’opacité de l’expérience corporelle peut profiter d’un éclairage épistémologique. Enfin, il nous faudra dans un dernier temps élargir notre enquête au problème de l’expression et au rapport entre corps et énonciation.

What is the status of the body today ? What is the role of the sensible world at a time when the thought of the artificial is shifting the lines of the academic community ? This thesis aims to determine how Proust’s writings have contributed to a contemporary culture centred around the lived body and its modalities. The writer, as a privileged witness of his time, describes how technical devices affect the subject’s “seeing” in a period of overwhelming urbanization. Some authors have taken an interest in the philosophical dimension of Remembrance of Things Past, conceiving it successively as initiation (Deleuze, 1964), search for truth (Descombes, 1987) or phenomenology of the subject (Breeur, 2000). If these studies have the merit of exploring a “theory of the subject that articulates in a new and coherent way different aspects of being in the world” (Leriche, 2004), they are nevertheless limited to the terms of an impossible identity and seem to miss the presence of an intracorporeal world that is so fundamental in Proust’s writing.

This project intends to question this unthought, based on the hypothesis that we are witnessing with Proust the emergence of a new way of thinking about the body. Based on the successive readings of the body in the 20th century (reflection on technique in the contemporary era, Merleau-Ponty’s late ontology, cognitive sciences in the early 1990s) and insofar as our analyses have a precise history, it will be shown that our reading of Remembrance of Things Past always turns out to be oriented. In a first chapter, it will be shown how the crisis of representation contributes to the emergence of a corporeal space. It will then be a question of determining the extent to which phenomenology in post-war France contributes to a recasting of bodily experience. We will see in particular how certain sensitive details (incarnateness, the human face, the tactile palpitation of the gaze) sketch the way to an intercorporeality. The third chapter will allow us to integrate different bodies of knowledge in our analyses by underlining how the opacity of body experience can benefit from an epistemological lighting. Finally, we will have to extend our investigation to the problem of expression and to the relationship between body and enunciation.
Marcel Proust, littérature française du XXe siècle, phénoménologie, herméneutique, crise de la représentation, corps, intercorporéité, technique
Marcel Proust, 20th century literature, phenomenology, hermeneutics, crisis of representation, body, intercorporeality, technique

Introduction

 Comment lire Proust aujourd’hui ? Est-il pertinent de parler d’une actualité d’À la recherche du temps perdu sans déformer le propos de son auteur ? Près d’un siècle après la parution du premier volume de la Recherche un constat s’impose : aborder le texte proustien au prisme de nos connaissances actuelles relève de la gageure et nous demande de le replacer dans le contexte de son émergence première. Si Proust1 figure désormais parmi les « classiques » de la littérature française, le statut de son œuvre demeure problématique. Sans vouloir inscrire notre enquête dans la tradition épistémologique des sciences humaines, ne peut-on néanmoins envisager « une étude qui s’efforce de retrouver à partir de quoi connaissances et théories ont été possibles; selon quel espace d’ordre s’est constitué le savoir » (Foucault 2010, 13) ? Bien qu’un nombre croissant d’études récentes soulignent comment Proust a fait entrer dans la littérature « une réalité nouvelle, le corps » (Henry 2004, 241), rares sont les études qui s’aventurent au-delà de certaines interprétations phénoménologiques qui peuvent sembler datées aujourd’hui.

 Ainsi, le Dictionnaire Marcel Proust ne mentionne que deux références critiques sous l’article « Corps ». Une lecture contemporaine des écrits de Proust devrait pourtant permettre de rendre compte d’une positivité du corps humain, révélée à travers l’expérience que nous en faisons. On peut alors se demander avec Foucault « sur fond de quel a priori historique et dans l’élément de quelle positivité des idées ont pu apparaître, des sciences se constituer, des expériences se réfléchir dans des philosophies, des rationalités se former, pour, peut-être, se dénouer et s’évanouir bientôt » (2010, 13). Quelles sont les conjonctures à partir desquelles Proust a pu développer son style ? Sur la base de quelles données l’écrivain produit-il de nouveaux corps de savoir ?

