À l’intérieur du mécanisme de TikTok
Simon Gravel
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2020/12/13

Résumé

S’il est vrai que tout algorithme produit une vision du monde et influence sa destinée, se pourrait-il que la politique ait aussi, à sa façon, la capacité d’agir sur les algorithmes ? Nous tenterons de répondre à cette question à travers le cas de la plateforme de vidéos de courte durée TikTok, dont le succès planétaire a mené l’entreprise chinoise ByteDance à faire preuve d’une certaine transparence et à révéler des rouages de son fonctionnement, voire à recalibrer son outil en réponse aux critiques.
On a reproché par exemple à TikTok d’avoir censuré des contenus concernant la répression des Ouïghours ou les manifestations prodémocratie à Hong Kong, une approche inacceptable en Occident. Forcée de réagir, l’entreprise a créé un Centre de la transparence et est allée jusqu’à révéler des informations sur le fonctionnement de son algorithme – initiative inhabituelle de la part d’un acteur majeur du numérique. Nous examinerons ce que peut nous apprendre ce va-et-vient entre les intérêts commerciaux et les impératifs de la géopolitique mondiale à travers l’analyse du fonctionnement de la plateforme TikTok, dont l’algorithme et l’interface sont les pièces maîtresses, à notre point de vue.

Léger mais lourd de conséquences

En ce mois de novembre 2020, deux nouvelles bien différentes concernant la plateforme de partage de vidéos TikTok retiennent l’attention. D’une part, la tiktokeuse la plus suivie, Charli D’Amelio, vient de franchir le cap impressionnant des 100 millions d’abonnés, ce qui est présenté comme le triomphe de la « normalité », car l’Américaine de 16 ans s’est bâti en quelques mois un mini-empire médiatique grâce à des chorégraphies de moins de 60 secondes. Aux antipodes de ce phénomène, le New York Times révèle qu’on retrouve aussi sur la plateforme une catégorie de vidéos nommée #Cartel TikTok qui sert d’outil de propagande et même de recrutement aux cartels de la drogue mexicains, car tel est l’attrait de ces vidéos remplies d’action où est fait étalage de richesse. D’autres contrastes tout aussi frappants ont jalonné l’année 2020 : à l’été, le président américain Donald Trump a annoncé que TikTok devrait cesser ses activités aux États-Unis, où elle compte une centaine de millions d’utilisateurs actifs, à moins qu’une entreprise américaine n’en devienne propriétaire. Cela n’a pas empêché, quelques semaines plus tard, l’employé d’un entrepôt de pommes de terre de l’Idaho (!) de se faire connaître mondialement pour avoir bu du jus de canneberge sur l’air de Dreams, de Fleetwood Mac (propulsant du même coup le classique au sommet des palmarès), vidéo dont la préparation et l’exécution semblent avoir nécessité autant de temps que sa durée : moins d’une minute.
Mais quel est donc ce réseau social venu de Chine, en apparence si trivial et loufoque, qui soulève pourtant des enjeux éthiques majeurs et force la première puissance mondiale à réagir de façon radicale face à son succès ? Pour tenter de le savoir, nous plongerons au cœur du mécanisme même de TikTok en examinant de près le fonctionnement de son algorithme, mais également les particularités de son interface, en plus d’évoquer quelques outils novateurs qui contribuent au succès de la plateforme. Dans cette recherche, l’actualité et même la géopolitique nous ont servi de guides, car c’est aussi grâce aux pressions extérieures qu’une partie du secret de TikTok nous a été révélée. Pour terminer notre étude, nous testerons – sans prétention scientifique – l’efficacité du produit TikTok sur deux utilisateurs d’âges différents.

Bref historique

Avant d’aller plus loin, attardons-nous à décrire plus exactement ce qu’est TikTok. La façon la plus simple d’y parvenir est sans doute de retracer sa courte histoire et de citer quelques statistiques à faire écarquiller les yeux. Nul besoin de remonter très loin dans le temps car le succès de TikTok a été fulgurant. L’application TikTok a été lancée en 2017 par l’entreprise chinoise ByteDance, elle-même créée en 2012 à Pékin (elle vaudrait aujourd’hui quelque 140 milliards de dollars, un chiffre qui ne cesse d’augmenter). La version-miroir de TikTok, nommée Douyin, n’est offerte qu’en Chine, où elle remporte un succès tout aussi vif. Fonctionnant sur des serveurs différents, les deux applications sont essentiellement les mêmes, elles proposent une palette d’outils et d’airs musicaux qui permettent de créer et publier très facilement de courtes vidéos de moins de 60 secondes. Ensemble, les deux applications (la version internationale TikTok et la version chinoise Douyin) comptent pas moins de 1,4 milliard d’utilisateurs actifs. L’application TikTok est aussi l’une des plus addictives, puisque ses utilisateurs y passent en moyenne 52 minutes par jour, tous les jours. Très populaire auprès des jeunes de 16 à 24 qui forment 40 % de la clientèle, TikTok est souvent décrite comme étant décontractée et rigolote. Par exemple, l’une des tendances de 2020 a été #IAmLost, qui consiste à donner une voix et des yeux à un objet perdu, comme une vieille chaussette, par exemple. Et bien entendu, la pandémie de 2020 n’a pas nui à TikTok, loin de là, car elle a été l’application la plus téléchargée de l’année.

