Aperçu de la polyphonie dans le roman social contemporain
propos appuyés par l’exemple du roman Des châteaux qui brûlent d’Arno Bertina
Lescouet Emmanuelle

Nos vies s’articulent autour des emplois que l’on occupe, qui prennent une grande part de notre temps d’éveil (la plus grande part généralement) et de l’espace mental disponible : on s’inquiète de sa perte, de son absence ou de son omniprésence. Il faut alors le dire, le raconter, le prendre en compte, rôle qu’endosse notamment la littérature qui le « surréalise » (Bikialo et Engélibert 2012). Depuis les années 80, sans retour au naturalisme, elle s’invite dans le monde du travail principalement ouvrier. On peut noter la sortie de L’établi de Robert Linhart (1978) et celles de Sortie d’Usine de François Bon (1982), ainsi que de L’Excès-l’usine de Leslie Kaplan (1987). Ces écritures sont souvent radicales par leur absence de romanesque, leur recherche de ton, de langage s’approchant de celui qu’emploient les gens dont il est question. Le « je » s’affirme, se faisant reporter, embusqué dans le monde de la chaîne industrielle, ou simple témoin. Peu à peu, ce narrateur se diffracte et devient la multitude des expériences vécues, un faisceau permettant d’appréhender la réalité dans sa complexité et sa diversité. La polyphonie énonciative permet ainsi par le recours à de multiples narrateurs qui s’enchaînent et se répondent de confronter le lecteur aux quotidiens partagés. Le discours des corps brisés, des groupes communautaires, est devenu celui des fermetures d’usines, de la délocalisation et de la peur du chômage. On ne dit plus la violence du travail aliénant, mais l’aliénation de son absence criante. La réalisation personnelle passe alors par les quelques instants partagés dans cette dynamique d’avant la catastrophe, des instants arrachés au naufrage, une grève, un blocage, une prise d’otage. L’affrontement entre travailleurs et société (prise dans sa globalité) avant un retour à l’anonymat incarné par les statistiques du chômage et les formulaires de Pôle Emploi. Pour appuyer ce propos, nous nous concentrerons sur le roman Des châteaux qui brûlent d’Arno Bertina (2017). Dans ce roman, les ouvriers de la Générale Armoricaine faisant face à la fermeture de leur usine, en liquidation judiciaire, prennent en otage un ministre/secrétaire d’État, Pascal Montville venu leur parler de reconversion. Il s’engage alors à leurs côtés dans le bras de fer avec les autorités, engageant le dialogue sous un angle différent, hors de l’habituelle confrontation frontale. Nous nous concentrerons sur la question des travailleurs et de leurs paroles, laissant de côté celle des violences animales (dans un abattoir, elles sont pour le moins criantes) et de la « malbouffe » que produit cette entreprise de produits alimentaires issus du poulet. Ce roman est inspiré par plusieurs usines de l’industrie alimentaire en Bretagne vivant sur les aides européennes qui ont été suspendues. L’ouvrage est documenté, mais non documentaire ; la volonté de l’auteur est de dire la situation globale et non particulière d’une entreprise donnée. La séquestration est fictive : elle n’a pas eu lieu en France, encore moins sur une période aussi longue (une semaine), évènement choisi pour mettre en avant le « plafond de verre des révoltes sociales » limitant les actions militantes. L’auteur souhaitant interroger cette limite, et le rapport de chacun à la mobilisation.

