Pour une approche critique du concept de sphère publique démocratique
Oriane Chowdhury

Chez Habermas, le concept de « sphère publique » désigne le mécanisme institutionnel de rationalisation de la domination politique en rendant les États responsables face à l’ensemble des citoyens. C’est un espace idéal de discussion rationnelle où la discussion se doit d’être ouverte et accessible à tous. Les sujets d’intérêts exclusivement privés ne sont pas admis, les inégalités de statut social doivent être suspendues et les participants doivent débattre de pair à pair. Cet espace politique s’est institutionnalisé en France par la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Elle devient le référent idéel par lequel adviennent et se concrétisent les relations démocratiques entre citoyens issus de conditions sociales différentes mais politiquement et juridiquement égaux.

Notre enquête empirique se propose d’interroger l’effectivité démocratique de ce concept. Pour ce faire, nous sommes partis des discours de deux artistes cherchant à contester la réalisation de principes politiques et moraux établis par la classe dominante et de la façon dont ces discours ont été relayés au sein de la sphère publique. Ces discours proposent des définitions contestataires des principes de laïcité et de liberté d’expression, issues de leur expérience politique vécue en tant que minorité. Il s’agit d’Abd Al Malik et de son ouvrage Pour une spiritualité laïque (2015) et de Médine et de ses chansons Djihad (2005) et Don’t Laïk (2015).

Afin de donner une substance sociologique à la notion de sphère publique, nous nous sommes appuyés sur les données de l’ACMP et de Médiamétrie et avons sélectionné les trois médias affichant le plus d’audience de 2004 à 2018 au sein de la presse écrite (Le Monde, Le Figaro, 20 Minutes) ; de la radio (RTL, France Inter, NRJ) et de la télévision (TF1, France 2, France 3). La sphère publique dont il est question dans cette enquête est donc la sphère publique dite « de masse ». L’étude de ces discours médiatiques par la méthode structuraliste du schéma narratif révèle que le traitement du discours des minorités, au sein de la sphère publique, s’exerce sous le prisme d’une idéologie unique et systémique. Cette sphère publique de masse n’offre donc pas les conditions politiques qui permettraient de faire advenir un espace de discussion rationnelle où les inégalités sociales sont suspendues et où les citoyens débattent de pair à pair.

C’est déjà ce qu’avait souligné Nancy Fraser dans ses travaux portant sur la critique du concept de sphère publique telle qu’il avait été développé chez Habermas. Elle montrait que les postulats théoriques construits par Habermas n’offraient pas les conditions de possibilité d’un espace démocratique. L’égalité des participants à la discussion, l’unicité des publics et la séparation entre la sphère publique et l’État favorisent l’émergence de stratégies d’exclusions non officielles permettant aux classes dominantes d’officialiser leurs structures symboliques et morales en les rendant universelles et nécessairement éthiques. Si elle en conclut qu’une conception défendable de la sphère publique démocratique doit permettre l’existence de publics forts et de publics faibles par la théorisation de leur relation inégalitaire, notre enquête empirique nous invite à conclure que l’existence de publics subalternes, même s’ils sont définis comme tels, n’est pas une conition suffisante au développement de relations publiques démocratiques. L’enjeu de mon enquête empirique est de montrer que la conceptualisation théorique d’une sociologie politique critique portant sur une forme de vie publique à laquelle des publics pluriels mais inégaux participent, ne peut passer par la notion rationnelle de sphère publique. En son sein, le tiers médiatisant de la relation serait toujours déterminé par les jeux de hiérarchie économique constitutifs des sociétés post capitalistes. Si nous voulons construire les postulats permettant d’engendrer la concrétisation de relation démocratique au sein de nos sociétés post capitalistes, nous devons penser la démocratie à partir de la notion d’espace, tel qu’il est défini chez Louis Quéré. Il désigne ce lieu physique où « l’apparaître de la vie sociale n’est plus qu’une manifestation secondaire et facultative d’entités déjà déterminées mais le moment de leur détermination ». C’est en interrogeant la vie publique en tant qu’espace physique, où l’action et les relations interindividuelles créent le politique, que nous pourrons conceptualiser un espace où la discussion est ouverte à tous et où la formation et la confrontation des opinions seraient formatrices d’un sens commun par d’autres voies que celle de l’argumentation rationnelle.

According to Habermas, the concept of “public sphere” designates the institutional mechanism to rationalize political domination by making states accountable to all citizens. It is an ideal space for rational discussion where debates must be open and accessible to all. Subjects of exclusively private interest are not admitted, inequalities in social status must be suspended and participants must argue peer to peer. This political space was institutionalized in France by the Declaration of Human and Civil Rights in 1789. It has become the ideal referent through which the democratic relations between citizens from various social conditions but politically and legally equal has arisen and materialized. .

Our empirical survey aims to question the democratic effectiveness of this concept. To do this, we started from the speeches of two artists seeking to challenge the realization of political and moral principles established by the ruling class and the way in which these speeches were relayed within the public sphere. These speeches offer defiant definitions of the principles of secularism and freedom of expression, resulting from their political experience as a minority. These are Abd Al Malik and his book Pour une spiritualité laïque (2015) and Medine and his songs Djihad (2005) and Don’t Laïk (2015).

In order to give a sociological substance to the notion of the public sphere, we relied on data from the ACPM and Médiamétrie and selected the three media with the most audience from 2004 to 2018 in the written press ( Le Monde, Le Figaro, 20 Minutes); radio (RTL, France Inter, NRJ) and television (TF1, France 2, France 3). The public sphere in question in this survey is therefore the so-called “mass” public sphere. The study of these media discourses by the structuralist method of the narrative scheme reveals that the treatment of the minorities’ speech, within the public sphere, is exercised under the prism of a single and systemic ideology. Therefore, this mass public sphere does not offer the political conditions that would allow a space for rational discussion to emerge where social inequalities are suspended and where citizens debate peer to peer.

