Sur le bas-côté : des femmes
Martine Delvaux
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public

J’ai envie de commencer en proposant que le féminisme est un art de la marge, l’exploration et la défense de ce qui ne se situe pas au centre, au milieu de la route, droit devant, mais qui vit et qui vibre à côté. Sur le bas-côté. L’art de celles qui habitent le bas-côté de la vie. Les oubliées. Les ignorées. Les abandonnées. Celles sur qui le regard glisse. Celles qui ne comptent pas, ou plus, ou pas assez. Celles qu’on laisse pour mortes. Celles qu’on cesse de chercher. Celles qui servent de chair à canon à la fiction.

Lolita, par exemple. Ce sera elle le point de départ de mon exploration, partielle et maladroite, du bas-côté des femmes.

Sarah Weinman, auteure de l’essai The Real Lolita (2020), s’intéresse à une adolescente du nom de Sally Horner. C’est elle qu’elle appelle « la vraie Lolita », la fille au cœur du fait divers dont se serait inspiré Nabokov. Weinman écrit que Sally Horner s’est glissée sous sa peau – « she got under my skin ». Même après avoir passé une année à enquêter sur cette fille, après avoir mené une chasse aux documents juridiques, interviewé les membres de la famille, avoir visité les lieux où elle avait vécu ; après avoir écrit tout un livre sur elle, Weinman affirme ne pas en avoir fini avec l’enfant. Ou plutôt c’est l’enfant qui n’en a pas fini avec elle, celle qui écrit.

L’histoire raconte que cette fille de 11 ans a été enlevée par un homme du nom de Frank La Salle, en 1948. Pendant presque deux années, elle a été sa prisonnière, forcée de traverser avec lui les États-Unis, de Camden au New Jersey jusqu’à San José en Californie. Sauvée par le FBI, Frank La Salle emprisonné, Sally Horner est morte deux ans après sa libération. En 1952, la voiture dans laquelle elle se trouvait avec Ed Baker, un jeune homme tout juste rencontré à Wildwood, a embouté un camion. C’était la nuit, le camion était arrêté sur le bas-côté de la route. La tête de Sally a été broyée par le hayon qui avait traversé le pare-brise dans la collision, son cou a été brisé, sa poitrine écrasée. On dit qu’elle est morte sur le coup.

C’est elle, Sally Horner, la vraie Lolita dont l’histoire aurait inspiré Nabokov à terminer un manuscrit avec lequel il se débattait depuis une décennie, un manuscrit qu’il avait essayé de mettre au feu deux fois. C’est son épouse, Véra, elle qui avait tous les rôles – assistante, lectrice, agente, chauffeure privée… – qui a rescapé les pages du futur livre. Sauver des pages pendant que Sally Horner mourait, deux fois plutôt qu’une, une fois dans la vie, et une fois dans la littérature : « Est-ce que j’avais fait à Dolly », écrit Nabokov, « ce que Frank La Salle, un mécanicien de 50 ans, avait fait à Sally Horner, 11 ans, en 1948? » Des décennies plus tard, Sarah Weinman écrit : « Humbert Humbert décrivait une compulsion. Vladimir Nabokov a créé un archétype. Mais les vraies petites filles, celles qui correspondent à cette nymphette mythique finissent par être perdues à cause de ce besoin de liberté artistique ».

Le travail de Sarah Weinman, qui joue à la détective et tente de prouver que Nabokov a enfermé Sally Horner dans un livre comme son kidnappeur l’avait fait dans la vie, a quelque chose d’inutile – qu’est-ce que ça change au final puisqu’on se trouve, dans tous les cas, devant une œuvre de fiction ? Le livre de Weinman, construit comme un polar, nous garde en haleine tout du long, mais la révélation ne vient pas. Je lis, j’avance dans le livre, de plus en plus vite, impatiente d’arriver à la fin, mais une fois lue la dernière ligne, je comprends qu’il n’y a rien : cette recherche n’aboutit à rien d’autre qu’à l’inspiration qu’a été la petite fille kidnappée. Nabokov a entendu parler de ce fait divers, et ce détail-là, dans le tissu de ses journées, lui a permis de finir son livre.

