untitled
Cédric Kayser

Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public

Conclusion

Le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux, en voyant l’univers avec les yeux d’un autre, de centaines d’autres, en voyant les centaines d’univers que chacun d’eux voit.
 — Proust, La Prisonnière (V, 246)

 Nous vivons dans l’oubli de nos métamorphoses
 Mais cet écho qui roule tout le long du jour
 Cet écho hors du temps d’angoisse ou de caresses
 Sommes-nous près ou loin de notre conscience ?
 — Jean-Luc Godard, Alphaville (d’après Paul Éluard)

À la recherche du corps actuel

 Nous avons introduit dans cette thèse la notion de « corps propre » qui nous a permis d’articuler un discours nouveau sur l’écriture de Proust. L’élargissement de nos analyses au domaine de l’expression nous a discrètement rapproché de l’époque contemporaine. En particulier, l’intrusion de médias différents – qu’il s’agisse d’architecture, du cinéma de la Nouvelle Vague ou de tableaux immersifs – nous a confirmé dans ce que l’événement corporel peut avoir d’actuel. Il s’agissait de voir en quelle mesure Proust a pu contribuer – directement ou de façon souterraine – aux théories sur le corps humain depuis près d’un siècle. À l’encontre des études critiques qui font encore l’unanimité aujourd’hui, il nous a semblé pertinent d’écarter d’emblée la piste d’un subjectivisme à l’œuvre dans l’écriture proustienne et de mettre en avant la présence d’un au-delà du sujet qui anime la Recherche.

 Sans vouloir, à grand renfort de conjectures, nous prononcer sur les possibles intentions de l’écrivain1 à l’égard de son œuvre, notre travail visait en première ligne à approfondir certaines intuitions théoriques que l’on trouve chez Proust et de prendre en charge l’impensé qui hante chaque nouvelle lecture. En un mot, il était impératif de considérer l’écriture dense qui est la sienne à travers « de nouveaux yeux » – comme l’indique la citation en exergue – et d’inscrire cette tentative même dans une réhabilitation du monde sensible. En suivant cette consigne préliminaire, nous avons vu comment à chaque étape notre questionnement gagnait en ampleur. Après avoir gravi les paliers successifs de cette exploration – et avant de nous intéresser à ce qui fait de Proust notre contemporain –, un aperçu de la question initiale s’impose. Reprenons désormais le fil de notre parcours afin de jauger les résultats à la lumière des perspectives acquises.

Parcours de synthèse

 Comme annoncé en introduction, nous avons souhaité questionner la présence du corps propre dans la Recherche au travers de ses articulations successives au XXe siècle. Suivant, notre analyse ne pouvait se limiter à faire ressortir la présence du corps vécu dans l’écriture de Proust et devait prendre en compte les thèmes qui émergeaient à chaque nouvelle étape de la distance parcourue. Revenons donc au point nœudal de notre entreprise. Chemin faisant, nous retracerons les enjeux propres à l’événement corporel et son ouverture à ce qui comprend aujourd’hui notre actualité.

 Dans un premier temps, cette investigation a pris appui dans les réflexions de Proust sur la technique. La confrontation aux enjeux théoriques de l’époque contemporaine à l’écrivain2 a donné un premier ancrage au questionnement qui est le nôtre. Nous avons pu constater comment la dimension du corps se caractérise en premier lieu par une spatialité qui lui est propre. Cet espace corporel est traversé par un imaginaire du corps et nous ramène toujours à une situation qui fait événement. Dans la mesure où le début du XXe siècle assiste à de mutations profondes qui affectent le ressenti corporel, il nous a fallu en rendre compte à partir d’exemples concrets (l’ascension verticale de l’ascenseur, voyage en automobile, kinétoscope). En suivant les intuitions de la théoricienne Sara Danius, nous avons visé à montrer comment la crise de la représentation qui émerge au tournant du siècle ouvre de nouveaux domaines sensoriels au héros. L’exploration dans la Recherche d’expériences visuelles inédites souligne comment l’apparition de nouvelles technologies correspond à autant de façons de voir le monde. À plus forte raison, la réciprocité entre le corps et ses outils techniques avait fait surgir la dimension de l’ « embodiment », ce qu’en français nous exprimons par la notion de corporéité : à la source des descriptions de Proust se manifeste le corps propre qui est à la fois organisme sentant et matière à exploration visuelle.