This was already emphasized by Nancy Fraser in her work on the critique of the concept of the public sphere as it had been developed by Habermas. It showed that the theoretical postulates constructed by Habermas did not offer the conditions for the possibility of a democratic space. The equality of participants in the discussion, the uniqueness of the audiences and the separation between the public sphere and the state favor the emergence of unofficial exclusionary strategies allowing the dominant classes to formalize their symbolic and moral structures by making them official by making it universal and necessarily ethical. If it deduces that a defensible conception of the democratic public sphere must allow the existence of strong publics and weak publics by the theorization of their unequal relationship, our empirical investigation invites us to reckon that the existence of subordinate publics, even if defined as such, is not a sufficient condition for the development of democratic public relations. The stake of my empirical survey is to show that the theoretical conceptualization of a critical political sociology dealing with a form of public life in which plural but unequal publics participate, cannot go through the rational notion of public sphere. Within it, the mediating third element of the relationship would always be determined by the stakes of economic hierarchy constituting post-capitalist societies. If we want to build the postulates making it possible to generate the fulfilment of democratic relations within our post-capitalist societies, we must think of democracy starting from the notion of space, as defined by Louis Quéré. It designates this physical place where “the appearance of social life is no more than a secondary and optional manifestation of already determined entities but the moment of their determination”. It is by questioning public life as a physical space, where action and interindividual relations create politics, that we will be able to conceptualize a space where discussion is open to all and where the formation and confrontation of opinions would be formative of a common sense by other means than that of rational argumentation.

Sphère publique, Espace public, Démocratie, Liberté d’expression et Laïcité, Médias de masse et réception des discours des artistes de confession musulmane, Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, 1789
Public sphere, Public space, Democracy, Freedom of expression & Secularism, Mass media and the reception of French muslim artists, Declaration of Human and Civil Rights in 1789

Dans son ouvrage Espace Public, Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Habermas historicise l’émergence d’un idéal philosophique : la sphère publique bourgeoise et développe les conditions politiques, économiques et sociales à partir desquelles une partie de cette idéalité a pu se matérialiser au sein de l’histoire. Chez Habermas, la sphère publique se comprend comme un espace idéal de discussion rationnelle où la discussion se doit d’être ouverte et accessible à tous ; c’est par elle que peuvent se réaliser des relations d’ordre démocratique entre citoyens. Les sujets d’intérêts exclusivement privés ne sont pas admis, les inégalités de statut social doivent être suspendues et les participants doivent débattre de pair à pair. Le résultat d’une telle discussion constitue l’opinion publique, dans le sens fort d’un consensus portant sur le bien commun.1 . La notion de sphère publique désigne donc le mécanisme institutionnel de rationalisation de la domination politique en rendant les États responsables face à l’ensemble des citoyens. Habermas qualifie cette sphère publique de « bourgeoise » puisqu’à partir de la décentralisation du pouvoir royal et de sa séparation avec l’aristocratie, la classe bourgeoise se réunissait dans des lieux publics comme les cafés ou les salons littéraires afin de créer un éthos comportemental et discursif lui permettant de se distinguer de l’aristocratie et des couches populaires. Ces lieux avaient pour finalité d’offrir aux individus les conditions d’user de leur capacité à raisonner de façon libre et critique car leurs institutions étaient indépendantes des intérêts privés de l’économie de marché et de ceux du pouvoir. C’est cette séparation claire entre l’État et la société qui devait permettre l’absence des intérêts privés : la discussion porterait ainsi sur des thématiques d’un bien commun à finalité universelle, portée sur le développement de la connaissance et de la morale humaine. C’est sur ce modèle démocratique de sphère publique qu’a été institutionnalisée la Déclaration de l’Homme et du Citoyen ; les principes Républicains Liberté, Égalité, Fraternité ont été théorisés dans le but d’abolir les inégalités sociales dues à la naissance et de permettre à tous les citoyens de participer, de façon égale, à la vie politique de l’opinion publique.

Dans son article Repenser la sphère publique2 , Nancy Fraser émet une critique de philosophie politique de ce concept de « sphère publique bourgeoise ». À l’appui des travaux de l’histoire révisionniste, elle démontre que cette notion n’a pas été construite pour offrir à tous les citoyens les conditions d’un espace démocratique mais pour légitimer et assurer la domination de la bourgeoisie. Elle définit la sphère publique bourgeoise comme une « notion idéologique masculiniste qui fonctionnait pour légitimer une forme émergente de règles de classe ». En effet, les lieux au sein desquels s’est construite la notion d’opinion publique n’avaient pas vocation à accueillir toutes les couches de la société mais à construire l’éthos singulier de la classe bourgeoise, par distinction3 avec l’aristocratie et les classes populaires. La fonction de cette sphère publique ne répondait donc pas à la construction d’une opinion publique détachée des intérêts privés de l’économie et du pouvoir ; mais à la construction de l’éthos d’une catégorie d’hommes de la bourgeoisie qui allaient se considérer eux-mêmes comme une classe universelle et affirmer leur aptitude à gouverner. Une des preuves que cette sphère publique a été construite comme un outil de domination politique est qu’elle s’est construite en tant que sphère publique officielle, excluant par là la participation des minorités que constituaient le public des femmes et des groupes ethniques et sociaux divers. Les normes discursives et corporelles proposées par ces contre-publics4 ont toujours été exclues des débats de la sphère publique officielle par des stratégies tacites de domination. En construisant l’idée d’une sphère publique officielle, la sphère publique bourgeoise a donc construit « le 1er site institutionnel de construction du consentement qui définit le nouveau mode de domination de nature hégémonique ».5

Notre hypothèse est qu’il existe une relation de continuité entre cette sphère publique bourgeoise et l’avènement des médias de masse à la fin du XIXe tournés vers la recherche de profits économiques et d’intérêts privés. Les médias de masse se sont substitués à la notion de sphère publique officielle construite par la bourgeoisie. Notre étude propose ainsi de démontrer, dans un premier temps, en quoi la publicisation des médias de masse aujourd’hui en France est utilisée comme moyen de domination politique ayant pour but de construire l’hégémonie de normes discursives propres à servir les intérêts marchands d’une classe sociale et politique. Pour construire notre échantillon empirique, nous avons choisi deux artistes issus des contre-publics et dont les discours proposent de nouveaux styles de comportements politiques et de nouvelles normes de discours publics concernant les valeurs de laïcité et de liberté d’expression ; contestant par là les normes exclusives du public bourgeois. Il s’agit d’Abd Al Malik et de son ouvrage Pour une spiritualité laïque6 ainsi que de Médine et de sa chanson Don’t Laïk. Nous étudierons leur discours à partir de la méthode structuraliste7 de l’étude de texte, puis nous analyserons par quels partis pris discursifs ces discours –portés par des individus issus de conditions sociales minoritaires– ont été relayés par la sphère publique de masse. Afin de donner une substance sociologique à la notion de sphère publique de masse, nous nous sommes appuyés sur les données de l’ACPM8 et de Médiamétrie9 et avons sélectionné les trois médias affichant le plus d’audience de 2004 à 201510 au sein de la presse écrite (Le Monde, Le Figaro, 20 Minutes) ; de la radio (RTL, France Inter, NRJ) et de la télévision (TF1, France 2, France 3). Les conclusions offertes par nos analyses nous inviteront ainsi à nous questionner sur l’utilisation critique du concept de sphère publique pour élaborer les conditions politiques de la démocratie.