Le réel se découpe de plus en plus. Le quotidien se fragmente en une infinité d’actions séparées, indépendantes. Généralement simultanées, elles peuplent la vie d’une ou plusieurs personnes, allant jusqu’à la foule, ouvriers à l’usine ou manifestants, simples particuliers ou entreprise entière. Modelant un effet de masse, d’union involontaire autour d’elles, de dissociation du monde. Ce réel malade produit ainsi un effet kaléidoscopique : à tout instant, on peut percevoir les échos d’une infinité de quotidiens décalés dans le temps et l’espace, dans leurs milieux sociaux et leurs pratiques (Viart et Vercier 2008). Pour ne prendre qu’un seul exemple, on peut sur Instagram suivre au même instant sur écran splitté la « morning routine » d’une blogueuse mode et le « night training » d’un sportif ; la soirée d’une starlette et une conférence de presse ; sans compter les innombrables repas photographiés et mis en ligne à toute heure du jour et de la nuit (à croire qu’il est toujours l’heure du déjeuner quelque part sur terre). Ce qui se retrouve dans les écritures contemporaines du quotidien, poétiques1 ou romanesques : une certaine perte de repères par l’effacement de la chronologie, le découpage du propos entre les protagonistes. On peut penser au roman The Waves de Virginia Woolf (2004) qui, en permettant à chaque protagoniste de raconter, de rebondir sur les souvenirs énoncés, permet de reconstituer l’enfance et la vie d’un groupe d’amis, de plonger dans une fraction de la société, avec ses codes et ses passages obligés, qui nous sont montrés comme tels car perçus ainsi par les narrateurs eux-mêmes. Bien avant que les réseaux sociaux ne nous fournissent de tels exemples, et dans un autre domaine, le travail à la chaîne a fragmenté la fabrication, accordant à chacun un nombre restreint de gestes à accomplir infiniment qui ne prennent sens que dans leur addition avec ceux des autres ouvriers, donnant une temporalité très particulière aux journées. Ainsi, la description que donne Robert Linhart du montage des 2CV à l’usine Citroën de la porte de Choisy « La première impression est celle d’un mouvement lent, mais continu de toutes les voitures. Quant aux opérations, elles me paraissent faites avec une sorte de monotonie résignée, mais sans la précipitation à laquelle je m’attendais. C’est comme un long glissement glauque, et il s’en dégage, au bout d’un certain temps, une sorte de somnolence, scandée de sons, de chocs, d’éclairs, cycliquement répétés, mais réguliers. »

L’informe musique de la haine, le glissement des carcasses grises de tôle crue, la routine des gestes : je me sens progressivement enveloppé, anesthésié. Le temps s’arrête. (Linhart 1978)

Naturellement pour en concevoir l’intégralité il faudrait parler avec chaque membre de l’usine, remonter en même temps que l’objet produit de poste en poste. Dans le roman d’Arno Bertina :

Quand il est venu ici la première fois, on lui a montré la chaîne d’abattage, les cuisines et les unités de conditionnement. Mais au fil des étapes (bains d’électronarcose et décapitation à la disqueuse). (2017, 16)

Cette division s’accompagne donc d’une diffraction de la fonction sujet. Nous suivons ainsi une multitude de protagonistes pour parvenir à saisir l’ensemble d’un instant ou d’une situation. Ces individus percevant, et racontant, le moment avec leurs propres perceptions, interprétations et vécus, nous permettent de l’appréhender. La polyphonie énonciative apparaît alors comme une nécessité, exprimée également par l’auteur qui l’affirme comme « indispensable à la capture d’une parole » (Bertina 2018).

La littérature documentaire a installé l’habitude d’être confronté à des faisceaux de témoignages, de « fresques énonciatives », d’établir la vérité par la confrontation des vécus, des expériences et des preuves (Dreger 2012). Pour illustrer ce point de vue nous pouvons citer l’approche collaborative mise en place par François Beaune dans La lune dans le puits (2017), chacun partageant son témoignage en ligne sur le site de l’auteur2, qui se charge de « mettre en forme » un ouvrage en les organisant afin de créer un tout, un ensemble cohérent, sans altérer les propos de chacun (jusqu’à conserver les approximations langagières, les incompréhensions syntaxiques et toutes les scories de ces textes). Si la première personne est de mise, la multiplication de ces «je » nous amène à un être hybride, gros de toutes ces vies cumulées. Ici, nous percevons de multiples expériences d’un même lieu, mais également dans leur grande majorité des expériences de migrations (Chauvel et Alfred 2007). La notion de « faisceau de témoignages » naît avec les récits des Guerres mondiales, et s’étoffe depuis. Les perceptions sont certes différentes, mais se corroborent, donnant à voir une réalité particulière, reconstituée, accompagnée d’un sentiment d’ « objectivité » emportant l’adhésion. Il est nécessaire de donner la parole aux sujets vivant les évènements, y compris et peut-être principalement lorsque ces personnes ne l’ont pas habituellement. Ainsi la grève puis le blocage de la Générale Armoricaine relatée dans des châteaux qui brûlent, prend corps parce qu’elle est relatée par des salariés (Vanessa Perlotta, Fatoumata Diarra, Gérard Malescese, Sylvaine Grocholski, Cyril Bernet, Witeck Grocholski, Hamed M’Barek, Christiane Le Cléach, Sylvie « celle qu’est cintrée », Christoph F., Britney dite « Pin-Pon », Malek Hamizi) un secrétaire d’État (Pascal Montville) et sa conseillère (Céline Aberrante), le conseiller spécial du préfet (Marc Galuzeau), des membres du GIGN (Kevin Deshayes et Pascal Persimon). Nous avons ainsi un récit des faits de l’intérieur et de l’extérieur de l’usine, par des militants et par les forces de l’ordre, par des politiques et par leurs administrés. L’absence de la figure du patron, ainsi que des actionnaires est criante, nous y reviendrons.

