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Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public

Introduction

Des présupposés subjectifs et implicites valent-ils mieux que les présupposés objectifs explicites ? Faut-il « commencer » et, si oui, faut-il commencer du point de vue d’une certitude subjective ? […] Y a-t-il un plan meilleur que tous les autres, et des problèmes qui s’imposent contre les autres ? Justement on ne peut rien dire à cet égard. Les plans, il faut les faire, et les problèmes, les poser, comme il faut créer les concepts. Le philosophe fait pour le mieux, mais il a trop à faire pour savoir si c’est le meilleur ou même s’intéresser à cette question. Bien sûr, les nouveaux concepts doivent être en rapport avec des problèmes qui sont les nôtres, avec notre histoire et surtout nos devenirs.

Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?

La débauche en matière de poursuivre l’idée soweit er fürht, aussi loin qu’elle mène, de désirer le soweit, l’espace même où file l’idée en tant que cet espace ne cesse de s’ouvrir, le fil de l’idée […] déployant au-devant d’elle de nouvelles surfaces de pensée.

Jean-François Lyotard, Rudiments païens. Genre dissertatif

Pour une méta-méthodologie esthético-affective.

Cette thèse naît de deux questions centrales — qu’est-ce que l’espace à l’ère du numérique ? Comment l’imaginaire participe-t-il à la production de l’espace ? — qui procèdent d’une tension à l’œuvre entre deux polarités qui participent en égale mesure au façonnement du résultat, parfois en collaboration, parfois en désaccord, de toute production intellectuelle : celle à l’œuvre entre objectivité et de subjectivité. Comme nous le montre Donna Haraway, nous le verrons plus loin dans la thèse, tout savoir est intrinsèquement situé quelque part et procède d’un point de vue individuel et ce n’est qu’à partir de cette reconnaissance qu’on peut penser de construire une scientificité respectueuse de la subjectivité. Si cette thèse n’échappe évidemment pas à son caractère individuel, elle essaie de l’accepter et l’intégrer dans la réflexion. Ainsi, notre intérêt pour les questions eshtétiques et spatiales dérive d’un parcours intellectuel commencé il y a dix ans avec un mémoire de baccalauréat sur le statut de l’image dans la modernité où nous avons commencé notre confrontation théorique avec des penseurs — Heidegger, Debord, Baudrillard — qu’on retrouvera au cours de ce travail et poursuivi à la maîtrise avec l’analyse de l’Atlas der Fotos, Collagen und Skizzen du peintre allemand Richter qui mobilisait des concepts et des outils issus de la pensée cartographique. La rencontre avec le laboratoire de Marcello Vitali-Rosati, la Chaire du Canada sur les écritures numériques, et avec sa pensée à lui, axée sur la réflexion sur le fait numérique, a enrichi notre parcours d’un ensemble de questionnements et de concepts nous poussant à problématiser nos recherches passées à la lumière des reconfigurations globales que le numérique entraîne. À côté de ce cheminement universitaire, notre thèse s’ancre également dans un parcours plus spécifiquement personnel — voilà la part de subjectivité — qui a fait de sorte que les questions liées à la manière d’habiter un espace numérique ont pris une envergure considérable, répondant ainsi à l’injonction de notre directeur de thèse, Marcello Vitali-Rosati, qui dit à ses étudiant·e·s que les problématiques d’une thèse doivent être des questions qui affectent en profondeur la personne avant de prendre la forme d’interrogation scientifique : être un immigrant qui quitte un espace pour un autre, qui entretient une bonne partie de ses relations humaines par l’intermédiaire des outils numériques et qui doit aussi s’engager dans la production d’un nouveau sens a assurément influencé le regard que nous portons à ces questions, pour le meilleur et pour le pire. Il y a dans cette situation personnelle un des points de départ de notre pensée que l’on ne saurait pas passer sous silence sans avoir l’impression de cacher le véritable moteur de cette thèse.

Si notre situation personnelle est l’embrayeur de notre réflexion, cette dernière n’aurait pas pu prendre la forme d’une thèse sans l’apport structurante des lectures que nous avons faites au cours de ces quatre ans et demi et dont on trouvera les références au fur et à mesure que notre discours avance et que nous abordons des questions théoriques spécifiques. Parmi celles-ci, il y a une œuvre pas très présente — nous ne la citons même pas — dans la thèse qui est toutefois celle sur laquelle nous avons bâti notre manière de penser et qui informe notre méthodologie générale — ce que nous appelons une méta-méthodologie — : Rudiments païens de Jean-François Lyotard. Considérée comme une œuvre mineure dans la pensée du philosophe français, ce livre a été pour nous un véritable manuel de pensée.

Analysant un passage d’Au-delà du principe de plaisir de Freud — « je ne sais pas dans quelle mesure j’y crois. Il me semble que le facteur affectif de la conviction n’a pas ici à entrer en considération. On peut bien s’abandonner à un cheminement d’idées, le poursuivre aussi loin qu’il mène, par simple curiosité(Lyotard 1977b, 10) » —, Lyotard affirme que la tâche ultime de la philosophie, d’après lui, serait d’« interrompre la terreur théorique(Lyotard 1977b, 9) ». Cette terreur théorique, dans la perspective du philosophe consiste dans le « désir du vrai [qui] est inscrit dans notre usage le plus incontrôlé du langage, au point que tout discours paraît déployer naturellement sa prétention à dire le vrai, par une sorte de vulgarité irrémédiable(Lyotard 1977b, 9) ». À sa place, ce qu’il faut pour « porter remède à cette vulgarité, [c’est] d’introduire dans le discours idéologique ou philosophique le même raffinement, la même force de légèreté, qui se donne cours dans les œuvres de peinture, de musique, de cinéma dit expérimental(Lyotard 1977b, 9) ». Le détour que Lyotard propose, et qui inspire notre propre démarche, par les œuvres de peinture, de musique, de cinéma — autrement dit : par l’esthétique — n’est pas un appel à l’irrationalité ou à se défaire de la pensée théorique, mais plutôt à la complexification de cette dernière et à son enrichissement, pour que le genre théorique se défasse de l’injonction à se limiter à dire le vrai et qu’il intègre d’autres modalités d’expression.

Se défaire du vrai comme seul barème de valeur de la théorie, dans l’optique de Lyotard, serait également un moyen pour elle de reconnaître les présupposés réfoulés de sa propre structure de validation qui se base sur la conviction, qui, loin d’être un accord intellectuel fondé sur la pure rationalité, relève de la sphère de l’affectivité :

Il y a des témoignages, des attestations, apportés par les observations, ils permettent de constituer une sorte de discours suscitant la créance, non seulement chez l’auditeur, mais chez l’enonciateur ; ce qui implique non pas que ce discours soit universellement valable, mais que du moins il relève du domaine où la question de sa validité peut et doit être posée. La conviction est l’affect correspondant à la clôture de l’enquête, au dépôt des conclusions. […] Il y une rhétorique du discours savant. Elle a pour principe économique l’effet de conviction, et celui-ci à la différence de l’effet de persuasion ne peut être obtenu en travaillant “directement” l’affectivité du destinataire. Pour capter la conviction […] l’avocat-théoricien doit soumettre son discours à certaines propriétés, notamment aux propriétés formelles de consistance interne et de complétude avec le domaine de référence. […] L’affect de conviction est obtenu à condition d’user de cette batterie de lieux(Lyotard 1977b, 17‑18)