I– Analyse et restitution des œuvres au sein de la sphère publique

A –Le contexte social et politique du débat

L’enjeu sociologique des discours analysés se comprend par l’institutionnalisation des Droits de l’Homme et du Citoyen et des principes qui en émanent : la liberté d’expression11 « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme » ; et la laïcité12 « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi ». Les discours portés par Médine et Abd Al Malik ont donc pour origine l’institutionnalisation de ces principes en tant que droits inaliénables et universels à tous les citoyens français. La condition d’accès à ces droits pour les minorités dont ils sont issus est aujourd’hui remise en question par un contexte social et politique qu’Abdellali Hajat et Marwan Mohammed définissent comme islamophobe : « C’est un long processus historique de racialisation qui assigne à des individus une identité religieuse (…) et qui est en train de faire passer les musulmans d’un groupe religieux hétérogène (…) à un groupe homogène et marqué du signe de la permanence. Ce processus débouche sur un régime juridique d’exception et des multiples formes de violences symboliques et physiques ».13 Cette notion définit l’enjeu de la problématique publique qui oppose Abd Al Malik et Médine à la classe politique hégémonique en France.

B– Parcours

Médine et Abd Al Malik sont deux rappeurs français de confession musulmane, issus des quartiers populaires et d’origine ethnique étrangère : Médine est d’origine algérienne et Abd Al Malik est d’origine congolaise. Le début de leur carrière solo commence en 2004 et marque pour tous deux la volonté de lier leur engagement artistique avec leur pratique de la foi musulmane.14 Les différents courants de l’islam auxquels ils appartiennent entraînent des comportements politiques et discursifs hétérogènes. Abd Al Malik est de confession soufie ; sa pratique actuelle de l’islam est nourrie par la philosophie de l’imam Al-Ghazâlî15 ; sa compréhension du statut politique des musulmans en France est influencée par le théologien Tareq Oubrou et le concept de Sharia des minorités selon lequel les musulmans doivent s’adapter au contexte politique et social au sein duquel ils évoluent. À l’heure républicaine où les distinctions identitaires, culturelles et religieuses sont particulièrement exacerbées en France, Abd Al Malik utilise les principes de la philosophie soufie dans l’objectif de proposer un projet de philosophie politique permettant de résoudre ces conflits démocratiques. Médine fait partie de la communauté des musulmans sunnites ; la construction de son système discursif concernant le statut politique et juridique des musulmans en France s’est notamment nourrie des réflexions proposées par l’islamologue Tariq Ramadan. Le propos retenu par Médine est que le modèle d’intégration proposé par la philosophie Républicaine pour inclure les minorités ethniques et religieuses revient à bafouer le droit d’un individu à incarner les normes culturelles qui lui sont propres. Il rejette ainsi le modèle d’acculturation républicaine proposé aux minorités ethniques et religieuses, qu’il dénonce comme une privation des droits humains les plus fondamentaux. Son engagement artistique cherche à revendiquer les droits juridiques de la communauté musulmane à exister publiquement, en tant que communauté distincte des normes culturelles construites par les racines judéo-chrétiennes de la France.

Pour analyser les modalités et contenus des systèmes discursifs de leurs œuvres ; nous nous sommes appuyés sur la méthodologie structuraliste de l’analyse linéaire. Elle est construite à partir de l’étude du texte, compris en tant que point de convergence entre divers réseaux de signification (grammatical, syntaxique, rhétorique, phonétique, etc.).

C– Analyse linéaire

Dans ces deux œuvres, la proposition de nouveaux styles de comportements politiques passe par une critique de l’application des principes de Laïcité et de Liberté d’Expression.

Dans son ouvrage, Abd Al Malik s’attache à démontrer, par l’utilisation d’arguments logiques, en quoi l’application présente du principe de laïcité n’est pas conforme aux lois édictées par la Constitution de 1789 : « N’a-t-on pas vu des mamans, parents d’élèves, interdites d’être accompagnatrices lors de sorties scolaires parce qu’elles portaient le voile ? Ou encore une crèche (employeur de droit privé) inclure dans son règlement intérieur « le principe de laïcité » pour se donner la possibilité de licencier une salariée portant le voile ? ».16 L’utilisation des questions rhétoriques permet d’indiquer que les faits décrits entrent en contradiction avec les principes portés par la Constitution de 1789 qui stipule que « la laïcité n’est pas une opinion parmi d’autres mais la liberté d’en avoir une. Elle n’est pas une conviction mais le principe qui les autorise toutes, sous réserve du respect de l’ordre public ». Or ici, le principe de laïcité est utilisé comme argument juridique pour justifier l’exclusion d’individus ayant décidé d’exprimer publiquement leur conviction religieuse. Après avoir démontré que les musulmans sont victimes d’un traitement juridique injuste au regard de la Constitution ; il s’attache à redéfinir les conditions de l’application démocratique du principe de Liberté d’Expression : « Une question se pose fondamentalement à nous autres citoyens occidentaux : Est-ce que parce qu’on PEUT faire quelque chose qu’on DOIT impérativement le faire ? (…) Soyons honnête, dans notre pays, les caricatures de Charlie Hebdo (certes acte démocratique par excellence parce qu’éclatant symbole de la liberté d’expression) ont clairement contribué à la progression de l’islamophobie, du racisme et de la défiance envers tous les musulmans (…). En outre, de toute évidence, nous vivons en démocratie et en démocratie aucun pouvoir sans bornes ne pourrait être légitime (…). Parce que finalement les musulmans, bien avant les premières caricatures de Charlie Hebdo, étaient déjà fortement discriminés dans notre pays. Soyons justes donc, cette fameuse liberté d’expression n’est pas une valeur non négociable. La République est à la fois l’expression de la volonté du peuple et la protectrice des libertés individuelles et collectives. Elle défend donc la liberté des médias, mais également la justice, l’égalité de traitement, la paix et la sécurité entre tous les citoyens. Ces principes sont des garde-fous et doivent en pratique exercer un effet de limitation les uns sur les autres. »17 Dans cet extrait, Abd Al Malik définit les caricatures de Charlie Hebdo comme trouble à l’ordre public en tant qu’elles nourrissent les dissensus déjà existants entre la communauté musulmane et les institutions Républicaines. Elles franchissent en cela les contours démocratiques de la maxime Liberté, Égalité, Fraternité ; puisqu’en nourrissant les fantasmes racistes déjà existants, elles participent à justifier l’exclusion de la communauté musulmane de la vie publique et politique commune. Or dans cette devise Républicaine, la liberté d’expression n’a de fonction démocratique que si elle assure la coexistence pacifique et collective de ses membres.