Le « risque de dissolution du sens dans la masse ouvrière » (Dreger 2012) est résolu par le croisement des regards avec des protagonistes non ouvriers (outre les narrateurs du roman d’Arno Bertina, on peut également penser aux architectes et ingénieurs dans Naissance d’un pont de Maylis de Kérangal (2010), ou au service de communication et aux directeurs divers dans La médaille de Lydie Salvayre (2004)), ou non exclusivement ouvriers (établis par exemple). Chacun s’individualise par sa parole particulière et sort ainsi de la masse, de son groupe social ou de sa fonction devenant le héros de son récit propre, de son vécu.

La parole est socialisante, c’est en confrontant les vécus que se dessine la réalité des évènements. Si cela est évident dans le quotidien, dans une histoire d’amour par exemple (comme nous le montre les romans Nouons-Nous d’Emmanuelle Pagano (2013) ou Poreuse de Juliette Mézenc (2012) mettant l’accent sur la pluralité permanente de nos actions puisqu’elles sont forcément perçues par les membres de la société nous entourant, qui les comprennent à leur façon, et les jugent selon leurs propres critères et vécus), la nécessité de communication est également criante à l’échelle de l’entreprise. Si elle passe traditionnellement par les délégués du personnel ou les syndicats qui sont, ou doivent être, des figures de médiateurs, on sent la dégradation de leur rôle : ainsi le personnage de Gérard Malescese est-il mis de côté, généralement ignoré, voire malmené, par ses collègues. L’ignorance mutuelle est obligatoirement brisée par la vie commune dans des espaces réduits entre les membres d’une même entreprise, ou par l’intermédiaire d’un médiateur plus ou moins discret, comme un universitaire établi en usine (par exemple Simone Weil en janvier 1935 (Weil 1937), puis les communistes-maoïstes des années 1970), en visite ou retenu comme Pascal Montville. On peut ainsi abonder dans le sens d’Arno Bertina lorsque celui-ci affirme que l’absence des figures dirigeantes est due à une volonté de ne pas tomber dans le cliché de l’affrontement manichéen entre patron et salariés. L’éloignement physique de ces personnes créant d’elles-mêmes un écart (Bon 1982, et les figures bureaucratiques « dans leurs cages de verre »). On en profite pour démystifier la figure de l’intellectuel, dans L’établi par exemple, ou du politicien dans Des châteaux qui brûlent, du grand directeur des travaux dans Naissance d’un pont. La panique sentie dans La médaille, lorsque les ouvriers commencent une révolte bruyante dans les ateliers et coupent la parole des directeurs, montre la peur qui existe au-delà de la simple tension hiérarchique. La figure de la mutinerie reste certes une image littéraire, mais conserve son poids réel de dérèglement et de changement de l’ordre établi.

Dépasser la langue de bois et la facilité d’un vocabulaire rodé et un peu vide permet d’asseoir la légitimité de certains et l’ignorance des autres. Sans quoi le dialogue est impossible et se limite à une suite de monologues, d‘interventions comme dans La médaille où Lydie Salvayre (2004) nous invite à une remise de prix aux employés d’une société, où alternent les discours des « officiels », des hauts placés de cette entreprise : « le sémillant directeur des Relations humaines » (p. 35); « la directrice de l’Action sociale » (p.60) ; « le directeur de la Communication » (p.82); « le directeur de la Productivité » (p. 102); « un consultant extérieur en Sciences sociales » (p.123); « monsieur le directeur de la Sécurité » (p.143) et enfin « monsieur le Président-Directeur Général » (p162), et ceux des employés à qui sont remises les médailles en question. L’opposition dans le langage, qui marque le pouvoir des cadres, est également présente dans des châteaux qui brûlent : « la Générale Armoricaine est un acteur de l’économie mondialisée… la décroissance, les reconversions, « ça m’obsède ». C’est un truc de civilisation, on doit choisir la civilisation qu’on veut. « Être acteur » » (p.17)

La réaction ne se fait pas attendre : « Alors on lui a demandé poliment de quoi tu causes.»