 Une seconde interrogation nous a amené sur le terrain fertile de la phénoménologie française de l’époque d’après-guerre. Il s’agissait d’établir à partir des résultats de penseurs tels Merleau-Ponty, Sartre et Lévinas – et dans une moindre mesure Husserl – comment la dimension du corps est celle d’un « sensible parmi les sensibles » (Dupond 2001, 5). Nous avions commencé par constater à l’exemple de la Gestalttheorie comment les qualités sensibles sont toujours porteuses d’une signification pour le corps percevant. La notion d’idée sensible nous enseigne à ce titre que la manifestation sensible d’une idée – pensons à la performance de la Berma – coïncide avec l’émotion qui affecte le spectateur. C’est restituer au corps sa valeur initiatique : l’incarnat, le visage humain et le caractère tactile du regard prolongent cet entrelacs et ramènent le corps propre à sa dimension de déhiscence. Les résultats mobilisés par Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception nous ont également permis d’élargir l’activité perceptive à l’unité intersensorielle du corps qui excède le primat du « voir », ce qui se trouve confirmé par l’importance attribuée à l’univers des bruits et des sons dans la Recherche. Le sensorium corporel que nous avions mis en lumière nous permettait dès lors de définir avec plus de précision le monde interhumain décrit par Proust. Ce faisant, nous avons pu relever dans le travail de l’écrivain les traces d’une intercorporéité qui illustre de manière profonde l’ontologie de la chair proposée par Merleau-Ponty.

 L’étude de la dimension médicale qui sous-tend l’écriture de la Recherche nous a permis de franchir un pas supplémentaire. S’il est vrai que l’artiste apporte son corps, selon le mot de Valéry (OE 16), dans le cas de Proust l’expérience intime du corps souffrant met à mal le discours scientifique dominant de son époque. Pour rendre compte de cette intrusion du corps subjectif au sein de la discursivité des sciences, il nous a fallu procéder en deux temps : en premier lieu, l’événement corporel devait être appréhendé en fonction des connaissances scientifiques de l’époque contemporaine. Les différentes modalités du corps neurasthénique (absence, maladie, expérience érotique) soulignent la résistance du sensible qu’annonçait déjà la voie intercorporelle. Dans un second temps, notre enquête visait à expliciter certains passages difficiles de la Recherche à la lumière de connaissances plus récentes. En particulier, les travaux de Karen Barad sur la physique quantique et le modèle de l’enaction proposé par le neurobiologue et philosophe chilien Francisco J. Varela ont fait valoir une certaine prescience de Proust quant à l’importance des circonstances concrètes de l’expérience corporelle (interaction entre l’organisme et son milieu, phénomènes de diffraction, schéma corporel)3. De façon significative, nous retrouvons à chaque page de la Recherche cette réalité sensible que les sciences prennent pour acquise.

 Au détour de cette réflexion théorique sur les discours scientifiques qui sous-tendent l’écriture de Proust, l’élargissement de l’analyse aux problèmes de l’expression a tenté d’éclairer le rapport fondamental entre corps et énonciation. Il s’agissait dans un dernier temps de ramener les questions surgies tout au long de notre enquête sur le terrain de Proust. Les exemples de l’architecture et du cinéma ont souligné le besoin d’applications concrètes pour mieux articuler les enjeux théoriques rencontrés en route. Dès lors, l’enjeu de ce chapitre s’avérait triple : mettre en évidence les liens de réciprocité entre corps et texte ; intégrer la notion de limite au sein de nos analyses afin de déterminer la façon dont celle-ci structure le récit de la Recherche et, finalement, proposer une série d’outils critiques pour mettre en œuvre les résultats de notre recherche sous forme d’applications textuelles. En procédant de cette façon, il nous a été possible de passer des problèmes d’énonciation à la capacité du corps à produire des images.

Trajectoires du sensible : résultats de la recherche

 Ces analyses nous ont permis de dégager différentes expériences corporelles que Proust intègre dans son écriture. À ce titre, il figure parmi une poignée d’écrivains « témoign[ant] déjà d’un intérêt très grand pour des thématiques relatives à la conscience et au corps que la postérité reprendra » (Franck 2017, 255). À l’origine de ce projet de recherche, la motivation de travailler sur le corpus primaire se doublait du constat de la nécessité d’un cadre interdisciplinaire pour réaliser nos analyses. Cela tient, entre autres, à ce que nous ne trouvions pas dans les ouvrages consacrés à Proust les éléments de réponse requis pour articuler une théorie cohésive du corps vécu. Inversement, nos recherches préliminaires reposaient sur l’intuition que Merleau-Ponty évoque dans une note de Le visible et l’invisible, selon laquelle « personne n’a été plus loin que Proust dans la fixation des rapports du visible et de l’invisible, dans la description d’une idée qui n’est pas le contraire du sensible, qui en est la doublure et la profondeur » (VI 193). Encore une fois, il s’agissait de congédier les notions classiques servant de pierre d’achoppement aux études canoniques (roman d’apprentissage, sujet éclaté, corps sans organes, moi profond vs moi social, centralité de la mémoire involontaire, la dimension du temps retrouvé) afin de restituer la dimension sensible à l’œuvre chez Proust.