Mais ce qui m’intéresse, c’est le geste que pose Sarah Weinman, cette recherche menée à côté des choses, à côté du livre de Nabokov, à côté d’une vraie enquête policière, à côté de la littérature. Un geste qui prend appui sur le même détail, et au bout du compte, il n’y a rien d’autre que ce livre qui veut préserver la mémoire d’une fille, même si « it’s never possible to breathe full life into a dead girl » (2020, 270), même si ce n’est jamais possible de ramener une fille morte à la vie, comme l’écrit Weinman elle-même. Sally Horner n’est nulle part ailleurs qu’ici, dans le livre de Weinman, et dans les lignes que je lis devant vous aujourd’hui, pendant que Lolita, elle, est partout. La vraie Lolita est un détail alors que la fausse Sally Horner est devenue un archétype, une figure plus grande que nature, partout et nulle part en même temps. Comme prise dans une littérature qui fuit par en avant. D’où peut-être le désir de Weinman de l’arrêter, de lui trouver une origine et de l’ancrer dans la mémoire au lieu de l’abandonner. Comme si Weinman ralentissait la voiture de la littérature pour qu’on voit bien ce qu’il y a sur le côté de la route, dans ce théâtre qu’est le bas-côté.

Je n’ai jamais conduit. Quelques leçons à l’âge de seize ans, passage obligé, et ma honte de ne rien y comprendre, mon allergie à la machine, incapable de la sentir comme une extension de mon corps. Tenir le volant m’affolait. Stationner me faisait paniquer. Reculer était une impossibilité. J’étais convaincue de ne pas être faite pour ça, conduire. J’ai échoué à l’examen, sans doute au grand soulagement de celui qui me l’avait fait passer, et je me suis dit : plus jamais. Il y a une chose dans la vie que je ne ferai pas, et c’est celle-là. Je ne conduirai pas.

On me disait, on me dit encore souvent : « Mais tu n’as jamais envie de quitter la ville? Aller à la campagne ? Voyager hors des sentiers battus ? Ça ne te manque pas ? » Et la réponse est non. Les voitures ne me manquent pas, la conduite automobile ne fait pas partie de mon imaginaire. J’ai l’habitude de m’asseoir dans le siège du passager. C’est ma place. Ma seule place. La place de celle qui ne conduit pas, comme pendant des générations des femmes ont vu la porte s’ouvrir pour qu’elle s’assoit là, à côté de celui qui mettait la main au volant. Ma place pas ma place. Ma place en demi-place. Je suis là, mais toujours à côté.

Ne pas conduire me permet de rêver. Mon regard suit le paysage, le scrute. Je peux rester des heures en silence, surveillant les détails fuyants de ce cinéma-là. Ce n’est pas une position d’impuissance, je ne souffre pas d’un manque de pouvoir, je profite d’une sorte de calme : un rare moment, dans ma vie, où je peux ne rien faire. Où je dois ne rien faire parce que je ne peux rien. Parfois, je me dis que si j’ai décidé si jeune de ne jamais conduire une voiture, c’est parce que j’avais compris, quelque part, qu’il me faudrait ce temps à moi. Ce lieu et ce mouvement où je suis obligée de m’arrêter. Une sorte de suspension. Rouler sans tenir le volant, de la même façon que je marche dans la ville, distraite, comme dédoublée, un peu à côté de moi-même.

J’ai peut-être toujours su que je ne conduirais pas. Je fais peut-être partie de ces gens que la société étiquette comme trop sensibles ou comme n’ayant aucun sens pratique, pour le dire avec l’écrivaine Rachel Cusk (2019). Des gens qui organisent leur vie autour de l’absence de voiture et du refus de conduire. Cusk décrit ce moment où, un jour, au volant d’une voiture louée à l’occasion d’un voyage, elle a eu l’impression d’oublier comment conduire. Soudain, ce jour-là, l’autoroute lui est apparue étrangère, comme si l’écrivaine était tout à coup devenue parfaitement consciente du danger, du degré de responsabilité qui vient avec la conduite automobile. Cette fois-là, fini l’aveuglement nécessaire, le refoulement ordinaire de ce que ça veut dire conduire. Et sur cette route, entourée de voitures qui roulaient à toute vitesse, Cusk a vu la possibilité du désastre, tuer ou être tuée – comme si, dit-elle, conduire était une histoire en laquelle elle avait tout à coup cessé de croire, et sans cette croyance, elle était submergée par l’horreur de la réalité.