Lorsqu’on démasque l’idéologie de la théorie, qui se voudrait un discours neutre, rationnel, dépourvu de toute composante affective, la tyrannie du vrai et de la conviction s’effrite et un tout autre rapport au savoir s’ouvre : « [l]a théorie cesse d’avoir affaire avec le vrai et le faux, ce qui la concerne avant tout est ce qu’elle comporte ou non de pathos(Lyotard 1977b, 24) ». Il ne s’agit pas selon Lyotard de promouvoir une théorie qui refuse toute objectivité au profit d’une irrationalité vitaliste sans limites et sans critères de vérification, mais plutôt de changer la visée de la production intellectuelle et de la libérer de la contrainte de tourner en rond dans le déjà-connu. Dans sa vision de la recherche scientifique en sciences humaines et sociales, « [o]n y préfère laisser courir la puissance d’inventer plutôt que consolider par des preuves les nouveautés qu’on propose. […] on préfère se mettre en situation d’avoir à inventer plutôt que de rester en position d’avoir à prouver(Lyotard 1977b, 25) » et ainsi adopter comme méthode de pensée de

poursuivre l’idée soweit er fürht, aussi loin qu’elle mène, de désirer le soweit, l’espace même où file l’idée en tant que cet espace ne cesse de s’ouvrir, le fil de l’idée en tant que cet espace ne cesse de s’ouvrir, le fil de l’idée, son Gang, déployant au-devant d’elle de nouvelles surfaces de pensée(Lyotard 1977b, 26).

Dans Instructions païennes, paru dans la même année que Rudiments païens, en 1977, et qui complète le cycle païen de Lyotard, le philosophe précise sa proposition de renouvellement théorique. Après la pars destruens des Rudiments où Lyotard examine la structure de validation de la théorie « terroriste », il développe dans les Instructions sa pars construens centrée sur la réévaluation du rôle épistémologique et producteur des connaissances de la forme-récit, proposition qui prendra toute son ampleur dans le livre La condition postmoderne. Rapport sur le savoir, paru deux ans plus tard, qui est considéré le chef-d’œuvre du penseur français et un des ouvrages fondamentaux du vingtième siècle. Ce texte, qui parle de la puissance des petits récits face au Grand Récit par l’intermédiaire de l’œuvre L’archipel du Goulag d’Alexandre Soljenitsyne et transpose sur le plan du récit les conclusions que Lyotard avait tirées de ses analyses sur la pensée théorique, résume le dessin révolutionnaire de Lyotard lorsqu’il affirme :

[m]on avis est que les théories sont elles-mêmes des récits, mais dissimulés ; qu’on ne doit pas se laisser abuser par leur prétention à l’omnitemporalité ; que le mérite d’avoir fait autrefois une narration, aurait-elle figure d’inébranlable système, ne vous acquitte jamais de la tâche de recommencer maintenant ; et qu’on n’a pas raison d’être cohérent et immuable, c’est-à-dire égal à soi-même, mais qu’on l’a de se vouloir égal à la puissance de raconter qu’on croit entendre actuellement dans ce que disent et font les autres. (Lyotard 1977a, 28‑29).

Nous nous sommes inspiré de ces propos lyotardiens tout au long de la conception et de l’écriture de cette thèse non seulement en ce qui concerne le rappel à ne pas prétendre à l’exhaustivité — faut-il encore ce rappel d’ailleurs ? — mais surtout pour la méthodologie générale et la structuration de l’argumentation. À partir des problématiques que nous avons explicitées plus haut, nous avons avons essayé de suivre nos idée aussi loin qu’elles mènent en n’imposant pas un cadre méthodologique ou épistémologique prédéterminé mais en adaptant notre démarche — méthode, références, concepts, etc. — aux sujets et aux questions spécifiques qu’au fur et à mesure se sont présentées devant nous. Ainsi chaque chapitre est consacré à la discussion et à l’analyse d’un problème théorique précis, prévoit sa propre méthodologie, son propre approche, son propre appareil conceptuel, son état de la question et donne lieu à des réflexions contextuelles, mais surtout ouvre à des parcours — des surfaces de pensée pour reprendre l’expression de Lyotard — que nous avons essayé le plus possible de méner jusqu’au bout — parfois nous y sommes parvenus, parfois non.

Pour des méthodologies multiples et adaptatives.

Si le numérique bouleverse tout aspect de la société et donc l’espace aussi, le premier chapitre trouve sa raison d’être dans la nécessité de comprendre les caractéristiques et les structures de l’espace avant le tournant numérique pour en saisir les modifications, les changements et les reconfigurations. Moment préliminaire de toute recherche, le dressage d’un état de la question est donc devenu pour nous le dressage de l’état de l’espace. Cette question a amené avec soi son approche spécifique : le cadrage conceptuel que Foucault dessine dans Des espaces autres nous a servi pour comprendre qu’une étude historique des conceptions de l’espace était le point de départ naturel pour notre thèse. En nous confrontant avec la réflexion foucaldienne, nous avons également pu remarquer que l’espace moderne se distingue des autres de par sa nature de produit social : cela a donné une indication précieuse pour frayer notre chemin à nous dans un domaine très vaste et trouver un concept-clé pouvant diriger notre réflexion. Ainsi, dans le premier chapitre, nous avons croisé l’approche historique avec l’attention à la production de l’espace et mis au centre de notre analyse La production de l’espace d’Henri Lefebvre, texte fondamental des études spatiales du tournant spatial, dans lequel le philosophe français montre les dynamiques structurelles de toute production spatiale et les instances qui y participent. La pratique spatiale, les représentations de l’espace et les espaces de représentation — la trialectique spatiale — sont les éléments qui forment la première modélisation de l’espace que nous avons rencontrée. La manière dont Lefebvre aborde la question des espaces de représentation — les pratiques esthétiques, imaginaires et symboliques, dans notre terminologie à nous — nous a offert une première piste de problématisation : pourquoi dans la perspective de Lefebvre ces pratiques ne produisent-elle pas un espace à part entière ? Est-il possible de concevoir différemment le rôle de l’imaginaire dans la production spatiale ? Ces questions ont ouvert un deuxième volet de notre recherche, après le premier sur l’impact du numérique sur l’espace, que nous avons exploré dans le deuxième chapitre.

La démarche historique qui a structuré le premier chapitre est ici reprise dans ses principes généraux et adaptée pour l’appliquer à l’étude de l’imaginaire, élément refoulé de l’ouvrage lefebvrien, qui a influencé la quasi-totalité du tournant spatial. Alors que la pensée lefebvrienne structure et formalise la conception d’un espace produit mais sans l’apport de l’imaginaire, l’enjeu principal de ce chapitre était de donner une systématisation conceptuelle d’un espace produit autrement. Pour ce faire, il nous fallait d’abord non seulement montrer que les critiques que meut Lefebvre à l’imaginaire procèdent d’une distorsion idéologique, mais surtout qu’elles visent la mauvaise cible. En les reprenant une par une, nous les avons confrontées avec des perspective autres venant d’auteur·rice·s liminaires au tournant spatial selon une approche évolutive : des critiques se situant sur le niveau ontologique à celle sur le niveau social. Ensuite, la provenance hétéroclite de ces points de vue a demandé de trouver une approche pouvant les synthétiser dans une proposition cohérente pouvant intégrer la conception de l’imaginaire résultante de ce parcours historico-comparatif en un modèle spatial fonctionnel. À cet égard, la conception de l’espace que développe Carl Schmitt dans Terre et mer répond parfaitement à ce besoin. Organisé sur l’équivalence ontologique des instances, dont l’imaginaire, le modèle schmittien essaie de penser l’évolution des espaces humains dans leur complexité en reconnaissant à l’imaginaire un rôle actif qui se déploie à travers trois modalités fondamentales : la représentation, la perception et la conscience.

