« On fait comme si ». De la difficile intégration de certains objets sémiotiques secondaires dans l’étude d’une œuvre du patrimoine dans deux classes de cycle 3
Aldo Gennai

Entre la fin du XXe siècle et le début des années 2000, on assiste en France à un « second souffle patrimonial » (B. Louichon 2015a, 95). Absente des textes officiels pour le second degré entre 1968 et 1981, la notion de patrimoine y fait sa réapparition en 1991 (Houdart-Mérot 2015), avant de s’étendre à l’enseignement primaire à la faveur des programmes de 2002.

Depuis lors, la référence au patrimoine – qu’il soit architectural, chorégraphique, musical, littéraire ou pictural, « aussi bien savant que populaire », « tant local que national et international » (Ministère de l’Éducation nationale, de la jeunesse et des sports 2020, 52) – va croissant dans les programmes successifs. Si l’on ne relève dans le programme de 2008 (B. O. hors-série n° 3 du 19 juin 20081) que quatre emplois du substantif patrimoine ou de l’adjectif patrimonial, ces mêmes termes, dont deux en lien avec la littérature, apparaissent à quatorze reprises dans le programme de 2015 (B. O. spécial n° 11 du 26 novembre 20152). Et l’on comptabilise désormais dix-huit occurrences du terme patrimoine et de ses dérivés dans le programme du cycle 3 (B. O. n° 31 du 30 juillet 20203), dont sept concernent spécifiquement la littérature.

Le patrimoine littéraire fait partie des objets auxquels Brigitte Louichon a consacré ses activités de recherche et d’enseignement, dont rendent compte plusieurs publications (De Peretti et Louichon 2020; B. Louichon 2017, 2015a, 2015b, 2012, 2007; B. Louichon, Bishop, et Ronveaux 2017). Dans le cadre de cet article, je prendrai appui sur ces travaux. En particulier, j’envisagerai, à la lumière de l’analyse comparée de deux cas, et comme y invite Brigitte Louichon, « une approche didactique partiellement spécifique de la littérature patrimoniale », approche didactique qui « doit s’ancrer dans la grande variété des objets sémiotiques secondaires générés par l’œuvre » (B. Louichon 2015b).

1. Éléments de cadrage

1.1. Définition et enjeux didactiques

L’œuvre patrimoniale « se caractérise par sa présence effective, par son actualité réelle », ainsi que par sa faculté à générer, dans des sphères médiatiques diverses et sous des formes variées, des « objets sémiotiques secondaires » ou OSS qui l’escortent et signent sa patrimonialité (B. Louichon 2015a, 100). Outre les hypertextes, les transfictions, les métatextes, les allusions et les fictions de l’œuvre qu’engendrent les textes du patrimoine, les OSS comprennent également les adaptations (B. Louichon 2017) : rééditions, traductions, réécritures pour de jeunes lecteur.ice.s de textes qui ne leur étaient pas originellement destinés4, productions procédant de la transmédialité (c’est-à-dire de la migration d’un art ou d’un médium vers un autre) et relevant de la multimodalité, soit de la combinaison de différents modes sémiotiques (le texte et l’image, par exemple), etc. Grâce à ce « nuage de discours » (Calvino 1993), l’œuvre patrimoniale « est tout à la fois production passée et réception présente » (B. Louichon 2012, 41) – « du passé dans le présent » (B. Louichon 2015a).

Envisager une approche didactique en partie propre aux œuvres du patrimoine littéraire et intégrant les OSS qu’elles engendrent me parait d’autant plus nécessaire que ces objets permettent souvent aux élèves d’entrer en contact avec l’œuvre patrimoniale qui les a engendrés avant même de la lire, voire avant même d’en découvrir l’existence. Les OSS – en particulier les « produits culturels de masse » (Prévost 2011) : bandes dessinées, dessins animés, adaptations cinématographiques, etc. – fondent une connaissance liminaire de l’œuvre patrimoniale et jouent à ce titre un rôle non négligeable dans la constitution d’une première culture littéraire et artistique commune ; dans bien des cas, au cours du processus par lequel s’opèrent la réception et la transmission du patrimoine littéraire, les OSS sont premiers (Gennaï 2018).

D’un point de vue didactique, ces OSS présentent de nombreux avantages. D’une part, ils permettent d’actualiser des œuvres à priori très éloignées de l’univers de référence des élèves et linguistiquement difficiles d’accès. D’autre part, ils permettent de faire éprouver aux élèves le « double mouvement de réception-transmission » (Denizot 2015, 110) au cœur du processus de patrimonialisation. Enfin, dans le cadre du dialogue intermédiatique et multimodal qui peut se nouer en classe entre le texte, ses hypertextes, ses illustrations et ses adaptations cinématographiques, les OSS permettent de problématiser la lecture et l’étude de l’œuvre patrimoniale :

l’écart est souvent très important entre le texte original et ses multiples adaptations. Ceci constitue un des aspects les plus intéressants du point de vue pédagogique. La manière dont le texte patrimonial – et plus fondamentalement l’histoire – s’est transmis et continue de se transmettre, y compris en migrant d’un genre à un autre et d’un support à un autre, constitue le questionnement le plus fécond, le plus approprié et le plus pertinent tant du point de vue littéraire que pédagogique (B. Louichon 2007, 32; pour un exemple de ce « questionnement », voir Langlade 2013).

1.2. Des textes de lecteur.ice.s

Le projet de recherche « Du texte à la classe5 » [TALC ; B. Louichon (2020)] confirme la coexistence dynamique dans les classes de plusieurs catégories de « textes de lecteur.ice.s » (Fourtanier, Langlade, et Mazauric 2011b, 2011a). Rappelons que le concept de texte de lecteur.ice, conçu dans le sillage d’un autre concept, celui du « sujet lecteur.ice » (Rouxel et Langlade 2004), désigne le produit, potentiellement scriptible mais initialement intangible, de la lecture singulière d’un texte littéraire par un sujet lecteur.ice singulier.

