Quels formats de publication scientifique (avec le numérique) pour la recherche-création ?
Lucile Haute
Département des littératures de langue française
Sens public
Tandis que la recherche s’hybride à la création, que sont valorisées les démarches menées aux intersections des arts, designs et sciences, il apparait néanmoins que les nécessités académiques rencontrent encore rarement ou avec difficulté les exigences esthétiques — et réciproquement. Le paradigme d’un texte (contenu) indifférent à sa mise en forme (contexte) préside bien souvent au modèle de la publication académique. Il hérite en cela de modèles forgés depuis le 13ème siècle. L’époque contemporaine voit évoluer les processus de validation, de reproduction et de diffusion. À travers ces mutations, sourdent celles de la légitimité du discours, du chercheur ou encore celle du dispositif de publication. Comment envisager et défendre la valeur de nouveaux modes de publication pour la recherche en art et en design basée sur une pratique — la recherche-création ? Que deviennent l’article, la revue ou le livre en tant que fruit d’une recherche-création, objets sensibles et sensés ? Outre la valeur de l’iconographie au sein d’un texte, le designer comme l’artiste défendent un accès au sens par la forme. Que serait une publication scientifique productrice de sens par l’expérimentation, par l’épreuve de la forme ?
While research is hybridized with creation, while approaches carried out at the intersections of arts, design and sciences are valued, it appears nevertheless that academic necessities still rarely or with difficulty meet aesthetic requirements - and vice versa. The paradigm of a text (content) indifferent to its form (context) often presides over the model of academic publication. It inherits models forged since the 13th century. The contemporary processes of validation, reproduction and dissemination has evolved. Through these mutations, the legitimacy of the discourse, of the researcher and of the publication process are at stake. How to envisage and defend the value of new modes of publication for research in art and design, practice based research? How the article, the journal or the book can become sensitive and meaningful objects? In addition to the value of iconography within a text, the designer as well as the artist defend an access to meaning through form. What would be a scientific publication producing meaning through experimentation, through the test of form?
recherche-création, publicisation, publication académique, publication expérimentale
practice based research, publicising, academic paper, experimental publishing

Tandis que la recherche s’hybride à la création, que sont valorisées les démarches menées aux intersections des arts, designs et sciences, il apparait néanmoins que les nécessités académiques rencontrent encore rarement ou avec difficulté les exigences esthétiques (Masure 2018) – et réciproquement. Le paradigme d’un texte (contenu) indifférent à sa mise en forme (contexte) préside bien souvent au modèle de la publication académique. Il hérite en cela de modèles forgés depuis le 13ème siècle où se fondent les trois genres scientifiques canoniques que sont le commentaire, la question et la dispute (Beaudry 2011), auxquels s’ajoute celui de l’article scientifique tel que nous le connaissons aujourd’hui tandis que se créent les premiers périodiques au milieu du 17ème siècle. L’époque contemporaine voit évoluer et se déplacer les injonctions à la recherche. Simultanément, les processus de validation, de reproduction et de diffusion se sont transformés. À travers ces mutations, sourdent celles de la légitimité, que ce soit celle du discours, celle du chercheur ou encore celle du dispositif le publiant.

Dans le contexte contemporain, et si l’on conçoit que publier signifie en premier lieu « rendre public, mettre à la disposition du public » avant « exposer, étaler (des livres) » puis plus précisément « faire paraître un écrit » (Rey 2011), comment envisager et défendre la valeur de nouveaux modes de publication, des modes de « publicisation » (Bianchini 2015), pour la recherche en art et en design basée sur une pratique – la recherche-création ? Que deviennent l’article, la revue ou le livre en tant que fruit d’une recherche-création, objets sensibles et sensés ? Outre la valeur de l’iconographie au sein d’un texte (Latour 1985), le designer comme l’artiste défendent un accès au sens par la forme. Que serait une publication scientifique productrice de sens par l’expérimentation, par l’épreuve de la forme ? Plus précisément, comment ces enjeux disciplinaires rencontrent-ils les questions techniques de la publication et de la diffusion numériques ? S’il est acquis désormais que la conception et la production des livres se font via des systèmes informatisés, que devient l’expérience sensorielle de lecture lorsqu’elle bascule sur des supports numériques ou non conventionnels ? Qu’est-ce qui échappe, qu’est-ce qui se crée lors de la traduction d’un mode sensible à un autre, du papier à l’écran, de l’écran au papier ? À quelles mutations les critères d’évaluation doivent-ils faire face pour embrasser le domaine de la recherche-création : esthétique, éthique, écologique ? Par exemple, les aspects relatifs à la consommation énergétique pour la production, la diffusion et le stockage des publications scientifiques peuvent-ils concurrencer les actuels facteurs d’impact et d’audience ?