Problématique et hypothèses de recherches

 Contrairement à ce que donnent à penser les interprétations structuralistes, une lecture attentive de la Recherche fait émerger un au-delà du sujet et contribue en cela aux théories du corps humain dont l’impact au XXe siècle fut déterminant. Pour Proust, il n’est plus possible de décrire « ce corps objet dont les romanciers ont tant décrit l’extériorité afin de mieux qualifier leurs personnages » (Henry 2004, 241) comme le faisaient encore Balzac ou Zola. Devant le corps vécu, un champ de possibles se fait jour : refonte sensorielle de l’espace donné. La disparition d’un monde, celui des salons mondains et des arts classiques, fait ressentir à l’écrivain l’urgence de sa tâche. À l’horizon de ces remarques préliminaires, une intuition se pointe : l’écriture du corps nous donne à voir la doublure des signes qui apparaissent sur la page. En cela, elle nous ouvre à une dimension de latence qui est celle du corps2.

 Or, pour comprendre le rôle de Proust dans l’émergence d’une nouvelle pensée du corps, nous ne pouvons faire l’impasse sur l’époque contemporaine à l’écrivain. Bien qu’il se situe entre deux siècles, le regard qu’il porte sur son époque est résolument tourné vers l’avenir. Le traitement du corps vécu dans la Recherche s’inscrit dans une conversion du regard et s’accompagne de la technicisation progressive du monde sensible. Il s’agira, dans ce qui suit, de défaire les notions communément admises par la doxa critique afin de resémantiser le rôle du corps vécu, si central dans l’économie de la Recherche. Ce projet de thèse s’inscrit dans un champ peu exploré de la critique proustienne et permet de repenser le corps en prenant appui dans la phénoménologie et les théories plus récentes d’une conscience incarnée. En particulier, il s’intéresse au devenir-visible de l’organisme humain qui s’articule toujours par rapport à un environnement concret. Les résultats récents obtenus dans les domaines des sciences cognitives et de la philosophie enactive3 (percevant la conscience au croisement de l’esprit, du corps et de l’environnement) tendent d’ailleurs vers cette intuition.

 Notre propos visera par conséquent à déterminer en quelle mesure les écrits de Proust ont pu contribuer à une culture contemporaine centrée autour du corps et de ses modalités. Si l’on peut admettre que l’écrivain de la Recherche produit certains savoirs qui peuvent faire l’objet d’analyses extra-littéraires – pensons au syndrome de Proust qui désigne les implications neurobiologiques de la mémoire involontaire (Herz et Schooler 2002, pp. 21-32) –, la tâche demeure difficile dans la mesure où ces résultats n’ont pas fait l’objet de thématisations de la part de la communauté scientifique, contrairement à la floraison des études publiées de la part de critiques littéraires. Peut-on parler d’une pensée du corps chez l’écrivain ? Proust a-t-il entrevu certaines réalités sensibles que nos connaissances actuelles nous permettent d’élucider ? Enfin son écriture – proche des enjeux du corps qui a ses rythmes et ses ellipses – ne questionne-t-elle pas l’essence de ce qui caractérise l’analyse textuelle, nous invitant à repenser les liens entre corps et énonciation ?

Délimitation du champ théorique

 L’ère numérique, à l’avènement de laquelle nous assistons, engage de nouveaux domaines de la pensée marqués par la capacité de l’individu à dominer et à façonner son environnement. Dans le sillage des bouleversements majeurs qui ont marqué le siècle dernier, notre rapport à la technique a profondément évolué dans la mesure où chacun de nos gestes produit un certain nombre de données servant au développement de nouvelles technologies. Face à ces mutations profondes, la question du « corps » se pose avec une nouvelle urgence4. Comme a pu l’observer Georges Vigarello dans Le sentiment de soi (2014), l’émergence du corps propre est encore assez récente. Ce n’est qu’à partir du Rêve d’Alembert de Diderot paru en 1769 que nous assistons à l’éclosion d’un « “imaginaire” de l’intériorité » (2014, 10). Parallèlement sont thématisées « les impressions venues du diaphragme, de l’estomac et de l’abdomen » (2014, 11), ces explorations inédites qui prolongent le projet des Lumières.

 La notion de « corps » se trouve au cœur d’un débat philosophique et scientifique qui structure la pensée occidentale depuis près de deux siècles. Historiquement, le latin corpus et l’apparition du substantif masculin cors en ancien français au début du XIIe siècle désignent le corps humain de façon générale. Pour ne s’arrêter qu’à sa signification étymologique, il s’agit d’une notion qui dénoterait, selon Larousse, « la partie matérielle d’un être animé considérée, en particulier, du point de vue de son anatomie, de son aspect extérieur » (1989, 2644). Ainsi, on peut prendre conscience de son corps ou ressentir une sensation de douleur à travers tout le corps.