Dans la classe, le texte donné à lire engendre ainsi des textes du.de la lecteur.ice singuliers et spécifiques à chaque élève ainsi qu’à l’enseignant.e, et un texte du.de la lecteur.ice commun à la classe (Goulet 2011). Selon Brigitte Louichon, Sandrine Bazile et Yves Soulé (2020), le « texte du.de la lecteur.ice de l’enseignant » est « le résultat de sa lecture professionnelle », déterminée en particulier par les objectifs d’enseignement-apprentissage qu’il a fixés ; « ce texte-donné-à-lire-aux-élèves programme sa réception ». Les « textes du.de la lecteur.ice de chaque élève » sont autant de textes singuliers, qui « vont co-exister dans la classe même s’il est difficile d’y accéder », et coïncident de manière variable avec le texte du.de la lecteur.ice de l’enseignant.e. Enfin, le « texte du.de la lecteur.ice de la classe » consiste en « une performance de lecture acceptable pour chacun.e et acceptée par tous.tes », qui « constitue une forme de stabilisation du texte donné à lire aux élèves ».

1.3. Question et données

Dans le cadre du projet TALC, j’ai imposé aux deux enseignantes qui m’ont accueilli dans leurs classes6 l’étude de La Belle et la Bête (1756 ; l’extrait imposé figure en annexe), œuvre qui a engendré et continue d’engendrer en masse des OSS variés, en particulier des adaptations cinématographiques7. Se posent alors les questions suivantes :

  • Dans quelle mesure les textes du.de la lecteur.ice de l’élève et le texte de l’enseignant.e sont-ils configurés par les OSS de l’œuvre patrimoniale qu’iels étudient ?
  • Comment cela se manifeste-t-il dans les séances observées ?
  • Ces OSS trouvent-ils leur place, et si oui comment et à quelles fins, dans le dispositif didactique mis en œuvre dans chaque classe ?

La présence et l’influence de ces OSS dans la réception du conte par les élèves se manifestent en classe dans les échanges langagiers. Conformément au protocole conçu et mis en œuvre dans le cadre du projet TALC, seront donc analysés les enregistrements et les transcriptions de la séance consacrée dans chacune des deux classes à l’étude de l’extrait imposé. Les objectifs et les « préoccupations » des enseignantes (Leblanc 2010) seront interrogés à la lumière des fiches de préparation de la séquence et de la séance, des autoconfrontations des deux enseignantes, de l’entretien croisé et des propos tenus par elles lors des journées de formation, également enregistrées et transcrites. Le tableau ci-dessous présente brièvement le déroulement de la séance dans chaque classe :

CM1 6e
Période Janvier 2018. Octobre 2017.
Place de la séance 2e séance d’une séquence qui en compte 5. 6e séance d’une séquence qui en comporte 12.
Durée de la séance 1h30. 1h00.
Plan de la séance 1. Remue-méninges et relevé des représentations : la rose.
2. Étude du portrait physique et moral de la Bête.
3. Retour sur la symbolique de la rose : que représente-t-elle pour la Bête et pour le père de Belle ?
1. Texte à trous où les mots qualifiant la Bête ont été retirés. Les élèves devront les remplir selon leurs impressions et l’image qu’ils en ont.
2. Questions d’analyse orales pour approfondir le portrait de la Bête ; écrit individuel : la Bête porte-t-elle bien son nom ?
3. Mise en commun et synthèse.

2. Le texte du.de la lecteur.ice de l’élève

Signalons d’emblée que dans les deux classes le texte du.de la lecteur.ice de l’élève trouve un espace où se déployer, par écrit dans les carnets de lecteur.ice.s8, et oralement lors des échanges collectifs.

2.1. Des droits concédés au texte du.de la lecteur.ice de l’élève

En 6e, la question posée aux élèves est la suivante : « La Bête porte-t-elle bien son nom ? ». Au cours des échanges qui suivent la lecture de l’extrait, augmenté par l’enseignante d’un paragraphe9, un droit d’expression est accordé au texte de l’élève. Plusieurs manifestent les effets de leur activité fictionnalisante (Langlade 2007), sur le plan :

  • de la réaction axiologique : le monstre est jugé « sympa », « charitable », « généreux », ou au contraire « sadique » et « impitoyable » :
  • de la cohérence mimétique : « si on touchait à vos affaires, vous serez gentille vous avec la personne qui vous l’a prise ? » ;
  • de l’activité fantasmatique : « euh, franchement, un monstre moi j’aurais été lui, je l’aurais déjà mangé ».

L’enseignante accueille ces réactions qui témoignent d’appropriations singulières du texte, et en discute avec les élèves pour enrichir la réflexion sur l’œuvre et, en particulier, le thème de la monstruosité. Dans la mesure où il ne contrevient pas aux droits du texte à enseigner, le texte de l’élève peut s’exprimer et reçoit le nihil obstat de l’enseignante :

248 Mehdi 59’19 je me demandais pourquoi il s’appelle la Bête
249 Enseignante 59’22 Mais pourquoi, Mehdi ?
250 Mehdi 59’23 Il pense que LUI c’est une Bête.
251 Enseignante 59’25 Oui, c’est-à-dire ?
252 Mehdi 59’27 Il a fait des choses qui sont pas marquées dans le livre, il a fait des choses qui sont vraiment plus cruelles qu’une Bête.
253 Enseignante 59’36 D’accord et ça veut dire qu’en fait il serait en manque de confiance en lui […] il ne s’aime pas et il pense que c’est une bête par rapport à ce qu’il a fait avant + bien oui ça peut être ça.
254 Mehdi 59’50 Il veut se souvenir que c’est une bête.

Dans la classe de CM1, la découverte de l’extrait est précédée d’une activité qui consiste pour les élèves à associer librement deux termes aux mots « la rose », tirés du texte. On en explore les connotations, les chatoiements affectifs, la dimension symbolique, à partir des échos que ce mot éveille en chacun, en lien ou en l’absence de lien explicite avec le conte. Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise réponse et toutes les propositions des élèves sont notées au tableau.