Partant du contexte de la recherche-création en France et abordant également un corpus anglophone, il s’agit ci-après d’étudier des ouvrages de recherche (livres et revues) numériques et imprimés dont les essais, œuvres et textes font l’objet d’expérimentations graphiques, typographiques, interactives, plastiques et esthétiques, jusqu’à expérimenter de nouvelles relations entre éléments numériques et imprimés. Pour nombre des cas étudiés, les questionnements relatifs à l’association étroite entre contenus, formes et supports dans les processus éditoriaux et dans les processus de lecture résultent de recherches expérimentales. Il s’agira d’étudier comment, en se proposant d’explorer les régimes de sensibilité du livre à l’ère de l’ubiquité numérique, certaines de ces démarches, grâce à des stratégies éditoriales numériques, constituent des recherches en et par le design.

Enjeux épistémologiques et leurs incidences éditoriales

Voici cinquante ans furent créés les départements d’arts plastiques dans les universités françaises. Il s’agissait d’ouvrir un espace pour une spécificité méthodologique, un champ disciplinaire distinct des sciences de l’art, de l’histoire de l’art ou de l’esthétique.

Il s’agissait de revendiquer une recherche par et pour la pratique (Haute 2016). Ce cadre épistémique repose sur le postulat que le créateur peut être engagé dans un processus créatif tout en étant en état de réflexivité. Abandonnant son rôle médiumnique, l’artiste créé en pleine conscience « sur le plan esthétique, de ce qu’il fait ou pourquoi il le fait ». Dans « Le processus créatif », rédigé en 1975, Marcel Duchamp doute de cette possibilité pour le créateur de pouvoir traduire « toutes ses décisions en une self-analyse, parlée ou écrite ou même pensée ». Il remet en cause la possibilité, revendiquée par certains de ses contemporains, de distance du créateur vis-à-vis de son objet.

Le designer-chercheur ou l’artiste-chercheur adoptent cette position qui oscille entre l’immersion nécessaire au surgissement d’intuitions plastiques et la distance réflexive et analytique, nécessaire aux méthodologies de recherche-création, recherche-action, recherche-projet, research throught design et practice based research (Chapman et Sawchuk 2012 ; Da Silva 2004 ; Findeli et al. 2008 ; Findeli 2005 ; Guy, Prud’homme, et Dolbec 2016). Ces nouvelles méthodologies de recherches soulèvent à leur tour des enjeux d’ordre éditorial : les objets de connaissance qui en sont le fruit adoptent-ils des formes inédites ? En effet, parallèlement aux mutations méthodologiques et avec la redécouverte avec de vieilles revues, apparaissent la crainte d’un assèchement de la pensée face à une certaine uniformisation de l’écrit académique (Masure 2018).

Dans ces différentes expressions, le terme de « recherche » est entendu au sens de « recherche académique », entré en usage au 18ème siècle. Cet emploi spécifique est « en rapport avec recherche et non avec les verbes chercher et rechercher qui sont plus généraux » (Rey 2011). C’est-à-dire qu’il renvoie à un ensemble de pratiques académiques standardisées dans des domaines spécialisés telles que des publications et des communications. Et tandis que cet usage s’instaurait, il était accompagné par l’émergence de modalités d’évaluation et de légitimation. Puisque les activités de recherche-création sont indissociables d’une pratique, il convient peut-être de leur imaginer des modes d’évaluation et de légitimation singuliers.