Le troisième chapitre reprend le volet historique du discours théorique que nous avons laissé ouvert à la fin du premier, essayant de répondre à la question : qu’est-ce que l’espace à l’ère du numérique ? La première partie de ce chapitre, consacrée à l’étude du tournant numérique, a la fonction épistémologique de préciser le cadre interprétatif du numérique en tant que fait global. La discussion des perspectives théoriques de Pierre Lévy, Milad Doueihi et Marcello Vitali-Rosati a balisé notre conception du numériques ainsi que les caractéristiques principales que nous attribuons à ce phénomène : primauté de l’aspect culturel sur l’aspect technologique ; continuité et non rupture ou révolution des structures culturelles ; proximité structurelle du numérique à l’espace en raison de sa nature collaborative, ontologique, collective et performative. Dans ce cadre conceptuel, la théorie de l’éditorialisation telle que développée par Marcello Vitali-Rosati et son laboratoire de recherche — duquel nous avons fait partie —, en raison de sa portée théorique globale et de sa similarité formelle avec le modèle spatial de Schmitt, fait office de raccord épistémique entre les deux domaines. Ensuite, nous sommes remontés aux origines de la pensée spatiale numérique, en adoptant encore une fois une approche histoire, pour nous rendre compte que la notion de cyberespace, première tentative théorique d’aborder les effets des nouvelles technologies sur l’espace, reproduit à nouveau le même type de jugement ontologique qu’avait jadis touché l’imaginaire : dans la pensée cyberspatiale, l’espace physique est du côté de la réalité et celui informationnel se caractérise par sa nature illusoire. C’est la perspective éminemment géographique de Boris Beaude qui nous montre ce rapport sous une toute autre lumière : Internet est bel et bien un espace. Le différentiel ontologique entre les deux formes spatiales est, d’après Beaude, le résultat d’une mécompréhension profonde qui assimile espace et territoire. Alors que le deuxième est effectivement définit par sa physicalité, le premier n’en y dépend nullement. Dans le discours de Beaude, Internet et, par extension, le numérique tout court sont des espaces qui s’organisent selon le principe de la connexité : ce qui compte, dans ce type d’espace, c’est d’être connexes et non d’être contigus. La conclusion sur la consistance ontologique d’un espace où le physique et l’informationnel participent à part entière — autrement dit : un espace hybride — que nous reprenons de Beaude et des autres penseur·se·s étudié·e· bien que fondamentale dans le cheminement de notre argumentation ne suffit pas pour décider si la géolocalisation peut se configurer comme une véritable époque spatiale ou non — selon le même principe qui nous a demandé un supplément d’analyse en ce qui concerne le rôle de l’imaginaire dans la production de l’espace : une intégration dans un système cohérent. La quadrilogie spatiale schmittienne nous fournit l’angle théorique à travers lequel compléter notre argumentation : si les quatre instances composant toute configuration spatiale se déclinent de manière spécifique dans l’espace géolocalisé, alors la géolocalisation peut effectivement être considérée comme une époque spatiale en soi. Le troisième chapitre se termine ainsi sur l’analyse de comment le tournant numérique affecte l’espace-milieu, la technique et les pouvoirs spatiaux cédant la place au quatrième chapitre pour la discussion sur l’imaginaire, choix motivé par le statut que celui-ci occupe dans notre thèse.

D’un point de vue structurel, le dernier chapitre représente le confluent des considérations que nous avons faites tout au long de l’argumentation, il est l’endroit où tous les fils discursifs laissés en suspens trouvent leur dénouement, même si celui-ci prend la forme d’une ouverture à des recherches futures. D’un point de vue méthodologique, par contre, ce chapitre représente un unicum dans l’ensemble de ce travail : en raison de la nature particulier de domaine dont il est question, l’esthétique géolocalisée, qui est une discipline relativement nouvelle, ici nous avons dû construire une méthodologie de fond en comble, sans pouvoir nous appuyer sur des travaux déjà existants, pour l’ensemble de l’analyse — ce qui représente à la fois l’intérêt principal du chapitre, son apport principal dans l’avancement des connaissances mais aussi l’endroit où notre argumentation est moins systématique et structurée. Pour pallier ces problèmes inhérents à un domaine qui manque de stratification critique, nous l’avons d’abord divisé en sous-composantes afin de repérer des thèmes centraux pouvant être analysés à l’aide des recherches menées dans d’autres disciplines : art contemporain, qui a été le premier domaine à voir l’expérimentation artistique des technologies de géolocalisation et, par conséquent, à produire des analyses du phénomène ; littérature spatiale pré-numérique, qui à partir des réflexions du tournant spatial a revigoré l’attention aux questions spatiales et géographiques dans la littérature ; sciences de l’information et de la communication, qui est, à notre connaissance, le secteur où on a le plus étudié la géolocalisation et son impact social d’un point de vue éminemment culturel ; et finalement la littérature numérique. Celle-ci occupe une place particulièrement importante dans l’économie de cette section pour deux raisons : elle est le domaine où nous inscrivons notre recherche et c’est celui où on a le plus réfléchi à l’impact du numérique ainsi que des pratiques et des supports qu’il engendre sur la production, la diffusion et la légitimation de la production poétique et artistique au sens large. En nous inspirant des réflexions de Leonardo Flores sur les trois générations de littérature numérique, notamment la troisième, celle des plateformes grand public et des dispositifs mobiles, nous avons procédé à l’analyse de notre corpus respectant la tripartition de l’imaginaire proposée par Schmitt. Ainsi, à travers la notion de corpus analyseur, que nous discutons dans le quatrième chapitre, nous avons mobilisé nos œuvres afin de comprendre comment se structurent la représentation, la perception et la conscience géolocalisées. La figure de l’oligoptique, issu spécifiquement de la discussion de Laisse venir d’Anne Savelli et Pierre Ménard, représente l’aboutissement théorique de notre parcours à travers l’espace, le numérique et l’imaginaire ainsi que leur hybridation, comme nous discutons davantage dans la conclusion de la thèse, et le prisme conceptuel à travers lequel pouvoir penser la géolocalisation en tant qu’époque spatiale à part entière.

Après-propos. Pour un renouveau de la méthodologie de la recherche universitaire.

Comme dernier point, avant de céder la place à la thèse en soi, nous ressentons le besoin de nous pencher sur une toute dernière question, qui relève à la fois de l’éthique et de la méthodologique et dont la discussion découle de la citation que nous faisons, dans le quatrième chapitre, de l’œuvre 9 eyes de Jon Rafman qui a été accusé par plusieurs femmes en juillet d’inconduite sexuelle(Dunlevy 2020). Depuis 2017, suite à ce qu’on a appelé ensuite l’affaire Weinstein — la dénonciation du très puissant producteur d’Hollywood — et la naissance du mouvement #MeToo, le milieu culturel, tous niveaux et tous domaines confondus, a été secoué en profondeur par la découverte des comportements des ses représentants, pour la plupart des hommes, avec quelques exceptions comme le témoigne le cas de Maripier Morin(Vandeuren 2020). Le milieu universitaire canadien, mais pas que, n’a pas fait exception et le département des Littératures de langue française de l’Université de Montréal non plus(Elkouri 2018). Laissant à côté la discussion des enjeux sociaux soulevés par ce mouvement — que nous considérons légitimes et avec lesquels nous nous trouvons entièrement d’accord si ce n’était pour la prise de parole qu’ils libèrent(Certeau 1994), pour autant que notre position personnelle puisse le permettre : nous parlons en tant qu’hommes occidentaux non racisés n’ayant jamais vécu des situations du genre —, en raison de l’ampleur qu’une telle discussions prendrait et qui dépasserait le cadre de notre thèse, nous voudrions avec ces petits mots qui n’ont d’autre utilité que celle d’exprimer un certain inconfort plaider pour l’ouverture d’un dialogue en vue d’une adéquation de la formation universitaire qui nous paraît on ne peut plus nécessaire et urgente.