38 Ens. 8’15 Très bien. Alors voici le mot ; donc […] vous essayez de réfléchir à des mots qui vous viennent à l’esprit, d’accord ? Le mot, c’est : la rose. Allez-y, vous trouvez deux mots maximum (un seul me suffit), deux mots maximum. A quoi pensez-vous si je vous dis : la rose ?

Par la suite, les élèves procèdent à un relevé scrupuleux des éléments lexicaux qui permettent de caractériser la Bête, physiquement et moralement, soit de manière obvie, soit par l’établissement d’inférences. Cela ne les empêche pas de proposer des refictionnalisations singulières de l’histoire :

  • la Bête exige du marchand qu’il lui envoie l’une de ses filles, selon Andréi, « parce qu’il se sent seul et il veut être avec quelqu’un », « peut-être il voulait avoir de la compagnie » ;
  • Nina explique ainsi l’attachement de la Bête à ses roses : « pour se libérer du mal, il a des roses pour se libérer, pour se dire c’est pas si grave ce qu’il fait, pour que dans sa vie, y ait un petit peu de gentillesse » ; Andréi ajoute : « peut-être, il cultive la plus belle pour quelqu’un qui en voudra, peut-être il se dit peut-être que c’est gentil de lui en offrir une » ; Candice pense également que « pour la Bête, les roses, c’est ce qui le sépare de sa méchanceté » ; et pour Gina la rose représente « une lumière, son seul rayon de soleil, sa seule amie de la présence ».

Ces développements fictionnels propres aux textes singuliers des élèves sont accueillis et même sollicités par les enseignantes en tant qu’ils ne sont pas incompatibles avec le « texte-donné-à-lire-aux-élèves » et conduisent à leur objectif didactique commun : interroger la figure du monstre, aux limites de l’humain.

2.2. Primauté des objets sémiotiques secondaires

Comment les adaptations suscitées par le conte de madame Leprince de Beaumont, dont certaines sont très populaires et bénéficient d’une large diffusion, influent-elles sur la réception singulière du texte du.de la lecteur.ice des élèves ?

Si les OSS sont secondaires dans l’ordre de la production, ils sont généralement premiers dans l’ordre de leur réception par les élèves. À l’occasion d’une enquête menée en 2015 dans une classe de CM2 (Gennaï 2018), où l’on étudiait déjà ce conte, les élèves ont été invités à répondre, avant l’étude de l’œuvre, à un questionnaire où figuraient les questions suivantes : « Connais-tu La Belle et la Bête ? », « Peux-tu résumer cette histoire ? », « Connais-tu son auteur ? », etc. Dix-neuf élèves sur vingt-et-un ont déclaré alors qu’ils connaissaient cette histoire. Quatorze devaient cette connaissance à l’une ou l’autre de ses adaptations cinématographiques (cinq d’entre eux évoquent explicitement le dessin animé des studios Disney). Le premier contact avec La Belle et la Bête s’effectue donc très majoritairement par la médiation d’adaptations filmiques.

On obtient des résultats comparables dans les classes de CM1 et de 6e du projet TALC :

  • en CM1, dix-neuf des vingt-cinq élèves ayant répondu au questionnaire déclarent qu’ils connaissaient déjà cette histoire avant de l’étudier en classe, grâce en particulier au dessin animé (14) et/ou au film (12) des studios Disney, à une bande dessinée (1), au livre, lu dans le cadre d’une lecture personnelle (9) ou scolaire (1), au film de Cocteau (4) ou de Gans (3) ; un élève ajoute que ses parents lui ont raconté l’histoire ;
  • en 6e, vingt des vingt-trois élèves déclarent qu’ils connaissaient cette histoire avant de l’étudier en classe, en particulier grâce au dessin animé (16) et/ou au film (14) des studios Disney, à une bande dessinée (10), au livre, lu dans le cadre d’une lecture personnelle (9) ou scolaire (4), au film de J. Cocteau (8) ou de C. Gans (6) ; quatre élèves indiquent que leurs parents leur ont raconté l’histoire.

On constate ainsi, une fois de plus, la primauté des OSS, et tout particulièrement les adaptations cinématographiques disneyennes, dans la transmission des fictions patrimoniales.

2.3. « Ah oui, c’est vrai, je connais l’histoire ! »

À la lumière de ce constat, on se dit que le texte de madame Leprince de Beaumont va immanquablement susciter en classe des références au dessin animé et au film des studios Disney. De fait, cette mise en relation se manifeste au bout de dix-sept minutes environ dans la classe de 6e. Une élève mentionne une information que le texte ne révèle qu’à son dénouement – spoiler qui n’en est pas un pour les vingt élèves qui connaissent déjà l’histoire : cette Bête, qui ne veut pas qu’on l’honore du titre de « monseigneur », est pourtant bel et bien un humain transformé en monstre. « Ah oui c’est vrai je connais l’histoire », s’exclame dans la foulée une autre élève, qui précise : « c’est un prince, la Bête ». Moins de dix minutes plus tard, la première élève revient à la charge : « pourquoi, en fait, y a pas eu les bougies l’horloge et le et la cafetière ? », demande-t-elle étonnée en faisant référence aux objets enchantés introduits dans le dessin animé des studios Disney.

Dans la classe de CM1, il est également fait référence au dessin animé, plus discrètement il est vrai : la rose du conte est associée par un élève au « bocal » dans lequel elle apparait chez Disney et qu’il dessinera par la suite dans son carnet de lecteur (voir en annexe).

Or ces manifestations du texte de l’élève sont, durant la séance, en quelque sorte réprimées par les enseignantes – je reviendrai bientôt sur les formes et les raisons de cette forclusion.

3. Le texte de la lecteurice des enseignantes

Rappelons que le texte du.de la lecteur.ice de l’enseignant.e résulte de sa lecture professionnelle et constitue le texte à enseigner.

3.1. Le texte à enseigner

Ce texte du.de la lecteur.ice professionnel.le, « texte du.de la lecteur.ice de l’enseignant.e » (Brigitte Louichon 2020) donné à lire aux élèves, est en grande partie programmé par d’autres textes.