Car en effet, quels sont actuellement les modes d’évaluation et de légitimation de la recherche scientifique ? Ils passent principalement par la publication de textes dont l’enjeu est celui de la transmission de connaissance. Si la communication des résultats de recherche scientifique se heurte à leur complexité intrinsèque, l’accès à cette complexité sera permis par le recours à un long développement et un langage spécialisé. C’est là le modèle principal de la publication scientifique : l’article, l’ouvrage, le long paper, c’est-à-dire un contenu avant tout textuel qui peut avoir recours à des illustrations et qui s’adresse à un public de spécialiste, à une communauté de pairs.

Ce modèle trouve racine au 13ème siècle, lorsque trois genres scientifiques se sont développés : le commentaire (glose), la question (qui hérite de la dialectique et de la logique de la démonstration) et la dispute (qui lui est étroitement liée, réécriture par un maître des arguments avancés au cours d’un échange collectif) (Beaudry 2011). C’est ce lien initial avec la rhétorique qui enracine et fixe la structure de l’écrit scientifique en tant que développement articulé par le texte et auquel peuvent venir se greffer des éléments iconographiques secondaires. L’évaluation par les pairs telle que nous la connaissons aujourd’hui trouve elle aussi son origine dans les autorités et petiarii universitaires du 13ème siècle, dont la fonction consistait essentiellement à sélectionner les textes (exemplar) ensuite mis à disposition de scribes en vue de leur reproduction. Ce sont là les racines de la publication académique.

Mutations des mots d’ordre pour la recherche

Depuis le 13ème siècle jusqu’à aujourd’hui, le paramètre qui a principalement changé est le nombre : le nombre de lettrés, la masse de connaissance qui a cru de façon exponentielle et continue de croitre, en réponse au principal mot d’ordre de la recherche, apparu dans les années soixante : « Publish or perish ». L’injonction a plusieurs fois été renouvelée sans pour autant être remplacée.

En 1998, Peter Lunenfeld publie sur la liste http://nettime.org un texte intitulé « Demo or die », empruntant l’expression à Nicholas Negroponte qu’il cite en exergue « Au Media Lab à MIT, […] nous avons rectifié le slogan universitaire « publie ou péris ». Nous disons désormais « démo ou meurs ». […] Quand nous avons ouvert le Media Lab, je n’arrêtais pas de dire aux gens nous devons montrer, montrer, démontrer […]. Oublie les textes techniques et, quoique dans une moindre mesure, oublie les théories. Nous allons prouver les choses en les faisant. » Quelques années plus tard, à l’heure des réseaux sociaux, le ton change : « Publicize or Perish » (2009) et « Get Visible or Vanish » (plusieurs occurrences en ligne de 2013 à 2015). Faire ne suffit pas, il faut faire savoir, être visible. C’est aussi la question des corpus et de pouvoir se repérer face à la masse de connaissance – comme un écho aux premières structurations de la connaissance au 13ème siècle (Beaudry 2011). Enfin, le dernier recyclage en date émane à nouveau du MIT Media Lab. Joi Ito propose, lors d’une conférence TED, de sortir des laboratoires pour rejoindre le monde industriel. En 2014, l’enjeu n’est plus au prototype mais à la mise sur le marché : « Deploy or die ».

De quoi l’évolution de ces mots d’ordre est-elle le signe ? Serait-ce que le monde de la recherche accompagne des mutations sociétales contemporaines, ainsi qu’Yves Citton nous invite à le penser ? Les effondrements personnels (burn out) et collectifs (dérèglement climatique, biodiversité ravagée) sont annonciateurs de défis sociétaux et environnementaux auxquels l’humanité devra faire face, écrit-il dans un texte récent. « Nous ne pourrons simplement pas survivre – collectivement comme individuellement – si la majorité d’entre nous n’apprend pas à développer les gestes caractéristiques des pratiques de la recherche intellectuelle et de la création artistique. » Cela requièrera, écrit-il encore, « autre chose que des sujets obéissants, des fonctionnaires bornés et des entrepreneurs opportunistes » (Citton 2018). Ces trois types de sujet répondent aux régimes de gouvernementalité identifiés par Michel Foucault (souveraineté, discipline) et Gilles Deleuze (contrôle). Yves Citton se propose ainsi d’identifier un nouveau régime de gouvernementalité qui vient se superposer aux précédents : celui des sociétés de recherche-création.

