L’image technique et le texte plastique
Margot Mellet

Dans cette réflexion qui interroge la matière textuelle de la littérature et sa possible multiplicité, je souhaite faire correspondre plusieurs approches intellectuelles et entreprises poétiques (dont certaines sont historiquement pré-numériques) pour considérer les écrits de l’écran en continuité avec un faire littéraire. Les différentes perspectives convoquées (les théories de l’éditorialisation, les pensées de l’écran, les réflexions éditoriales, les études se reconnaissant du nouveau matérialisme) permettent d’appréhender le texte littéraire, non plus comme un objet unique et unicellulaire, mais comme un composé lisible, visuel et technique où le média joue un rôle de force d’action déterminant. Afin d’appuyer et développer ce décentrement du texte vis-à-vis d’une conception qui serait plus classique, plusieurs exemples sont étudiés (Physiologie du mariage de Balzac, Un Coup de dès jamais n’abolira le hasard de Mallarmé et Nox de Carson) et introduisent une suite de réflexions sur ce qui donne lieu à la matière du texte et sur nos possibilités théoriques de la désigner.


Introduction

La littérature numérique – entendue comme l’« ensemble des créations qui mettent en tension littérarité et spécificités du support numérique » (Bonnet 2017) – provoque l’émergence de nouvelles hybridations de supports par la modularité, la variabilité et l’évolutivité de son inscription (Manovich 2001). Au-delà de la pertinence de la remise en question de certains principes littéraires (les postulats tels que l’œuvre close, le texte fixe ou l’auteur unique (Mouralis et Mangeon 2011)) qui donne lieu à de nouvelles terminologies (l’écranvain (Bonnet 2017)), l’écran interroge les possibilités médiatiques de conception et de compréhension de l’objet littéraire : comment penser le texte dans un environnement qui convoque d’autres régimes de l’écriture (écriture sonore, visuelle, en mouvement) ? Comment penser le texte numérique comme une nouvelle matière littéraire ? La littérature numérique serait-elle un alliage entre les arts de l’écrit et les arts visuels ?

Ces interrogations sur les limites de la littérature ne sont cependant pas propres aux nouveaux médias. Déjà les mouvements du surréalisme et du dadaïsme, en touchant notamment au cadre de la page et en instaurant un jeu poétique par des compositions typographiques, annonçaient une modernité de la littérature en ce qu’ils déplaçaient la qualité de l’objet littéraire de la poétique à la poïèsis. Le tournant matérialiste dans les humanités nous a également amenés à considérer entre autres les pratiques concrètes qui sous-tendent nos lectures, écritures et interprétations (Miller 2013). Ce déplacement peut également être abordé comme une invitation à adopter un angle différent sur le texte littéraire : le texte ne se définit alors plus seulement comme un ensemble lexical et linguistique mais comme un composé de différentes conjonctures médiatrices dont rend compte notamment tout un courant de pensée (comprenant notamment l’énonciation éditoriale (Souchier), la documentarisation (Zacklad), l’éditorialisation (Vitali-Rosati)).

Les études des médias – je rallie dans cette formule la tradtion des Media Studies (anglophones et germanophones) et le champ des études intermédiales (européennes et québécoises) – contribuent à cette réflexion en ce qu’elles s’intéressent notamment aux caractéristiques matérielles et techniques du média textuel à l’époque du numérique en l’insérant dans une histoire longue des médiations et des arts. De ce point de vue, le média numérique n’est plus abordé comme un simple intermédiaire ou un espace/outil subordonné aux besoins d’une écriture ou à cette écriture qu’il véhicule : il la détermine (« Media determine our situation » (Kittler 1999), déterminer au sens ontologique, de l’allemand bestimmen).

Deux approches me semblent ainsi permettre de fonder une réflexion sur les écrits de l’écran : une approche que l’on pourrait dire éditoriale qui conçoit la pluricité du texte et l’importance notamment de sa structuration, soit l’édition comme un processus de création de sens (dans le sens de fabrication comme dans le sens de légitimation) (Jeanneret et Souchier 2005; Monjour 2015, 2020) et de création d’un espace numérique [documentarisation et éditorialisation] ; et les études des médias qui fondent une analyse du média comme sujet d’étude à part entière, représentées par l’histoire théorique allemande des médias (Kittler 1990, 1999), les études contemporaines sur les médias (McLuhan 1994; Hayles 2012; Larrue et Vitali-Rosati 2019), et des études que l’on désigne par le terme de nouveau matérialisme1 [Bennet; Barad (2007); Braidotti (2019)].

Ce qui suit se propose à la fois comme l’analyse d’une question encore en étude (et sera-t-elle jamais résolue ?) – Comment penser le texte comme un composé lisible, visuel et technique ? – et la présentation de réflexions personnelles, notamment autour du terme de plasticité. La réflexion autour de ce terme permet de faire correspondre plusieurs approches intellectuelles et entreprises poétiques (dont celles historiquement pré-numériques) autour de la pensée d’une image du texte littéraire qui serait une image technique.

To deal or not to deal with text

One of the primary and ongoing tensions in an academic multimedia journal is the question of how to deal with text. This is not a new question nor is it one that is peculiar to electronic publishing. One of the ways of dealing with text in a screen-based vernacular is to think of it as an instance of images. Usually this is marked by the shift from plain text to typography, which broadens the expressive palette to include fonts, layout, color, composition, contrast, opacity, dynamism, etc. (McPherson 2018, 109)

Posée par Steve Anderson et Tara McPherson dans la déclaration éditoriale de la revue Vectors, la question « how to deal with text » résonne en effet au-delà du cadre particulier d’une revue multimédiale, au-delà d’une revue académique – que cette dernière soit numérique ou non – et même au delà des environnements numériques.

C’est peut-être là une des (nombreuses) questions intemporelles de la littérature mais elle introduit ici ma réflexion en ce qu’elle sous-entend la préséance du texte. Les théories générales accordent en effet une prédominance à ce composant : les théories de l’inter-hyper-hypo-trans-textualité, le courant du post-structuralisme par exemple (Vitali-Rosati 2018) font du texte un élément clos, abstrait et semblant être unicellulaire. Ces approches texto-centrées ont leur importance et utilité (elles permettent de définir un art, de le situer), mais elles comportent la dérive de contraindre une réflexion à un aspect unique, de réduire un art à une seule perspective qui serait la leur. La question peut alors être renversée : Est-ce que la littérature n’est que ça, soit que dealer with du texte ? « How [not] to deal with text » et pourtant faire de la littérature ?