3.1.1. Les textes officiels

Comme le révèlent leurs fiches de préparation, les objectifs et les contenus d’enseignement sont définis en lien avec l’entrée thématique dans laquelle l’œuvre est inscrite par les deux enseignantes, et les « enjeux littéraires et de formation personnelle » indiqués par le programme du cycle 3 (d’après le Bulletin officiel de l’Éducation nationale n° 31 du 30 juillet 2020) :

Classe CM1 6e
Entrée(s) du programme retenue(s) Se confronter au merveilleux, à l’étrange.
Le monstre, aux limites de l’humain10.
Héros / héroïnes et personnages.
Le monstre, aux limites de l’humain.
Objectif de la séquence S’interroger sur la nature de l’humain et ses limites avec l’animalité ; se frotter à l’altérité. S’interroger sur les limites de l’humain que le monstre permet d’explorer, et sur le rapport à la différence.
Objectifs de la séance – Comprendre la figure paradoxale du monstre en son jardin.
– Approcher la relation triangulaire annoncée entre le père, Belle et la Bête à travers le contrat posé par la Bête et la symbolique de la rose.
– Étudier les premières impressions que nous laisse la Bête.
– Questionner la limite entre la monstruosité et l’humanité.

Dans les deux classes, les enseignantes souhaitent faire percevoir aux élèves l’ambiguïté de la Bête, les signes contradictoires de sa bestialité et de son humanité. Il s’agit d’explorer, comme le précise l’enseignante de 6e lors de l’autoconfrontation, « Cette limite entre la monstruosité et l’humanité ».

3.1.2. Le texte du conte

En CM1 comme en 6e, le texte à enseigner est également référé au genre du conte, à ses motifs narratifs et ses stéréotypes. Il s’inscrit dans un réseau d’œuvres littéraires où figurent d’autres contes traditionnels : Vassilissa d’Afanassiev et Hansel et Gretel des frères Grimm, dont la lecture a précédé la séquence sur La Belle et la Bête en 6e. En CM1, La Belle et la Bête intervient après l’étude du Tunnel d’Anthony Browne, qui entretient des liens intertextuels forts avec plusieurs contes. Il s’agit notamment de dégager la structure narrative propre au genre, de définir le merveilleux, de repérer des motifs récurrents. Ainsi le texte du.de la lecteur.ice professionnel.le subit l’influence d’un modèle architextuel, comme le signale l’enseignante de CM1 lors de l’autoconfrontation :

c’est le but recherché aussi dans la séquence en général, c’est-à-dire placer le conte de La Belle et la Bête à côté des autres contes traditionnels du patrimoine euh avec la structure du conte habituelle qu’on a revue dans Le Tunnel, donc les épreuves le palais comme un lieu qui est en réalité un piège, et je les emmènerai petit à petit […] à comparer le lieu du palais et le lieu de la forêt comme le lieu de l’épreuve, mais aussi le lieu de la révélation où tout va se jouer finalement […] ce lieu qui par tradition est un lieu de l’épreuve où l’on rencontre le danger, où il va falloir affronter ses peurs, etc.

3.1.3. Le texte de Christine, le texte de Sabrina

Enfin, le texte à enseigner peut être aussi en partie informé par le texte du sujet lecteur individuel qu’est également l’enseignante, et certaines activités ont leur source dans les sollicitations intimes de l’histoire et sa réception singulière. La tâche d’écriture qui clôt la séquence en CM1 consiste à imaginer « la confrontation entre Belle et ses deux sœurs statufiées : rancœur, déception, aveuglement seront-ils toujours de mise ? Pardon de Belle et transformation de la personnalité de ses deux sœurs sont-ils possibles ? » L’enseignante invite ainsi ses élèves à partager les interrogations et les réactions axiologiques que la lecture du texte a suscitées pour elle et qu’elle exprime lors de l’entretien croisé, au sujet de Belle, qui, dit-elle, l’« énerve » :

39 Enseignante 49’36 Est-ce que Belle va pardonner ? Est-ce que Belle est un personnage mièvre euh même sous ses aspects de bonté, non pas que la bonté soit une mièvrerie, mais jusqu’où va sa bonté ? Est-ce qu’elle est bête au point d’aller pardonner à ses sœurs ?

Pareillement, cette enseignante dit avoir fait part à ses élèves de son indignation face au choix du père11, qui se résout au sacrifice de Belle :

39 Enseignante 49’36 Au départ, moi, ce qui m’intéressait c’est la position du père à travers le conte en général et ici particulièrement.
40 Chercheur 50’21 c’est-à-dire, la position du père ?
41 Enseignante 50’23 Ben euh enfin pour moi un père qui accepte que sa fille se sacrifie pour lui alors qu’il est à la fin de sa vie. D’ailleurs, les enfants, je leur ai fait percevoir, ils étaient entièrement d’accord […] eux aussi, ils ont trouvé que c’était quand même très particulier.
42 Chercheur 50’38 Comment il peut accepter que sa fille
43 Ens. 50’39 Voilà, il est à la fin de sa vie euh il aime sa fille autant que les autres, enfin bon, ils ont été assez eux aussi, c’était très questionnant.

L’enseignante dévoile ici des pans de son propre texte de lectrice, ce qui manifestement permet au texte de l’élève de s’exprimer également.

3.2. Des textes du.de la lecteur.ice en conflit

Cependant, il semble que le texte de l’élève est accueilli par l’enseignante aussi longtemps qu’il lui parait en quelque sorte « métabolisable » dans le dispositif didactique élaboré autour du texte à enseigner. Or le texte personnel de l’élève, tel que le configurent les OSS générés par La Belle et la Bête, entre parfois en conflit avec le texte de la lecteurice de son enseignante. Revenons à la remarque de cette élève de 6e qui, ayant vu une adaptation du conte par Disney, s’étonne que la Bête refuse le titre de « monseigneur » :

80 Élève 1 17’33 mais pourquoi c’est étrange qu’il veut pas qu’on l’appelle monseigneur parce que il est vraiment un humain mais il s’est transformé en bête
81 Élève 2 17’41 Ah oui c’est vrai je connais l’histoire.
81 Enseignante 17’46 On ne peut pas savoir, mais on le saura bientôt. Tout à fait, donc ça c’est une question intéressante de comprendre, et on va se la poser : pourquoi il veut qu’on l’appelle effectivement la Bête et non pas monseigneur.
83 Élève 2 17’55 Parce que c’est.
84 Enseignante 17’56 Alors je vous donne.
85 Élève 2 18’00 C’est un prince, la Bête.
86 Enseignante 18’01 Mais ça tu le sais pas au début.
87 Élève 2 18’02 Mais si.
88 M. 18’04 TU NE LE SAIS PAS, on fait comme si tu ne le savais pas, d’accord, on fait comme si.