 Plus loin, le « corps » désigne « la partie matérielle de quelqu’un après la mort », son cadavre ou encore « le tronc, par opposition aux membres et à la tête » (Larousse 1989, 2644). À cette première signification s’ajoute le trait sémantique d’une « partie principale d’un objet sur laquelle viennent se monter les autres éléments », comme par exemple la « partie essentielle, fondamentale d’un écrit, d’un ouvrage ». Ce passage de la matière au contenu renvoie à la racine indo-européenne krp qui signifie la « forme ». Nous essaierons par la suite de définir le corps par rapport à l’opposition entre matière et esprit qui caractérise l’apparition du terme en Occident.

 Cette interprétation à la croisée de la littérature et de la philosophie soulève le problème du corps vécu en ce qu’il ancre l’expérience humaine. Depuis Descartes, les sciences modernes étudient le corps humain à partir de propriétés mesurables. Dans son Discours de la méthode -Descartes (1991), le philosophe réduit le monde naturel, comprenant le corps, à une substance corporelle : la matière. Au lieu de faire l’expérience des choses telles qu’elles sont données dans la perception, Descartes conçoit le monde extérieur d’un point de vue mathématique. Le corps-objet ou res extensa – pour employer la terminologie cartésienne – fait référence au corps tel qu’il est perçu de l’extérieur5.

 Si l’acception du terme au XIXe siècle insiste sur la matérialité du corps compris comme « agrégat d’éléments matériels, agglomération de matières formant un tout distinct » (Lacour 1990, pp. 169-178), on peut aussi admettre que la notion de « corps » transcende le simple « agrégat d’éléments matériels » ou encore l’idée d’un « organisme humain, par opposition à l’esprit, à l’âme » (Lacour 1990, pp. 169-178.) Le développement de la phénoménologie au début du XXe siècle et la parution de la Recherche – par le biais de ses lectures successives – permettent d’actualiser cette acception en donnant à penser le corps au-delà du simple dualisme entre matière et esprit. Comme l’atteste encore Larousse, le corps propre, tel qu’il est décrit en phénoménologie, se rapporte à « l’ensemble des rapports vécus par le sujet avec son corps, aux termes desquels celui-ci peut être vécu comme objet par lui » (Larousse 1989, 2645). Le corps auquel la phénoménologie restitue sa valeur de thème philosophique se situe initialement à la croisée de deux sensibilités ; tributaire à la fois d’une certaine généralité (la fonctionnalité des différents organes, le processus physiologique de la vision humaine) et d’une part de contingence (résistance de la matière, rupture de l’équilibre de l’organisme).

 En s’interrogeant sur les propriétés traditionnellement associées à la conscience et au corps sur la base de résultats puisés dans différentes disciplines, le philosophe français Maurice Merleau-Ponty a su développer une théorie phénoménologique du corps esquissée à partir des travaux de Husserl. Au-delà du dualisme entre corps objectif et corps vécu, Merleau-Ponty fait le constat d’une interdépendance chiasmatique du corps-objet (Körper) des sciences et du corps-sujet (Leib) tel qu’il s’exprime dans l’expérience intime :

Le corps n’est donc pas l’un quelconque des objets extérieurs, qui offrirait seulement cette particularité d’être toujours là. S’il est permanent, c’est une permanence absolue qui sert de fond à la permanence relative des objets à éclipse, des véritables objets. La présence et l’absence des objets extérieurs ne sont que des variations à l’intérieur d’un champ de présence primordial, d’un domaine perceptif sur lequel mon corps a puissance. (PP 121)

 Ici s’annonce déjà, en marge du texte, l’idée d’une appartenance commune du corps et des objets du monde sensible à ce que le philosophe qualifiera de chair du monde. À cet endroit, il est intéressant de noter l’influence centrale de Marcel Proust sur le projet merleau-pontien d’une « réhabilitation ontologique du sensible » (S 210). De façon significative, les descriptions que nous trouvons dans la Recherche se rapprochent du corps vécu, l’organisme en ce qu’il est ressenti du dedans (Henry 2004, 241).