Je me demande parfois ce que conduire aurait fait à ma vie. Ce que ça aurait changé si j’avais été capable de me mettre au volant d’une voiture, si j’avais eu la possibilité de voyager sans m’en tenir aux transports en commun. Si j’avais su conduire, peut-être que j’aurais obtenu ce poste à Salt Lake City pour lequel j’ai été interviewée à l’âge de 25 ans. Quand, devant les montagnes immenses et les rues très vastes, j’ai demandé à des gens de la place s’il était possible de fonctionner en tant que piétonne dans cette ville, et qu’on m’a regardée comme si j’étais folle. Mariage impossible : comment vivre dans une ville sans trottoir et où, pour arriver quelque part, il me serait nécessaire de conduire ?

Peut-être que le refus de conduire a à voir avec le refus de certains rôles, le refus d’accomplir certaines tâches, ou de devoir les accomplir toute seule ? Peut-être que de ne pas conduire, c’est une manière de forcer, chez moi, une certaine dépendance, de fixer des limites à cette fausse impression que j’ai trop souvent de n’avoir besoin de personne et de rien ? Quel genre de femme est-ce que j’aurais été si j’avais choisi d’apprendre à conduire ? Est-ce que je me serais inscrite autrement dans cette société ? Est-ce que le fait de savoir conduire nous donne ou nous retire du temps, de la liberté ? Si j’avais conduit, est-ce que j’aurais eu un deuxième enfant, libérée de la hantise de l’encombrement et de l’enfermement : comment faire pour avancer dans la vie avec deux petits ? Et si j’avais eu plus qu’une enfant, est-ce que j’aurais écrit ? Est-ce que le fait de ne pas conduire est une manière de rester quelque part près de l’enfance (justement), comme un refus de devenir grande ? Peut-être que de ne pas conduire, c’était de faire le choix d’écrire. Faire le choix d’une certaine distance, d’une certaine absence au monde, pour continuer à rêver.

Mais restera toujours en moi la honte de ne rien y comprendre et de ne rien en attendre. Tout mon corps qui résiste. La voiture n’a jamais été une extension de mon regard, de mes sens, de ma chair; c’est une matière qui m’est parfaitement étrangère et immaîtrisable. Une sorte de monstre dont je ne m’approche que pour ouvrir et fermer la portière du côté de la passagère.

Parce que j’aurais pu apprendre à conduire. Si je l’avais voulu, j’aurais pillé sur mon orgueil et persisté. Je m’y serais mise comme je me suis mise à différentes pratiques, au fil de ma vie. Toutes, sauf celle-là. Aujourd’hui, au moment où j’écris, je me demande si mon rejet ultime, définitif, de la conduite automobile, n’est pas une manière de bouder ? La bonne élève battue en brèche une fois, et on ne l’y reprendra pas. Ce que j’accepte quand j’écris – rater un texte et le reprendre, mettre à la corbeille et recommencer – je le refuse quand il est question de la voiture. Je dis non, fin de discussion. Je conduis l’écriture, mais pas la voiture. J’accepte de me perdre en écrivant, mais je refuse de me perdre en tenant un volant. Mais peut-être aussi que cette comparaison ne tient pas la route : peut-être que je suis la passagère de l’écriture, conduite par elle plutôt que celle qui la conduit.

Parmi les personnes que j’ai beaucoup aimées, au cours de ma vie, plusieurs (surtout des femmes) ne conduisaient pas, refusaient de conduire, n’avaient jamais conduit et ne le feraient jamais, ou le faisaient parfois, à leur corps défendant. Ensemble, on s’en remettait aux gens autour de nous qui nous prenaient en pitié ou s’offraient pour nous aider, ceux aussi qui se faisaient une gloire de conduire, d’autres encore qui aimaient vraiment les voitures. Je ne sais pas si, dans le scénario que j’explore aujourd’hui, ces chauffeurs-ami.e.s étaient des auteur.es, des lecteurs ou des personnages ? Je me demande où s’assoit la littérature, et surtout la littérature faite par des femmes ? Quand elles écrivent, les femmes conduisent-elles, ou se laissent-elles conduire ? Qu’est-ce qu’on gagne à se tenir non pas derrière le volant, mais à côté ?

Je repense aux voitures dans lesquelles se trouvent celles que je lis, celles que j’aime, ces mères-sœurs-amies-amantes littéraires.