Lorsqu’on s’engage dans un parcours universitaire quelconque, on est formé·e·s par l’université à penser, à structurer nos réflexions d’une certaine manière et à répondre à certaines contraintes le remplissage desquelles est censé nous guider dans l’argumentation — individuer des sources valides, construire des corpus cohérents et représentatifs, bien poser nos problématiques de recherche, rendre le discours clairs pour les lecteur·rice·s, etc. — et nous protéger du caractère fallacieux des points de vue personnels non justifiés — bref, à atteindre un niveau de pensée considéré raisonnablement scientifique. Considéré par des uns un carcan vide et par des autres une procédure nécessaire à empêcher le chaos, il nous semble qu’aujourd’hui cet appareillage n’est plus en mesure de répondre aux problèmes méthodologiques qui touchent à toute recherche. Notre cas, qui, encore une fois, n’est pas universellement valable mais c’est le prisme individuel à partir duquel nous avons abordé ce problème, le témoigne ; nous avons été dans la position de faire un choix complexe — ne pas nommer 9 Eyes qui est dans le domaine une référence incontournable, faire comme si de rien n’était vis-à-vis des dénonciations ou opter pour un compromis qui est loin de nous satisfaire — sans avoir les outils conceptuels et méthodologique que la situation aurait demandée. On pourrait nous objecter que cela n’est pas la tâche de l’université, que c’est un sujet trop sensible ou en dehors des préoccupations scientifiques et que l’université traite des sujets de recherche et non pas des sujets qui recherchent. C’est précisément pour cela que nous souhaitons un changement : il y a là des questions éminemment universitaires, comme le montre, entre autres, le cas relatif au n-word qui a touché l’Université d’Ottawa en 2020(Buzzetti 2020). Au moment où les vieilles formules telle « il faut séparer l’homme de l’artiste » — alors que c’est exactement en exploitant le capital symbolique ou le pouvoir économique et non dérivant du statut d’artiste (ou professeur, ou critique, ou producteur ) que les agresseur·se·s profitent des aggressé·e·s — ne fonctionnent plus, il faut développer des nouvelles méthodologies pour une recherche qui n’efface pas les œuvres mais qui soit en même temps consciente de son propre impact social, des ses limites et des son pouvoir de créer des mondes (veut-on une recherche qui ignore et oblitère les situations concrètes ?). S’ouvrir aux questionnements sociétaux — même à ceux qui déchirent et brisent les modes de faire auxquels nous sommes habitué·e·s sans devoir se réfugier dans la défense d’une liberté d’expression du moins désinvolte — et remplacer les différends(Lyotard 1983 ; Déotte 2007) par le dialogue (qui existe déjà en dehors de l’université), voilà ce que l’université d’aujourd’hui devrait nous apprendre à faire, en plus de structurer une bibliographie.

Conclusion

Si l’art touche à la politique c’est parce qu’il opère un redécoupage de l’espace matériel et symbolique instituant un sensible commun, autrement dit une expérience esthétique et vitale partagée Evelyne Grossman, Éloge de l’hypersensible

Prenant comme point de départ la réflexion de Michel Foucault selon laquelle l’histoire de l’espace humain consiste en trois macro-périodes fondamentales — localisation, étendue et emplacement —, notre parcours théorique nous a amené à considérer la possibilité de l’existence d’une quatrième époque spatiale, celle contemporaine, dans laquelle l’espace, sous l’action de la numérisation plus générale de la société, se modifie en profondeur, bien au-delà d’une simple mutation qui cadrerait encore avec la tripartition foucauldienne. Dans cette conclusion, nous ferons d’abord un résumé des analyses qui nous ont amené dans cette direction théorique pour ensuite discuter plus en profondeur les caractéristiques structurelles de cette nouvelle conception de l’espace.

Ainsi, dans le premier chapitre, la confrontation avec la tripartition épocale de Foucault nous donne l’occasion de bâtir le cadre heuristique général dans lequel inscrire notre propre démarche. En appliquant la notion de dominante, telle que pensée par Roman Jakobson dans l’étude de la littérature, nous avons proposé de modifier les principes qui inspirent la typologie spatiale foucauldienne. Alors que dans le texte du philosophe français, chaque forme spatiale caractérise de fond en comble son époque, nous suggérons plutôt qu’une forme spatiale donne le ton général à une époque sans pourtant la définir entièrement car d’autres spatialités peuvent toujours persister et coexister à tout moment, donnant lieu ainsi à une vision plus nuancée du rapport entre pluralité et historicisation de l’espace. La typologie foucaldienne, tempérée dans son rapport identitaire, nous donne quand même une piste intéressante pour comprendre les caractéristiques de l’espace au vingtième siècle. En effet, lorsque nous le regardons de près, l’espace pré-contemporain — si notre hypothèse globale est confirmée, l’époque de l’emplacement est suivi par celle de la géolocalisation — se distingue des autres d’un point de vue pragmatique : il est le seul à être produit par l’action humaine proprement dite. Alors que la localisation indique un espace hiérarchique et ontologique organisé autour d’un principe métaphysique et que l’étendue désigne un espace-contenant abstrait, vide et mathématique, l’emplacement quant à lui est une forme spatiale qui dérive de l’agencement des relations que les éléments tissent entre eux. À partir de cette différence structurelle fondamentale entre les trois formes de spatialité, nous avons proposé d’analyser plus en profondeur les caractéristiques de l’emplacement à l’aune de l’idée de production de l’espace en nous tournant vers un phénomène culturel marquant de la deuxième partie du vingtième siècle, le tournant spatial. Ce mouvement théorique des années 1960-1970 dont l’origine et les limites sont difficiles à saisir, comme nous l’avons montré dans le chapitre, qui regroupe une multitude de chercheur·se·s issu·e·s de plusieurs domaines et milieux a comme trait commun la réévaluation de la production de l’espace, c’est-à-dire la reconnaissance de rôle de l’action humaine ou non-humaine (étatique, sociale, politique, économique, etc.) dans le façonnement de l’espace. Le penseur qui a le plus réorienté les études spatiales dans cette direction et influencé la structuration du tournant spatial est sans doute Henri Lefebvre, avec son livre fondamental La production de l’espace, paru en 1974. Ses réflexions philosophiques et sociologiques sur l’espace en général et sur des espaces spécifiques, comme la ville ou les milieux ruraux, ont permis de mieux comprendre le rôle et l’impact des dimensions sociales et politiques dans la production de toute espaces et ainsi ouvrir à une reconsidération de la nature des espaces que nous habitons et des processus qui les façonnent. Si la pensée lefebvrienne a le mérite incontestable d’avoir tracé un chemin novateur pour les études spatiales en structurant un nouveau regard, elle a aussi eu l’inconvénient d’avoir transmis aux épigones un point problématique que nous considérons fondamental. En raison de sa formation marxiste, le philosophe français adopte vis-à-vis de l’imaginaire — les arts, la littérature, la dimension symbolique — une approche du moins réductrice : considéré comme un simple recouvrement de l’espace, l’imaginaire ne joue qu’un rôle secondaire dans le système de Lefebvre, où la véritable production de l’espace passe par d’autres instances, comme la politique, l’économique, le social, l’urbanisme, etc. car il ne produit que des représentation de l’espace sans concrétude. Reproduisant à nouveau un jugement basé sur une hiérarchisation axiologique et ontologique des instances produisant l’espace, la pensée lefebvrienne transmet ce préjugé sur l’imaginaire à l’ensemble du tournant spatial, comme nous l’avons pu voir à travers la confrontation avec les perspectives de Fredric Jameson et Edward W. Soja, deux des plus importants représentants du tournant spatial. Le parcours historico-comparatif que nous avons entamé dans le premier chapitre, qui nous a servi pour baliser notre cadre d’étude à savoir l’espace en tant que produit-production, nous a également amenés à nous poser deux questions centrales pour notre recherche : existe-t-il une production de l’espace qui n’évacue pas les instances symboliques et imaginaires ? Comment se structure-t-il l’espace après le tournant numérique ?