Dans la fondation de leur revue/laboratoire, l’équipe de Vectors a pris le parti de ne pas traiter le texte comme une instance du domaine de l’image, soit de ne pas faire ce qu’ils nomment comme une « image du texte » en prenant en compte les éléments principalement visuels de sa composition (typographie, police, mise en page), mais de plutôt considérer le texte comme une instance du code, soit de gérer le texte depuis une perspective machine. Si les résultats finaux s’avèrent des produits hautement visuels et semblent pouvoir être compris comme des compositions graphiques, mon intérêt vis-à-vis de leur projet s’attache davantage ici à la distinction faite entre le régime de l’image et celui du code. Ne serait-ce pas là la résurgence d’une distinction bien plus vertigineuse ? Soit la « rhétorique de l’immatérialité qui oppose forme et matière, ou contenu et contenant, en présupposant qu’il y ait d’un côté quelque chose de pur, immatériel, noble et précieux et de l’autre son incarnation, impure, matérielle, imparfaite, vile et sans importance » (Marcello à paraître). Cette opposition résonne avec les antinomies fond et forme, réalisation manuelle et conceptualisation, technique et image. Au cœur de ces déclinaisons se cristallise un système de valeur récurrent : le hiatus sens/matière est en parallèle du féminin/masculin selon un système qui valorise l’un (l’homme qui pense et dicte le savoir) et dévalorise l’autre (la secrétaire qui transcrit le savoir) [Vitali-Rosati & al., Pensée et collectif dans la matérialité de nos écritures (article à venir) ; Mellet (2021)]. Ou serait-ce là l’entrée d’un nouveau personnage dans ce jeu de pouvoir : le fond, la forme et la technique ? Ne peut-on joindre les deux/trois dans la réalisation d’un texte ? Soit par exemple considérer une image du texte qui serait une image technique.

Il me semble justement que les perspectives du média tentent cette réconciliation. On pourrait une nouvelle fois scander le slogan des études des médias, « The media is the message », qui ne souligne pas seulement l’importance du média et son rôle déterminant dans notre processus de connaissance, mais qui affirme le rapport ontologique entre le média et le message. Le média est le message ou plutôt, pour éviter l’écueil d’une essentialisation du média, les conjonctures médiatrices (Larrue et Vitali-Rosati 2019)2 sont le message . Étudier un texte comme médiation ne relève pas d’un ajout (qui reviendrait à adopter un nouvel angle d’étude) ou d’une révélation (qui serait démontrer l’existence d’un composant ou d’une caractéristique inédite), mais consiste davantage à nous décentrer d’une approche précédente pour effectuer le même mouvement que celui d’un individu face à une anamorphose (Monjour 2018b). Dans ce décentrement face au texte, l’analyse du contenu tel qu’il se présente rejoint l’examen du contenu tel qu’il se structure : pour donner un exemple, je vois le texte comme une organisation d’éléments linguistiques qui fait sens et je vois le texte comme une organisation d’inscriptions qui fait le sens dans la page. Comme pour l’anamorphose, le décentrement confirme que la trace d’une écriture est et a toujours été technique (Christin 1995). Si elle évite le strabisme, la solution de considérer d’un côté l’image du texte (l’obole), de l’autre son envers technique (le crâne), restreint cependant la connaissance du texte à un seul ensemble de problématiques. Or le texte semble justement jouer sur l’hybridité entre les deux pôles en ce que l’écriture se définit par une double genèse (parole et image) (Christin 1995).

[I]l n’est pas de texte qui, pour advenir aux yeux du lecteur, puisse se départir de sa livrée graphique. (Souchier 1998)

Oublier ou omettre une de ces composantes (ici l’image du texte) revient à faire abstraction d’une partie essentielle du texte soit de « ce qui lui permet d’exister et d’être “aux yeux du lecteur”, ce par quoi advient le “contenu” » (Souchier 1998). La notion d’énonciation éditoriale justement considère l’écrit dans toute son « épaisseur » (soit la résistance physique, matérielle, la présence sociale et idéologique) et, si elle s’intéresse principalement à la posture du lecteur et à la nouvelle attention/lecture que lui impose/propose le texte, est importante ici parce qu’elle conçoit une image du texte comme une image éditoriale.

Image du texte (poétique textuelle qui articule matière et mots (Souchier 1998)) et image écrite (qui rappelle l’origine et la puissance de l’écriture dans la valeur graphique de son support (Christin 1995)) semblent vouloir converger vers une même idée – celle de considérer le texte, ou un ensemble écrit, comme une articulation entre trace et signe – en refusant cependant l’abstraction : ces images sont des négociations avec le support, elles supposent de l’avoir pensé comme tel et de l’avoir investi3.

Dans le même effort de considérer le texte par le support, les caractéristiques de ce support et les actions effectuées sur ce dernier, le principe de documentarisation se définit comme le fait « doter ces supports [les documents] d’attributs spécifiques permettant de faciliter (i) leur gestion parmi d’autres supports, (ii) leur manipulation physique, condition d’une navigation sémantique à l’intérieur du contenu sémiotique et enfin, (iii) l’orientation des récepteurs » (Zacklad 2005, 11). Cette approche, qui relève davantage du design de l’information, a le mérite d’admettre le document comme un artefact médiateur dans le transfert de connaissances et donc de rappeler l’importance de la pensée technique de la structuration de l’espace d’écriture numérique. Comprendre l’ensemble des étapes qui fondent le sens d’un contenu textuel (structuration, mise en accessibilité, visibilité et même lisibilité) dans les environnements numériques est notamment l’objet d’étude de l’éditorialisation (Vitali-Rosati et Vitali-Rosati 2016), aussi défini par Zacklad comme un type de documentarisation (Zacklad 2007). Ces pensées de l’écriture, qui traitent de « l’environnement support » (Merzeau 2014), mettent en lumière la pluralité des espaces et des dispositifs (que l’on pourrait nommer aussi conjonctures) qui sont pleinement acteurs dans la constitution d’un objet de savoir. Autrement dit, l’organisation des contenus génère du sens et ce que l’on pourrait désigner par l’édition (qui rassemblent les étapes de structuration, publication et légitimation des savoirs), limitée dans le temps et l’espace à la différence de l’éditorialisation, est constitutive dans ce que l’on considère comme le produit textuel.

Défendre ici une approche du texte comme un composé technique, lisible et visuel, n’est pas éliminer sa primauté en littérature telle que défendue par les théories poststructuralistes : il s’agit plutôt de redéfinir cette primauté selon une pluralité. Ce qui donne la prémanence[terme] au texte en littérature, c’est peut-être justement qu’il se constitue comme une « pensée de l’écran » (Christin 1995)4.

