Attaquer l’humain : poétique de l’inhumain dans Les Chants de Maldoror du Comte de Lautréamont
Thomas Van Huynh-Marsot
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2020/04/05

Au cours des deux dernières décennies s’est progressivement opérée, entre inquiétude et affolement, une rupture épistémologique ; nous ne comptons plus les champs d’études émergents qui tentent de circonscrire les nouveaux problèmes auxquelles la pensée humaine doit et devra faire face : le post-humanisme, la collapsologie, les divers écologismes, l’accélérationnisme, les études de genre, le réalisme spéculatif et les humanités numériques pour n’en nommer que quelques-uns.

À travers ces divers courants de pensée s’ouvre, à notre sens, une réflexion critique sur ce que peut bel et bien signifier le concept d’homme, sa portée aujourd’hui et la tradition héritée qu’il porte en son sein depuis l’avènement de la philosophie telle qu’instituée par Platon et Aristote. Cette tradition anthropocentrique, qui a cheminé dans une vision conquérante, dichotomique et émancipatrice du devenir humain depuis quelques millénaires déjà, se révèle à nous épuisée devant les changements économiques, politiques et sociaux qu’elle a elle-même engendrés.

À cet effet, nous croyons urgent de penser le présent à partir d’écrivains qui ont su produire une œuvre visionnaire, laissant dernière eux les traces d’une réflexion nécessaire à nos enjeux actuels. Dans le contexte de ce mémoire de maîtrise, Les Chants de Maldoror du Comte de Lautréamont nous apparaissent féconds pour réfléchir le concept d’homme. Nous nous proposons ainsi de fonder une poétique de l’inhumain à partir d’une lecture « actualisante » (Citton) de l’œuvre Les Chants de Maldoror.

Par inhumain, nous entendons deux choses : premièrement, ce qui, par définition d’ordre épistémologique, n’est pas humain, soit du préfixe privatif in-, signifiant « sans » ; deuxièmement, ce qui, de manière éthique, est opposé à l’humain, dénotant, selon nous, un préjugé anthropocentrique. Cette tension inhérente qui sous-tend la notion d’inhumain nous permet de lire Les Chants de Maldoror en tant qu’entreprise poétique de « dés-anthropomorphisation » du sujet humain.

Dès lors, nous concentrerons plus particulièrement notre travail d’analyse sur la rupture de la représentation qu’instaure Lautréamont dans Les Chants de Maldoror. Tantôt animal, tantôt monstre, tantôt entité spectrale, Maldoror, ce « personnage conceptuel » (Deleuze et Guattari), propose, par ses élans misanthropiques et mélancoliques, de dynamiter l’édifice ontologique et épistémologique de l’humain maintenu par « l’image de la pensée » (Deleuze). Il s’agit d’analyser la poétique lautréamonienne à l’aune du dérèglement représentationnel tel que théorisé par les philosophies de la différence, plus particulièrement celles de Gilles Deleuze et Jean-François Lyotard.

Il nous incombe ainsi d’ériger, à partir des ruines laissées depuis près d’un siècle et demi par Lautréamont, la base d’une réflexion qui place au centre « cette étrange institution qu’on appelle la littérature » (Derrida) en tant que moteur de questionnement sur les changements opérés par le réel sur la pensée. En actualisant Les Chants de Maldoror, nous souhaitons ainsi réfléchir sur le « devenir-animal » de l’humain (Deleuze et Guattari) auquel nous convie le délitement de l’épistémologie « gréco-occidentale » (Laruelle) ; en actualisant Les Chants de Maldoror, nous désirons par le fait même enquêter cette « puissance inhumaine de dérèglement » (Lyotard) à laquelle la pensée fait face pour frayer la possibilité d’une poétique de l’inhumain, une poétique « dés-anthropomorphisée ».