La porosité de ces expériences permet un rassemblement de ces fragments : nous sentons que tous ces individus partagent la même réalité (Ruffel 2016). L’opposition semble évidente : les revendications et les besoins de personnes si différentes semblent forcément divergents. Cependant la rencontre se fait rarement de manière pacifique. La discussion est souvent temporaire, morcelée par les horaires de travail (Linhart 1978). Ainsi la rencontre, et les dialogues qui en résultent n’auraient pas eu lieu au sein de l’abattoir de poulets si Pascal Montville n’avait pas été pris en otage (« On va vous garder, monsieur le secrétaire d’État. » (Bertina 2017, 27)).

Une violence allant rarement seule, le roman montre également la présence policière : « Le colonel veut créer l’inquiétude à l’intérieur de l’abattoir. […] les faire sursauter […] on les trouverait épuisés, nerveusement, on les cueillera comme des fruits murs. » (p.337) ; et la fin évasive nous laisse la certitude du drame : « Si je n’avais pas prononcé cette phrase le ministre serait encore vivant. » (p.418). L’absence de négociations ouvertes avec la direction est également mentionnée, et comprise comme une ignorance, un mépris : une violence supplémentaire, alors elle s’incarne contre ceux qui sont présents :

On était déjà près de lui mais tout le monde s’est rapproché encore (devant, sur les côtés, derrière) pour le menacer ou le taper, nos bouches devaient être collées à ses yeux et ses oreilles, qu’il sente notre haleine ! Qu’elle lui fasse peur comme si c’était des poings ou les gifles qu’on voulait lui foutre ! Qu’il sente que tout en nous était pourri, depuis nos dents jusqu’à nos foies par le stress, et les viscères par le mauvais vin, le café dégueu, la charcuterie faite de plastique et de cancers, les légumes qui sentent l’aluminium de la conserve et jamais la terre et le soleil, ou la chlorophylle, non, non ça c’est pour les rêves, les visions; et les ulcères. (Bertina 2017, 25)

Les émeutes et les grèves sont rarement loin, dans La médaille, les employés se révoltent alors que les dirigeants assument leurs collègues par leur discours abscons. Pour finalement les acheter par une minime augmentation… « de principe » dirions-nous si nous étions journalistes, et des « médailles en chocolat ». Pour que le discours s’installe, il faut une rupture dans l’ordre établi, une brisure dans le quotidien. Ainsi les ouvriers de Citroën qui nous sont présentés dans l’établi n’ont pas la force de se révolter sans un élément déclencheur, un électrochoc (ici la récupération des heures de travail « perdues » pendant les grèves de Mai 68 et l’énergie de notre protagoniste qui est tout juste de l’université). Les ouvriers de la Générale Armoricaine n’ont d’ailleurs pas lancé de protestations d’envergures avant le dépôt de bilan définitif de l’entreprise.

Ces démonstrations de force peuvent également être inscrites dans un contexte plus global : la violence d’exclusion des « sans-emplois », la précarité qui en résulte et qui cristallise la peur (et donc les actions) des salariés les pousse à ces extrémités. L’œuvre de François Bon est un bon exemple de cette évolution : de Sortie d’usine en 1982 où il disait l’abrutissement de la journée de travail sur une chaîne de montage, l’épuisement qui brise la réflexion, le corps douloureux et l’absence de temps « à soi » ; à Daewoo en 2006 où il n’est plus question que de lieux vides après la fermeture des dernières sidérurgies de Lorraine et de personnes « reclassées », déplacées. Ces fermetures successives généralisées font craindre la disparition de cette culture ouvrière effacée : violence ultime, peut-être, devenant elle-même indicible. Les personnes disparaissant pour laisser des sortes de déserts, de friches industrielles : « non-lieux » par excellence où les mobilisations sont compromises. J’illustrerai cette violence patronale par un passage de La médaille :

Il existe, Mesdames, Messieurs, mille autres méthodes plus simples et plus discrètes de réduire quelqu’un à néant. Nous disposons d’un grand assortiment. Il suffit de choisir. Nous vous recommandons la méthode de la pauvreté. Nos experts nous l’affirment, cette méthode est efficace à quatre-vingt-dix-neuf virgule neuf pour cent des cas » (Salvayre 2004, 146)