À l’opposé de la vision d’un texte engourdi dans une glaise abstraite ou dans un cadre trop formel émergent des projets avec l’ambition de bouleverser ce qui peut être ironiquement appelé « l’essence de la littérature ». C’est aussi en déclinant les pratiques alternatives, en travaillant le texte sous d’autres aspects, en s’écartant de la primauté du discours, que ces projets défendent l’idée d’une littérature plastique : si la littérature consiste principalement à produire (le « deal ») du texte, la méthode de production (le « how ») n’est pas fixée. –>

Matières du texte dans la littérature

Les artistes de diverses disciplines sont toujours les premiers à découvrir comment permettre à un médium d’utiliser ou de libérer l’énergie d’un autre médium. (McLuhan 1994, 75)

Dans Understanding Media: The Extensions of Man, McLuhan présente la rencontre ou ce qu’il appelle aussi l’hybridation entre deux médias5. Ce processus permet notamment de produire des formes nouvelles qui n’auraient pas pu émerger d’un média unique. L’examen de ces formes nouvelles – peut-être par leur caractère inédit et leur étrangeté – amène à adopter une autre posture d’observation, plus distanciée, et c’est, selon le philosophe et sociologue canadien, ce recul qui permet de comprendre les médias, qui « nous libère »6.

Comme l’indique le titre même de l’ouvrage, la compréhension est l’enjeu de la thèse de McLuhan : l’humain n’est pas esclave de par sa dépendance croissante à la technologique7, il le devient parce qu’il ne conçoit pas (consciemment ou non) que l’appréhension des médias est indispensable à sa survie. L’hybridation, phénomène qui force à un décentrement de l’analyse du contenu vers le contenant, est alors importante parce qu’elle entraîne et implique un processus de discernement. [definition] [hybridation] Cette perspective résonne avec l’une des critiques majeures adressées au chercheur : celle qui vise son indifférence à l’égard du contenu donnant parfois des théories unifiées du monde.

[clarifier] C’est pourquoi on pourrait ajouter une voie alternative menant au revif du média à l’esprit, hors de la « torpeur et de la transe » de l’analyse, qui parvienne cependant à conserver un intérêt pour le contenu : celle du détournement. Le détournement d’un média désigne ici une utilisation qui dépasse, déborde, ou qui va à l’encontre des emplois originellement prévus, d’usages et relevant de la norme. La logique du détournement fait ici écho aux notions de désautomatisation ou étrangisation telles qu’énoncées par Victor Šklovskij et Gayraud (2008) qui désigne par ces termes un procédé artistique visant à susciter un sentiment d’étrangeté face à la création, soit à détruire une approche dite automatique. L’exemple donné par Chklovski est notamment celui du Cheval de Tolstoï, un récit qui se fonde sur la perspective d’un cheval pour rompre avec les habitudes de la narration littéraire.

Le détournement du média envisagé ici ne concerne pas la dimension stylistique ou structurelle de l’écriture, mais sa dimension matérielle : il a pour but de changer la perspective du message, faire en sorte que l’on ne puisse pas ignorer que le médium est le message et que, dans le cas d’un objet littéraire, c’est dans la page que l’on doit le chercher. Le détournement impose au lectorat de prendre en compte le support dans son expérience de l’objet. [clarifier]Les entreprises littéraires qui justement jouent avec ce que l’on a désigné par l’image du texte, nous en présentons trois exemples par la suite, performent ce type de détournement.

La lettre est le plomb

Avant l’Oulipo et avant les poèmes typographiques des surréalistes, il est un exemple d’image du texte étonnant qui a fait notamment l’objet d’une étude approfondie par Souchier (2015) (et dont je reprends ici les grandes lignes). La Physiologie du mariage ou méditation de philosophie éclectique sur le bonheur et le malheur conjugal de Balzac (édition Charpentier de 1838) présente dans la « Méditation XXV : Des Alliés» quelques pages illisibles. Les pages 319 à 321 – à partir de l’ironique segment « L’auteur pense que La Bruyère s’est trompé » – des pages tronquées d’une suite de caractères typographiques :

Page 319. Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
Page 320. Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Page 321. Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France8

Des entreprises de décryptages/déchiffrements ont été lancées dès la parution du livre en 1829 sans trouver d’issues suffisamment convaincantes (Physiologie du mariage in Honore de Balzac 1950, pp. 835-36), ce qui les a amenées à conclure à l’absence de sens du passage. Malgré les efforts assidus de nombreux chercheur·e·s, cette composition typographique n’a cependant pas de sens caché, c’est-à-dire qu’elle n’est pas autre chose que ce qu’elle montre. Cette conclusion est également partagée par des spécialistes balzaciens :

Il ne faut chercher aucun sens au texte, à dessein indéchiffrable de la page 835. Balzac a voulu nous cacher son opinion sur les religions et la confession ; il s’en est tiré par une plaisanterie typographique, à la manière de son auteur favori, l’humoriste anglais, Sterne, en faisant imprimer des lettres assemblées au hasard. (Honore de Balzac 1950, 895)

Chiffrement intraitable ou pur simulacre, les études portant sur ce passage, même celles qui évitent de trancher définitivement la question, s’accordent pour y voir la marque volontaire de l’auteur à ne pas se prononcer sur le sujet alors traité. Écho au titre du premier paragraphe de la méditation, « Des religions et de la confession, considérées dans leurs rapports avec le mariage », Balzac aurait opacifié à la lettre son opinion pour montrer les dangers de la confession lorsque prise comme l’unique source d’informations dont la véracité ne peut être remise en doute : « L’apparence formelle de l’écriture est désignation connotative de l’impasse pratique qu’est la confession » (Fassié 1984, 251).

Les thèses du badinage ou du passage sous silence se rejoignent en ce qu’elles semblent toutes ne pas prendre compte la réalité du métier de l’auteur, imprimeur et fondeur de caractère. Bien que les approches critiques et politiques abordent avec davantage d’intérêt l’« aucun sens » comme un élément constitutif du discours, elles demeurent ancrées dans la posture d’analyse textuelle classique, c’est-à-dire qu’elles cherchent une corrélation entre texte sémantique et texte a-sémantique. L’« aucun sens » est cependant évident à l’observation – il n’est d’ailleurs même pas nécessaire d’essayer de lire le passage pour le constater. C’est pourquoi il me semble que l’aucun sens émane du fait même de considérer le texte comme un signifié, c’est-à-dire de l’approche classique (l’analyse de texte comprenant entre autres la recherche de figures de style).

Comme le souligne Souchier, l’approche du déchiffrement ne tient pas face à la disparité de composition typographique entre les éditions de la Physiologie, certaines éditions ayant été de plus composées du vivant de l’auteur (2015). Ni cryptogramme, ni facétie ou délire soudain de Balzac, les trois pages sont à comprendre comme une démonstration de force que Souchier désigne par l’expression de « carnaval typographique » : il ne s’agit en effet pas d’encrypter un message, mais de renverser une approche traditionnelle du média, d’inverser les priorités entre support et message9. L’ordre logique est bouleversé, la figure canonique mise sens dessus dessous, la prédominance du texte, établie comme essence d’un art d’écriture, est détrônée. Le passage invite à adopter un autre regard, à se décentrer du texte pour aller observer la partie matérielle du signe, ce qu’il dit au sens de ce qu’il montre et performe.