 Au début des années 1990 le neurobiologiste et philosophe chilien Francisco Varela reprend les travaux de Merleau-Ponty afin d’éclairer le rôle du corps humain dans nos pratiques cognitives. Il appartient à une nouvelle génération de chercheurs en sciences cognitives6 dont l’ambition consiste à vouloir mettre « l’expérience humaine immédiate au centre de leurs préoccupations » (2012, 10). Dans ces tentatives visant à trouver un terrain d’entente rejoignant l’expérience humaine et les recherches des sciences cognitives, la capacité de l’homme à traiter et à sauvegarder de l’information est sous-tendue par l’idée d’une inscription corporelle de l’esprit :

Les circonstances et les humeurs peuvent changer, mais le corps paraît stable. Il est le lieu d’ancrage des sens ; nous regardons le monde du point de vue du corps, et nous percevons les objets de nos sens comme spatialement reliés à notre corps. Bien que notre esprit puisse vagabonder dans le sommeil ou dans le rêve éveillé, nous comptons toujours revenir au même corps. (2012, 105)

 Ici Varela souligne l’unité du corps et de l’esprit, aucun des deux termes ne pouvant exister sans l’autre. Cela revient à admettre l’enracinement de toute investigation scientifique dans le terreau du monde sensible. Plus qu’un simple support matériel, le corps propre – ce corps dont je suis le titulaire par-delà les « circonstances et les humeurs » – est essentiellement ce qui nous caractérise en tant qu’êtres doués de conscience, l’ancrage premier de toute expérience.

 Les concepts théoriques que nous mobiliserons tout au long de cette enquête se caractérisent par leur lien à l’expérience corporelle. Si certains de ces concepts ont pu faire l’objet d’études critiques, notamment l’espace corporel dont Merleau-Ponty expose les termes dans PP, notre apport consiste à avoir directement intégré ces résultats à notre analyse de la Recherche. Relevons à ce titre la notion de « réversibilité » qui ébauche la dimension intercorporelle dont nous avons retracé la présence dans l’écriture de Proust. Pour Merleau-Ponty, notre corporéité se manifeste par le biais de la réversibilité du corps, dans le sens d’une activité qui ne s’accomplit que « dans une proximité constante à la passivité » (Dupond 2001, 55) :

Quand ma main droite touche ma main gauche, dit Husserl, je le sens comme une « chose physique », mais au même moment, si je veux, un événement extraordinaire se produit : voici que ma main gauche aussi se met à sentir ma main droite, es wird Leib, es empfindet. La chose physique s’anime, – ou plus exactement elle reste ce qu’elle était, l’événement ne l’enrichit pas, mais une puissance exploratrice vient de se poser sur elle ou l’habiter. Donc je me touche touchant, mon corps accomplit « une sorte de réflexion ». En lui, par lui, il n’y a pas seulement rapport à sens unique de celui qui sent à ce qu’il sent : le rapport se renverse, la main touchée devient touchante, et je suis obligé de dire que le toucher ici est répandu dans le corps, que le corps est « chose sentante », « sujet-objet ». (S 210)

 Ainsi, lorsque notre main est touchée, elle fait l’expérience de la sensation localisée du toucher, elle n’est pas simple objet mais selon Renaud Barbaras déjà « esquisse une conscience » (1991, 283). Si depuis les années 1990 on a pu assister à une floraison d’études sur l’apport des études phénoménologiques dans la compréhension de la Recherche, l’absence de réflexion sur la dimension intercorporelle chez Proust reste notable. La lecture du dernier Merleau-Ponty nous donne à voir la façon dont les apparences trouvent leur fondement dans une profondeur du visible, dans la mesure où chaque expérience s’inscrit en creux de notre condition incarnée7. La notion d’intercorporéité permet de dépasser le paradoxe des limites, à la fois au confluent et à l’ouverture des corps. Les frontières de l’organisme permettent en cela son ouverture au monde de l’expérience qui est « toujours déjà là avant la réflexion, comme une présence inaliénable, et dont tout l’effort est de retrouver ce contact naïf avec le monde » (PP 7).

État de la question

 Face au nombre inépuisable d’études critiques publiées depuis près d’un siècle sur Proust, la délimitation d’un cadre théorique opératoire s’est avérée essentielle pour orienter la mise en œuvre du questionnement présent. Partant, chaque moment de cette exploration a dû mobiliser un corpus particulier afin de prolonger certains regards critiques sans pour autant s’y réduire8.