Je pense aux mots de Françoise  Sagan, fracassée elle aussi alors qu’elle était au volant de son Aston Martin mais qui a survécu et qui a écrit un éloge à la conduite automobile dans Avec mon meilleur souvenir:

Qui n’a pas cru sa vie inutile sans celle de « l’autre » et qui, en même temps, n’a pas amarré son pied à un accélérateur à la fois trop sensible et trop poussif, écrit-elle, qui n’a pas senti son corps tout entier se mettre en garde, la main droite allant flatter le changement de vitesse, la main gauche refermée sur le volant et les jambes allongées, faussement décontractées mais prêtes à la brutalité, vers le débrayage et les freins, qui n’a pas ressenti, tout en se livrant à ces tentatives toutes de survie, le silence prestigieux et fascinant d’une mort prochaine, ce mélange de refus et de provocation, n’a jamais aimé la vitesse, n’a jamais aimé la vie – ou alors, peut-être, n’a jamais aimé personne. (1984, 543)

Est-ce que Sagan a raison ? Est-ce que refuser de conduire a à voir avec un refus d’aimer, de trop aimer, d’aimer quitte à y laisser sa vie ? Je me souviens pourtant avoir vécu un tel amour, un amour au bout duquel j’aurais pu finir dans un fossé sur le bas-côté, mon corps tordu, défait, désaxé. Une fois où la vitesse, l’amour à toute vitesse, aurait pu avoir ma peau. Cette histoire était quelque chose comme mon amante de la Chine du nord, mon ravissement. Elle conduisait comme un pied, toujours mal et trop vite, ne respectant pas le code de la route, me trimballant dans une voiture qui avait quelque chose d’une casserole quand elle ne malmenait pas les voitures qu’on lui prêtait. C’est la seule personne avec qui j’aurai vraiment tremblé en voiture, avec l’impression de jouer à la roulette russe de la vie, mais refusant de voir là-dedans le raccourci de notre histoire. C’est peut-être la seule fois où j’ai craint de me perdre pour de bon, après avoir appuyé à fond sur l’accélérateur de l’amour. J’étais tombée dans ses bras, je n’envisageais la suite qu’avec elle, les projets, les créations, les voyages par-delà les frontières, les langues, les différences. Nous serions capables de tout. C’est après les colères, les cris, les méchancetés, après le premier accident, que j’ai compris qu’il fallait stopper la machine. La seule manière d’en finir était de retirer la clé et de la lancer dans la nuit, vers le bois, dans le fossé. Il fallait fermer les portes et les verrouiller, faire la morte au lieu de crever. Il m’a fallu, à ce moment-là, prendre le volant, voler le volant même si je ne savais pas comment faire conduire. Comment me conduire. Comment ralentir la vitesse, justement, le rythme effréné de ce qui avance à l’aveugle, qui va au casse-gueule. Comment déplier la carte routière et m’y retrouver. Des mois de larmes, comme une pluie infinie, et moi avançant tant bien que mal dans un fossé boueux.

Cette histoire occupe, au final, une toute petite partie de ma vie, très peu de temps en comparaison du reste, les années d’études, d’enfant à venir, d’enfant à soigner, de livres à écrire, de cours à donner, les années au cours desquelles il y a eu d’autres amours, parfois à toute vitesse et parfois en prenant mon temps. On pourrait presque dire de cette histoire-là que c’est le bas-côté, un détail, un écart de conduite sur l’autoroute de ma vie. Quelque chose comme une station-service abandonnée, couverte de poussière avec un vieux puits devant, et autour, des virevoltants. Mais si j’y pense encore une fois maintenant, c’est qu’il y avait quelque chose de féministe dans cette histoire, quelque chose de féministe dans cet amour-là, à côté de tout. Il y avait quelque chose de féministe dans le fait de faire fausse route en essayant de faire « meilleure route », pour le dire avec Virginie Despentes (2006, 145). Faire meilleure route en me perdant, au risque de tout perdre.

Cette histoire d’amour est venue se brancher sur mon désir de fuir, de changer de vie. Et si l’histoire d’amour s’est, comme on dit, soldée par un échec, ce qui a été réussi, c’est le fait de m’être perdue, d’avoir accompli ce désir de fuir que je sens régulièrement, soudainement, un matin, faire la valise, appeler un taxi, m’engouffrer dans la portière, lunettes de soleil, passeport à la main, disparaître sur la banquette arrière. Que les autres fassent sans moi. Que je cherche ailleurs comment exister. Partir sans vraie raison, sans provocation. Kidnappée par moi-même, passagère de ma propre vie.