Les pages balzaciennes n’ont en effet de sens que si l’on se décentre de l’attitude commune en littérature pour considérer le travail du média. Il ne faut pas lire le signe de la lettre mais visualiser la trace, le caractère typographique qui est en amont. L’écriture narrative est interrompue net justement pour montrer (ou confesser si l’on rejoint une analyse textuelle) son origine, sa vraie forme. C’est en quelque sorte un voyage à rebours de la lettre lue que nous proposent ces planches où l’on peut voir le texte au travail. L’image du texte est ici la transparence du savoir-faire de l’auteur en matière d’édition : c’est une réalité du texte littéraire, mais également une réalité de la perspective d’auteur de Balzac.

[…] il y a longtemps que je me suis condamné moi-même à l’oubli ; le public m’ayant brutalement prouvé ma médiocrité. Aussi j’ai pris le parti du public et j’ai oublié l’homme de lettre, il a fait place à l’homme de lettres de plomb […].(Lettre d’Honoré de Balzac à Loëve-Veimars, [1827] in Honoré de Balzac, Pierrot, et Yon 2006, 317)

Composée dans une époque de doute, la Physiologie serait à comprendre comme la création (poétique et éditoriale) d’un homme hésitant entre deux professions – dont aucune ne semble alors convenir tout à fait puisque son imprimerie est alors proche de la faillite – et ce passage serait la mise en suspens de sa posture d’auteur. Le problème de cette lecture évoque celui de la séparation entre code et image du texte identifié plus haut. Comme si lettre et plomb ne pouvaient coïncider dans une entreprise poétique10. C’est au contraire ici une des rares occasions où auteur et éditeur s’assument en synergie11 : ce qui rend la signification des pages non seulement importante pour la considération du texte littéraire, mais également pour la figure d’auteur et tout le processus d’écriture littéraire.

Le how to deal with text, [clarifier] le processus du faire littérature, consiste ici à en montrer les coulisses, les rouages techniques, la matière, la plastique, les petites mains comme les outils. L’image du texte est une image technique car elle implique la mécanique concrète qui produit une littérature. À ce sujet, la question de la lisibilité est pertinente parce qu’elle permet de décliner une nouvelle polarité, lisibilité linguistique et lisibilité formelle. La littérature semble s’être largement fondée sur la lisibilité linguistique, mais cette dernière n’implique pas nécessairement la lisibilité du média. Il n’est par exemple pas nécessaire de connaître le travail éditorial (format, typographie, choix d’enrichissement, etc.) pour comprendre et analyser La Prisonnière de Proust. Dans le cas de la Physiologie, il est nécessaire d’identifier la marque du mobile d’imprimerie pour comprendre le sens de la création. Le texte se conçoit ainsi différemment selon la lisibilité privilégiée12 : la suite balzacienne fait sens et est à lire comme traces techniques13. Ce que Souchier appelle « dire typographique » ou « “dire” qui se tait pour se donner à voir » (Souchier 2015). Entre rapport d’énonciation et rapport de pouvoir, la forme automatique du texte est étrangifiée pour privilégier une lisibilité technique.

Un coup de blanc

Tout a changé dans la pensée occidentale de l’écrit avec le Coup de Dés de Mallarmé. (Christin 1995, 10)

Considéré comme le premier texte de la littérature occidentale « qui renouait les liens archaïques de la parole et de l’image, qui associait une nouvelle fois l’écriture au ciel » (Christin 1995, 209), Un coup de dés jamais n’abolira le hasard se présente comme une entreprise de jeu sur les origines doubles du texte, sur son hybridité entre parole et image. En plaçant la matière de la lettre dans le régime du lisible, le texte émane d’une rencontre entre parole et image : d’où son potentiel iconique qui est, selon Christin, ce qui lui confère son pouvoir.

Premier état du Coup de dés. Manuscrit autographe (février-mars 1897)

Création qui a été à l’origine de plusieurs entreprises éditoriales14, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard est un poème en vers libres dispersés sur onze pages doubles15, dérogeant ainsi aux conventions de la poésie traditionnelle et classique de l’époque de l’auteur.

Se concentrant sur l’espace de la page, Mallarmé recompose l’invention du support en recomposant l’union entre écriture et ciel selon Christin après Valéry16 :

Mallarmé, m’ayant lu le plus uniment du monde son Coup de dés, comme simple préparation à une plus grande surprise, me fit enfin considérer le dispositif. Il me sembla de voir la figure d’une pensée, pour la première fois placée dans notre espace… Ici, véritablement, l’étendue parlait, songeait, enfantait des formes temporelles. L’attente, le doute, la concentration étaient choses visibles. Ma vue avait affaire à des silences qui auraient pris corps. […] C’était, murmure, insinuations, tonnerre pour les yeux, toute une tempête spirituelle menée de page en page jusqu’à l’extrême de la pensée, jusqu’à un point d’ineffable rupture : là, le prestige se produisait ; là, sur le papier même, je ne sais quelle scintillation de derniers astres tremblait infiniment pure dans le même vide interconscient où, comme une matière de nouvelle espèce, distribuée en amas, en traînées, en systèmes, coexistait la Parole ! […] – Il a essayé, pensai-je, d’élever enfin une page à la puissance du ciel étoilé ! (Paul Valéry, Au directeur des « Marges », 1920, variété II, p. 624-626 – souligné par l’auteur)

Le jeu de dés est à l’image de la carte du ciel, mais son modèle est le résultat d’un décentrement de la page et du livre. S’inscrivant en parallèle d’un mouvement que l’on pourrait qualifier aujourd’hui de publicitaire (même si cela est anachronique), soit en lien avec des motivations commerciales, le poème de Mallarmé suit l’entreprise de réévaluation et de recréation de la lettre : il forme une espace graphique « où l’écriture se caractérise moins par l’élan d’un geste énonciatif – lequel se trouve d’ailleurs figé en stéréotype dans l’imprimé – que par le style et l’épaisseur charnelle ou aérienne de ses traits » (Christin 1995, 213).

Cette poésie de la matière d’écriture n’est pas seulement une solution pour libérer du poids de l’énonciation « de ce je d’autorité et de voix qui était censé régenter tout discours comme toute pensée » (Christin 1995, 212), mais pour générer un déplacement d’une instance d’énonciation à une autre.