Le deuxième chapitre essaie de répondre à la première question grâce à une approche théorique double. D’un côté, nous avons discuté les travaux développés par des chercheur·se·s, des écrivain·e·s et des théoricien·ne·s qui ont traité de l’espace mais qui ne peuvent pas être inséré·e·s à proprement parler dans le tournant spatial, en raison du fait de ne pas avoir mis l’espace au centre de leur pensée. Ainsi, avec une méthode évolutive, nous avons ouvert le chapitre en analysant la poétique de l’espace à la Gaston Bachelard qui intègre l’imaginaire à la production du monde mais qui en fait une instance agissant sur un plan plus intime et personnel et non social. Cette limite de l’imaginaire bachelardien est ensuite comblée par la conception de l’imaginaire chez les situationnistes, et plus précisément chez Guy Debord. Ce mouvement, se situant à la lisière entre théorie et pratique de l’intervention spatiale, montre clairement les potentialités de structuration socio-politique, voire urbanistiques, des pratiques symboliques, comme la psychogéographie et la dérive. Les intuitions situationnistes, moins rigoureuses que militantes, sont confirmées et enracinées encore plus en profondeur dans la production spatiale par les réflexions de Kevin Lynch. Dans son The Image of the City, l’architecte états-unien donne à voir, grâce à une enquête sociologique sur le terrain, une ville structurée autour des principes de la relationnalité et de l’imagibilité : alors que l’urbanisme, le politique, le social, l’économique façonnent certes l’identité d’une ville, l’apport de l’imaginaire s’avère autant fondamental pour que les citoyen·ne·s habitent les espaces par l’intermédiaire d’une appropriation individuelle fondée sur la signification, à savoir le fait de donner un sens aux environnements. La pluralité des images de la ville — un·e habitant·e, une image personnelle — dont Lynch parle en passant devient le pivot de la pensée urbaine et spatiale de Michel de Certeau qui articule le rapport entre unité et pluralité dans la relation dialectique qui s’instaure entre les tactiques et les stratégies. Alors que ces dernières produisent un espace rationnel, homogène, institutionnel, les tactiques ce sont des arts de faire déployées au quotidien par les individus qui habitent ces espaces, se les approprient et donc les font exister au-delà et au-dessus de la simple dimension physico-matérielle tout en leur donnant une identité qui est le résultat d’une négociation entre plusieurs points de vue. La discussion de la notion de savoir situé telle que la présente Donna Haraway, bien que la chercheuse américaine l’applique au rapport épistémologique qui se crée entre objectivité et subjectivité dans les sciences, permet de concevoir le caractère foncièrement multiple de tout identité spatiale non comme un manque de stabilité mais plutôt comme une garantie de concrétude et réalité. En refusant l’injonction idéologique de penser l’espace comme une entité unique et abstraite, la valorisation de la pluralité prônée par de Certeau et Haraway nous amène à accepter, reconsidérer et valoriser la complexité spatiale.

Après avoir organisé la première partie du deuxième chapitre sur l’exploration et la discussion d’autres manières de regarder à l’imaginaire, à ses traits et à son rôle possible dans la production de l’espace, nous nous sommes posés la question de savoir si, au-delà de ses caractéristiques en elles-mêmes, il pouvait — et comment — participer sur le même plan que les autres instances à la structuration de l’espace. Pour ce faire, nous avons essayé d’intégrer l’imaginaire dans un modèle de production de l’espace suivant un principe différent que celui de Lefebvre : celui d’une équivalence ontologique entre les différents éléments. La modélisation spatiale qui nous paraît répondre le mieux à cette exigence méthodologique est celle développée par Carl Schmitt dans Terre et mer dans laquelle le juriste allemand propose une production de l’espace articulée sur la participation sur un pieds d’égalité de quatre instances : l’espace-milieu, la technique, les pouvoirs (économiques, sociaux, politiques, etc.) et l’imaginaire. La perspective schmittienne assigne d’entrée de jeu à l’espace un statut intrinsèquement relationnel et pluriel, en poursuivant ainsi la voie que nous avons ouvert dans la première partie. Cet espace relationnel et pluriel, que nous qualifions de milieu, influence les êtres humains, leur vie et leurs actions, autant qu’il est influencé par eux, instituant ainsi une boucle pragmatique récursive dans laquelle tout élément agit sur les autres sans qu’il n’y ait pas un qui ait une primauté ontologique sur les autres. Nous retrouvons ce même type de dynamique à l’œuvre dans le rapport entre technique et pouvoirs d’un côté et espace de l’autre : comme nous l’avons montré dans le deuxième chapitre, tout espace agit sur le développement des techniques et sur la structuration des pouvoirs qui s’instancient sur lui, et également toute technique et tout pouvoir contribue au façonnement de l’espace par l’intermédiaire de leur action sur l’espace. Si, jusqu’ici, le modèle spatial schmittien reste somme toute fidèle à la vision de l’espace promue par le tournant spatial — l’espace comme produit social qui influence les actions humaines —, lorsque nous en arrivons à la considération du rôle de l’imaginaire dans Terre et mer l’approche schmittienne se distancie de celle de Lefebvre. Alors que chez Lefebvre l’imaginaire est relégué à une dimension secondaire, chez Schmitt l’imaginaire acquiert un statut cohérent avec celui octroyé aux autres instances et participe à part entière à la structuration de l’espace, selon la même dynamique récursive. Ainsi, l’imaginaire déploie son agentivité spatiale à travers trois modalités principales : représentation, perception et conscience spatiales. La première, la représentation spatiale, est l’expression symbolique du rapport entre êtres humains et espace : elle n’agit pas sur un niveau ontologique, mais plutôt phénoménologique. Cependant son rôle n’est pas moins important dans la production d’un espace car elle fournit les images, les mots, les idées — les représentation au sens large — d’un espace déjà donné permettant ainsi la transmission et la mise en commun des espaces particuliers, influençant de cette manière l’identité d’un espace par après-coup. La perception spatiale, quant à elle, est la première modalité d’action ontologique de l’imaginaire, car elle consiste dans le processus d’ancrer les êtres humains dans un espace défini, spécifique et particulier à partir duquel ils structurent leur existence spatiale. Comme le montre Schmitt, les êtres humains ne se bornent pas à habiter un espace particulier de manière neutre, insignifiante, mais ils saisissent les données spatiales brutes (comme les bâtiments, les éléments naturels, etc.) et les organisent à travers des schémas spatiales symboliques qui leur donnent une signification, comme le montre Kevin Lynch, et donc une véritable identité. L’action ontologique de l’imaginaire peut aussi s’exercer non pas sur un espace spécifique mais sur l’espace en soi, c’est-à-dire sur la conscience spatiale. Déclinaison épocale par excellence, la conscience spatiale montre son fonctionnement à l’occasion des changements de paradigmes spatiaux majeurs, comme par exemple la découverte de l’Amérique : c’est l’image de la planète entière qui change, au-delà des riconfigurations de l’espace physique, c’est une nouvelle perception globale du monde en tant que totalité de l’espace qui se fraie un chemin dans la conscience des êtres humains — il n’y a pas juste un nouveau continent qui s’ouvre aux êtres humains, mais bien un nouveau monde tout court.