On aime dire (encore aujourd’hui) que les femmes ne savent pas conduire, ou qu’elles conduisent mal. Ça reste un cliché coulé quelque part dans la pensée, dans cet imaginaire des femmes maladroites, incapables, inaptes, voire carrément dangereuses. Des femmes qui quand elles conduisent mal se conduisent bien en tant que femmes. Des femmes dont la mauvaise conduite se résume à mal conduire une voiture. Peut-être que refuser de conduire, c’est refuser une certaine économie qui a à voir avec un certain rôle de « femme », celle qu’il faut protéger (d’elle-même), celle qu’on infantilise, celle qu’on ridiculise, celle contre qui on se met en colère. Au feu rouge, il déroule sa fenêtre, brandit son poing, l’insulte, lui fait un doigt d’honneur. Il la suit un moment sur la route, peut-être jusque dans un stationnement, désert, un parking intérieur, le béton gris humide, l’écho de la porte qui ferme, des pas qui avancent, le cliquetis des clés dans la main. Comme dans les films. Comme dans la vie.

Le geste de conduire, l’objet qu’est la voiture, le lieu qu’est la route… tout ça sert de métaphore pour mettre en image certaines idées féministes.

Quand Virginie Despentes interviewe des travailleuses du sexe et des actrices du porno, par exemple, pour son documentaire Mutantes (2009), et qu’elles expliquent avoir choisi ce travail pour conduire la voiture de la représentation du sexe plutôt que d’en être la victime happée sur le trottoir.

Quand Kimberlé Crenshaw décrit l’intersectionnalité en se servant elle aussi d’une analogie routière (Smith 2013) : imaginons un bouchon de circulation à une intersection, et les voitures qui arrivent des quatre directions. La discrimination, écrit-elle, est comme la circulation. Elle peut arriver d’une direction comme elle peut arriver d’une autre direction, voire de toutes les directions en même temps. Si une femme noire est blessée parce qu’elle se trouve à une intersection, sa blessure peut être le résultat d’une discrimination en raison de son sexe ou de la couleur de sa peau… Mais ce n’est pas toujours facile de reconstituer l’accident. Parfois, les blessures et les marques sur la chaussée montrent simplement que tout est arrivé en même temps, et on peut difficilement dire lequel des chauffeurs est responsable.

Crenshaw reprend la métaphore de l’accident routier au sujet du procès DeGraffenreid contre General Motors – cette poursuite intentée par cinq femmes noires contre le constructeur automobile, en 1976, pour discrimination sur la base du sexe et de la race. La cause : un nombre important de femmes noires ont été mises à pied entre 1973 et 1975 sous prétexte qu’elles manquaient d’ancienneté. Pourtant, l’entreprise n’avait jamais embauché de femmes noires avant 1964 – année du Civil Rights Act. Une décennie plus tard, des employées ont dénoncé leur mise à pied comme discriminatoire puisque suivant le principe de « dernière embauchée-première mise à pied », liant ainsi l’injustice dont elles avaient été l’objet en 1975 au passé du fabricant de voitures en matière de discrimination. Mais cette poursuite a été déboutée. Le juge a refusé qu’on combine deux formes de discrimination et qu’on crée, par le fait même, la catégorie « femme noire ». Ce que Kimberlé Crenshaw décrit de la façon suivante : c’est comme appeler l’ambulance pour aider la victime seulement une fois qu’on a identifié le chauffeur responsable de l’accident (Smith 2013).

Si je pense à la conduite automobile des femmes, si je pense à toutes ces femmes qui, contrairement à moi, conduisent, je pense aujourd’hui aux femmes noires pour qui conduire (et être passagère dans une voiture conduite par une personne noire) représente un danger de mort – non pas à cause de la route, mais à cause de ceux qui la surveillent, la contrôle, la polissent. Elles qui doivent « bien » se conduire, dont le comportement doit être « blanc », si elles veulent avoir une chance de survivre… et encore… #DrivingWhileBlack. Keep your hands where they can see them. Don’t look like you’re hiding anything. No sudden moves. Seem friendly. Don’t appear afraid. Don’t say anything not prompted by the officer. Don’t ask questions. Don’t do anything that would make it seem like you are challenging the officer’s authority (Oluo 2015).