 Parmi les choses que nous avons gagnées, nous pensons en premier lieu à la spatialité du corps dans la Recherche, ce que nous avons appelé l’espace corporel. En effet, comme nous avons pu le souligner à l’exemple de l’architecture, toutes nos analyses semblent converger vers cette découverte initiale. Si la dimension d’espace vécu a pu être esquissée par Georges Poulet4 et si Merleau-Ponty en a précisé les termes, une mise au point systématique de la question chez Proust manquait. Notre démarche consistait à montrer comment chaque étape de notre questionnement se traduisait par un infléchissement de cette notion. À force d’analyses textuelles précises, nous avons vu se confirmer l’intuition selon laquelle la spatialisation du corps est toujours immergée dans un imaginaire – pensons à la texture du marbre – et s’actualise en fonction des mouvements du corps qui s’inscrivent en relation à autrui. La réflexion sur l’apport du milieu nous a permis de reprendre ce thème de l’espace corporel en soulignant l’importance d’éléments concrets (les pavés mal équarris, disposition des pièces de l’appartement parisien du héros) dans la constitution de l’événement corporel.

 Une autre spécificité de notre entreprise consiste à avoir développé – aux limites de la phénoménologie – les traces d’une intercorporéité dans l’écriture de Proust. Afin de rendre opératoire cette notion qui n’a pas fait l’objet d’études préalables, il fallait dépasser, mieux encore transgresser toute « théorie du sujet qui articule de façon nouvelle et cohérente différents aspects de l’être-au-monde » (Leriche 2004, 765) et approfondir l’idée d’intersubjectivité discrètement écartée par la critique. Notre enquête visait précisément à combler cette lacune, en partant de l’hypothèse selon laquelle l’écriture de Proust explore certaines zones opaques où peut s’établir un contact entre différentes entités qui apparaissent comme les organes d’une même structure. Cette mise en œuvre d’une notion théorique qui plonge ses racines dans l’expérience la plus commune nous a servi de modèle pour l’intégration d’autres éléments théoriques qui viennent se greffer sur cette ouverture initiale. C’est ainsi que nous avons pu ancrer certains aspects discrets – peu abordés par la critique – en marge d’une lecture phénoménologique de Proust : parmi ces thèmes fédérateurs, nous pouvons relever le visage humain, la texture du marbre, l’incarnat, la présence d’une intentionnalité opérante au sein du récit et le problème de la conscience en ce qu’elle participe de l’expérience corporelle.

 Signalons enfin que notre enquête nous a amené à élaborer un langage propre, et plus particulièrement une série d’outils stylistiques visant à affiner nos analyses du corps chez Proust. Bien que notre travail soit ancré dans une certaine tradition herméneutique-philologique, et à plus forte raison « dans les perspectives méthodologiques et théoriques de l’analyse du discours » (Franck 2017, 256), ces grilles de lecture ne semblaient pas toujours appropriées pour développer certains enjeux cruciaux. Il nous a paru nécessaire d’approfondir ces intuitions théoriques en mettant en place nos propres figures de style, répondant en cela à l’exigence qui consisterait à vouloir « redéfinir les notions les mieux fondées […] avec des mots nouveaux pour les désigner » (VI 17).

 Si la démarche adoptée reposait sur la mise en place d’un cadre conceptuel au confluent de différentes disciplines, nous devons néanmoins faire le constat d’une intégration limitée de ces corps théoriques. Bien que chacune de ces explorations se prêterait à de nécessaires approfondissements, à l’issue de ce parcours nous pensons faire valoir leur apport qui devait nous permettre de maintenir une certaine souplesse en termes de méthodologie. En particulier, nous avons pensé démontrer que le recours à certaines théories issues de la physique quantique et de l’architecture dépassent un possible lien métaphorique en montrant le rôle central du corps dans la constitution de l’espace. Dans un même ordre d’idées, les correspondances fertiles entre l’écriture de Proust et le cinéma de la Nouvelle Vague résident au sein de notre analyse sous leur forme inachevée. Sans doute, ces observations auraient mérité d’être approfondies. Pour des raisons de temps et de circonstances matérielles qu’expliquent en partie les événements des derniers mois de la rédaction, il ne nous a pas été possible de pousser plus en avant ces analyses. Finalement, des raisons méthodologiques nous ont amenés à la décision de ne pas intégrer certains enjeux majeurs de la critique à notre questionnement, et notamment les problèmes liés au phénomène du temps et à l’être temporel chez Proust qui nous semblent constituer des axes de lecture autonomes.