Invention de l’écran, le Coup de dés a nécessité un long et complexe travail d’édition, présenté comme un cas en littérature des tensions entre instances auctoriale et éditoriale. Cela est certainement dû en partie à l’exigence et la minutie du poète, mais aussi à la difficulté du dialogue entre deux considérations du texte. Le souci des marges, de la place des mots, de leurs grandeurs, leurs polices17 n’était pas esthétique, il était poétique au sens où il constituait le propos du poème. Le blanc lui-même ne signifie pas l’écart nécessaire à la lisibilité des mots : il est indissociable de l’image du texte.

Maquette autographe (avril-mai 1897)

Double page ouverte, la création littéraire consiste à réinventer un support, celui de la « page blanche annonciatrice de mots » (Christin 1995, 213) où les vides sont des instances d’énonciations éditoriales : « Les “blancs”, en effet, insiste-t-il, assument l’importance, frappent d’abord » dit Mallarmé lui-même. Le travail de la « Page […] prise pour unité » (Mallarmé préface 1897) cristallise en l’entreprise révolutionnaire littéraire18.

Car la page, ici, est fondatrice, non seulement parce que c’est sur elle que repose la création du poète mais parce que le don du texte passe également d’abord par son approche. Le commentaire qu’a donné Mallarmé de son poème pour la revue Cosmopolis ne traite que d’elle, réservant à la typographie quelques lignes où elle est assimilée à une interprétation vocale accessoire […] (Christin 1995, 214‑15)

L’importance de la page se mesure au travail de sa couleur. Le blanc fait partie de l’écriture du poème et on ne saurait distinguer ce blanc de la réalité du support19, réalité matérielle qui est, même si constamment présente à la vue de tous, est aussi continuellement ignorée. L’investissement de l’albe/blanc de la page par Mallarmé n’a d’ailleurs pas été compris par ses contemporains et cette poétique « est demeurée obstinément invisible aux yeux de tous ses commentateurs, et cela jusqu’à nos jours » (Christin 2009, 145). L’édition réalisée en 1980 par la revue Change et le groupe d’atelier (Ronat/Papp), si elle a le mérite de prendre en compte davantage l’importance de l’espace (décrite notamment comme une « édition mise en œuvre »), se fonde sur une perspective linguistique du blanc ou sur la règle d’insertion du blanc qui, comme l’écrit Mitsou Ronat dans la préface de l’édition, est la suivante :

Insérer du blanc uniquement là où la langue a « surdéterminé » le lien entre les éléments disjoints. (Mallarmé et Papp 1981, 28)

Une fois encore, l’image du texte – qui, contrairement à La Physiologie, est ici très claire mais peut-être trop ambiguë – est analysée comme substitut linguistique, dans une perspective d’analyse textuelle classique, une interprétation structuraliste qui donne une préférence à la parole, reniant sa mise en espace. Le fait que la phrase elle-même se trouve déplacée de son espace d’une page seule à la largeur de la double et que sa linéarité se poursuive par l’écart implique un travail de mise en page qui porte une vision du texte comme une composition plastique.

Épreuve du Coup de dé pour l’édition d’Ambroise Vollard (1897)

L’innovation d’une telle démarche poétique ne se situe pas au niveau linguistique, il ne s’agit pas de changer la langue ou de déplacer le centre de la narration d’un humain à un animal, mais au niveau de l’espace : en ajoutant des distances, Mallarmé « disperse » (selon son propre terme) et implique l’écriture dans un champ graphique qui invoque sa spacialisation et sa part picturale20. Il fait en sorte de que « le texte fasse corps avec le papier même » (Lettre de Mallarmé à Edmond Deman du 28 avril 1888 cité dans Edemond Deman, éditeur de Mallarmé). L’image du texte, au sens plastique, n’est pas portée par les mots il est dans ce qui n’en sont pas, dans les respirations, dans la technique spatiale de la page.

Replier la page

Nox is not simply read but also felt, seen, unfolded, and sifted through. (Sze 2019, 66)

Élégie à la mémoire de son frère, Nox d’Anne Carson est une création qui hésite entre l’objet littéraire et le livre d’artiste21. Décrit successivement comme « a pastiche of numbered entries » (Stang 2012), « a tactile and visual delight » (Martinuik 2011), a « diversion from our expectations » (Bradshaw 2013), Nox se propose comme l’agencement de l’objet livre et surtout son détournement. La création se présente sous la forme d’une boîte (15,49 x 6,86 x 23,88 cm), contenant une seule page de plus de 20 mètres de long, pliée en accordéon 192 fois et ne disposant d’aucuns indicateurs paratextuels22.

Du côté de la lecture, sur un fond légèrement grisé, un ensemble de fragments (citations, définitions, traductions, extraits de lettres, pièces de poésie, photographies, peintures, dessins). De l’autre, du blanc23.

Livre devenu boîte, Nox a été été interprété comme une double élégie : celle d’un frère (Michael Carson) et celle d’un modèle/format (le livre)24. Au-delà du deuil que peut en effet incarner l’organisation matérielle de l’objet, Nox se présente surtout comme une remédiation (Wurth 2013, 27) puisque les fragments qui composent l’hommage sont issus de la numérisation d’un carnet personnel de l’auteure. Les textes n’ont pas été retranscrits, ils sont en fait des images du média d’origine répliqué, un fac-similé à la qualité « Xerox ».

When my brother died I made an epitaph for him in the form of a book. This is a replica of it, as close as could get. (Anne Carson, 4ème de couverture de Nox)

La réplication est à l’origine de l’entreprise littéraire et permet de poser plusieurs questions quant à la matière d’une œuvre. Si un texte est une matière comment le déplace t-on dans une autre matière tout en respectant la logique de son organisation ? Comment opère t-on une reproduction mécanique d’un objet intime ? En ce sens, le travail éditorial ne signifie pas créer un objet aux caractéristiques nouvelles, mais plutôt restituer des caractéristiques anciennes. Comme souligné par Sze, le terme nous vient du latin replicare qui signifie « répondre », « copier » mais également « replier » (Sze 2019, 67). Nox est une entreprise de recueillement qui joue avec la mélancolie face à une remédiation impossible : sont à son service les diverses impressions de transparences, d’épaisseurs, de textures qui souhaitent faire la liaison avec un média qui ne nous sera jamais atteignable25. Le thème du voir au travers de la remédiation est également filé dans le texte26 : outre l’illusion filée d’une tranparence entre les pages, la section 1.1 présente la définition du terme per (« à travers ») ; la section 1.2 présente l’ombre d’une image présente au pliage suivant et présente le principe d’autopsie ; la section 1.3 présente l’étymologie du terme mute (formation onomatopoéique ne renvoyant pas au silence mais à une idée de l’opacité de l’être humain). Mais le concept évoqué qui semble le plus à propos est celui emprunté par Carson à Heidegger (« Science and Reflection » in Heidegger 1977, pp. 155-82.) : celui d’Unumgänggliche traduit par Overtakelessness et qui désigne ce qui ne peut être ni évité ni ignoré, ce sur quoi on recueille des faits, des caractéristiques tout en restant au-delà. La relation et la connaissance de l’autre, mais aussi la rencontre et la compréhension du média. Le message est ici un fantôme dans la page puisque Nox est une image technique du premier texte et de sa plasticité déployée sur plusieurs mètres.