Ce parcours analytique à travers des perspectives autres sur l’imaginaire spatial nous a permis de montrer qu’une production discursive de l’espace est possible, que l’imaginaire s’intègre dans un modèle spatial concret et que cette production a des modalités précises que nous avons ensuite regroupées sous le concept de placetelling, néologisme résultant de la crase de storytelling et placemaking. Reprénant les caractéristiques de ces deux termes, ce concept, dans notre intention, se définit comme le processus de production de l’espace à travers la signification d’un espace relationnel, collectif, pluriel, social, culturel et narratif.

Le troisième chapitre est inspiré par la tentative théorique de lier les réflexions que nous avons développées dans le deuxième à propos du rôle de l’imaginaire à l’autre question qui informe notre argumentation : qu’en est-il de l’espace à l’ère du numérique ? Pour répondre à cette question, nous avons organisé le troisième chapitre, consacré à l’analyse de l’espace numérique, en deux moments. D’abord nous nous sommes penchés sur le tournant numérique en soi pour ensuite discuter les changements spatiaux engendrés par la numérisation de notre société contemporaine. Dans la première partie, la confrontation avec les perspectives critico-théorique de Pierre Lévy, de Milad Doueihi et de Marcello Vitali-Rosati avec sa théorie de l’éditorialisation nous a permis de nous positionner vis-à-vis de ce fait global qui touche à l’ensemble des phénomènes sociétaux. Alors que Pierre Lévy nous montre que la numérisation contemporaine n’est pas une rupture mais bien la dernière étape d’un processus culturel plus large d’hominisation, Milad Doueihi nous donne les outils théoriques pour concevoir le tournant numérique comme un moment de reconfiguration des structures humaines dans le signe de la continuité. Même si le numérique se définit comme une culture à part entière, qui engendre des nouvelles pratiques et des nouveaux phénomènes, cela ne se produit pas à travers une fracture absolue ou une révolution mais pas micro-changements, reconfigurations, reprises et modifications de structures de longue durée. Partageant le même point de vue de Lévy et Doueihi, que nous avons qualifié de culturaliste car mettant de l’avant le caractère éminemment culturel plus que technologique du numérique, la théorie de l’éditorialisation telle que développée par Marcello Vitali-Rosati nous semble être celle qui permet le mieux de bâtir un passage analytique entre l’espace et le numérique. Se caractérisant par son intention d’être une théorie globale — une philosophie — du fait numérique, l’éditorialisation en saisie les structures formelles, qui s’avèrent être particulièrement proches de celle de l’espace, telles que nous les avons décrites dans le deuxième chapitre. Processuel, performatif, ontologique, multiple et collectif, le monde numérique selon Vitali-Rosati présente les mêmes caractéristiques que nous avons vu définir également l’espace dans notre perspective. Alliant la théorie de l’éditorialisation et le modèle spatial de Schmitt — que nous avons vu pouvoir s’appliquer également à une étude spatiale du monde numérique —, nous avons entamé dans la deuxième partie du troisième chapitre un parcours historico-critique sur l’espace numérique. Cela nous a amené à nous confronter d’abord avec la première tentative de concevoir le numérique en tant qu’espace et l’espace numérisé, c’est-à-dire le cyberespace. Inventée par l’écrivain de science-fiction William Gibson, cette notion, très à la mode dans les années 1980 et 1990, présente une problématique ontologique majeure, dans notre perspective : elle sépare nettement l’espace dit réel de l’espace dit cyber et range ce dernier dans le domaine de l’irréalité, selon un préjugé à la longue tradition philosophique qui voit dans la représentation un simulacre, à savoir une forme ontologique dégradée. C’est avec la proposition théorique du géographe français Boris Beaude que nous dépassons l’opposition onto-axiologique qui sépare espace numérique et espace physique pour aller vers une conception renouvelée de la spatialité numérique. Ainsi, s’appuyant sur la distinction issue de la discipline géographique entre territoire et espace, Beaude propose de regarder à Internet comme à un espace à part entière ayant ses propres structures et caractéristiques. Partant de la réflexion de Beaude et des propositions d’Eric Gordon et Adriana de Souza e Silva, qui parlent d’un espace hybride, nous avons appliqué le modèle spatial de Schmitt afin de poser l’hypothèse que l’espace contemporain est une époque spatiale à part entière — que nous avons appelée l’époque de la géolocalisation. À travers une analyse qui reprend les quatre instances schmittiennes, nous avons analysé les reconfigurations que le numérique a engendré à l’espace-milieu, à la technique et aux pouvoirs. En raison de la place spécifique que l’imaginaire joue dans notre réflexion, nous avons finalement consacré un chapitre entier à la discussion de la manière dont l’imaginaire spatial se modifie à notre époque.

La discussion de l’imaginaire spatial numérique a d’abord demandé qu’on aborde la problématique principale d’une étude esthétique de la géolocalisation, à savoir la relative nouveauté de ce domaine. Alors que la technologie du GPS, née dans un contexte militaire aux États-Unis, qui est à la base de la géolocalisation telle qu’on la conçoit aujourd’hui a une histoire d’une cinquantaine d’années, ses applications littéraires et artistiques sont beaucoup plus jeunes — ce n’est qu’en 2008 que cette technologie a percé le domaine du grand public grâce à son intégration dans les dispositifs mobiles. Dans un premier temps, le concept de corpus analyseur, développée et utilisé principalement dans la sociologie, nous a servi pour jeter les fondations d’une approche moins centrée sur l’analyse endogène des œuvres de notre corpus et plus attentif aux enjeux, thèmes et problématiques que ces œuvres permettent de soulever, discuter et analyser. Notre approche méthodologique innovant pour le domaine, rendu nécessaire par la nature particulière de notre sujet d’étude, nous a amené à faire appel à ces disciplines qui ont traité des différents volets dans lesquels l’esthétique géolocalisée peut être divisée afin de construire un outillage critique et théorique pouvant répondre à la question de comment l’imaginaire spatial se reconfigure après le numérique. À travers une brève histoire de la littérature numérique, orientée au repérage des tendances et des caractéristique de cette dernière, nous avons pu analyser les manières dont le numérique modifie la littérature : nouvelles pratiques d’écriture et de lecture, nouveaux modes de production, diffusion et légitimation des œuvres, impact des nouveaux support d’écriture et lecture dans la production littéraire, etc. Ainsi, dans cette perspective, la diffusion massive des dispositifs mobiles dotés de géolocalisation et connexion Internet haute vitesse représente plus qu’une rupture, plus que la fin de la littérature — ce qui s’avère être un point de vue assez répandu, qui reproduit à nouveau le même préjugé qui frappe le virage numérique et que nous avons déconstruit dans le troisième chapitre —, une étape parmi d’autres dans la longue histoire des changementes des modalité de faire de la littérature. L’attention portée spécifiquement à ce que nous avons appelée, dans le sillage de Leonardo Flores, la troisième génération de la littérature numérique nous a permis dans cette première partie d’apprêter un premier outillage théorique et conceptuel pour pouvoir analyser la composante littéraire numérique de l’esthétique géolocalisée. À côté de cette discipline, centrale dans notre recherche, nous avons également fait recours à d’autres domaines tels que l’art contemporain, les études littéraires spatiales non-numériques et les sciences de l’information et de la communication afin de compléter notre trousse méthodo-analytique, en empruntant à chaque domaine les théories et les concepts qu’il a développé suite à la confrontation avec les différents aspects de la géolocalisation.