Quand les employés de La Générale Armoricaine kidnappent un parlementaire par découragement, par désillusion, après plusieurs réunions où après les promesses de repreneur personne n’est concrètement disposé à les aider, ils se retrouvent face à cette action, devant gérer ensemble la suite : le dialogue s’instaure obligatoirement. Ils sont dans la même situation et doivent y faire face ensemble, et avec Pascal Montville. Les conséquences seront partagées. Cette certitude de départ force la discussion. « Il aurait parlé la langue de bois tu serais en colère pareil non ? », « il est heureux qu’on lui demande de développer. Petit prof. » (2017, 17) ; parce que finalement la question est : « Est-ce que ce n’était pas une façon d’engager la conversation ? » (2017, 142).

À cet instant, les personnages ont donc la certitude de créer quelque chose en commun. Certains instants sont propices à un partage privilégié, comme dans tout groupe social des rituels se mettent en place. Par exemple, dans Sortie d’usine de François Bon, la description du Bruit « La règle était, pour tout le temps du Passage, une règle du bruit. Du grand bruit. Le Passage était par règle la fête extrême du bruit. Faire bruit de tout, faire son de tout ce qui pouvait faire son…» (Bon 1982, 80) comme forme de marche funèbre pour ceux qui meurent sur place. Des moments particuliers peuvent également incarner ces temps forts pour les équipes par l’accomplissement de la tâche, la fin d’un travail, comme dans Naissance d’un pont :

De part et d’autre de l’édifice, les chaînes sont hérissées de drapeaux qui claquent dans le vent, et devant la porte Coca une gigantesque estrade est installée, entourée de tribunes latérales et surmontée d’un chapiteau en meringue, un orchestre, demain, devrait se tenir là et lancer la fanfare quand le Boa viendra couper le ruban magique, splendide, et marchera jusqu’à Edgefront, seul en avant du peuple, détendu, triomphal ; offert aux regards, les bras le long du corps et la mâchoire parallèle au sol… (Kérangal 2010, 315)

ou dans des châteaux qui brûlent : « Une fête totale, a répondu Montville. Géante ! Magnifique. » (Bertina 2017, 343) annonçant la scène de banquet-concert avec les poulets de l’abattoir et le concert de Jazz.
« Tous ces rires c’était comme un feu de camp, à l’automne, et des bières qu’on pisse très vite » (p.155) la nécessité de détente passe par le regroupement, la joie d’être ensemble qui habillent ces jours de grève de costumes d’arlequin. Si les journées de travail ne permettent pas les rencontres qui font l’union des groupes, l’occupation remplit ce rôle en permettant à chacun de rencontrer son voisin, non pas comme « celui à la disqueuse » ou « le préposé aux poussins », mais comme un individu à part entière, avec une histoire qui l’a, lui aussi, mené à travailler dans l’abattoir. Le simple fait de travailler ensemble au quotidien forme un ensemble cohérent, de même qu’une communion avec leurs supérieurs directs, et toutes les personnes gravitant autour de ce microcosme. Le fait que les produits puissent sortir des chaînes de production prouve ce travail d’équipe. Ces lieux partagés sont en eux-mêmes un pan important des discussions: nombres d’entre elles étant centrées sur des questions utilitaires. Forcément quand on pense à des chantiers comme celui dont il est question dans Naissance d’un pont : tout dépend de l’environnement. On ne construit un pont que parce qu’il y a une rivière à enjamber, les rencontres tournent ainsi toutes autour de ce « problème ». Plus discrètement, un lieu de travail, quel qu’il soit, présente le même enjeu : les membres de l’usine de poulets ne se seraient jamais rencontrés s’ils n’avaient pas travaillé dans ces quelques mètres carrés (et entre, il a fallu une grève pour que la rencontre soit effective). Dans Sortie d’usine, François Bon montre également le rejet du lieu : une fois que l’on en est sorti, plus question de faire partie du groupe, à peine est-il reconnu quelques mois à peine après son départ. Dans l’établi, les dirigeants du personnel en tirent parti : en éloignant dans diverses réserves les syndicalistes ou les grévistes trop turbulents, ils s’assurent des journées plus tranquilles.