L’édition par New Directions est telle que lire signifie tirer le support [bof]. Car composé d’une seule unité matérielle, il y a l’idée que tout le livre bouge dans le geste de lecture. Déconstruction d’un format27, Nox impose un maniement qui lui est propre28 : le pliage « disrupts the linearity of the text and intensifies our haptic orientation toward the artifact » (Sze 2019, 66). En ce sens, Sze considère Nox comme une invitation à la rencontre non seulement avec un texte (ou intertexte dans la mesure où les fragments sont eux-mêmes des collages de différentes feuilles), mais avec un objet. Sze insiste à la suite d’Anderson (2010) que la lecture ici nécessite de penser en amont un espace de lecture29. Cette rencontre, au sens de prise de conscience30, est celle d’un média détourné de son utilisation habituelle, et ainsi de ses caractéristiques et potentialités hors d’un système d’usages.

Carson suggère à ce propos une lecture toute particulière :

Do you have a long staircase? Drop it down and watch it unfold. I did. (Sehgal 2011)

L’objet impose une quête, quête d’un lien entre fragments mais aussi quête herméneutique sur le sens de son architecture. Le choix d’un récit par fragments peut d’ailleurs étonner en ce qu’il est inscrit dans un design continu. Il a été analysé comme permettant de « limiter le processus de lecture » pour « attirer l’attention sur le média en tant que dispositif de sens »31. Les entrées des dictionnaires (que l’on rencontre toutes les trois ou quatre pages) sont sur ce point exemplaire : invitant à un survol de la lecture (bien qu’elles soient de la main de Carson), elles impliquent surtout de constater la structure de la page, de remarquer l’esthétique du scrapbook.

La structure interne du livre déjà semble refuser une analyse classique : Nox est dépourvu des marqueurs paratextuels issus du codex (numéro de page, titre de chapitre, table des matières). Sze avance que Nox présente davantage une exploration sur le modèle de la base de données tel que décrit par Manovich[69] :

As a cultural form, a database represents the world as a list of items and it refuses to order this list. In contrast, a narrative creates a cause-and-effect trajectory of seemingly unordered items (events). Therefore, database and narrative are natural enemies. Competing for the same territory of human culture, each claims an exclusive right to make meaning out of the world (Manovich 2001, 225)

À l’image d’une ligne du temps et d’une vie, les fragments sont ceux d’une trame indivisible : sur le même principe que celui de l’archive, il n’est pas question de rompre le fil entre les composants, mais de les prendre tous ensemble. La structure de la page unique, dépliable il semble à l’infini, dans un unique mouvement, n’est pas sans évoquer la possibilité du scroll infini à l’écran, ne pouvant pas être remédié dans un format-livre Kindle. L’image du texte réunit dans son design toute une histoire de l’édition et de ses techniques, du parchemin au codex, de la copie au pochoir, de la photographie à l’hypertextualité numérique

Il y aurait bien entendu bien d’autres exemples passionnants à citer, des « jeux de lettres sérieux » qui font de la composante matérielle du texte une donnée essentielle de leur littérarité et qui est une image technique32. La revalorisation du « how » dans la création littéraire, qui apparaît ne pas être seulement le cas des écrits de l’écran mais de toute une perspective sur un art littéraire, résonne avec la question plus générale du texte comme matière, et donc de la matière comme média et notamment avec les réflexions qui travaillent à décentrer la perspective et s’efforcent de nommer et théoriser la matière.

Réflexions et ouvertures

Matière en vibration

Dans son ouvrage Vibrant Matter, Jane Bennett propose de déplacer l’attention de l’expérience humaine des choses aux choses en tant que telles pour souligne la participation active de forces non-humaines dans les évènements du monde (2010).

Ce que l’on pourrait résumer par vitale, vibrante désigne chez Benett « the capacity of things – edibles, commodities, storms, metals – not only to impede or block the will and designs of humans, but also to act as quasi-agents or forces with trajectories, propensities, or tendencies of their own » (2010, viiii). Bennett inscrit cette réflexion sur la matière vivante et la force vitale inhérente dans une histoire longue de la philosophie occidentale (citant notamment Kant, Bergson, Hans Driech, mais aussi Spinoza, Nietzsche, Thoreau, Darwin, Adorno et Deleuze).

Si cette thèse concerne davantage la théorie politique (notamment les analyses politiques des évènements publics)33, elle a le mérite de se développer autour de la notion de matérialité vitale, force qui traverserait les corps qu’ils soient humains ou non (et qui donc dans l’approche de Bennett ont des implications politiques concrètes). Le concept de matérialité vitale nous intéresse ici dans la mesure où, étiqueté de nouveau matérialisme (terme qui comprend en soi une grande diversité d’approches (Gamble, Hanan, et Nail 2019)), il constitue une prise en compte de la matière en essayant d’éviter son essentialisation, ce qui se traduit par le fait de considérer que cette matière existe en réseau ou en relation avec son environnement. Les choses non-humaines n’existent qu’en interaction avec d’autres choses (dont humaines). Comme la théorie des Media Studies qui défend la participation active du média dans le monde et décentre la perspective traditionnelle d’analyse du contenu vers le contenant, le matérialisme vital/actif se pose en tension avec plusieurs traditions philosophiques établies, de Hegel à Habermas, qui considèrent les choses matérielles comme des éléments passifs, inertes, soumis à l’action humaine (laissant une suprématie au sujet humain et à son expérience de la nature). Les choses ne sont ainsi pas des objets au sens sémiotique, c’est-à-dire que leur valeur et force d’action ne sont pas exclusivement déterminées par le sujet pensant. Le Matter matters de Barad (Barad 2007) résonne également en ce sens : identifiant des actions de la matière, des agencements34. Ce que l’on pourrait nommer par matière est un ensemble de force d’actions35, son opérabilité36 et de performances dont dérivent les choses37. La matière compte parce qu’elle porte du sens, et dans cette perspective le sens d’un texte est également inscrit dans son support.

Appliquée à notre objet d’étude, cette perspective de la matière vibrante permet de requestionner la distinction (double ou triple) évoquée plus haut : la matière, l’image et la technique. Il n’y a, dans cette rhétorique qui s’oppose à celle de l’immatérialité, pas de séparation entre des forces abstraites (discours, pensée, concepts, écritures) et des forces concrètes (matières, supports). Conçu comme matière vibrante, le texte sera défini alors comme un composé indivisible de ces éléments (que l’approche distingue selon son orientation, sa perspective d’observation) et qui, en tant que tel, existe en relation avec des forces humaines (on pense immédiatement au lectorat, mais il y a également les corps auctorial et éditorial impliqués). En tant que média, il est un arrangement physique dont on va, par la finalité de nos analyses, distinguer des angles.