La deuxième partie du chapitre, qui procède du moment théorico-méthodologique, est consacrée à l’analyse des œuvres de notre corpus dans le but de dessiner un parcours qui explore la nature de l’imaginaire géolocalisé en s’inspirant, du point de vue formel, des trois facultés de l’imaginaire spatial selon Schmitt. Ainsi, le projet littéraire collaboratif montréalais #dérive(s), qui nous montre aussi l’évolution de la littérature numérique de la deuxième génération basée sur la forme du blog à la troisième basée sur les dispositifs mobiles, permet de voir une première modalité de production de l’espace de la part de l’imaginaire spatial numérique géolocalisé, dans sa déclinaison de représentation spatiale. Alors que l’imaginaire contemporaine de la géolocalisation en est un principalement technique et technologique — un système de coordonnées géographiques et mathématiques —, la poétique spatiale de ce projet essaie de penser le fait d’être situé·e·s autrement. En optant consciemment pour une géolocalisation basée sur l’indétermination, grâce au détournement de la fonction des hashtags de la plateforme de microblogging Twitter, les auteur·rice·s de #dérive(s) promeuvent une poétique de la localisation, où les lieux constituent moins des repères spatiaux figés que des espaces vécus à travers la mise en récit et la mise en contexte symbolique. Ainsi, ce projet témoigne du rôle que les pratiques symboliques peuvent avoir dans le façonnement de l’identité d’un lieu à travers la réappropriation poétique, le détournement, la construction d’un imaginaire spatial, même dans le cas d’une intervention esthétique qui se situe sur le niveau de la représentation spatiale. Alors que #dérive(s) nous a permis de mettre en lumière l’action que l’imaginaire spatial déploie par l’intermédiaire de l’appropriation sensible et poétique d’un lieu, la confrontation que nous avons dressée entre deux projets à la philosophie opposée mettant au centre la ville numérique ou intelligente, The World’s Eyes et Sidewalk Toronto, fait ressortir la dimension socio-politique que l’imaginaire géolocalisé peut engendrer lorsqu’on se situe sur le niveau de la perception spatiale. Sidewalk Toronto est la tentative — échouée en raison de la pandémie de COVID — menée par Alphabet, subsidiaire de Google, d’étendre l’emprise de l’entreprise californienne à l’urbanisme numérique. Ce quartier intelligent au sein de la ville de Toronto devait être l’application urbaine des principes qui règlent l’action de Google : efficacité, personnalisation des services, exploitation commerciale des données numériques. Derrière le discours d’innovation sociale et urbanistique porté par Google, pourtant, la réalité des faits s’avère être différente, comme le montrent des œuvres comme The World’s Eyes de Fabien Girardin. Tirant profit du potentiel critique de l’imaginaire spatial, dû à sa nature intrinsèquement multiple, cette œuvre fend le discours unitaire de Google où l’aménagement numérique est pris en charge par un acteur privé — et un seul — doté de l’infrastructure technique, de la technologie et du savoir nécessaires pour exploiter les données numériques urbaines afin de montrer une manière différente de concevoir le rôle des pluralités sociales, citoyennes, politiques, etc. dans le processus de production de l’espace urbain. Faisant écho aux propos de Kevin Lynch selon lesquels habiter une ville est une question d’organisation des données environnementales en une image signifiante, The World’s Eyes différencie entre empreintes numériques passives et actives, c’est-à-dire des données produites de manière inconsciente par les individus — lors des déplacements, par exemple, ou lorsqu’ils se connectent à des réseaux sans fil publiques — et des données partagées volontairement et donc sous leur contrôle. The World’s Eyes nous montre que les données numériques urbaines deviennent aujourd’hui un véritable élément urbain qui dépasse le simple niveau individuel et personnel : véritable élément urbain au même titre que les infrastructures routières, les bâtiments, les espaces verts, etc., les données numériques participent à l’aménagement de la ville, à la production de son identité et, par conséquent, à la perception spatiale, acquérant donc une dimension socio-politique. La dernière œuvre faisant partie de notre corpus, Laisse venir d’Anne Savelli et Pierre Ménard, a été l’occasion de discuter la manière dont l’imaginaire géolocalisé participe au développement de la conscience spatiale. Au moment où les services de géolocalisation privés tels que Google Street View ou Google Earth sont en train de façonner notre image globale du monde répondant à des principes utilitaristes et commerciaux inspirés du panoptique, des visions alternatives, que Bruno Latour appelle oligoptiques, mettent en lumière les trous, les failles, les défauts de cette image qui se voudrait lisse, homogène, unitaire, cohérente, efficace, maniable. À côté de travaux comme 9 Eyes et Postcards from Google Earth qui ne dépassent pas le stade critique, Laisse venir s’engage dans la production d’une image du monde autre. Comme le montrent les deux écrivain·e·s français·e·s, même à l’époque numérique l’espace ne saurait se passer de l’apport des éléments affectifs, symboliques et imaginaires pour se produire : les sentiments, les émotions, la mémoire, les points de vue personnels et individuels, les narrations et les récits donnent leur contribution spécifique au façonnement de la perception d’un espace global.

Notre parcours théorique qui de la périodisation des époques spatiales de Michel Foucault nous a amené à la géolocalisation en passant par la modélisation de Carl Schmitt nous permet, avec la notion d’oligoptique, de dresser une conclusion qui est une ouverture épistémique à des nouvelles pistes de recherche. Nous avons vu dans notre thèse que toute conception de l’espace, au sens schmittien, à savoir la conscience d’un espace unitaire comme organisation globale d’un monde, d’une société, d’une manière d’habiter et concevoir les lieux ne peut que se former lorsque cet espace est le résultat de l’agencement de quatre instances : espace-milieu, technique, pouvoirs et imaginaire. La conception spatiale de la modernité, celle promue par les travaux des auteur·rice·s du tournant spatial, ne fait pas exception, même si ce mouvement a, historiquement, relégué l’imaginaire dans un rôle secondaire : nous avons montré, qu’en réalité, à l’emplacement — forme spatiale de la modernité — correspond un imaginaire spatial spécifique, qui assure une contribution à la production de l’espace. La géolocalisation qui serait dans cette optique la forme spatiale suivant l’emplacement — nous avons donc localisation, étendue, emplacement et finalement géolocalisation — a son espace-milieu, ses techniques et ses pouvoirs, nous l’avons vu. La reconfiguration globale de la société engendrée par le numérique à laquelle nous assistons depuis quelques décennies ne change pas tant la dynamique d’entrelacement qui caractérise l’espace-milieu, ce que nous avons qualifié de boucle récursive entre pratiques humaines et espace, mais produit plutôt ce que plusieurs chercheur·se·s appellent une hybridation de l’espace, qui touche aux structures ontologique de ce dernier. Ainsi la lignée historique des espaces-milieux voit une nouvelle structure ontologique apparaître : après l’espace métaphysique de la localisation, l’espace mathématisé de l’étendue et l’espace relationnel de l’emplacement, nous vivons aujourd’hui dans un espace hybride où le numérique — l’information — a le même poids ontologique jadis réservé à l’arché. Si avant l’information pouvait être séparée du monde, du moins d’un point de vue ontologique, aujourd’hui les deux ne le sont que théoriquement. Pour citer Luciano Floridi, aujourd’hui « what is real is informational and what is informational is real(Floridi 2014, 48) » ou, comme l’affirment Eric Gordon et Adriana de Souza e Silva, « [w]e don’t enter the web anymore; it is all around us(Gordon et de Souza e Silva 2011, 3) ».