Ainsi, la mutation des processus de recherche serait-elle aussi le moyen de changer nos sociétés en changeant les êtres qui la composent là où l’on les forme. Ceci reposant sur le modèle voulant que la recherche mène l’Université et influence les processus pédagogiques. Il s’agit de former différemment les futurs citoyens et habitants du monde, en leur permettant d’acquérir des compétences jusqu’alors inédites ou rares : créativité, capacité d’adaptation et d’invention, etc.

Il ne faudrait pas oublier cependant que l’une des caractéristiques des différents régimes de gouvernementalité est qu’ils se superposent plutôt qu’ils ne se succèdent. De même, les différents mots d’ordre de la recherche opèrent simultanément. Aussi, le premier mot d’ordre relatif à la publication d’articles écrits à un rythme soutenu reste-t-il de mise. Pire : en SHS, la forme de publication la plus reconnue, la monographie, est en passe d’être détrônée par le modèle prédominant des sciences dites exactes, à savoir : l’article dans une revue avec comité de lecture.

Si l’enjeu de la publication scientifique est celui de la transmission de connaissance, la recherche-création ne devrait-elle pas s’emparer de formats non textuels, s’hybrider au visuel, à l’oratoire ? Ou pour le dire autrement en reprenant les mots de Samuel Bianchini : pour la recherche-création, la connaissance est pratique et doit pouvoir être incarnée, véhiculée, publiée, selon des modalités qui ne peuvent répondre uniquement aux normes des publications académiques. La publication peut être comprise dans son sens le plus fondamental, rendre public, et permettre ainsi un large éventail de modalités de rendus publics. « Repenser les formes de la publication, ou de publicisation, est fondamental et stratégique pour envisager le développement de la recherche-création et ses impacts sociétaux voire politiques » (Bianchini 2015). Pourtant, les résistances sont encore fortes et très liées à la méfiance des images. D’où vient que le texte soit si privilégié ?

Place accordée à l’image dans l’énonciation scientifique

Une origine de la méfiance des images en Occident remonte à Platon, pour qui l’image est soit copie (eikones) soit simulacre (eidola).

Les unes « tirent leur représentativité de l’autorité du représenté dont elles gardent, en son absence, le lieu, sans en remettre en question la place ». Elles ne remplissent pleinement leur rôle que dans la mesure où elles manifestent l’écart qui les sépare de leur modèle.

Les autres « enjambent, empiètent et se confondent avec ce qu’elles sont censées représenter […] empêchant de distinguer en droit les éléments qui les composent. » Elles tendent à se substituer à leur modèle. La conception de l’image comme forme imparfaite d’une idée parfaite resurgit au 2ème siècle dans le contexte religieux lors de la querelle des images de l’Empire byzantin (726-843). Les iconoclastes considéreront que toute image du divin ne peut être que pseudo, c’est-à-dire mensongère, non ressemblante. En 787, le second Concile de Nicée résoudra l’interdit : « L’hommage rendu à l’icône va au prototype » (Schön, 1530).

À l’époque contemporaine, l’interdit de l’image est spécifiquement mentionné pour le contexte scientifique par Gaston Bachelard : « Une science qui accepte les images écrit-il, est plus que tout autre, victime des métaphores. Aussi, l’esprit scientifique doit-il sans cesse lutter contre les images, contre les analogies, contre les métaphores » (Bachelard 1938). C’est ainsi que va s’imposer peu à peu un modèle pour la publication scientifique qui ne tient pas compte des aspects sensibles ni graphiques, la mise en forme étant conceptualisée comme secondaire et sans incidence sur le fond.