Le travail en lui-même est un processus collectif : lorsque l’un ou l’autre pèche, l’ensemble est ralenti, voire bloqué dans les cas extrêmes. La collaboration entre individus est pourtant marginale puisque chacun est cantonné à son périmètre propre. La grève ou le blocage est par définition une action collective (le souci constant du « suivi du mouvement » exprimé par les ouvriers en est la preuve). Leur addition crée une Histoire Ouvrière qu’on se raconte et qui circule ainsi entre grévistes comme dans des châteaux qui brûlent :

Mes collègues du piquet de grève parlent beaucoup de « notre histoire » - qu’est pas notre histoire mais qu’est notre histoire. De ce qu’il s’est passé il y a six mois, il y a deux ans, à Rennes, à Lille, à Grenoble, à Milan en 1976. » (Bertina 2017, 139).

Il se crée peu à peu un imaginaire autour de ces actions : il n’y a qu’à voir aujourd’hui comment on parle des grèves de Mai 68, alors même que celles-ci ont été perçues par beaucoup comme un échec, vu le retour aux emplois précaires et les « rattrapages » qu’elles ont engendrés3. L’opposition à une figure commune, et souvent diabolisée, du patronat soumis aux actionnaires, et des actionnaires eux-mêmes, crée également la communion : avoir un ennemi commun est le meilleur moyen de forger des alliances. Dans La médaille, l’absurdité de l’état d’urgence déclaré dans l’entreprise, en réaction aux débordements, se caractérise tout entière dans son premier article : « L’introduction dans l’enceinte de l’usine d’engin ou de littérature explosifs sera sanctionnée par un renvoi ferme et définitif » (Salvayre 2004, 144). La caricature est appuyée, le propos n’en est pas moins criant : le soulèvement appelle le renvoi « ferme et définitif » et renvoie à la condition de « demandeur d’emploi » : le cercle de la violence continue. L’expression d’un but commun dépassant un petit groupe anecdotique, l’affirmation de participer à une lutte plus globale, donne du courage, de même que les débrayages de l’établi sont renforcés par les échos qu’ils reçoivent dans les autres usines Citroën.

Ces visions de la multiplication des voix et des narrateurs ne se cantonnent pas au roman social, on en retrouve dans presque tous les genres. Le pouvoir évocateur de ces points de vue croisés permet d’appréhender une situation complexe sans avoir un narrateur omniscient et donc « peu crédible », du moins tout à fait coupé de la trame narrative qu’il met en place. Éviter cet éloignement permet une immersion plus totale ainsi qu’une identification simplifiée : lorsque chacun peut exprimer son ressenti et son expérience, il gagne une profondeur particulière, un intérêt narratif et retient ainsi l’attention du lecteur. Par l’effet de réel qui en résulte, nous accordons plus facilement notre suspension de crédibilité, nous acceptons les faits exposés par leur confrontation. Nous prendrons quelques exemples, sans aucune prétention à une quelconque exhaustivité, ce qui serait impossible, simplement pour illustrer cette affirmation : Le Musée des Merveilles de Brian Selznick, qui s’adresse à un jeune lectorat, en partie constitué d’un roman graphique où nous alternons entre le regard d’une jeune fille sourde dans les années 1930 et celle de son petit-fils dans la fin des années 1970. L’une est présente par une narration visuelle, l’autre par une narration romanesque. Elles nous permettent de suivre l’évolution des deux protagonistes à peu près au même âge (en fin d’enfance) dans leur découverte du monde des sourds, de sa culture propre, sa langue, etc. Dans ce cas, nous n’avons pas de contemporanéité directe, mais un parcours semblable, face à une difficulté identique. Le découpage permet la différenciation évidente pour un lectorat peu habitué au procédé lui permettant une navigation très simple dans le récit. La différence temporelle est importante dans la démarche : l’auteur souhaitait montrer l’évolution de la condition sourde. Cette dualité permet une ouverture sur le nombre immense des expériences : on suppose leur multiplicité. Dans Perdido Street Station de China Miéville, nous plongeons dans un roman de Science-Fiction très politisé où les narrateurs appartiennent à des races différentes : l’un est humain, l’autre un oiseau-humanoïde arrivant dans la cité. Le croisement de ces points de vues permet d’appréhender les habitudes étranges et les failles d’un système qui ne sont même plus perçues par ses membres habituels : ils baignent dedans si profondément qu’il leur est impossible de se confronter à ses non-sens. L’intrusion de cette vision de « paria » permet alors d’ouvrir le lecteur à l’exclusion qui permet au régime politique de se maintenir, même si cela implique de laisser de côté plusieurs races pourtant installées depuis un temps long.