Cette limite démocratique du système républicain le conduit à proposer un système discursif permettant d’en renouveler ses cadres théoriques. Il se construit à partir de la redéfinition ontologique des attributs sociologiques d’un Français : « Aujourd’hui un Français, c’est aussi bien un Français athée, qu’un Français musulman, qu’un Français chrétien, qu’un Français juif. Un Français n’est pas issu d’une caste sociale particulière et n’a pas une couleur de peau spécifique ».18 La caractérisation d’un Français n’est donc plus relative à l’appartenance à la race blanche et à ses racines judéo-chrétiennes : « Être français, c’est être spirituel, être porteur d’une véritable spiritualité laïque qui, avant même de s’articuler dans le langage, est à la fois raisonnement, intuition de l’idée immanente républicaine et sa transcription claire et intelligible ».19 Abd Al Malik nous propose ici une redéfinition de la notion d’universalité républicaine. Au sein de la Constitution de 1789, l’universalité dépend du principe immanent d’un droit politique à la citoyenneté20 ; chez Abd Al Malik, l’universalité se comprend par le principe soufi selon lequel la nature humaine appartient à une même substance métaphysique. Les caractéristiques communes partagées par les individus ne dépendent donc pas d’attributs sociaux mais transcendants. C’est le sens de la formule : « Être français, c’est être spirituel ». Ce postulat philosophique lui permet ainsi de construire le concept de philosophie politique de démocratie spirituelle : « La question est d’envergure. La question est politique dans le sens le plus noble du terme. Une démocratie spirituelle ? Il faut à cet égard une nouvelle Révolution Française. Non-violente, pacifique, fondée sur un retour pragmatique et clairvoyant à une acceptation de l’homme qui reconsidère sa dimension spirituelle ».21 Il invite à la théorisation selon laquelle la nature des droits politiques et les conditions de participation à la vie publique ne soient pas conditionnées par l’appartenance sociale, ethnique et religieuse mais par la qualité d’appartenir à une universalité métaphysique commune.

Dans sa chanson Don’t Laïk, Médine cherche dans un premier temps à déconstruire les représentations fantasmatiques qui légitiment le maintien inégal de la position sociale des musulmans en France et le racisme systémique dont ils sont l’objet. Pour ce faire, il élabore un travail esthétique et conceptuel sur les représentations dont les musulmans sont l’objet : « Au croisement entre le voyou et le révérend / Si j’te flingue dans mes rêves j’te demande pardon en me réveillant / En me référant toujours dans le Saint Coran / Si j’applique la charia les voleurs pourront plus faire main courante. » Ici, la projection des stigmates construits sur la communauté musulmane au sein de l’univers du rêve et de la fiction méta-textuel vise à faire prendre conscience aux auditeurs du schéma intellectuel et fantasmatique qu’ils associent aux musulmans. On observe ici notamment les schèmes de la peur, du meurtre et de la violence. L’utilisation d’un registre burlesque et caricatural a pour but de tourner ces peurs en dérision afin d’en modifier les signifiés. La volonté de transformer les schémas symboliques associés aux musulmans passe également par le recours à l’ironie et à la satire : « Je porte la barbe j’suis de mauvais poil / porte le voile t’es dans de beaux draps ». Le jeu de mot construit sur l’homophonie des mots barbe et voile a pour but de transformer l’interprétation moralisante diffusée dans la vie publique en France à propos de ces signes religieux. La construction d’un ordre discursif différent de celui construit par la vie publique et politique officielle passe également par la subversion des symboles républicains : « Marianne est une femen tatouée Fuck God sur les mamelles ». La définition de la mère symbolique de la patrie française en tant que féministe extrémiste vise à dresser une comparaison entre le dogmatisme de ce mouvement féministe et l’application des valeurs républicaines face à la différence incarnée par la culture musulmane. Il s’agit ici de définir l’application des valeurs républicaines comme une idéologie dogmatique et radicale.

L’enjeu politique de cette œuvre est de proposer un retour à la définition originelle de la laïcité, telle qu’elle a été promulguée par la Constitution de 1789 lorsque celle-ci assurait aux citoyens l’égalité de tous devant la loi sans distinction de religion ou de conviction, la neutralité de l’État vis-à-vis des cultes, la liberté de conscience, ainsi que la liberté de manifester ses croyances ou convictions au sein de l’espace public.22 La chanson Don’t Laïk est une critique virulente du décret de la Loi Stasi de 2004 : « Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit. » Médine la comprend comme une loi visant explicitement à confisquer le droit juridique des musulmans à manifester leur appartenance religieuse au sein de l’espace public républicain : « Ils connaissent la loi, on connaît la juge / Pas de signe ostentatoire, pas même la croix de Jésus ». L’antithèse vient ici signaler que « l’appartenance religieuse » défini par la loi est une antonomase qui désigne en fait la religion musulmane. L’homonymie entre laïque et like dans l’extrait suivant « Ta barbe rebeu, dans c’pays c’est Don’t Laïk / Ton voile ma sœur, dans c’pays c’est Don’t Laïk » dénonce le contenu raciste et ségrégationniste de cette loi. C’est en ce sens que l’on peut comprendre la phrase polémique23 « Crucifions les laïcards comme à Golgotha ». Par l’oxymore entre « laïcards » et « Golgotha » (on ne crucifiait pas les individus laïcs à Golgotha puisque le Christ par exemple, était juif) Médine souhaite exprimer l’idée selon laquelle la valeur de la laïcité n’a aujourd’hui plus aucun sens puisqu’elle est utilisée en tant que valeur politique permettant de justifier l’exclusion de la communauté musulmane hors des espaces publics. À la fin de la chanson : « Que le mal qui habite le corps de Dame Laïcité prononce son nom / Je vous le demande en tant qu’homme de foi / Quelle entité a élu domicile dans cette enfant vieille de 110 ans ? / Pour la dernière fois ô démons, annoncez-vous ou disparaissez de notre chère valeur / Nadine Morano, Jean-François Copé, Pierre Cassen et tous les autres, je vous chasse de ce corps et vous condamne à l’exil pour l’éternité / Vade retro satana » ; la reprise des codes la parole prophétique a pour but d’objectiver le discours tenu sur la laïcité durant la chanson. L’attaque ad hominem envers les personnalités politiques issues de droite et d’extrême droite vient démontrer que les principes de la loi Stasi n’ont pas une valeur morale transcendantale mais résulte d’une idéologie politique visant à exclure les musulmans de la démocratie Républicaine.