Nul n’est plus contemporain que Proust

 À l’issue de ce parcours de synthèse, nous devons faire face à une série de questionnements nouveaux. Dans la mesure où notre enquête nous a discrètement orientés vers le présent, on peut se demander quel regard Proust aurait porté sur notre époque contemporaine. On ne doutera pas qu’à travers son « regard en coup de sonde » (II, 113) l’écrivain se serait intéressé de près aux modes de communication à distance, aux casques de réalité virtuelle et aux avancées dans le domaine de l’intelligence artificielle. Quel rôle aurait-il attribué aux expériences du corps à une époque qui se caractérise par le transit de flux informationnels ? Ou, pour le formuler autrement, quelle serait l’actualité de l’écrivain s’il avait assisté aux mutations de l’ère numérique ? Pensons au mot de Valéry qui peu d’années après la mort de Proust écrivait dans La conquête de l’ubiquité : « [C]omme l’eau, comme le gaz, comme le courant électrique viennent de loin dans nos demeures répondre à nos besoins moyennant un effort quasi nul, ainsi serons-nous alimentés d’images visuelles ou auditives, naissant et s’évanouissant au moindre geste, presque à un signe » (1928, 4). Dans quels termes l’auteur de la Recherche aurait-il rendu les situations équivoques de ce que Ray Kurzweil qualifie de réalité augmentée ?

 Nous avions cité plus haut la prescience de Proust, sa façon d’anticiper certains phénomènes postérieurs à sa mort. Citons à titre d’exemple le « photo-téléphone de l’avenir » qui permet d’accéder à l’ « image visuelle » (II, 282) par le biais du son, la « connexion » de la tante Léonie (Miguet-Ollagnier 1990, 36) qui, alitée depuis des années, suit l’actualité de Combray à travers les témoignages de ses invités comme on rafraîchit de nos jours les fenêtres d’un navigateur web, nervosité partagée par le professeur E dont la manie consiste à manipuler les boutons de l’ascenseur (II, 610). Toujours est-il que nous trouvons chez Proust tous les indices d’une modernité étrange et que l’on pourrait traduire par l’analogie qui s’établit entre la mémoire du corps et la mémoire informatique, la Recherche étant de ce point de vue comparable à un disque SSD5 dont l’activité est déclenchée par la mobilisation de circuits intégrés (contrairement aux anciens disques durs où le stockage de l’information repose sur la présence de disques mécaniques). De façon semblable, l’on peut être sensible à la dimension hypertextuelle de l’écriture proustienne dans le sens où un indice discret éclairé par la mémoire involontaire déclenche de longues chaînes associatives, comparable à la manière dont nous naviguons sur le web aujourd’hui (Kayser 2019).

 Sur un autre plan, on semble deviner chez Proust une sorte de prémonition des contre-cultures queer de l’Amérique du Nord dont Foucault fera la découverte à l’aube des années 1980, jusqu’aux darkrooms des clubs de musiques électroniques de notre temps :

Plusieurs, plus que de retrouver leur liberté morale, furent tentés par l’obscurité qui s’était soudain faite dans les rues. Quelques-uns même de ces Pompéiens sur qui pleuvait déjà le feu du ciel descendirent dans les couloirs du métro, noirs comme des catacombes. Ils savaient en effet n’y être pas seuls. Or l’obscurité qui baigne toute chose comme un élément nouveau a pour effet, irrésistiblement tentateur pour certaines personnes, de supprimer le premier stade du plaisir et de nous faire entrer de plain-pied dans un domaine de caresses où l’on n’accède d’habitude qu’après quelque temps. (VII, p. 141)

 Dans cette effervescence qu’encouragent l’obscurité et la prise de risque, les émotions fortes se déchaînent : « Déjà, anticipant sur la paix, se cachant dans l’obscurité pour ne pas enfreindre trop ouvertement les ordonnances de la police, partout des danses nouvelles s’organisaient, se déchaînaient toute la nuit » (V, p. 144). Ces danses nouvelles, ces « rites secrets dans les ténèbres des catacombes » sous le signe de la promiscuité ne sonnent-ils pas le glas du monde ancien aux lendemains de la guerre ? Cette nouvelle République de Weimar au cœur d’un Paris menacé par les obus nous donne à voir la corporéité poussée à l’extrême. Dans cet accouplement fiévreux des chairs, à l’abri des jugements de la société, nous retrouvons l’indétermination qui caractérisait les apparitions corpusculaires de la bande de Balbec.