L’enseignante de la classe de CM1 invite également ses élèves à « faire comme si » et leur demande avant la lecture de l’extrait d’occulter une partie de leur texte de lecteur.ice :

78 Enseignante 7’41 Alors juste avant de passer à l’étude précise du texte […] je voudrais dire à tous ceux qui ont déjà vu le film, que ce soit la version du film dessin animé, soit la version de Jean Cocteau en noir et blanc, je vous demande d’être très attentifs au texte, aux mots du texte, d’accord, aux informations du texte et non pas à des images que vous auriez dans votre tête, parce que vous avez vu des films, on est d’accord. Parce que la dernière fois, y en a qui y a des élèves qui ont fait référence au film, hein, mais là on va vraiment s’occuper des mots du texte. On est tous d’accord, c’est bien compris, oui ?

Lors de l’autoconfrontation, l’enseignante justifie ainsi cette mise en garde :

37 PE 4’19 La première fois, y a un enfant, le petit Lucas, qui a dit « oh mais on voit pas les lustres qui se mettent à parler, etc. » donc, j’ai tout de suite freiné et je me suis dit là à nouveau, ils risquent peut-être d’y faire référence et du coup je voulais vraiment qu’il y ait cette attention au texte et aux mots

Les OSS sont manifestement perçus comme des éléments de brouillage par les enseignantes, comme des obstacles à l’étude du texte à enseigner. L’enseignante de CM1 poursuit :

5 Enseignante 23’50 Je pense que ça peut influencer euh leur compréhension parce que le parti-pris n’est pas le même dans le dessin animé et dans le film de Cocteau. Par ailleurs, c’est pas du tout le même produit […] moi ce que je veux, c’est qu’ils s’occupent de la version de Mme Leprince de Beaumont, voilà, et de ce qu’on peut euh élaborer, justement ; oui, dans notre tête en tant que lecteurs et non pas en tant que spectateurs. Voilà, sans passer par le filtre de quelqu’un d’autre en fait.

Or, même si les élèves s’efforcent de « faire comme si » et ne font plus explicitement référence à ces images, celles-ci persistent et opèrent comme un filtre qui modifie ou colore le texte lu. Ainsi les élèves de 6e estiment que la Bête est un personnage « sympa », « gentil », « charitable », « généreux », « affectueux », « aimable » et « galant », au mépris de ce qui est écrit noir sur blanc dans l’extrait étudié :

153 Élève 32’39 Il est galant.
154 Enseignante 32’40 Il est galant, alors il est poli. À quoi voit-on qu’il est poli ?
155 Élève 32’45 Il le tue pas sur place.

Rappelons que la Bête menace le marchand de mort parce qu’il a cueilli une rose de son jardin… L’enseignante fait part de son étonnement, durant la séance (« vous ne lui voyez que des qualités à cette bête ! ») et durant l’autoconfrontation :

celle-là je m’y attendais pas devoir relire le passage pour dire mais bon sang (rires) il veut quand même le tuer […] ça ne les choque plus qu’il veuille le tuer donc là c’est vrai que j’étais un peu décontenancée je ne comprenais pas pourquoi ils ne voulaient pas voir à tout prix.

Évidemment, si les élèves « ne veulent pas voir », s’ils évoquent la Bête avec des qualificatifs axiologiques aussi positifs, c’est parce qu’ils la jugent à la lumière de ce qu’ils savent, grâce aux OSS, de la suite de l’histoire, de l’identité et de la personnalité réelles du monstre. En fait, n’est-ce pas le « faire comme si », cette ignorance imposée et impossible à feindre, cet oubli impossible à simuler, et donc le refoulement d’une partie importante du texte de lecteur.ice de l’élève, qui parasite le déroulement de la séance ? L’enseignante de 6e perçoit la pierre d’achoppement didactique lors de l’autoconfrontation :

c’est le problème avec un conte qu’ils connaissent La Belle et la Bête c’est connu de tous et en plus l’image de Disney reste quand même marquée et c’est compliqué d’étudier un conte comme si c’était la première fois alors qu’ils connaissent déjà.

Forte de cet enseignement, elle invitera lors de la séance suivante les « textes » de différent.e.s lecteur.ice.s (adaptateur.ice.s et élèves) à dialoguer entre elle.eux et avec le texte original, semble-t-il avec profit, comme elle le signale lors de l’entretien croisé :

on est passé par les films deux extraits Cocteau et puis le film le dernier de je ne sais plus le dernier qui est sorti y a pas très longtemps c’est Disney aussi mais c’est en film et du coup euh on l’a fait pour le dîner entre la Belle et la Bête et on est passé par là et justement pour vraiment partir des émotions ce qu’ils ressentent et montrer les différences […] et après on est reparti et ils cherchaient dans le texte ils ont eu tendance à chercher le détail en disant mais qu’est-ce qu’il a voulu exactement dans le film qu’est-ce qu’ils ont voulu reprendre qu’est-ce qu’ils n’ont pas voulu reprendre et ça marche.