Cette perspective de la choséité, si elle invoque la question de l’approche qui peut créer des dérives vers des oppositions et des essentialisations, fait écho également à l’espace impliqué en présentant l’objet textuel comme un lieu, en invitant donc à penser le texte comme déjà un lieu en tant que tel.

Le lieu du texte

La conception du texte comme un arrangement physique existant en relation avec d’autres forces fait écho à une thématique qui revient à plusieurs occasions dans les études des créations poétiques citées plus haut. L’espace qui n’est plus celui de l’analyse, centrée ou décentrée par rapport à une tradition, mais celui du texte. En effet, nombre d’analyses du Coup de Dès ont remarqué l’attention à la disposition ou à ce qu’on peut désigner comme la mise en espace des mots. La lecture comme un corps céleste, la page travaillée comme une carte du ciel semblent converger vers l’idée que le poème est un paysage :

Il va de soi que dans ce processus de lecture visant à explorer le texte comme un paysage inconnu, le lecteur ne peut plus se contenter de ses déplacements ordinaires à la poursuite de la linéarité suggérée par les caractères du texte. Contrairement à ses habitudes, il doit s’arrêter, retourner à un point déjà laissé derrière lui, avancer un petit peu, revenir une nouvelle fois en arrière, etc. Son parcours ne suit donc pas une trajectoire rectiligne mais évolue en zigzag […] – par analogie avec le texte qui, en raison de sa syntaxe compliquée et de sa dispersion sur la page blanche, se refuse à une lecture linéaire. C’est seulement après de nombreuses lectures et relectures que le lecteur connaît, au moins approximativement, le paysage du poème et qu’il est capable d’indiquer l’itinéraire de sa traversée individuelle du texte en signalant les lignes de rapports qui, pour lui, semblent être les plus probables. Ainsi, la page blanche avec ses paroles écrites à l’encre noire et dispersées sur l’espace du papier se transforme en une carte démontrant non seulement les mots qui correspondent aux « lieux », aux monuments et à tous les autres éléments faisant partie de la topographie mais qui font également briller, pour un bref instant, les chemins et les pistes qui les relient potentiellement. (Lichtenthal 2018)

La page a été architecturée de telle façon de prévoir le mouvement de lecture, de le guider dans un espace où le blanc n’est donc plus vide mais plein comme des murs délimitant un espace.

Topographie inédite du poème mallarméen qui évoque aussi la topologie balzacienne dans l’analyse de la Physiologie de Souchier qui l’amène à mettre le texte en relation et conversation avec d’autres hors-textes (Souchier 2015) comme un système de sens. Ces perspectives approchent le texte comme l’organisation d’un espace, symbolique et public : composé complexe, il est une structuration, une production, en fait une éditorialisation du monde. La question de notre analyse n’est alors pas tant de gérer un texte, mais de gérer le monde sous la forme d’un texte, qui deviendra message, miroir, média, soit extension d’une gravité.

Le Texte plastique

Conjonction des différentes notions et réflexions qui ont été présentées jusqu’ici, entre la vitalité, la technique, l’image, la performance, nous souhaitons ici présenter le terme de plasticité ou de texte plastique. Terme principalement employé dans le milieu des Beaux-arts, il permet ici d’envisager l’hybridité des formes et matières du texte à l’écran – notamment l’importance du processus de modelage dans leurs constitutions – et d’ainsi faire correspondre plusieurs questionnements qui se sont attachés à le comprendre sous cet angle. Dans les philosophies de l’esthétique, ce terme désigne ce qui découle de la qualité esthétique de la forme, ce qui va donner un volume, donc une force de présence, à une représentation. Art de reproduire ou de créer des formes,plastique déjà dès la définition qu’en donne Dewey, « Matière qui, à un certain stade de son élaboration, peut subir une déformation permanente et prendre la forme qu’on désire lui donner » (1973), implique un mouvement et une force d’action au creux de ce mouvement :

[C]e n’est qu’en mettant en valeur impitoyablement, par de purs procédés plastiques, les saillies expressives qui rendent la scène sensible, les profils qui l’arrêtent dans l’espace, les plans fuyants qui y font participer cet espace, tout ce qui en fait un bloc dont les éléments sont solidaires, et le rythme secret qui lui confère l’unité dans le mouvement. (Faure et Courtois 1991, 205)

La notion de texte plastique – que je théorise ici pour la première fois et qui est issue d’une pratique de création – a pour prétention de réunir et rendre conscients plusieurs aspects du texte notamment à l’écran :

  • sa non-fixité
  • la technicité de son image
  • le mouvement ou la force performante de son arrangement physique

En effet, les textes vidéos que j’ai établit dans la catégorie de textes plastiques se revendiquent comme textes mais ne peuvent être conçus en dehors de leur inscription dans un espace qui est un espace visuel en mouvement. Le processus de montage des mots, processus qui est une extension de la mise en espace dans la page, cristallise une entreprise de création qui souhaite justement présenter la technicité de l’image du texte : c’est parce qu’il convoque d’autres régimes d’écritures (sonore, visuelle, en mouvement, vibrante), que le texte numérique est texte. Le travail d’écriture est un travail de rencontre et de confrontation concrète avec le média, avec sa densité, et ce qui peut paraître comme une hybridation du texte (mais qui n’est en soi que la poursuite de la question « how to deal with text ? » dans un nouvel environnement38) est en réalité une recherche d’une texture, d’une plus grande visibilité de l’image technique pour provoquer sa prise en compte par le regard. Comme une anamorphose, il s’agit d’indiquer un autre angle d’observation, pour justement rappeler une conception du texte comme un produit issu d’une fabrication éditoriale, comme une composition poétique, visuelle autant que technique.

Cette revendication est d’autant plus forte ici que les marques d’énonciation (éditoriales, techniques, médiales) relèvent du « non-évènement » ou de « l’infra-ordinaire » (Souchier citant Cyrulnik (2010) et Perec (1989), -Souchier (1998)) et qu’il s’agit de revaloriser les petites mains (Mellet 2021) entrant en relation, et faisant donc exister, les forces de textes nouveaux.