 Néanmoins, à l’issue de ce parcours un constat s’impose : nous ne pouvons réduire Proust à une quelconque modernité dont les réverbérations se prolongeraient jusqu’à notre époque au risque de déformer son propos. Pour le dire autrement, nous ne gagnons rien à éclairer la Recherche à partir d’enjeux étrangers à l’écrivain. Il s’agit, en un mot, d’éviter de faire de la modernité proustienne avec ce qui compose aujourd’hui notre actualité. Au contraire, c’est dans « l’obscurité qui baigne toute chose comme un élément nouveau » qu’il nous faut chercher ce qui constitue encore aujourd’hui la valeur de ses travaux. On peut alors s’accorder avec Agamben sur l’idée selon laquelle « le contemporain est celui qui fixe le regard sur son temps pour en percevoir non les lumières, mais l’obscurité » (Agamben 2007, 19). À plus forte raison, nous plongeons avec Proust au cœur d’un anachronisme fertile à partir duquel s’actualise le rapport au temps qui est le nôtre6.

La question du corps à l’ère numérique

 Comme nous avons pu le suggérer, pour comprendre Proust il nous faut adhérer à l’anachronisme qui caractérise son œuvre. La société du faubourg Saint-Germain qui préoccupe le narrateur s’apparente à une espèce en voie de disparition, l’émergence du cinématographe se réduit à la représentation de « cette espèce de déchet de l’expérience, à peu près identique pour chacun » (IV, 468). Ni classique ni poète de la transgression, le statut de l’écrivain reste problématique7. Or, le regard posé sur son époque, cette vue à distance nous apprend peut-être à mieux entrevoir les enjeux de l’époque contemporaine. Ceci revient à admettre que nous ne pouvons nous intéresser à Proust sans prendre la mesure des enjeux propres à l’espace numérique, sans prolonger le geste ontologique de l’écrivain. Dans la mesure où ce travail ouvre à une certaine actualité qui est la nôtre, on visera à le placer dans la dynamique propre à l’espace numérique.

 Parmi les pistes de recherche que nous préconisons, relevons en premier lieu les prolongements des recherches actuelles sur la dimension du corps propre. Le présent ouvrage voudrait contribuer à une nouvelle pensée du corps, latente dans les travaux de Proust. Dans la mesure où ce travail est indirectement influencé par l’apport des média et en particulier des new media, il serait intéressant de proposer de nouvelles pistes de réflexion dans le cadre d’un laboratoire inter-disciplinaire, au confluent de différentes sensibilités de recherche. Dans la mesure où notre enquête s’arrête au seuil de l’époque contemporaine, relevons l’intérêt de saisir les enjeux actuels avec lui. L’auteur de la Recherche figure moins comme précurseur d’une pensée nouvelle des médias qu’au titre de penseur des modifications dans notre rapport au corps que semblent amener ces mutations. D’où l’intérêt d’interroger le statut du sensible à une époque où la pensée de l’artificiel fait bouger les lignes de la communauté académique.

 La démarche poursuivie dans le cadre de ce travail, en ce qu’elle repose sur un nombre important de micro-analyses, voudrait ouvrir les recherches proustiennes à de nouvelles méthodologies en continuité des thèmes abordés tout au long de notre cheminement. Il faudra se demander dans quelle condition se pose cette autre tâche. En élaborant nos analyses en marge des études canoniques, nous pensions questionner les gestes traditionnement associés à la critique littéraire. Il nous faudrait donc développer de nouveaux outils, plus adaptés aux enjeux critiques de notre temps. Comme nous avons tenté de le démontrer, nos recherches présentent un modèle d’interdisciplinarité en phase avec les découvertes récentes des études énactives, sans reposer pour autant sur les prémisses du constructivisme. En cela, elles s’inscrivent dans un champ d’intérêt plus large pour la refonte sensorielle à laquelle nous assistons aujourd’hui. La pensée, à l’ère du numérique, ne peut ainsi se réduire à « l’ensemble des techniques de prise ou de captation qu’elle invente » (OE 10). Plus particulièrement, il importe aux lettres et à la philosophie d’appréhender le discours scientifique dominant de façon critique.