 Si les travaux critiques abordant la question de la technique chez Proust relèvent d’une mouvance importante dans le domaine des études proustiennes9, ils se caractérisent également par une ouverture méthodologique envers laquelle nous devons admettre à cet endroit notre dette. Comme l’observe Hiroya Sakamoto, « l’attention croissante au “champ technologique” pourrait s’expliquer par une relative saturation (supposée ou réelle) des interrogations plus classiques ou moins marginales » (2008, 9). Ces études – qui semblent s’inscrire dans une deuxième vague de la critique proustienne – ont donné à nos recherches un premier ancrage et nous ont permis d’arriver à une première articulation du problème de la corporéité dans la Recherche. Pour autant, hormis certaines exceptions – et en premier lieu l’importante étude de Sara Danius (2002) –, peu de travaux s’intéressent à la façon dont la technicisation du monde à l’époque de Proust contribue à une refonte de l’expérience corporelle. Le corpus mobilisé pour ce premier volet esquisse un débat possible autour de la culture technique à l’issue de la parution du premier tome de la Recherche. En partant du constat que Proust s’est intéressé de près aux inventions récentes de son époque, qu’il s’agisse des rayons X ou de la théorie d’Einstein, les descriptions dans la Recherche donnent des pistes de réflexion qui vont au-delà de la séparation entre corps et esprit.

 Bien que la question du corps chez Proust a fait l’objet de certaines études canoniques, jusqu’à une date récente les études portant sur le corps subjectif chez Proust restent rares. Parmi les ouvrages critiques étudiés, l’impact des travaux de Mauro Carbone – au confluent de l’esthétique, des lettres et de la philosophie – sur nos recherches a été déterminant. En particulier, la notion d’« idées sensibles » développée par Carbone à partir de 2008 a été centrale dans l’articulation de notre problématique. Comme le montre la dernière partie de cette thèse, nos analyses rejoignent la philosophie-écran élaborée plus récemment par le philosophe italien en ce qu’elles s’intéressent à l’actualisation des résultats obtenus par Proust et l’ontologie merleau-pontienne.

 Comme nous avons pu le noter plus haut, l’article « corps » du Dictionnaire Marcel Proust publié en 2004 ne mentionne que deux références critiques dont une, à Schopenhauer, et l’autre à un livre d’Anne Henry qui aborde la Recherche par le biais d’une crise du sujet (2000). À côté de l’importante contribution d’Anne Simon sous la forme d’un article intitulé « Proust et l’“architecture” du visible » paru en 1997 dans Merleau-Ponty et le littéraire, Presses de l’École normale supérieure, la première étude qui offre un aperçu sérieux de la question ne paraît qu’en 2000. Dans Singularité et sujet (2000), Roland Breeur s’intéresse à la façon dont le rapport au monde du sujet dans la Recherche est alourdi par une densité de l’Être. La même année, Anne Simon publie une étude intitulée Proust ou le réel retrouvé (2000) qui contribue également à l’essor d’une pensée phénoménologique de la Recherche. Dans cet ouvrage qui questionne le rôle du sensible dans l’écriture proustienne, Anne Simon reprend à nouveaux frais la métaphore du réel comme « sillon tracé entre le monde et moi » (2000, 9).

 En 2004, un article de Vera Lasry s’intéresse aux « Regards sur le corps humain dans l’écriture proustienne » (2004). Comme le note Lasry, « écrire le corps humain de ces êtres de papier que sont les personnages de roman est un paradoxe » (2004, 223), situant la tension romanesque de la Recherche entre la transparence du corps (narrateur) et l’opacité des corps (des autres). Néanmoins, cette étude s’arrête à l’incommunicabilité du désir et « à la division des corps » qui ne peut être surmontée, idée que l’on trouvait déjà chez Deleuze et plus tard chez Vincent Descombes. Plus récemment, dans le cadre d’une collection d’essais publiée en 2013, Nathalie Aubert présente une étude de l’expression du sensible dans l’aspiration littéraire du héros. En partant de l’incipit du roman (« Longtemps je me suis couché de bonne heure »), l’autrice reconnaît l’exploration de l’expérience perceptive en amont de la construction du corps et de la pensée d’un sujet rationnel (2013). Les ouvrages retenus dans ce volet relèvent de différentes perspectives critiques s’intéressant à la dimension du « corps subjectif » dans l’écriture de Proust, qu’il s’agisse d’études classiques (Descombes 1987) ou d’enquêtes plus récentes (Natalie Aubert 2013). En outre, ces études s’intéressent à la façon dont les descriptions du corps chez Proust nous donnent à voir une intériorité du sujet.