Si, lors de ce même entretien croisé, l’enseignante de CM1 envisage d’étudier avec ses élèves, une fois la séquence achevée, des extraits du film de Jean Cocteau et du dessin animé produit par Disney, il semble que ce soit dans la perspective d’une stricte analyse filmique :

je suis inscrite au dispositif École et cinéma donc en fait on a un peu quand même on travaille lors de séquences à faire des analyses on fait des analyses de séquences de films on regarde vraiment le travail de la caméra

3.3. Un conflit de valeurs ?

Pour quelles raisons des aspects importants du texte du.de la lecteur.ice des élèves sont-ils récusés par les enseignantes, alors que leurs propres textes de lectrices, leurs textes « fantômes », produits de leurs fictionnalisations singulières, subissent l’influence de ces OSS ? Durant l’autoconfrontation, l’enseignante de 6e s’avoue en effet sensible à « toute la magie du dessin animé ». Quant à sa collègue de CM1, elle explique lors du stage : « moi-même mon imaginaire sur La Belle et la Bête s’est construit dans mon expérience de petite fille puisque le film [de Jean Cocteau] passait à la télévision ».

Il est possible que l’occultation en classe, par les enseignantes, de ces OSS, qui sont pourtant des éléments constitutifs du texte de l’élève et de leur propre texte de lectrices, soit la conséquence, d’une part, d’une conception de la culture littéraire et artistique centrée sur le texte, du moins en France, « où l’objet central du cours de français reste pour beaucoup d’enseignants la littérature au sens restreint du terme » (Rosier 2007, 5). Cette éviction exprime également, concernant les adaptations des studios Disney, un conflit de valeurs. Secondaires dans l’ordre de la production, ces produits de consommation de masse sont également secondaires sur l’échelle des valeurs symboliques et dans la hiérarchie des biens culturels. Ces préventions s’expriment lors du stage pour l’enseignante de CM1 :

Enseignante : Je l’avais déjà traité [La Belle et la Bête] plutôt côté cinéma, avec le dispositif École et cinéma, il y a quelques années.
Formateur : D’accord. Jean Marais, pas Walt Disney ?
Enseignante : Non ! Non, non, non ! Jean Cocteau !
Chercheur : N’y voyez aucune…

Ces OSS entrent dans la constitution d’une culture juvénile largement partagée, mais sont jugés illégitimes, culturellement dissonants, dans la sphère scolaire et, en particulier, dans la classe de français, où le cinéma d’animation reste « en quête de légitimité culturelle », comme le signale Christine Prévost, qui constate en outre « le peu d’intérêt des enseignants pour le support » (Prévost 2009, 19, 23).

Il s’agit donc, tout en rappelant les élèves à l’ordre chronologique, de les rappeler également à l’ordre des valeurs culturelles, même si les choses ne sont pas explicitement formulées ainsi dans la classe de 6e :

107 Élève 25’51 Pourquoi, en fait, y a pas eu les bougies l’horloge et le et la cafetière ?
108 Enseignante 26’00 Ah.
109 Élève 26’02 Parce que dans le vrai film.
110 Enseignante 26’03 Dans le VRAI film ? Y a un VRAI film ?
111 Élève 26’06 Et oui, y a un vrai film.
112 Enseignante 26’08 Ah, y a un vrai film et un faux livre. Ah, d’accord (rires).
113 Élève 26’17 Y a une bougie et une horloge.
114 Enseignante 26’21 Avant ou après le livre ?
115 Élève 26’22 Après.
116 Enseignante 26’23 Bien, après. Donc, lisons le livre.

Le dessin animé des studios Disney entre dans cette « culture juvénile » dont un numéro récent du Français aujourd’hui signale qu’elle « ne parait guère prise en compte en cours de français : soit ignorée, soit reléguée au rang de sous-culture, il n’est pas habituel de s’interroger sur ses usages ou son éventuel intérêt » (Belhadjin et Bishop 2019).

4. Le texte du.de la lecteur.ice de la classe

Rappelons que ce texte du.de la lecteur.ice collectif.ve, selon Brigitte Louichon, Sandrine Bazile et Yves Soulé, « constitue une forme de stabilisation du texte donné à lire aux élèves » ; ce texte, « que l’on a parfois du mal à identifier », se tisse au fil de l’interaction didactique ; il peut « s’énoncer en cours de séance mais relève souvent du bouclage, voire de l’institutionnalisation » (Brigitte Louichon 2020).

À la lumière de ce qui se joue dans nos deux cas et des entretiens conduits avec les enseignantes, il semble que le texte du.de la lecteur.ice de la classe est le résultat d’un système de tractations et de compromis qui doivent permettre à chacun, idéalement, d’y trouver son compte – et, en l’occurrence, son conte –, et, in fine, de tracer les contours de ce texte du.de la lecteur.ice collectif.ve, qu’institutionnalisent les synthèses de fin de séance.

Dans la classe de CM1, la synthèse écrite, faute de temps, n’aura pas lieu au terme de la séance. Dans la classe de 6e, cette synthèse, formulée et écrite au tableau par l’enseignante pour copie à partir des propositions de plusieurs élèves, en réponse à la question « La “Bête” porte-t-elle bien son nom ? », est la suivante :

La Bête est physiquement un monstre ; il est laid et grand, mais son caractère est celui d’un humain. Il a des qualités comme la générosité, la sensibilité et l’honnêteté. Mais il a aussi des défauts : il est violent, colérique et impitoyable. On dirait un humain transformé.

Si nulle mention explicite n’est faite des OSS dont il a pourtant été question à plusieurs reprises durant la séance, la dernière phrase, empruntée à la synthèse personnelle d’un élève, constitue un indice évident que le dénouement de la fable est déjà connu, très majoritairement grâce aux adaptations des studios Disney. Chacun ici « fait comme si » pour qu’advienne un texte du.de la lecteur.ice de la classe acceptable par tous : l’élève feint d’ignorer que la Bête est un humain victime d’un enchantement (« on dirait »), l’enseignante feint d’ignorer que l’élève ne l’ignore pas !

D’autre part, le monstre apparait bien dans cette synthèse « aux limites de l’humain », pour citer le programme de 6e, alors que, dans le texte du.de la lecteur.ice de nombreux élèves, la Bête se distingue avant tout par son humanité, ce dont ils témoignent à grand renfort d’adjectifs mélioratifs (« indulgent », « sympa », « gentil », « charitable », « généreux », « émotif », « affectueux », « aimable », « galant », « honnête »).