Avec l’appui de Nancy Fraser, nous classifions ces discours dans le champ des contre-publics subalternes : « Ils construisent des arènes discursives parallèles dans lesquelles les membres des groupes sociaux subordonnés élaborent et diffusent des contre discours, afin de formuler leur propre interprétation de leurs identités, leurs intérêts, leurs besoins. »24 L’objectif de leur discours est bien de définir l’éthos comportemental et rationnel d’une partie de la communauté musulmane au sein de la sphère publique officielle. Ces deux artistes usent de leur droit citoyen à exprimer librement leurs opinions dans le but de proposer au débat public d’autres systèmes d’idées que ceux défendus par la classe politique officielle.

II– La restitution publique des discours

A– Méthodologie

L’étude de la restitution publique de leur discours au sein du champ médiatique de masse se fera à partir du concept structuraliste de schéma narratif et du concept logique de paralogisme.25 Le concept de schéma narratif est construit à partir de l’idée selon laquelle ce sont les relations entre les concepts, et non les concepts eux-mêmes qui peuvent créer du sens au sein d’une histoire racontée : « La structure, si on la définit comme un réseau de relations sous-jacent à la manifestation devient le lieu unique où peut se situer la réflexion sur les conditions de l’émergence de la signification. »26 La structure temporelle d’un récit contient donc la structure de son argumentation logique. Traditionnellement, ce schéma narratif comprend cinq étapes : la première étape est celle de la situation initiale, elle permet de présenter le cadre où va se dérouler le récit et les caractéristiques des personnages. L’élément perturbateur, aussi appelé « déclenchement » est le premier événement de l’histoire, il va bouleverser la situation initiale et déclencher les péripéties du récit en créant un problème. La troisième étape est celle des péripéties, elles correspondent aux événements que les personnages vont devoir affronter pour résoudre le problème posé par l’élément déclencheur. Le dénouement assure la dernière action de l’histoire car il met fin aux problèmes et aux péripéties du récit. Il conduit à la situation finale qui rend compte du changement opéré par les péripéties sur les héros et conclut sur la morale de l’histoire construite à partir des leçons tirées du problème posé par l’élément déclencheur.

Pour comprendre les ressorts de l’argumentation logique de ces schémas narratifs, nous utiliserons la figure du paralogisme. Construite par Aristote, cette figure reprend la structure logique du syllogisme dans le but de démontrer le mécanisme par lequel un raisonnement peut être valide sur le plan de la raison, mais faux si l’on cherche à en déduire une vérité, car le principe premier à partir duquel il se construit n’est pas une réalité objective. En voici un exemple : ma prémisse majeure est de dire que tous les chats ont cinq pattes, ma prémisse mineure est de dire qu’Albert est un chat ; j’en conclus donc, à partir de ces deux prémisses qu’Albert a cinq pattes. Cette proposition est un paralogisme car son raisonnement est valide mais les propositions qui le constituent sont fausses.

Afin de respecter le principe logique de cette figure, nous avons construit nos schémas narratifs sur le modèle des trois étapes du paralogisme, desquelles répondent la structure narrative de tous les articles étudiés. La première étape est celle de l’élément déclencheur : les propos des artistes étudiés viennent créer un problème au sein de l’ordre public. Parmi les articles étudiés, les étapes des péripéties et du dénouement sont comprises comme une seule et même étape. Elles correspondent à la deuxième étape de notre schéma narratif, ce sont les actions menées par les artistes et leurs opposants (politiques, juridiques et associatifs) pour justifier ou résoudre la problématique publique posée par le discours des artistes. La troisième et dernière étape des schémas narratifs étudiés sert à construire les normes du comportement politique adéquat pour répondre au problème posé par les discours de Médine et Abd Al Malik, elle correspond à la situation finale. Nous allons donc procéder, à partir de ce modèle théorique, à la restitution des 41 articles analysés ; 6 articles sont consacrés à Abd Al Malik et 35 sont consacrés à Médine.

B– Abd Al Malik

Pour les articles concernant Abd Al Malik, 4 sur 6 répondent à la même structure narrative.27 La prémisse majeure est de circonscrire les propos d’Abd Al Malik à une polémique dont le discours émet une critique de la liberté d’expression républicaine. La prémisse mineure qui découle de ce principe est qu’Abd Al Malik poursuit son attaque en dénonçant l’exclusion politique de la communauté musulmane en France, la stigmatisation et l’acharnement dont elle est l’objet. Ces prémisses invitent donc à conclure que revaloriser l’islam en tant que spiritualité est la meilleure façon de lutter contre l’intégrisme et de faire comprendre aux musulmans le bien-fondé des valeurs républicaines de laïcité et de liberté d’expression telles qu’elles sont appliquées aujourd’hui.

Les deux autres articles répondent de la structure narrative suivante.28 La prémisse majeure établit pour principe que les propos d’Abd Al Malik sont construits sur un ressenti victimaire et accusateur. Il s’en suit, avec la prémisse mineure, que l’objectif de l’œuvre d’Abd Al Malik est de construire un plaidoyer pour que l’islam ne soit plus source de malentendu. La conclusion proposée invite Abd Al Malik à mieux se conformer aux valeurs Républicaines, afin de construire un lien consensuel entre la République et les musulmans.

Tous ces articles sont construits selon la structure logique du paralogisme. En effet, dans les 6 articles, aucun ne considère la prémisse majeure selon laquelle Abd Al Malik a écrit l’ouvrage Pour une spiritualité laïque dans le but de renouveler les principes théoriques de la démocratie Républicaine. C’est pourtant ici que se situe, objectivement, la démarche d’Abd Al Malik : « Ma démarche est apolitique, au sens de partisane ou de politique politicienne. Je ne recherche pas le pouvoir et ne briguerai jamais aucun mandat. Voici simplement ma parole, celle d’un citoyen concerné, comme des millions d’autres, par le présent et l’avenir de son pays. (…) La question est politique dans le sens le plus noble du terme. Une démocratie spirituelle ? Il faut à cet égard une nouvelle Révolution française (…) À l’Ancien Régime de la société médiatico-financière, il faut substituer la société de l’homme de foi. Car là est la société de demain et de la réussite (…). » Les conclusions tirées concernant la problématique publique que posent les propos d’Abd Al Malik ne répondent donc pas d’un consensus démocratique mais idéologique.