En écrivant Thelma, Louise & moi, après avoir visionné plusieurs fois la scène où un cycliste noir souffle la fumée de son joint dans le coffre de la voiture où les filles ont enfermé un policier blanc au lieu de le libérer, je me suis mise à écrire sur Sandra Bland, arrêtée sur la route, mise en prison, trouvée morte trois jours plus tard, pendue dans sa cellule. En écrivant le texte que je lis aujourd’hui, j’ai visionné Queen & Slim (Matsoukas 2019). Les échos sont à la fois précis et discrets entre ce film de Melina Matsoukas et celui de Ridley Scott. Des rappels clairs tout au long, dont ces mots dits par Queen, la passagère de Slim au début du film, pour le convaincre de quitter la scène du crime (le couple en voiture est arrêté par un policier qui en vient à tirer une balle en direction de Queen, ce qui amène Slim à attraper l’arme du policier et à la tourner contre lui) : « all we can do is go forward », dit Queen. « There is nothing back there for us. Please. Lets just keep going ». Ces mots sont les mêmes que ceux de Thelma devant le Grand Canyon invitant Louise à plonger la voiture dans le vide. Thelma et Louise partent, leurs mains liées, levées en l’air avec, dans leur dos, une rangée de policiers armés. Queen et Slim, debout côte à côte, face à nous dans l’écran, se tiennent la main et meurent sous les balles des policiers. Si la course de Thelma et Louise reste suspendue au-dessus du Grand Canyon nous laissant avec une mort imaginée, la course de Queen et Slim prend fin sur leur mort violente, devant nos yeux, et se poursuit dans les poings dressés, les manifestations, les vigies, le relai d’une lutte collective qui continue à avancer, comme eux, à côté du monde.

Ainsi apparait l’immense solitude, désespérée, qui traverse Thelma & Louise : le collectif féministe est extérieur au film. Et c’est peut-être là que je veux en venir, finalement, au terme de ces détours infinis, des pages écrites en cherchant toujours à côté, du côté de la passagère.

Gloria Steinem, auteure de My Life on the Road (2015), est une toxico de la route qui ne conduit pas : « I would miss something if I drove », dit-elle. Steinem dont le féminisme doit tout au féminisme noir américain et aux luttes autochtones. Steinem influencée, instruite, aidée tout au long de son chemin féministe, par Dorothy Pitman Hughes, Shirley Chisholm, Dolores Huerta, Flo Kennedy, Wilma Mankiller (pour ne nommer que celles-là). Steinem qui a voyagé sans cesse, traversant villes, états, pays, en avion, en train, en bus, en taxi. Toujours auditrice, interlocutrice, toujours passagère. Voilà le mouvement du féminisme, pour le dire avec Françoise Collin, sa qualité d’« aventure à hauts risques » (2014, p 77). Une aventure qui nous transporte, qui nous porte, qui nous fait avancer en portant notre regard sur le bord de la route. Là où sont les animaux et les oiseaux, les déchets, les graffitis, les poupées perdues, les femmes oubliées. Celles qu’on écarte pour conduire en traçant la route de l’Histoire.

Mais moi, l’histoire qui m’intéresse, c’est celle qu’il faut attraper du bout des yeux, réussir à voir avant qu’il ne soit trop tard. C’est peut-être pour cette raison-là que je ne conduis pas : pour continuer à regarder vers le bas-côté. Pour continuer à écrire, par là-bas.

Bibliographie

Angot, Christine. 2012. Une semaine de vacances. Paris: Flammarion.
Collin, Françoise. 2014. Françoise Collin: anthologie québécoise, 1977-2000. Édité par Marie-Blanche Tahon.
Cusk, Rachel. 2019. « What Driving Can Teach Us About Living ». The New York Times, janvier. New York. https://www.nytimes.com/2019/01/03/magazine/driving-living-reality.html.
Despentes, Virginie. 2006. King Kong théorie. Paris: Grasset.
Despentes, Virginie. 2009. « Mutantes : féminisme porno punk ». Morgane.
Didion, Joan, et Nathaniel Rich. 2017. South and West: From a Notebook. New York: Knopf.
Duras, Marguerite. 1984. L’amant. Paris: Éditions de Minuit.
Matsoukas, Melina. 2019. « Queen & Slim ».
Oluo, Ijeoma. 2015. « Today I Got Pulled Over for Driving While Black ». The Stranger, juillet. https://www.thestranger.com/blogs/slog/2015/07/22/22587907/today-i-got-pulled-over-for-driving-while-black.
Sagan, Françoise. 1984. Avec mon meilleur souvenir. Kindle. Paris: Gallimard. http://books.google.com/books?id=TNdcAAAAMAAJ.
Smith, Sharon. 2013. « Black feminism and intersectionality ». International Socialist Review, nᵒ 91. /issue/91/black-feminism-and-intersectionality.
Steinem, Gloria. 2015. My life on the road. New York: Random House.
Weinman, Sarah. 2020. The Real Lolita. A Lost Girl, An Unthinkable Crime, And A Scandalous Masterpiece. Toronto: Vintage Canada.