Le texte du.de la lecteur.ice de la classe résulte ainsi de l’ajustement des différents textes du.de la lecteur.ice « par un jeu de valorisation, de refus ou de négociation » (Brigitte Louichon 2020). L’enseignante mentionne au cours de l’autoconfrontation les difficultés, les nécessaires accommodements, voire les frustrations qui entrent dans la production de ce texte collectif, ainsi que sur sa part d’imprévu :

je suis obligée, à un moment donné, et ça c’est le plus dur de faire une synthèse, c’est-à-dire de prendre globalement les idées de la majorité. Mais le fait qu’il y en ait deux trois qui n’aient pas la bonne réponse […] c’est un peu frustrant de laisser deux-trois élèves du coup de côté entre guillemets parce qu’ils ont dit [que le monstre pour eux est] petit.

Conclusion

S’il est évidemment impossible de généraliser les enseignements tirés de cette étude limitée à deux classes, on constate que des droits sont concédés au texte du.de la lecteur.ice des élèves : leur activité fantasmatique, leur projection, leurs réactions psychoaffectives, leurs axiologies, etc., peuvent s’exprimer. Ces droits s’exercent toutefois sous le régime de la liberté surveillée, dans la mesure où ils n’empêchent pas les enseignantes d’atteindre leurs objectifs didactiques ni n’occultent le texte à enseigner.

Inévitable et dotée d’un évident potentiel heuristique, la coexistence dans la classe de ces différents textes du.de la lecteur.ice peut susciter, quand le jeu entre ces textes est trop marqué, des malentendus. Ainsi, pour ce qui concerne les OSS et leurs effets sur les fictionnalisations singulières, ils se heurtent aux résistances des enseignantes, d’une part parce qu’elles les soupçonnent de parasiter la réception du texte à enseigner, d’autre part (on peut du moins en formuler l’hypothèse), parce qu’elles se voient comme les dépositaires et les promotrices de la culture lettrée. Il est par ailleurs fort probable que cet ethnocentrisme lettré soit exacerbé par la présence dans les classes d’un enseignant-chercheur muni d’une caméra…

Or l’intégration des OSS dans le dispositif didactique élaboré pour l’étude d’une œuvre patrimoniale ne me parait pas empêcher, au contraire, d’enseigner aux élèves que tous les biens culturels n’ont pas la même valeur artistique et symbolique dans le champ social – en se gardant cependant de dévaloriser leurs pratiques culturelles et les objets qu’elles impliquent. En outre, la conception de scénarios didactiques qui intègrent les OSS générés par les œuvres patrimoniales permet de mieux les comprendre12 et d’en problématiser la lecture, d’engager et d’alimenter le processus interprétatif. Comme le propose Gérard Langlade à propos d’une autre œuvre patrimoniale et de ses adaptations filmiques, on peut « prendre appui sur la créativité des lectures cinématographiques » afin d’engager « une démarche réflexive de retour au texte non pas pour y trouver une vérité établie mais pour y chercher les origines des constructions fictionnelles des lectures » (Langlade 2013, 30).

Enfin, ces produits culturels de consommation de masse, quelle que soit leur qualité et qu’on le veuille ou non, contribuent pour les enfants et les adolescents à la construction de soi (Rosier 2007, 8). Pédagogiquement et didactiquement, et peut-être également d’un point de vue éthique (Gennaï 2020), il est sans doute plus pertinent de tirer profit de ces OSS plutôt que de tenter en vain d’expulser Disney (en particulier) de la classe.

Annexes

1. Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, La Belle et la Bête, Paris, Flammarion, « Étonnants classiques », p. 28-29.

Il était dix heures du matin quand il se leva le lendemain, et il fut bien surpris de trouver un habit fort propre à la place du sien, qui était tout gâté. « Assurément, dit-il, en lui-même, ce palais appartient à quelque bonne fée, qui a eu pitié de ma situation. » Il regarda par la fenêtre, et ne vit plus de neige, mais des berceaux de fleurs qui enchantaient la vue. Il rentra dans la grande salle où il avait soupé la veille, et vit une petite table où il y avait du chocolat. « Je vous remercie, madame la Fée, dit-il tout haut, d’avoir eu la bonté de penser à mon déjeuner. » Le bonhomme, après avoir pris son chocolat, sortit pour aller chercher son cheval, et, comme il passait sous un berceau de roses, il se souvint que la Belle lui en avait demandé une et cueillit une branche où il y en avait plusieurs. En même temps, il entendit un grand bruit, et vit venir à lui une bête si horrible, qu’il fut tout prêt de s’évanouir. « Vous êtes bien ingrat ! lui dit la bête d’une voix terrible ; je vous ai sauvé la vie en vous recevant dans mon château, et, pour ma peine, vous me volez mes roses, que j’aime mieux que toutes choses au monde ! Il faut mourir pour réparer cette faute ; je ne vous donne qu’un quart d’heure pour demander pardon à Dieu. » Le marchand se jeta à genoux, et dit à la bête, en joignant les mains : « Monseigneur, pardonnez-moi, je ne croyais pas vous offenser en cueillant une rose pour une de mes filles qui m’en avait demandé. — Je ne m’appelle point monseigneur, répondit le monstre, mais la Bête. Je n’aime point les compliments, moi, je veux qu’on dise ce que l’on pense ; ainsi, ne croyez pas me toucher par vos flatteries. Mais vous m’avez dit que vous aviez des filles ; je veux bien vous pardonner, à condition qu’une de vos filles vienne volontairement pour mourir à votre place. Ne me raisonnez pas ; partez ; et, si vos filles refusent de mourir pour vous, jurez que vous reviendrez dans trois mois. »