Si l’espace géolocalisé est intimement informationnel, il va de soi que la technique acquiert un rôle considérable. Le numérique, « phénomène culturel impulsé par les adaptations sociales d’innovations technologiques(Doueihi 2008, 17) », ne peut exister sans que la technique devienne l’infrastructure ontologique sur laquelle les autres se basent pour apporter leur contribution au façonnement global du paradigme — avec des conséquences parfois problématiques, comme le verrons par la suite. Ainsi, nous sommes devant une époque spatiale où la technique devient un élément très complexe et stratifié, en raison de sa nature double : d’une part intermédiaire, d’autre part actrice. Alors que la première caractéristique fait de sorte que nous habitons un espace dorénavant fondamentalement technique où la pertinence ontologique de l’opposition entre artificiel et naturel — ou même d’humain, comme l’affirment les post-humanistes — s’estompe — nous assistons à une technicisation de la nature ou à une naturalisation de la technique —, la deuxième a des effets divers sur lesquels convient de s’attarder davantage. La prolifération massive de la technologie passe notamment par la diffusion des dispositifs mobiles qui changent notre rapport à l’espace : ils donnent à tout un chacun l’opportunité et les moyens de contribuer directement à la production de l’espace, élargissant le rayon d’action et l’agentivité des individus. Dès lors, non seulement on peut parler d’une véritable production collective et collaborative de l’espace, mais aussi, et surtout, c’est un tout nouveau lien intime qui se tisse avec les liens qu’on fréquente. La possibilité fournie par la technologie géolocalisée de manier, modifier et générer les informations faisant partie de l’environnement où on vit, d’avoir en main — c’est le cas de dire — les outils produisant l’espace dépasse le seul aspect technique pour s’ancrer dans l’affectif et le sensible et change les modalités à travers lesquelles les individus donnent une signification à l’espace, comme le remarquait déjà Kevin Lynch.

Alors que la technique a une importance centrale dans la production de l’espace géolocalisé, les acteurs qui l’exploitent et surtout ceux qui la maîtrisent détiennent un pouvoir, symbolique ou matériel, spécifique. D’une part, comme on l’a vu dans le paragraphe précédent, les individus se trouvent dans la position d’avoir un nouveau pouvoir dérivant de la négociation collective et collaborative à travers lequel produire un espace essentiellement pluriel, comme le montre le cas paradigmatique de Wikipédia. Pourtant, au moment où on pourrait imaginer des nouvelles formes de démocratie participative numérique, la forme de pouvoir qui est en train de prendre le dessus dans le monde numérique s’avère être toute autre, diamétralement opposée. Le cas de Google, le plus puissant acteur des GAFAM, le témoigne parfaitement. Acteur économique et a-politique, Google profite de la nouvelle configuration spatiale où l’espace virtuel ouvert par le réseau Internet dépasse les territoires, avec leurs frontières et leurs pouvoirs étatiques, pour développer une forme d’autorité qui refusent la centralisation portée par l’État-nation : la concentration, qui favorise, entre autres, le passage d’un pouvoir plus politique à un pouvoir tendanciellement plus économique. S’appuyant son pouvoir économique et sa capacité d’influencer et structurer la quasi-totalité des pratiques numériques, Google peut se présenter, de fait, comme le Web en soi. Cette emprise de Google sur le monde numérique se transpose également dans le monde physique où l’entreprise californienne essaie d’imposer sa vision de l’espace et le à une notion unifiée et homogène. Le but de Google Maps n’est pas d’offrir aux individus un espace pluriel, mais de réduire ce dernier à une marchandise à travers l’extraction, la collecte et l’analyse des données numériques spatiales.

Finalement, la discussion de l’imaginaire géolocalisé, élément central dans notre réflexion, a pris une ampleur considérable en raison des spécificité de ce sujet : peu thématisé dans le domaine des études littéraires, nous avons dû préalablement bâtir le cadre méthodologique pour son analyse. Cela nous a permis de faire le point sur les avancées théoriques de la littérature numérique, en focalisant notre attention sur la troisième génération, et ainsi déceler les caractéristiques poétiques d’une littérature qui exploite les dispositifs mobiles, la géolocalisation et la connexion Internet haute vitesse. L’apport d’autres disciplines qui ont thématisé la géolocalisation sous d’autres angles a ensuite complété notre approche esthétique. La mutualisation de la tripartition de l’action de l’imaginaire que Schmitt développe dans Terre et mer nous a permis de dessiner une ébauche préliminaire d’une théorie de l’imaginaire géolocalisé, préalable à une étude plus vaste de cette question qui dépasse le cadre de notre thèse. La discussion des œuvres du notre corpus, choisies en raison de leur potentiel analyseur pour chaque niveau de l’imaginaire — représentation, perception, conscience —, a donné comme concept central celui d’oligoptique. Suivant la pensée de Gilles Deleuze et de Félix Guattari selon lesquels le propre de la philosophie est de créer des nouveaux concepts pour exprimer les nouveaux problèmes qu’elle doit aborder, nous posons l’hypothèse expérimentale que la notion d’oligoptique serait la clé de voûte de l’imaginaire géolocalisé pouvant résumer les réflexions ponctuelles que nous avons livrées dans cette thèse et synthétiser les caractéristiques de la géolocalisation en tant qu’époque spatiale. Les oligoptiques, comme l’imaginaire, produisent des espaces à travers leur pouvoir de signification — ils sont performatifs ; ils portent en eux les pluralités individuelles d’où ils découlent, à la manière des savoirs situés de Donna Haraway ; ils s’agencent dans une multitude plurielle selon le principe de la prolifération et ils refusent la concentration ; ils sont relationnels car aucun oligoptique ne peut aspirer à l’unicité ou à l’universalité et ne peut que coexister à côté des autres ; ils sont sociaux et même politiques et ils s’opposent point à point à la totalisation uniformisante de Google qui est le risque majeur que court l’espace géolocalisé aujourd’hui ; ils sont des récits technologiques car la technologie en est une condition de possibilité sans qu’elle en épuise l’identité car ils prennent tout leur consistance dans la mise en récit des histoires qu’ils racontent ; ils sont des produits culturels, discursif, esthétiques. Ainsi, les oligoptiques sont la figure conceptuelle à travers laquelle nous avons essayé de saisir les caractéristiques de l’imaginaire spatial géolocalisé afin de répondre aux questions que nous avons posées à la fin du premier chapitre. Sans prétendre avoir donné une réponse définitive à ces question, notre argumentation nous mène à répondre de manière affirmative, dans l’espoir que nos conclusions puissent servir à d’autres pour poursuivre l’étude de la géolocalisation dans une perspective éminemment esthétique, et à affirmer que l’imaginaire produit effectivement un espace et que la géolocalisation est un nouvel paradigme de l’espace à part entière, forme spatiale de la contemporanéité.

Buzzetti, Hélène. 2020. « Clivage entre Québec et Ottawa à propos du mot en N ». Le Devoir. https://www.ledevoir.com/politique/canada/588224/deux-solitudes-a-propos-du-mot-honni.
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