Questions de transparence

Ce mouvement culturel irrésistible ne s’est cependant pas déroulé sans grincements de dents, notamment sur les questions de respect de la vie privée et la crainte que les données des utilisateurs soient accessibles au pouvoir chinois. Il s’agit bien sûr d’un aspect fondamental mais qui échappe au cadre de cette étude. L’autre enjeu majeur soulevé par le succès de TikTok concerne la censure et la liberté d’expression, qui, comme on le sait, sont à géométrie variable selon le pays où on se trouve. Par exemple, le sujet embarrassant pour la Chine qu’est la répression des Ouïghours n’est pas traitée de façon neutre sur l’application Douyin. La propagande d’État domine et on rapporte même que la langue ouïghoure y serait bloquée. Il y a lieu de craindre que cette censure se répercute sur TikTok et ce fut bel et bien le cas, comme l’a révélé The Guardian en septembre 2019. Les modérateurs de TikTok avaient l’instruction de censurer les vidéos faisant mention de l’indépendance du Tibet ou de la place Tiananmen, notamment. Par ailleurs, la censure ne s’est pas limitée aux questions politiques. Voici ce qu’écrit la chercheuse Melanie Kennedy, à ce sujet : « In March 2020, The Intercept published leaked internal documents from the makers of TikTok instructing its moderators to algorithmically suppress posts by users deemed to appear “abnormal”, “ugly” (indicating factors including wrinkles and obesity) and “slummy”, and to censor politically “defamatory” and ideologically “vulgar” content. » Ce ne sont que quelques-unes des nombreuses critiques dirigées vers TikTok, et les répercussions politiques n’ont pas tardé. Plusieurs pays ont enquêté sur TikTok ou l’ont lourdement sanctionnée. Le plus grand marché de TikTok, l’Inde, lui a été carrément fermé par les autorités gouvernementales à l’été 2020, sur fond de conflit frontalier. Le gouvernement américain a menacé de faire de même. Forcée de réagir à cette pluie de critiques et de sanctions, l’entreprise a choisi de mettre en place plusieurs mesures, dont l’une particulièrement intéressante pour cette étude. À l’été 2000, TikTok a ouvert un « Centre de transparence » devant révéler ni plus ni moins comment les contenus sont passés en revue et même, ce qui peut paraître presque trop beau pour être vrai, comment fonctionne le système de recommandation de l’application. Dans les mots de TikTok : « Le code source de TikTok, qui sera mis à disposition au centre à des fins de test et d’évaluation. De plus, les visiteurs apprendront comment fonctionne l’algorithme de l’application. » Stratégie de relations publiques ? Sans doute, mais également un réalignement avec les exigences du marché et de la politique.