 L’univers médical dans la Recherche participe d’un questionnement plus large sur la part des sciences dans l’écriture proustienne10. Nous nous sommes appuyés sur certaines de ces références pour arriver à une meilleure compréhension du corps subjectif dont la présence s’avère problématique à l’époque contemporaine à Proust. Si les études appartenant au corpus précédent ont le mérite d’éclaircir les correspondances fertiles entre l’écriture de Proust et certaines descriptions phénoménologiques, elles ne permettent néanmoins pas de répondre aux questions touchant à l’intercorporéité et à la porosité des corps dans la Recherche que nous avons interrogées par le biais de l’ontologie merleau-pontienne et de la notion de entanglement conçue par la théoricienne et physicienne féministe Karen Barad (2007). La lecture de l’essai The Absent Body du phénoménologue Drew Leder (1990) nous a permis de tenir compte dans nos analyses certains états limites du corps dans la Recherche (sommeil, expérience de la mort, le corps extatique). Pour la rédaction du troisième chapitre, nous avons consulté des ouvrages se rattachant à plusieurs disciplines: philosophie, psychologie, sciences naturelles, STC (sciences et technologies de la cognition). L’apport de ces disciplines s’est avèré nécessaire pour établir un cadre théorique permettant de penser la question du corps propre aujourd’hui. Si la phénoménologie offre un outil théorique indispensable pour adresser la question du dualisme entre corps et esprit depuis le cogito cartésien, la voie enactive qui émerge des sciences cognitives fournit une solution opératoire reposant en partie sur les travaux de Merleau-Ponty.

 Enfin pour la dernière partie consacrée à l’expression verbale nous nous sommes essentiellement fondés sur la réflexion que Merleau-Ponty élabore dans Le langage indirect et les voix du silence et qui marque le détournement du philosophe des résultats de Saussure. Notre analyse quant aux problèmes liés à l’énonciation fait indirectement fond sur les études canoniques de Barthes, Deleuze et Genette pour ne mentionner que ceux-ci. Il nous a cependant semblé pertinent de nous en éloigner aux fins de notre démonstration.

Méthodologie

 Les questions touchant à la méthode s’inscrivent directement dans les enjeux de notre enquête, elles en précisent les objectifs. De façon significative, notre démarche est fermement ancrée dans une approche que l’on pourrait qualifier de philologique. D’après le mot d’Antoine Compagnon, il s’agit de « ramener le texte à son sens ; le sens de l’auteur, le sens de la langue, le sens de l’histoire » (1993, 9). Nous nous écartons néanmoins de l’acception proposée par Compagnon dans la mesure où la terminologie marque toujours une ouverture diachronique vers d’autres horizons d’interprétation. En vertu du mot d’Agamben affirmant que « la terminologie11 est le moment poétique de la pensée » (2007, 7), toutes nos recherches partent de l’espace poétique qui nous permet de saisir les différentes nuances d’une notion spécifique.

 En cela, notre méthodologie se fonde en premier lieu sur la tradition herméneutique-philosophique de l’interprétation critique. Si le terme d’herméneutique désignait à l’origine l’étude des textes anciens, « il a été étendu pour dénoter le phénomène de l’interprétation tout entier, compris comme enaction ou faire-émerger de la signification sur le fond d’un arrière-plan de compréhension » (Varela, Thompson, et Rosch 2012, 208). Sans les intégrer à nos analyses, nous rejoignons ici les observations du philosophe allemand Hans Gadamer12 sur la signification du processus de compréhension initié par la rencontre première avec un texte. Cette prise de contact originaire ne peut se réduire à une interprétation arbitraire de l’apparente signification des mots : « Comprendre un texte, – écrit Gadamer –, c’est bien plutôt être prêt à se laisser dire quelque chose par ce texte » (1983, 107).

 Suivant, nos analyses trouvent un ancrage nécessaire dans un ensemble de problèmes qu’il nous faudra situer historiquement. Dans la mesure où les enjeux que nous intégrerons à nos analyses ont une histoire précise – qu’il s’agisse des chronophotographies de Marey, du schéma corporel ou de la découverte neuroscientifique du syndrome de Proust – notre lecture sera toujours orientée. Pour autant, et bien qu’il soit amené à intégrer des savoirs correspondants à différentes épistémès, le présent travail se distingue clairement, par ses objectifs et les moyens déployés des études historiques ou culturelles. À partir des scansions temporelles dictées par notre cadre théorique, et en nous fondant sur une approche interdisciplinaire, nous tenterons pour chaque étape de notre questionnement de retracer la dimension du corps propre à partir de passages précis de la Recherche. Nous nous contenterons d’indiquer sous la forme de notes en fin de pages les références critiques les plus importantes. Cette approche orientée nous permettra une analyse en profondeur du texte proustien centrée par moments sur des détails peu étudiés par la littérature critique.