Par la suite, observant les pratiques qui l’entourent, Bruno Latour reconnait une valeur singulière à l’image dans le contexte de l’écrit scientifique. Il nomme « inscriptions » des éléments graphiques hétérogènes telles que des images, des cartes ou des visualisations. Il analyse leur rôle dans la perception et compréhension d’une publication scientifique et leur attribue un statut particulier en tant que matérialisation des « vues de l’esprit » (Latour 1985, 47), qui se trouvent elles-mêmes « à mi-chemin du monde et de notre cerveau » (1985, 50).

Il va aller un peu plus loin en participant avec une architecte et un géographe à la conception d’une représentation de l’atmosphère… qui donne lieu à la publication d’un papier publié dans Nature (Arènes, Latour, et Gaillardet 2018).

Quel rôle les humanités numériques prennent-elles dans le champ de la publication numérique ? Mesure d’impact, numérisation, restauration et valorisation de fonds, enrichissement, catégorisation, analyse des pratiques de lecture, formatage technique… une partie des humanités numériques a plutôt intérêt à ce que les publications académiques soient uniformisées. Cette uniformisation n’est pas une spécificité numérique mais est amplifiée par les outils de publication numérique (Blanc et Haute 2018). Outre les effets économiques associés au monopole de certains acteurs (Laval 2009 ; Farchy et Froissart 2010), cette standardisation est peut-être en passe de mettre en péril l’existence même de tout format alternatif.

Processus d’évaluation et publications académiques alternatives

Cette uniformisation n’est pas une spécificité numérique et des universitaires ont pu dénoncer, moquer ou se jouer de cette contrainte formelle, ce, parce que le processus d’évaluation n’est pas sans faille. Ainsi, en 2015, Jean-Pierre Tremblay, sociologue québécois, publie-t-il un article dans la revue de sociologie Sociétés consacré aux automobiles en libre service de Paris. Il y est question de la disparition des signes de masculinité au bénéfice d’une « maternité oblongue » – non plus le phallus et l’énergie séminale de la voiture de sport, mais l’utérus accueillant de l’abri-à-Autolib »1. En vérité, Jean-Pierre Tremblay n’existe pas. Les deux auteurs du papier ont caricaturé le vocabulaire et l’argumentaire de l’éditeur de la revue, Michel Maffesoli, dans l’intention de le piéger. En 1996, un fait analogue signé Alan Sokal avait touché la revue Social Text, cette fois-ci au moyen d’un pseudo-vocabulaire de physique. Il y a des exemples aussi en sciences exactes2. Plus récemment, trois chercheurs américains se sont impliqués dans l’écriture de faux articles dans l’intention de discréditer un champ disciplinaire3.

Une autre partie des humanités numériques se tourne vers de nouveaux modèles et invente ses formats de publication. Le format des data-visualisation par exemple permet une émergence de sens grâce à la composition graphique, que celle-ci soit fixe ou interactive. La question, outre celle des formats, est aussi celle des contextes de publication de ces éléments éditoriaux. Mentionnons notamment le cahier de visualisation mis en place par David Bihanic de 2016 à 2018 dans la revue Sciences du Design.

L’image peut devenir la matière même de la publication. C’est le cas par exemple avec un chapitre d’ouvrage de Pauline Gourlet composé de schémas et déployant une réflection complexe au moyen d’un vocabulaire graphique (Gourlet 2017) ou d’un autre de Paul Landauer qui adopte une écriture associant dessin et notes à la manière de la bande dessinée (Landauer 2018). Ce type d’écritures hybrides pour le design a été ouvert par Yona Friedman dans le champ de l’architecture (Friedman 2016). Dans le domaine de l’écrit académique au format bande dessinée, un célèbre exemple est la thèse de Serge Tisseron soutenue en 1975, composée de cinquante-et-une pages de bande dessinée (pages 3 à 54) et treize pages de texte (pages 55 à 68).