L’algorithme de TikTok

Passons maintenant à la description la plus objective possible de l’algorithme de TikTok, tel qu’il a été révélé par l’entreprise elle-même, c’est-à-dire dans ses grands principes. Comme on peut s’en douter, ByteDance n’est pas allée jusqu’à révéler son mélange d’épices secret (le code source dans son intégralité), mais les informations qu’elles a fournies entrouvrent tout de même une petite fenêtre sur l’outil qui captive des centaines de millions de personnes. Lors de la première utilisation de TikTok, l’application présente huit vidéos populaires de divers genres. Par la suite, l’algorithme propose d’autres vidéos en fonction de la réaction de l’utilisateur, notamment la durée du visionnement de chaque vidéo, ses commentaires, le fait qu’il se soit abonné au créateur ou qu’il ait partagé la vidéo. Chacune de ces actions est pondérée ; le fait qu’une vidéo ait été regardée au complet étant un des critères les plus importants. Les contenus créés par un utilisateur servent aussi à mieux cibler ses intérêts. À noter qu’une forte proportion d’utilisateurs de TikTok créent du contenu. L’algorithme trouve ensuite des vidéos semblables en se basant les mots-dièse et leur contenu. Les suggestions tiennent également compte du type d’appareil utilisé, de la langue et du pays de l’utilisateur. Une fois que TikTok a amassé suffisamment d’information, l’application peut proposer des vidéos en se basant sur les préférences de profils similaires, les vidéos étant classées par thèmes, en évitant les répétitions. Jusqu’ici, rien de remarquable ou d’étonnant. Pourtant, les spécialistes du domaine s’accordent pour dire que l’algorithme est en bonne partie responsable du succès de TikTok. Plusieurs notent également que l’intelligence articielle - l’apprentissage automatique - contribue fortement à cette efficacité. Comme le fait remarquer le blogueur Eugene Wei, l’apprentissage automatique se nourrit de données et l’application TikTok est parfaitement conçue pour en recueillir une énorme quantité. L’interface présentant une seule vidéo à la fois, l’utilisateur n’a d’autre choix que d’y réagir - positivement, en l’écoutant en entier, en l’envoyant à ses amis… ou négativement, en passant outre. Une fois les goûts de l’utilisateur mieux ciblés, le système de recommandation dispose de millions de vidéos, classées à l’aide d’outils tels que la vision par ordinateur (computer vision) qui décompose les éléments de l’image, ou le traitement automatique des langues (natural language processing) qui reconnaît des mots-clés, pour mieux le servir.

Dans l’engrenage de TikTok

Le temps est maintenant venu de mettre à l’épreuve l’efficacité de l’application TikTok et sa capacité à fournir du divertissement captivant. L’auteur de ces lignes, qui fait partie de la tranche des quadragénaires (nous représentons tout de même 20 % des utilisateurs !), a testé l’application pendant quelques heures et, en toute franchise, dans un autre contexte, mon intérêt pour TikTok n’aurait pas duré plus de quelques minutes. Malgré que je n’aie pas désigné la danse comme étant un de mes intérêts, j’ai d’entrée été bombardé de chorégraphies d’adolescentes, qui sont en quelque sorte la marque de commerce de TikTok, sur des rythmes bien loin de mes goûts musicaux. Si TikTok recueille de précieuses informations grâce au bouton « j’aime », il aurait pu en recueillir encore plus dans mon cas avec un bouton « je n’aime pas ». (Note : j’ai découvert par la suite qu’il était possible de signifier notre désintérêt.) J’ai tout de même voulu donner une chance à la « machine » de mieux cibler mes intérêts, et indiqué mon appréciation de certaines vidéos d’acrobaties urbaines, de créations artistiques et de bizarreries piquant ma curiosité, comme une vidéo d’une mannequin de 6 pieds 9 pouces. J’ai observé que TikTok testait mon intérêt pour les live, où un créateur de contenu interagit avec les spectateurs, mais mes courtes visites m’ont donné envie de fuir à toutes jambes, car on me proposait généralement d’observer l’intimité peu mouvementée d’un concitoyen (bien que les vidéos proposées proviennent de partout, les live étaient presque tous locaux et en français) qui suppliait les spectateurs de s’abonner à son profil sans avancer le moindre argument convaincant à cet effet. C’est d’ailleurs une tendance qui est venue teinter négativement les premières heures de mon exploration : les créateurs demandant sans cesse qu’on « aime » ou commente leur contenu. Je dois cependant avouer que l’expérience TikTok a pris une tournure plus satisfaisante à partir du moment où j’ai activement « aimé » certaines vidéos et me suis abonné à quelques créateurs. Soudain, le contenu proposé m’a semblé devenir moins « amateur » - la plupart des premières vidéos paraissaient peu travaillées, trop spontanées. L’algorithme a aussi semblé enfin comprendre que je n’avais pas envie de voir un enfant et sa mère chanter un air de Noël en esquissant de mignons pas de danse. Cela dit, j’ai plutôt l’habitude de consacrer mes temps libres à des activités qui me donnent l’impression d’apprendre. J’ai donc fait de rapides recherches… et le résultat a été des plus frustrants. De deux choses l’une : soit les contenus qui auraient pu m’intéresser ne sont tout simplement pas disponibles sur TikTok, soit la fenêtre de recherche n’est pas la méthode de navigation la plus efficace et ne permet pas de trouver aisément ce que l’on cherche, justement. Quelques exemples. Je me passionne entre autres pour le tennis et les échecs. Dans les deux cas, les vidéos proposées ne sont guère instructives, car trop courtes, et mettent de l’avant un coup spectaculaire ou une bizarrerie, ou même carrément le physique d’une joueuse… ce que je considère comme un piège à clics. Passons. Poussant plus loin mes recherches sérieuses, je décide de visiter le fameux #Cartel sur lequel a enquêté le New York Times. Encore une fois, le résultat est décevant – ou rassurant, selon notre perspective. Je n’y trouve que des vidéos peu explicites au sens ambigu qui n’ont en commun qu’une musique latino joyeuse. Se pourrait-il que TikTok ait expurgé en si peu de temps toutes les images peu recommandables ? En fait, l’humour au second degré semble avoir pris le dessus sur la propagande criminelle, car j’aboutis sur des vidéos de jeunes tout à fait normaux qui racontent de façon rigolote s’être fait suggérer des vidéos sur #Cartel TikTok. Finalement, j’ai voulu savoir ce que TikTok pouvait m’offrir comme contenu sur des sujets délicats pour le pouvoir chinois comme la situation des Ouïghours, ou les manifestations prodémocratie à Hong Kong. De tels contenus existent-ils ou sont-ils censurés, comme il est permis de le craindre ? Il est impossible de répondre de façon catégorique à cette question, mais force est de constater que la piètre qualité des vidéos offertes sur ces questions est la meilleure des censures, si telle est la stratégie. Comparativement, YouTube propose un choix énorme de documentaires de haute qualité dans tous les formats.