 À l’issue de ces réflexions, on mesure à quel point nous sommes immergés dans la chair du moment présent. Le corps nous fournit un modèle adéquat pour penser cette implication dans la mesure où il se situe toujours en-deçà de conjonctures épaisses. Un discours authentique sur le corps propre doit pouvoir se déployer à l’écart des connaissances établies et trouver de nécessaires prolongements dans des domaines pratiques. En achevant cette pensée qui résonne dans l’espace actuel de nos recherches à la manière d’une « sorte de vibration prolongée par une pédale […] qui continu[e] à vibrer » (III, 895) en nous, de nouvelles questions émergent. Le travail sur Proust nous engage dans un entrelacement de tâches nouvelles qu’il nous faut aborder maintenant. Il ne nous reste plus qu’à nous mettre au travail.

Agamben, Giorgio. 2007. Qu’est-ce que le contemporain ? Traduit par Martin Rueff. Rivages poche. Paris: Éditions Payot & Rivages.
Dupond, Pascal. 2001. Le vocabulaire de Merleau-Ponty. Paris: Ellipses.
Franck, Thomas. 2017. Lecture phénoménologique du discours romanesque : rhétorique du corps dans le roman existentialiste et le Nouveau Roman. "Le Discours philosophique". Limoges: Lambert-Lucas.
Kayser, Cédric. 2019. « Déconstruction et spatialité dans Patchwork Girl de Shelley Jackson ». Sens public, avril. sens-public.org/articles/1380/.
Leriche, Françoise. 2004. « Article "Instinct" ». Édité par Annick Bouillaguet et B. G. Rogers, Dictionnaires & Références,. Paris: Honoré Champion, 510‑12.
Miguet-Ollagnier, Marie. 1990. « La neurasthénie entre science et fiction ». Bulletin Marcel Proust, nᵒ 40:28‑42.
Poulet, Georges. 1982. L’espace proustien [1963]. Tel. Paris: Éditions Gallimard.
Simon, Anne. 2009. « Méconnaissance de Proust (Foucault) ». In Proust et les moyens de connaissance, édité par Annick Bouillaguet, 117‑26. Formes et savoirs. Strasbourg: Presses universitaires de Strasbourg.
Valéry, Paul. 1928. « La conquête de l’ubiquité ». In Pièces sur l’art, 1283‑87. Pléiade. Paris: Éditions Gallimard.

  1. Selon Proust, « [u]ne œuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix » (IV, 461).↩︎

  2. En particulier, notre étude s’est intéressée à la période de 1870 à 1920, moment qui précède la mort de l’écrivain.↩︎

  3. Sans doute fallait-il prendre la mesure de ces modélisations pour mieux voir comment l’écriture de Proust s’inscrit dans une esthétique de l’écart.↩︎

  4. « Ce qui vacille ici, ce n’est pas seulement le temps, ce sont les lieux, c’est l’espace. Un lieu s’efforce de se substituer à un lieu, de prendre sa place » Poulet (1982, 16).↩︎

  5. Il s’agit de l’abréviation pour le terme de « disque statique à semiconducteurs ».↩︎

  6. À ce sujet, Agamben écrit que « [l]a contemporanéité est donc une singulière relation avec son propre temps, auquel on adhère tout en prenant ses distances ; elle est très précisément la relation au temps qui adhère à lui par le déphasage et l’anachronisme. Ceux qui coïncident trop pleinement avec l’époque, qui conviennent parfaitement avec elle sur tous les points, ne sont pas des contemporains parce que, pour ces raisons mêmes, ils n’arrivent pas à la voir. Ils ne peuvent pas fixer le regard qu’ils portent sur elle (2007, 11).↩︎

  7. Dans les mots d’Anne Simon : « Prisé ou renié, admiré ou stigmatisé, intuitionné ou trahi, peu importe : Proust s’avère un (contre-)modèle et une référence incontournable, sans doute parce que sa pratique philosophique, loin d’être plaquée sur le romanesque, en est une partie intégrante, sans doute aussi parce que l’ouverture herméneutique propre à la Recherche confère à l’œuvre une plasticité autorisant une pluralité d’interprétations et d’appropriations » (2009, 117).↩︎