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  1. Terme vaste sur lequel on s’accordera pour le définir comme « a non-anthropocentric realism grounded in a shift from epistemology to ontology and the recognition of matter’s intrinsic activity » (Gamble, Hanan, et Nail 2019, 118).↩︎

  2. Le problème de l’essentialisation – qui concerne autant le texte, le média que la matière – ne sera pas traité ici en partant cependant du principe que donner une définition aux choses constitue déjà une essentialisation (c’est pourquoi le média n’existe pas).↩︎

  3. « La recherche opérationnelle fait du principe d’hybridation une technique de créativité. » (McLuhan 1994, 76)↩︎

  4. « [L]’écriture est née de l’image […] l’image elle-même était née auparavant de la découverte – c’est-à-dire de l’invention – de la surface : elle est le produit direct de la pensée de l’écran. » (Christin 1995, 8) L’écran est ici à comprendre dans une acception large, comme espace simultané d’inscription et de diffusion.↩︎

  5. « La recherche opérationnelle fait du principe d’hybridation une technique de créativité. » (McLuhan 1994, 76)↩︎

  6. « L’hybridation ou la rencontre de deux média est un moment de vérité et de découverte qui engendre des formes nouvelles. Le parallèle entre deux médias, en effet, nous retient à une frontière de formes et nous arrache à la narcose narcissique. L’instant de leur rencontre nous libère et nous délivre de la torpeur et de la transe dans lesquelles ils tiennent habituellement nos sens plongés. » (McLuhan 1994, 77)↩︎

  7. McLuhan ne présente ni ne souligne d’ailleurs cette dépendance comme un phénomène négatif ou une menace.↩︎

  8. L’océrisation disponible sur Gallica ne fonctionne bien entendu pas sur ces pages et signale des erreurs.↩︎

  9. Ce qui se retrouve dans la thèse de McLuhan « the media is the message », le média supplantant le message.↩︎

  10. Plutôt ironique pour un extrait qui les réunit dans le signe.↩︎

  11. L’extrait est un des rares exemples « dans lesquels l’auteur […] met en valeur l’expression de l’image du texte à travers sa pratique de métier. » (Souchier 2015, 3 - italique dans texte original).↩︎

  12. « Le texte, un mot que typographes et littéraires partagent mais pas nécessairement avec le même sens. » (Souchier 2015) –>↩︎

  13. « Ce carnaval typographique […] fait donc partie du texte. (Souchier 2015) ». Faire partie ici me semble peut-être trop doux : le carnaval typographique est le texte.↩︎

  14. Dont la première dans le numéro 17 de la revue Cosmopolis par Arman Colin en 1897 ; le projet abandonné à la mort du poète avec Ambroise Vollard ; la republication de 1914 aux Éditions de La Nouvelle Revue française par Edmond Bonniot ; l’édition de la Pléiade de 1945 ; l’édition en fac-similé de Gallimard en 1998 ; la republication de 2004 par Michel Pierson et Ptyx.↩︎

  15. Ce nombre varie selon les éditions, la version dans la revue Cosmopolis de mai 1897 était concentrée en 9 pages recto-verso, la version de Firmin-Didot s’étalait sur 24 grandes pages (38 sur 29 cm).↩︎

  16. Paul Claudel le désignera également de « grand poème typographique et cosmogonique ».↩︎

  17. De son propre aveu, il ne semble pas que Mallarmé ait en revanche accordé beaucoup d’importance à la typographie mais il aurait préféré le Garamond au Didot.↩︎

  18. À ce propos, Mallarmé dira de la version raccourcie de la revue Cosmopolis qu’elle avait été réalisée ainsi pour « ne romp[r]e pas de tous points avec la tradition », sur ce point voir (Christin 2009, 141).↩︎

  19. Ce blanc devait d’ailleurs être plus vaste puisque les épreuves du poème issues de l’imprimerie Firmin-Didot présentait des pages de 38 sur 29 cm, soit des doubles pages de plus de 50 cm de largeur. L’édition de 1914 (Gallimard) a fait l’économie dans les marges.↩︎

  20. Il est d’ailleurs plutôt drôle que des librairies ou sites de vente le décrivent comme « Livre relié ».↩︎

  21. « as much an artifact as a piece of writing » (0’Rourke 2010).↩︎

  22. On trouve un autre exemple de cette organisation du livre avec La prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France de Blaise Cendrars, mise en forme par Sonia Delaunay (1913), désigné comme le « premier livre simultané » (M. Cendrars 2006, 299.).↩︎

  23. À la différence de La prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France où le côté gauche et le côté droit doivent être lus.↩︎

  24. Tanis MacDonald dit que Nox « enact[ing] its own paradox by offering itself as an epitaph for Michael Carson, but also for the idea of the book itself » (MacDonald 2015, 57). On peut en ce sens comprendre l’élégie culturelle dans le design de la boîte : non seulement démantèlement d’un format, mais également figure de cercueil.↩︎

  25. On peut à ce propos penser à l’aura de l’œuvre d’art selon Benjamin : « Even the most perfect reproduction of a work of art is lacking in one element: its presence in time and space, its unique existence at the place where it happens to be. » (Benjamin et al. 2007. p. 214)↩︎

  26. Pour ne pas aller contre la logique du livre ou y apposer la mienne, les extraits seront cités selon les sections.↩︎

  27. Il est d’ailleurs plutôt drôle que des librairies ou sites de vente le décrivent comme « Livre relié ».↩︎

  28. Décrit comme « not exactly a companionable object » (Motion 2010a)↩︎

  29. « I have argued that we can best understand the materiality of Nox by considering not what it is but what it asks us to do. Complicating its status as an object for passive aesthetic reception. » (Sze 2019, 76)↩︎

  30. « Nox thus gives us a heightened awareness of reading as a spatialized and materialized activity. » (Sze 2019, 68)↩︎

  31. « By limiting the reading process through the fragmentation, attention is drawn to the medium as a signifying tool. » (Palleau-Papin 2014, 9)↩︎

  32. On peut citer notamment Cent mille milliards de poèmes de Queneau, Composition no1 de Saporta, Tree of Codes de Jonathan Safran Foer.↩︎

  33. « My aspiration is to articulate a vibrant materiality that runs alongside and inside humans to see how analyses of political events might change if we gave the force of things more due » (Bennett 2010, viiii).↩︎

  34. L’une des différences importantes cependant entre Bennett et Barad est que la première ancre le principe de vitalité de la matière dans la distinction entre vivant et non-vivant, tandis que la deuxième le définit comme ce qui est à l’origine de ces différences d’état.↩︎

  35. À propos de la matière : « is […] doing » (Barad 2007, 151).↩︎

  36. « how it moves » (Nail 2019) ou « what it does » (Gamble, Hanan, et Nail 2019, 112).↩︎

  37. Thing-power est défini comme « the curious ability of inanimate things to animate, to act, to produce effects dramatic and subtle » (Bennett 2010, 6).↩︎

  38. Souchier justement emploie en citant comme exemple Exercices de style de Queneau le terme de « plasticité » du texte (Souchier 1998) et Sze parle de la « thingness » de Nox en tant que processus de la matière davantage qu’objet sémiotique (Sze 2019, 67).↩︎