Beaune, François. 2017. La lune dans le puits, Histoires vraies de méditerranée. Folio. Paris: Gallimard.
Bertina, Arno. 2017. Des châteaux qui brûlent. Paris: Verticales.
Bertina, Arno. 2018. « Interview de Arno Bertina pour l’émission « la suite dans les idées » ».
Bikialo, Stéphane, et Jean-Paul Engélibert. 2012. « Pourquoi « dire le travail » ? ». La Licorne dire le travail : fiction et témoignages depuis 1980 (103):27‑38.
Bon, François. 1982. Sortie d’usine. Paris: Éditions de Minuit.
Chauvel, David, et Alfred. 2007. Paroles sans Papiers. Paris: Delcourt.
Darrieusecq, Marie. 1996. Truismes. Paris: P.O.L.
Dreger, Sylvain. 2012. « Voix ouvrière en Franche-Comté, Maurice Clavel (Les parois- siens de Palente, 1974) et Jean-Paul Goux (Mémoires de l’Enclave, 1986) ». La Licorne dire le travail : fiction et témoignages depuis 1980 (103):133‑45.
Escalle, Clotilde. 2017. Mangés par la terre. Paris: Éditions du Sonneur.
Fromilhague, Catherine. 2015. Les figures de style. Édité par Claude Alexandre Thomasset. 128 tout le savoir. Paris: Armand Colin.
Kaplan, Leslie. 1987. L’excès-L’usine. Paris: P.O.L.
Kérangal, Maylis de. 2010. Naissance d’un pont. Paris: Verticales.
La Boétie. s. d. Discours de la servitude volontaire.
Linhart, Robert. 1978. L’établi. Paris: Éditions de Minuit.
Mézenc, Juliette. 2012. Poreuse. Paris: Publie.net.
Miéville, China. 2006. Perdido Street Station. Traduit par Nathalie Mège. Pocket. Paris: Fleuve.
Pagano, Emmanuelle. 2013. Nouons-nous. Paris: P.O.L.
Rousset, Jean. 1976. Forme et signification, Essais sur les structures littéraires de Corneille à Claudel. Rien de commun. Paris: Éditions Corti.
Ruffel, Lionel. 2016. Brouhaha: les mondes du contemporain. Lagrasse: Verdier.
Salvayre, Lydie. 2004. La Médaille. Points. Paris: Éditions du Seuil.
Sartre, Jean-Paul. 2008. Qu’est-ce que la littérature? Folio Essais 19. Paris: Gallimard.
Seigne, Aude. 2017. Une toile large comme le monde. Carouge-Genève: Zoé.
Selznick, Brian. 2012. Le musée des merveilles. Traduit par Danièle Laruelle. Montrouge: Bayard Jeunesse.
Viart, Dominique, et Bruno Vercier. 2008. « Écrire le monde ». In La littérature française au présent, Héritage, modernité, mutations, 213‑304. Paris: Fayard.
Vigna, Xavier. 2015. « en vadrouille dans la classe ouvrière : des prédécesseurs méconnus ». Les Temps Modernes 3-4 (684):187‑203. https://www.cairn.info/revue-les-temps-modernes-2015-3-page-187.htm.
Vigna, Xavier. 2016. « Littérature ouvrière ou écriture du monde ouvrier ? ». In L’Espoir et l’effroi : luttes d’écritures et luttes de classes en France au XXe siècle. Paris: La Découverte. https://laviedesidees.fr/Dits-et-ecrits-du-monde-ouvrier.html.
Weil, Simone. 1937. La condition ouvrière. Paris: Gallimard.
Woolf, Virginia. 2004. The Waves. Londres: Vintage Books.

  1. Celles d’Eugène Guillevic ou d’Antoine Emar par exemple.↩︎

  2. www.histoiresvraies.org et l’association « Histoires vraies de méditerranée » fondée par l’auteur en 2015.↩︎

  3. De nombreuses entreprises ont fait travailler leurs employés une heure supplémentaire gratuite par jour, pour compenser la perte de production due aux grèves en 1969-1970. Ce qui est décrit dans l’établi est d’ailleurs le motif de la grève qui y est racontée.↩︎