 Notre démarche repose dès lors sur un postulat double : en abordant les différents enjeux du problème initial, il s’agira essentiellement de mettre en œuvre des analyses textuelles pour arriver à une meilleure compréhension de l’écriture proustienne. Dans la mesure où cette enquête se situe en marge des études canoniques sur Proust et que cette position s’inscrit dans notre approche théorique, nous serons amenés à développer nos propres outils critiques. Pour autant, cela ne signifie pas que notre réflexion se passe entièrement des travaux précédents : au contraire, il s’agit de prolonger ces perspectives qui nous ont conduit à la présente interrogation pour retrouver le contact primaire avec le texte de la Recherche13.

 Si l’actualisation de nos questionnements à partir d’un problème initial reste tributaire des paramètres de l’interrogation philosophique, ce travail vise essentiellement à produire de nouvelles analyses en mobilisant des éléments de réponse quant à la présence du corps dans l’écriture proustienne. Comme le relève Merleau-Ponty dans Le visible et l’invisible, ce processus a part liée avec notre corporéité14. Dans la mesure où la question du corps s’annexe différents domaines théoriques, la Recherche nous servira de référence centrale, comparable en cela à une carte qui déploie son sens à mesure que se concrétise le projet d’une navigation.


  1. Toutes les citations de À la recherche du temps perdu renvoient à l’édition de la « Bibliothèque de la Pléiade » en quatre volumes, établie sous la direction de Jean-Yves Tadié : Paris, Gallimard, 1987-1989. Nous les indiquerons par le numéro du volume (en chiffres romains) suivi de la page de chaque citation. Le titre synthétique de Recherche, renverra à la somme du cycle romanesque de Proust. Voici également le répertoire des sigles des œuvres citées de Merleau-Ponty : SC : La structure du comportement, Presses universitaires de France, Paris, 1942 ; PP : Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 1945 ; SNS : Sens et non-sens, Nagel, Paris, 1948 ; S : Signes, Gallimard, Paris, 1960 ; VI : Le visible et l’invisible, Gallimard, Paris, 1964 ; OE : L’Œil et l’esprit, Gallimard, Paris, 1964.↩︎

  2. « Écrire touche au corps, par essence », selon le mot de Jean-Luc Nancy (2006, 13).↩︎

  3. Terme sur lequel nous reviendrons ultérieurement. Notons pour le moment que la graphie de ce néologisme s’explique par sa référence au verbe anglais to enact qui signifie « faire émerger», « susciter » en français (Varela, Thompson, et Rosch 2012, 35).↩︎

  4. L’ouverture sémantique de la notion de « corps » trouve aujourd’hui un retentissement significatif dans le domaine juridique où elle engage une réflexion bioéthique. Si, traditionnellement, le concept de « corps » semble clairement délimité selon les époques, force est de constater qu’il se réfère essentiellement à une réalité complexe dont la sémantisation croissante engage désormais de vastes domaines culturels et scientifiques.↩︎

  5. Ce passage a fait l’objet d’une publication antérieure. Voir Kayser (2019).↩︎

  6. En raison de critères liés à l’édition et à la fluidité du corps de texte, nous employons certains termes dans leur sens générique et nous les comprenons comme incluant à la fois des personnes féminines et masculines. Bien que les enjeux importants liés à l’écriture inclusive dépassent le cadre théorique de ce travail, ils se trouvent au cœur de l’actualité scientifique et des milieux académiques de l’Amérique du Nord et auront marqué nos recherches de manière importante.↩︎

  7. Nous désignerons alternativement celle-ci par les notions de corporéité et d’être-au-monde selon la formule de Heidegger.↩︎

  8. Nous fournirons un état de la question plus détaillé dans les différents chapitres de cette thèse, cette section se limite à un premier aperçu.↩︎

  9. Outre l’article de Jean-Christophe Gay consacré au questionnement spatial de Proust, « L’espace discontinu de Marcel Proust » in Géographie et cultures, n° 6, 1993, on pensera aux commentaires suivants : la thèse de Catherine Blais « Une route à soi : représentations et récits de fugitives de la Belle Époque à la Seconde Guerre mondiale » présentée en octobre 2018 à l’Université de Montréal ; Brassaï, Marcel Proust sous l’emprise de la photographie, Paris, 1997 ; Sara Danius, « The Education of the Senses : Remembrance of Things Past and the Modernist Rhetoric of Motion » in The Senses of Modernism : Technology, Perception, and Aesthetics, Ithaca, 2002, pp. 91 - 147 ; Reinhold Hohl, « Die Recherche und der Post-Impressionismus » in Proustiana XXI : Mitteilungen der Marcel Proust Gesellschaft, 2001, pp. 67 – 84 ; Luzius Keller, « Proust au-delà de l’impressionnisme » in Proust et ses peintres, 2000, Amsterdam, pp. 57 – 70 ; Roger Kempf, « Sur quelques véhicules » in Revue L’Arc, n°47, 1971, pp. 47 – 57 ; Wolfram Nitsch, « Fantasmes d’essence : les automobiles de Proust à travers l’histoire du texte » in Marcel Proust : Écrire sans fin, Paris, 1996, pp. 125 – 141 ; Georges Poulet, L’espace proustien, Paris, 1982 ; ainsi que la thèse de Hiroya Sakamoto « Les inventions techniques dans l’œuvre de Marcel Proust » présentée en janvier 2008 à Paris IV-Sorbonne.↩︎