C– Médine

Les articles qui restituent publiquement les propos de Médine dans sa chanson Djihad procèdent de la même structure. Dans 19 articles sur 35 étudiés, le schéma est le suivant.29 La prémisse majeure relaie d’abord l’interprétation de ses propos par la droite et l’extrême-droite, qui les définissent comme un appel au meurtre et une condamnation de la laïcité républicaine. Le cadre interprétatif de son discours est donc circonscrit par le cadre idéologique de ces partis politiques. Il en découle, pour la prémisse mineure, un affrontement idéologique entre Médine qui dénonce le détournement de ses chansons par l’extrême-droite et les politiciens de gauche, de droite et d’extrême droite qui condamnent moralement et juridiquement les propos de Médine en tant « qu’incitation à la haine, à la violence et à la discrimination ». L’issue trouvée à la problématique publique posée par le discours de Médine est de faire appliquer la juridiction Républicaine qui condamne tout forme de violence, de terrorisme ou d’apologie immorale. Médine reconnaît d’ailleurs lui-même avoir franchi les limites de la bienséance publique.

Dans 13 articles sur 35,30 la prémisse majeure définit les propos de Médine comme potentiellement hors la loi : les avocats et les proches des familles des victimes réclament l’annulation du concert de Médine au Bataclan. La prémisse mineure décrit donc la confrontation idéologique entre les avocats qui demandent l’ouverture d’une enquête préliminaire ; les associations des familles des victimes31 ; les représentants du gouvernement32 ; et les propos de Médine qui dénoncent l’instrumentalisation politique de la douleur des familles. L’issue trouvée à ce conflit politique est la suivante : Médine choisit de ne pas se produire au Bataclan par respect pour les familles et la mémoire des victimes.

Seuls 3 articles sur 3533 sont restés fidèles au déroulement chronologique de l’histoire de l’œuvre . Les autres sont tous construits sur le même modèle paralogique que ceux que nous avons observés pour Abd Al Malik. Ils partent de la prémisse majeure selon laquelle les propos tenus par Médine restituent l’idéologie djihadiste qui préconise d’exterminer le peuple français et la République. Or dans notre étude, l’analyse linéaire a permis de vérifier que la chanson cherchait à dénoncer l’institutionnalisation de la loi Stasi en tant que principe juridique visant à confisquer les droits politiques de la communauté musulmane. Aucun des articles ne restitue cette prémisse logique et objective qui est pourtant à l’origine de la logique des propos tenus par Médine. Les conclusions tirées de cette problématique posée par le discours de Médine sont donc de nouveau le parti pris d’une consensus idéologique et non démocratique.

D– Analyse des champs lexicaux

Afin de mettre à jour le contenu discursif et symbolique de l’idéologie structurant les articles, nous allons procéder à l’analyse des champs lexicaux dominant ces écrits. Le premier champ lexical observé et servant à construire les prémisses majeures de 39 articles sur 41 est celui de la polémique. En définissant ces propos comme polémiques, les médias de masse posent comme un postulat évident l’idée que leur discours soit non conforme à la morale publique. Les critiques objectives qu’ils formulent envers le système Républicain et ses limites démocratiques sont présentées au grand public comme irrationnelle et hors la loi. Le champ lexical de l’affect34 circonscrit des revendications politiques –argumentées et objectives– en plainte pathétique et misérabiliste. La subjectivisation de leur dénonciation a pour effet d’annihiler toute possibilité rationnelle de critiquer la gouvernance actuelle du système Républicain. Les champs lexicaux du droit et de la justice35 fixent leurs propos comme profanes à l’égard de l’éthique de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, à l’inverse incarnée par les représentants des partis politiques dominants (droite, gauche, centre et extrême-droite). Les champs lexicaux du chaos et de la barbarie36 sont utilisés comme stratégie rhétorique pour construire le sentiment émotionnel de la peur. Ce lexique convoque les instincts primaires et irrationnels du grand public dans le but de déclencher un mécanisme d’auto-défense de repli sur soi et de protection. L’autre –ici, Abd Al Médine et Médine– est construit comme la figure fantasmatique du prédateur animal dont il faut se protéger pour la survie de son espèce. Les champs lexicaux de la République et de ses valeurs37 permettent à la sphère publique de masse d’ériger les principes partisans de la République en loi universelle. L’incrimination de l’application partiale de ces principes par des minorités politiques est rendue fictive et artificielle. Enfin, le champ lexical du religieux38 a pour fonction de modifier la causalité logique et réflexive de leur discours. La religion musulmane, définie comme idéologie terroriste, est comprise comme le facteur entraînant leurs revendications politiques alors que celles-ci émanent d’une critique de la répartition inégale des droits républicains et démocratiques.

L’analyse de ces schémas narratifs et champ lexicaux nous a donc permis de comprendre la logique discursive de la sphère publique de masse, notamment concernant le discours qu’elle produit sur l’islam. Tout d’abord, nous pouvons qualifier les propos tenus sur la communauté musulmane comme systémique puisque 39 articles sur 41, alors qu’ils sont issus de médias différents, procèdent de la même structure logique et idéologique. Les propos de Médine et Abd Al Malik sont utilisés pour illustrer l’idéologie selon laquelle la religion musulmane est obscurantiste et inhumaine alors que leur proposition politique a justement pour but de déconstruire cet ordre symbolique. Médine cherche à en révéler les mécanismes doctrinaux et fantasmatiques tandis qu’Abd Al Malik aspire à construire la théorisation de principes démocratiques qui puissent intégrer les minorités –en l’occurrence la communauté musulmane– à la vie républicaine de la France. Les discours cherchant à critiquer l’institutionnalisation inéquitable des principes de laïcité et de liberté d’expression sont donc exclus de la construction du consensus portant sur le bien commun. La définition des valeurs régissant les normes de la vie publique reste l’apanage des élus des partis politiques dominants, représentants de la diversité des membres de la classe économique dominante : la bourgeoisie. La sphère publique de masse a donc pour fonction de construire les normes morales du discours public, d’ériger les représentants de la République comme symbole de la loi morale universelle ainsi que de hiérarchiser l’accès aux droits politiques et à la prise de parole publique. Elle est le lieu de production du consentement d’un mode de domination hégémonique puisque seuls les membres issus des classes politiques dominantes y sont représentés. Nos données empiriques nous permettent de déduire– mais non de prouver– que les normes institutionnalisées par cette sphère sont au service des groupes financiers détenant les capitaux des médias étudiés. La sphère publique n’est donc pas au service de la souveraineté du peuple mais soumise à des intérêts privés et marchands.

