De la littérature de réseau à l’objet imprimé
Deux gestes de lecture complémentaires
Emmanuelle Lescouet
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public

La littérature imprimée et la littérature numérique entretiennent un rapport de remédiation récurrent (Bolter et Grusin 2003). Nous avons l’habitude des transpositions vers des supports de lecture numérique d’éditions papier, sous deux formes : homothétique (qui conserve les caractéristiques du papier) et enrichies (où l’édition numérique ajoute des medias à la proposition initiale) (Marcoux 2014). Le parcours inverse existe cependant ! La twittérature est une “littérature hors du livre” (Rosenthal et Ruffel 2010), qui tend à se répandre à son tour en dehors de sa plateforme, notamment à s’étendre vers des propositions imprimées.

L’écriture sur Twitter est une écriture à contraintes fortes, la plateforme encadre fortement l’éditorialisation possible. L’édition papier déplace ces contraintes, comment le travail d’édition modifie l’expérience de lecture ? J’aimerais étudier deux propositions littéraires qui ont été adaptées en objet imprimé. La remédiation du livre imprimé au livre numérique a été documentée ; l’inverse moins. J’aimerais reprendre deux propositions allant en sens contraire de ce que nous attendrions. Tout d’abord les Nanofictions qui donnent lieux à une édition multimédia… sur papier ; et les ironèmes dont l’édition papier est proche du livre-objet révélant des métadonnées invisibles sur le média social (tout en occultant la part sociale : pas d’indication de likes, de partages ou de réponses). J’aimerais étudier l’écart produit par la remédiation dans notre expérience de lecture.

De Twitter au livre… augmenté

Les Nanoficitons (Baud 2018) sont de très courtes (280 caractères) nouvelles fantastiques ou d’horreur, publiées sous forme d’un volume assez classique : format poche, dos carré-collé. Si sur Twitter nous n’avons que les brèves histoires qui se suivent, avec l’édition papier nous avons des illustrations qui donnent une force supplémentaire à l’univers. Le travail éditorial donne à chaque micro-nouvelle l’espace de se révéler, respiration que nous n’avons pas sur la page twitter du projet. L’objet nous amène à une lecture linéaire, une forme de reconnaissance du texte. Il se réinscrit dans le geste le plus commun de lecture, celui de tourner les pages d’un livre imprimé.

De Twitter à l’objet… mimétique ?

La version imprimée des #ironèmes (Candel 2018), donne lieu à un livre-objet insolite : un rouleau de 50 m de long dans une boite en métal évoquant une boite de conserve. Le travail éditorial nous offre une approche typographique fouillée, impossible sur twitter. Chaque fragment prend une place et un lettrage qui fait écho à son sens. Chacun est encadré par des données précises sur l’instant de la publication, son lieu. Nous avons un objet qui reproduit le geste de scrolling que nous avons pour lire le texte sur twitter, et qui en révèle le détail. Le rouleau, qui est imprimé sur une imprimante thermique, les mêmes que celles utilisées pour produire les tickets de caisse, met en lumière l’aspect consumériste de la lecture sur Twitter. La version imprimée mime le défilement de twitter, mettant en avant le geste de déroulement (au sens propre cette fois). La mémoire du déroulement, la reconnaissance que nous en avons se déplace pour mettre en évidence un geste de lecture qui nous est devenu intuitif (Ludovico 2016).

L’objet que nous avons en main, physique ou dématérialisé, a son importance dans notre compréhension de sa proposition (Petit 2016 ; Vial 2013). Le doublement des propositions nous permet d’appréhender la multiplicité sémantique d’un geste (lecture par défilement) commun.

Bibliographie indicative

Agamben, Giorgio. 2014. Qu’est-ce qu’un dispositif? Traduit par Martin Rueff. Rivage Poche / Petite Bibliothèque. Paris: Payot & Rivages.
Barthes, Roland. 1984. « De l’oeuvre au texte ». In Le bruissement de la langue, 69‑77. Paris: Seuil.
Baud, Patrick. 2018. Nanofictions. Paris: Flammarion.
Bolter, Jay David, et Richard Grusin. 2003. Remediation: understanding new media. Cambridge, Mass.: MIT Press.
Candel, Étienne. 2018. Ironèmes. Paris: Peuple Caché.
Chartier, Roger. 1997. Lire en révolutions. Paris: Textiel.
Citton, Yves. 2017. Lire, interpréter, actualiser. Nouvelle édition augmentée. Paris: Éditions Amsterdam.
Doueihi, Milad. 2011. Pour un humanisme numérique. La librairie du XXIe siècle. Paris: Éditions du Seuil.
Gervais, Bertrand. 2002. « Naviguer entre le texte et l’écran. Penser la lecture à l’ère de l’hypertextualité ». In Les défis de la publication sur le Web : hyperlectures, cybertextes et méta-éditions, édité par Jean-Michel Salaün et Christian Vandendorpe, 51‑65. Référence. Presses de l’ENSSIB.
Lepage, Mahigan. 2013. Le Twictionnaire des e-dées reçues ; suivi du catablogue des opinions numériques. Publie.net.
Ludovico, Alessandro. 2016. Post-digital print: la mutation de l’édition depuis 1894. Traduit par Marie-Mathilde Bortolotti. Paris: B42.
Macé, Marielle. 2011. Façons de lire, manières d’être. NRF essais. Paris: Gallimard.
Marcoux, Fabrice. 2014. « Le livrel et le format ePub ». In Pratiques de l’édition numérique, édité par Michaël E. Sinatra et Marcello Vitali-Rosati, 177‑89. Parcours Numériques. Montréal: Presses Universitaires de Montréal.
Masure, Anthony. 2017. Design et humanités numériques. Collection Esthétique des données 1. Paris: Ed. B42.
Méchoulan, Eric, et Marcello Vitali Rosati. 2018. « L’espace numérique ». Sens Public, juin. http://www.sens-public.org/article1314.html.
Petit, Michèle. 2016. Éloge de la lecture: la construction de soi. alpha. Paris: Belin.
Picard, Michel. 1986. La Lecture comme jeu. Essai sur la littérature. Paris: Minuit.
Rosenthal, Olivia, et Lionel Ruffel. 2010. « Introduction ». Littérature 4 (160):3‑13. https://www.cairn.info/revue-litterature-2010-4-page-3.htm.
Vial, Stéphane. 2013. L’être et l’écran: comment le numérique change la perception. Paris: PUF.