Conclusion

Relativement aux questions éditoriales, quelques revues ont expérimenté des modèles hybrides, flottants, se sont autorisé des mélanges de genre. Ce sont des revues où éléments académiques et éléments artistiques, graphiques, plastiques et littéraires se côtoient.

C’est le cas de la revue Azimuts dans le champ du design, de feu la revue Avant/Après en design graphique, des Cahiers européens de l’imaginaire en sociologie, de la feu et ressuscitée revue Sorcière en littérature, et enfin et surtout de Semiotext(e) qui a été un des agents de l’arrivée de la French Theory aux États Unis. Cette hybridité éditoriale a permis à la revue de s’adresser à un public au-delà des seuls experts.

La régularité de parution et la fixité de la grille éditoriale peuvent être contraignantes, au point de préférer à la revue le modèle de la collection d’ouvrages. La collection liteʁal, que je dirige chez l’éditeur Art Book Magazine, se propose d’ouvrir un champ d’expérimentations formelles, plastiques, graphiques et interactives pour chaque volume qui y sera publié. Il s’agit aussi d’étudier un rapport particulier entre l’imprimé et l’écran.

Ces considérations doivent moins amener à regretter une époque révolue d’expérimentations formelles dans le champ des SHS que de prendre acte des possibilités contemporaines et d’en tirer parti. Des revues en ligne ont opté pour une attention particulière aux aspects graphiques, telle que Rosa B4. Dans les modèles plus conventionnels, l’intégration de multimédias dans un article a été adoptée5, voire la possibilité d’accompagner un article long d’une vidéo d’appel (Wiseman et Gould 2018). De même que la presse, le champ de la publication académique est en pleine mutation. Outre le goût pour la chose minoritaire, l’attrait des interstices et des contextes inattendus de surgissement du sens, et pour reprendre l’hypothèse de Yves Citton mentionné plus tôt, il se pourrait que les formes de publication pour la recherche-création puissent et doivent se réinventer, lutter contre la standardisation, revendiquer la bizarrerie et l’expérimentation formelle.

Bibliographie

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  1. L’article de Tremblay est toujours accessible sur la plateforme Cairn : https://www.cairn.info/revue-societes-2014-4-page-115.htm↩︎

  2. https://www.liberation.fr/checknews/2018/10/04/qu-est-ce-que-l-affaire-sokal-au-carre-qui-agite-les-milieux-scientifiques-anglophones\_1682937↩︎

  3. Sur le cas de James Lindsay, Peter Boghossian et Helen Pluckrose, il est intéressant de relever la masse de travail nécessaire pour arriver à sept papiers retenus (sur vingt-et-un soumis). Cela aura pris autant de temps et d’effort de produire de la « fausse science » que de la « vraie science ». En outre, la contrefaçon de données soulève un point particulier : si les observations avaient été réelles, leur valeur aurait été indépendante de l’argumentaire ou des conclusions qui les accompagnent. https://areomagazine.com/2018/10/02/academic-grievance-studies-and-the-corruption-of-scholarship/ http://www.slate.fr/story/168416/sciences-recherche-canular-etudes-doleances-sokal-carre-gender-studies↩︎

  4. http://rosab.net/↩︎

  5. Voir par exemple : l’association de chapitres vidéo et de texte dans la revue JoVE (https://www.jove.com), la revue Captures (UQÀM, http://revues.uqam.ca/captures), le cahier de visualisations de données de la revue Sciences du Design (Puf, http://visu.sciences-du-design.org), la version iBooks de la revue Babel Heureuse (Gwen Catala, https://www.gwencatalaediteur.fr/product-page/revue-babel-heureuse-n-1-mars-2017), les travaux réalisés avec Scalar (http://scalar.usc.edu), par exemple Pathfinders (http://scalar.usc.edu/works/pathfinders), la plateforme réalisée en accompagnement de la sortie de l’ouvrage Debates in the Digital Humanities (University of Minnesota Press, 2012-2016, http://dhdebates.gc.cuny.edu), ou encore les Cahiers du Costech (http://www.costech.utc.fr/CahiersCOSTECH).↩︎