III– Les limites démocratiques d’une sphère publique unique

A– Le concept d’une sphère publique post-bourgeoise

Dans ses travaux sur la notion de sphère publique, Nancy Fraser aspirait à révéler les limites du concept d’idéalité démocratique de la sphère publique bourgeoise dans le but de construire les jalons théoriques d’une sphère publique post-bourgeoise permettant d’établir les principes nécessaires à l’institution effective d’un cadre politique démocratique. Les concepts politiques d’égalité sociale et de sphère publique restent selon elle des conditions sin equa non à l’institutionnalisation de la démocratie. Ainsi, pour approcher au mieux la parité de participation au sein des sociétés égalitaires multiculturelle, elle propose d’institutionnaliser l’existence d’une pluralité de publics auxquels répond la matérialisation sociologique des divers groupes sociaux et ethniques qui composent une société multiculturelle post-capitaliste, d’officialiser un public au sein duquel ces différents groupes sociaux débattraient de pairs à pairs à propos de problématiques communes, d’institutionnaliser l’existence de publics forts et de publics faibles et de théoriser la relation qu’ils entretiennent.39 Ce sont ces aspects de sa réflexion que nous souhaitons à présent discuter. Puisque les sociétés égalitaires multiculturelles sont structurellement construites sur le modèle économique du capitalisme générant par lui-même des inégalités de capital économique et culturel entre individus ; construire une arène politique détachée des conditions matérielles des individus et isolée des processus de domination est concrètement irréalisable. L’existence d’un public au sein duquel coexistent de façon horizontale différents groupes ethniques et sociaux ainsi que l’institutionnalisation d’une transparence entre publics forts et publics faibles est sociologiquement inconcevable puisque toute relation sociale, au sein d’une sphère publique, est médiatisée dans le cadre d’une institution portant en elle les normes discursives de la classe économique dominante. Le principe d’égalité est donc une utopie idéél qui empêche de construire les conditions réelles d’une relation démocratique entre citoyens issus de groupes sociaux distincts.

B – Conclusion : Pour une théorie critique de la notion de sphère publique

Les conclusions de nos analyses nous permettent d’inférer que la conceptualisation d’une sociologie politique critique portant sur une forme de vie publique à laquelle des publics pluriels et inégaux participent ne peut se théoriser qu’à partir de la notion d’espace et non de sphère publique. Dans son article De la théorie politique à la métathéorie sociologique, Louis Quéré élabore la distinction suivante : « La notion d’espace public comporte deux idées essentielles : celle d’une sphère publique de libre expression, de communication et de discussion, cette sphère constituant une instance médiatrice entre la société civile et l’État, entre les citoyens et le pouvoir politico-administratif ; celle d’une scène publique, c’est-à-dire d’une scène d’apparition, où accèdent à la visibilité publique aussi bien des acteurs et des actions que des événements et des problèmes sociaux ».40 La sphère décrit l’institution et les modalités hégémonique de la communication publique ; la scène fait émerger « l’apparaître » , autrement dit, la dimension événementielle et imprévisible de la vie politique. L’ontologie sous-jacente du modèle de scène est différente de celle de la sphère : l’apparaître n’est plus une manifestation secondaire et facultative d’entités déjà déterminées, mais le moment de leur détermination ; ces entités (personnes, actions, événements) acquièrent leur individualité et leur socialité dans le mouvement même où elles apparaissent pour ce qu’elles sont, à un public capable de juger, de former des opinions et de répondre par des actions. La vie politique n’est donc plus uniquement déterminée par les hiérarchies de pouvoir relatives aux institutions ; elle se construit aussi dans la matérialité sensible de l’espace social où les individus –bien qu’adaptant leur comportement à des attentes normatives– peuvent exercer librement leur capacité d’action et de jugement. Cette liberté d’action est corrélative à l’apropriété irréductible de la scène publique : enfermant en elle cette part unique d’indétermination, elle offre à l’action individuelle la possibilité d’émerger en tant qu’action politique. C’est donc à partir de cette notion de scène publique que peut émerger la théorisation d’une vie publique à laquelle des publics pluriels et inégaux participent, puisque l’action n’est plus seulement prédéterminée par l’institution d’une domination. C’est donc la notion de liberté, et non celle d’égalité qui est selon nous pertinente à investir si l’on souhaite développer les conditions d’une vie politique démocratique au sein des sociétés égalitaires multiculturelles.


  1. Nancy Fraser, Repenser la sphère publique : Une contribution à la critique de la démocratie telle qu’elle existe réellement, 1992. Traduit de l’anglais par Muriel Valenta*↩︎

  2. Ibid, Note 1↩︎

  3. Ici, la notion de distinction est à comprendre telle qu’elle a été définie par Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, 1979.↩︎

  4. Chez Nancy Fraser, les contre-publics désignent les individus issus des minorités sociales, Ibid Note 1, p 133↩︎

  5. *Ibid, Note 1, p 133↩︎

  6. Pour une spiritualité laïque, 2015, Ed Indigène.↩︎

  7. Roland Bartes, Essais critiques, 1965↩︎

  8. http://www.acpm.fr/Les-chiffres↩︎

  9. http://www.mediametrie.fr/fr/resltats-reperes↩︎

  10. Ils débutent tous deux leur carrière solo en 2004↩︎

  11. Article 11 de la DDHC, 1789↩︎

  12. Article 10, DDHC, 1789↩︎

  13. Islamophobie : Comment les élites françaises fabriquent le “problème musulman”, 2013, Ed La Découverte↩︎

  14. Rythmes et voix d’islam : Une socioanthropologie d’artistes musulmans européens, 2015, Ed Presses Universitaires de Louvain↩︎

  15. Ibid, Note 14↩︎

  16. Pour une spiritualité laïque, 2015, p 14↩︎

  17. Ibid Note 16, p 28↩︎

  18. Ibid, Note 16, p 10↩︎

  19. Ibid, Note 18↩︎

  20. « Le monde n’a rien vu de sacré dans la nudité abstraite d’un être humain. » Arendt Hannah, « Le déclin de l’État-Nation et les droits de l’homme » in Les origines du totalitarisme, IIe partie, chap IX, Quarto, Gallimard, 2002↩︎