  10. Parmi les nombreuses études faisant état du rapport entre Proust et la médecine, citons : Michael R. Finn, Proust, The Body and Literary Form, Cambridge, 1999 ; Frédéric Fladenmuller, « Le vocabulaire nerveux dans l’œuvre de Marcel Proust » in Bulletin d’informations proustiennes, n° 15, 1984, pp. 53‐64 ; Marie Miguet-Ollagnier, « La neurasthénie entre science et fiction » in Bulletin Marcel Proust, n° 40, 1990, pp. 28‐42 ; Jean-Pierre Ollivier, Proust cardiologue, Paris, 2016 ; Robert Soupault, Marcel Proust : du côté de la médecine, Paris, 1967 ; Bernard Straus, Maladies of Marcel Proust : Doctors and Disease in his Life and Work, New York, 1980 ; Jo Yoshida, « La maladie nerveuse chez Proust » in Bulletin Marcel Proust, n° 42, 1984, pp. 43‐62.↩︎

  11. En raison de la fermeture des bibliothèques dans les derniers mois de la rédaction de cette thèse en temps de Covid-19, nous avons dû recourir à des ressources en ligne pour rendre compte de certaines terminologies mais nous espérons modifier ces références à un stade ultérieur.↩︎

  12. Comme l’observe Gadamer dans Vérité et méthode : « Quiconque veut comprendre un texte a toujours un projet. Dès qu’il se dessine un premier sens dans le texte, l’interprète anticipe un sens pour le tout. À son tour ce premier sens ne se dessine que parce qu’on lit déjà dans le texte, guidé par l’attente d’un sens déterminé. C’est dans l’élaboration d’un tel projet anticipant, constamment révisé il est vrai sur la base de ce qui ressort de la pénétration ultérieure dans le sens du texte, que consiste la compréhension de ce qui s’offre à lire » (1983, pp. 104-105).↩︎

  13. Nous pensons à cet égard à ce que dit Merleau-Ponty à propos de l’espace chez Descartes : « Il fallait d’abord idéaliser l’espace, concevoir cet être parfait en son genre, clair, maniable et homogène, que la pensée survole sans point de vue, et qu’elle reporte en entier sur trois axes rectangulaires, pour qu’on pût un jour trouver les limites de la construction […] » (OE 48).↩︎

  14. « Avant la science du corps, – qui implique la relation avec autrui –, l’expérience de ma chair comme gangue de ma perception m’a appris que la perception ne naît pas n’importe où, qu’elle émerge dans le recès d’un corps. Les autres hommes qui voient “comme nous”, que nous voyons en train de voir, ne nous offrent qu’une amplification du même paradoxe » (Merleau-Ponty 2011, 24). L’interrogation qui s’actualise à chaque fois que nous reprenons contact avec notre question initiale double l’activité perceptive, mieux encore : elle la prend pour modèle. À l’instar de notre vision qui est toujours délimitée par une perspective à travers laquelle le monde nous apparaît, l’acte interrogatif est essentiellement ouverture vers l’autre.↩︎

  15. Il s’agit, dans un cadre théorique clairement délimité, de montrer la façon dont Proust a su tracer la réalité d’une intentionnalité (direction de la conscience vers un objet) corporelle permettant au sujet de s’impliquer dans le monde au moyen d’objectifs et d’actions. Ce concept théorique que Husserl a repris de Brentano reçoit une nouvelle acception chez Merleau-Ponty pour lequel les actions sensori-motrices du corps sont intentionnellement orientées dans la mesure où elles sont toujours dirigées vers des objectifs ou des projets, ce qui leur permet d’être perçues par autrui.↩︎

  16. Anne Simon le relève dans son important article « Proust et l’“architecture” du visible » (1997, 109).↩︎