Vitesse de croisière

Le deuxième volet du test a produit un résultat encore plus impressionnant. J’ai observé une utilisatrice régulière de 11 ans - appelons-la Licia - naviguer librement dans l’application. En fait, le terme « naviguer » est presque trop fort, car ladite navigation se déroulait pour ainsi dire sur le pilote automatique. Licia se contentait d’écouter une vidéo après l’autre à partir de sa page « Pour toi », qui démarre d’elle-même dès qu’on ouvre l’application. Licia regardait la majorité des vidéos au complet, en indiquant fréquemment celles qu’elle aimait. Il lui arrivait aussi de s’abonner ou de se désabonner d’un créateur, mais le plus souvent le contenu mis de l’avant lui convenait parfaitement. La majorité des vidéos étaient francophones, produites par de jeunes créateurs, humoristiques et bien ficelées. De façon étonnante, voire stupéfiante, l’algorithme de TikTok parvenait à lui proposer des contenus intéressants presque à tout coup. Pour y parvenir TikTok disposait des informations suivantes sur Licia : elle utilise l’application régulièrement depuis plus d’un an. Après s’être intéressée aux vidéos de danse et en avoir créé quelques-unes qu’elle a rendu disponibles à sa poignée d’abonnés, elle s’est plutôt tournée vers les vidéos humoristiques, de créations visuelles ou de bricolage. Elle est abonnée à 285 créateurs et indique constamment les vidéos qu’elle aime, sans jamais écrire de commentaire ou partager de vidéo. Une heure après le test auquel elle s’est prêtée volontiers, Licia a toujours les yeux rivés sur son iPod à écouter TikTok, ses parents ayant oublié de lui indiquer que son temps-écran était écoulé.

Et maintenant ?

L’année 2020 s’achève et la saga TikTok se poursuit aux États-Unis, où les recours juridiques se multiplient. Cela n’a pas empêché l’application de connaître une année record et de poursuivre son développement. La transparence dont l’entreprise a fait preuve en révélant partiellement le fonctionnement de son algorithme a ouvert des pistes de recherche et aussi donné le signal du départ d’un jeu du chat et de la souris entre les créateurs, qui s’adaptent pour mettre leur contenu de l’avant, et les programmeurs de l’application. Il faut bien sûr garder en tête qu’un algorithme est évolutif, sans cesse recalibré pour répondre aux désirs des utilisateurs, mais aussi pour s’ajuster aux critiques - par exemple sur la diffusion de fausses nouvelles, la censure, la création de bulles idéologiques, etc. Reste à voir si le Centre de transparence de TikTok reflétera ces « mises à jour ». Il sera également intéressant d’observer la réaction des autres acteurs majeurs du numérique : la politique aura-t-elle aussi son mot à dire sur leurs algorithmes ? Finalement, comme toujours, le mot final revient aux utilisateurs. Sont-ils captifs d’une application, ou ont-ils une approche critique par rapport à celle-ci ? Et surtout, ont-ils la capacité d’être critiques ?

« J ai desinstaller tik tok par rapport de se qui c est passer au journal parlent d une fille a envoyer ses fesses a un gas. » (sic)

– Commentaire laissé par Lea sur un site d’information du domaine du numérique

Médiagraphie sélective