  21. Ibid, Note 16, p 42↩︎

  22. Observatoire de la Laïcité↩︎

  23. Ces propos ont fait l’objet d’une demande d’interdiction du concert de Médine au Bataclan↩︎

  24. Ibid, Note 1, p 138↩︎

  25. Organon, Livre III, Aristote↩︎

  26. Greimas, Structures élémentaires de la signification, 1976, p 19↩︎

  27. France Inter, 27 février 2015 ; Le Figaro, 25 février 2015 / 25 février 2015 / 27 févrirer 2015↩︎

  28. 20 minutes, 18 février 2015 / 5 juin 2015↩︎

  29. Le Monde, 11 juin 2018 / 12 juin 2018 ; Le Figaro, 10 juin 2018 / 12 juin 2018 / 12 juin 2018, Au nom de la décence publique, Médine ne doit pas chanter au Bataclan / 11 juin 2018 / RTL, 11 juin 2018 / 11 juin 2018, Le rappeur Médine réagit à la polémique sur ses concerts / 10 juin 2018 / 21 septembre 2018 ; 20 Minutes 11 juin 2018 ; 11 juin 2018 Médine au Bataclan : Le concert du rappeur fait polémique / France Inter, 14 juin 2018 ; Le Figaro, 11 juin 2018 / 21 septembre 2018 / 21 septembre 2018 : Médine se produira dans une autre salle que le Bataclan ; RTL, 21 septembre 2018 / 21 septembre 2018, Face à la polémique, Médine renonce à se produire au Bataclan ; 20 Minutes 21 septembre 2018↩︎

  30. Le Monde, 11 juin 2018 ; Le Figaro, 11 juin 2018 Le rappeur Médine réagit à la polémique ; RTL 11 juin 2018, Bataclan : Le rappeur Médine réagit à la polémique sur ses concerts / 21 septembre 2018 ; 20 Minutes, 11 juin 2018 Médine au Bataclan : Le rappeur accuse l’extrême droite de vouloir limiter la liberté d’expression ; Le Figaro, 21 septembre 2018 : Médine ne jouera pas au Bataclan, ses concerts sont reportés dans une autre salle / 11 juin 2018, Deux avocats de victimes du Bataclan vont demander l’interdiction du concert de Médine ; RTL, 21 septembre 2018, Médine au Bataclan : l’avocat des victimes du 13 novembre saisit la justice / 21 septembre 2018 : Deux avocats saisissent le tribunal en référé pour interdire les dates ; Le Figaro, 6 septembre 2018 : Le père d’une victime des attentats du 13 novembre ne veut pas de Médine au Bataclan ; RTL, 21 septembre 2018 C’est devenu une sorte de sanctuaire dit le père d’une victime ; Le Monde 13 juin 2018, Le gouvernement n’exclut pas d’interdire les concert de Médine au Bataclan / Le Figaro, 14 juin 2018 : Le concert de Médine peut-il être interdit ?↩︎

  31. Certaines défendent la liberté de programmation du Batalan alors que d’autres estiment que la salle de concert commet une faute grave en programmant un individu dont les propos sont un appel au meurtre↩︎

  32. Édouard Philippe évoque le respect de la loi et de la liberté d’expression pour justifier la non intervention du gouvernement dans cette affaire, alors que Gérard Collomb ouvre la voie à une possible interdiction pour risque de trouble à l’ordre public↩︎

  33. Le Figaro, 11 juin 2018 : Affrontons nos adversaires sur le terrain des idées, pas au tribunal ! ; 20 Minutes, 11 juin 2018, Non le rappeur Médine n’a pas utilisé une affiche Jihad pour son concert au Bataclan ; France 3, 7 avril 2018, Le rappeur Médine revient avec un nouvel album↩︎

  34. « Abd Al Malik prend la parole et se victimise » ; « Parole d’un artiste qui vit en plein milieu d’une douleur que seule la fraternité pourra guérir » ; « Je renouvelle mes condamnations passées à l’égards des abjects attentats » ; « Médine choisit d’annuler son concert : une décision douloureuse prise par respect pour les familles et pour garantir la sécurité de son public »↩︎

  35. « Dangereux discours qui prône la paix en divisant la République en communauté et en voulant limiter la liberté d’expression » ; « Enquête préliminaire pour les propos du chanteur qui incitent à la haine, à la violence et à la discrimination » ; « Demande l’annulation pour des textes qui évoquent l’islamisme, le djihad, le meurtre des blancs, la condamnation de la laïcité » ; « Nous ne sommes pas maîtres de la programmation du Bataclan mais, comme vous le savez, tout ce qui peut amener un trouble à l’ordre public peut, dans les limites de la loi, pouvoir trouver une interdiction »↩︎

  36. « Dangereux discours qui prône la paix en divisant la République en communauté et en voulant limiter la liberté d’expression » ; « Barbarie islamiste » ; « Déverser ses saloperies » ; « Appel au meurtre » ; « La présence de Médine au Bataclan est une insulte insupportable à la mémoire des victime » ; « Appelle à la violence appel au meurtre » ; « Vociférations » ; « Souiller la mémoire du Bataclan »↩︎

  37. « Sa vision de la liberté de la presse c’est censurez-vous pour ne pas mettre le feu à la raison » ; « Pour lui la liberté d’expression doit notamment être négociée étant donné la société médiatique dans laquelle on vit, le niveau d’éducation et de la population à laquelle on s’adresse et le contexte dans lequel on se place » ; « il y a des symboles qui ne peuvent pas être profanés » ; « Nous sommes prêts à aller jusqu’au conseil d’état pour l’honneur des victimes du Bataclan. Et pour la république » ; « Crainte et offense à la mémoire des victimes : textes qui évoquent l’islamisme, le djihad, la condamnation de la laïcité » ; « respect scrupuleux de la liberté d’expression »↩︎

  38. « Plaidoyer passionné pour que l’islam ne soit plus source de malentendu » ; « Revaloriser l’islam en tant que spiritualité » ; « Barbarie islamiste » ; « Complaisance ou pire incitation au fondamentalisme islamiste » ; « Sa plume trempe dans tous les encriers de l’intolérance : celui de la propagande djihadiste et des appels au meurtre de l’État islamiste »↩︎

  39. Ibid, Note 1, p 149↩︎

  40. Louis Quéré, L’espace public : de la théorie politique à la métathéorie sociologique, 1992, p 77↩︎