2. Texte à trous distribué dans la classe de 6e.

Texte à trous distribué dans la classe de 6e

3. Dessin réalisé par un élève de CM1 dans son carnet de lecteur.

Dessin réalisé par un élève de CM1 dans son carnet de lecteur

Références bibliographiques

Belhadjin, A., et M. Bishop. 2019. « Culture des élèves, culture de l’école : quelles relations ? ». Le français aujourd’hui, nᵒ 207:5‑10. https://doi.org/https://doi-org.ezpum.biu-montpellier.fr/10.3917/lfa.207.0005.
Calvino, I. 1993. Pourquoi lire les classique. La Librairie du XXe siècle. Paris: Éditions du Seuil.
De Peretti, I., et B. Louichon. 2020. « Patrimoine littéraire, littérature patrimoniale ». In Un dictionnaire de didactique de la littérature, édité par N. Brillant Rannou, F. Le Goff, M.-J. Fourtanier, et J.-F. Massol, 172‑74. Paris: Honoré Champion.
Denizot, N. 2015. « Patrimonialisation de la littérature (XIXe siècle-XXe siècle) ». In Les patrimoines littéraires à l’école. Tensions et débats actuels, édité par M.-F. Bishop et A. Belhadjin.
Fourtanier, M.-J., G. Langlade, et C. Mazauric. 2011a. Le texte du lecteur. Théo’Crit. Bruxelles: Peter Lang.
Fourtanier, M.-J., G. Langlade, et C. Mazauric. 2011b. Textes de lecteurs en formation. Théo’Crit. Bruxelles: Peter Lang.
Gennaï, A. 2018. « Parcours multimodal de lecture dans une œuvre du patrimoine au cycle 3 ». In Enseigner la littérature en dialogue avec les arts. Confrontations, échanges et articulations entre approches didactiques, édité par J.-C. Chabanne, 139‑57. Namur: Presses Universitaires de Namur.
Gennaï, A. 2020. « Patrimoine littéraire et éducation à la fraternité à l’école ». Tréma, nᵒ 53. https://doi.org/https://doi.org/10.4000/trema.5736.
Goulet, M. 2011. « Textes singuliers et texte commun ». In Le texte du lecteur, édité par M.-J. Fourtanier, G. Langlade, et C. Mazauric, 65‑75. Théo’Crit. Bruxelles: Peter Lang.
Houdart-Mérot, V. 2015. « Le patrimoine littéraire dans le secondaire en France : une histoire fluctuante et politique ». In Les patrimoines littéraires à l’école. Tensions et débats actuels, édité par M.-F. Bishop et A. Belhadjin, 31‑44. Paris: Honoré Champion.
Langlade, G. 2007. « L’activité « fictionnalisante » du lecteur ». In Les enseignements de la fiction, édité par B. Laville et B. Louichon, 163‑76. Bordeaux: Presses universitaires de Bordeaux.
Langlade, G. 2013. « Lectures cinématographiques comparées d’une œuvre patrimoniale (La Princesse de Clèves) ». In Les patrimoines littéraires à l’école. Usages et enjeux, édité par S. Ahr et N. Denizot, 17‑31. Namur: Presses universitaires de Namur.
Leblanc, S. 2010. « Analyse des multiples préoccupations d’un enseignant de physique et de leurs évolutions lors de la mise en œuvre d’une démarche d’investigation : possibilités d’articulation d’une approche activité et didactique ». In Congrès international de l’Actualité de la Recherche en Education et Formation (AREF). Genève: Université de Genève. https://plone.unige.ch/aref2010/symposiums-courts/coordinateurs-en-v/analyse-croisee-d2019un-meme-corpus-video-et-des-documents-associes-appartenant-a-une-base-de-videos-de-situations-d2019enseignement-apprentissage-visa-conditions-de-possibilite-limites-objets-frontiere/Analyse%20des%20multiples%20preoccupations.pdf/view.
Louichon, B. 2007. « La littérature patrimoniale : un objet à didactiser ». In Enseigner et apprendre la littérature aujourd’hui, pour quoi faire ? Sens, utilité, évaluation, édité par J.-L. Dufays, 27‑34. Louvain: Presses universitaires de Louvain.
Louichon, B. 2012. « La littérature patrimoniale : un objet à didactiser ». In Enseigner les « classiques » aujourd’hui. Approches critiques et didactiques, édité par I. De Peretti et B. Ferrier, 37‑49. Bruxelles: Peter Lang.
Louichon, B. 2015a. « Le patrimoine littéraire : du passé dans le présent ». In Les patrimoines littéraires à l’école. Tensions et débats actuels, édité par M.-F. Bishop et A. Belhadjin, 93‑106. Paris: Honoré Champion.
Louichon, B. 2015b. « Le patrimoine littéraire : un enjeu de formation ». Tréma, nᵒ 43. https://doi.org/https://doi.org/10.4000/trema.3285.
Louichon, B. 2017. « La réception scolaire des œuvres patrimoniales ou les Objets Sémiotiques Secondaires à l’école ». In Les formes plurielles des écritures de la réception, vol. I : Genres, espaces et formes, édité par F. Le Goff et M.-J. Fourtanier, 23‑36. Diptyque. Namur: Presses Universitaires de Namur.
Louichon, B., éd. 2020. Un texte dans la classe : Pratiques d’enseignement de la littérature en cycle 3. Berne: Peter Lang.
Louichon, B., M.-F. Bishop, et C. Ronveaux. 2017. Les Fables à l’école : un genre patrimonial européen ? Berne: Peter Lang.
Louichon, Brigitte. 2020. « La lecture littéraire professionnelle : une configuration dynamique de textes de lecteurs ». Édité par S. Bazile et Y. Soulé. Transpositio, nᵒ 2.
Ministère de l’Éducation nationale, de la jeunesse et des sports. 2020. « Programme du cycle 3 ». BOEN, nᵒ 31 (juillet). https://eduscol.education.fr/87/j-enseigne-au-cycle-3.
Nières-Chevrel, I. 2009. Introduction à la littérature de jeunesse. Paris: Didier jeunesse.
Prévost, C. 2009. « Introduction. Cinéma d’animation et pratiques scolaires : un objet de la culture de l’enfance peu exploité en classe ». In Travelling sur le cinéma d’animation à l’école, édité par V. Marie et N. Lucas, 15‑29. Paris: Le Manuscrit.
Prévost, C. 2011. « Quelle place pour des « produits culturels de masse » dans la classe de français ? ». Le français aujourd’hui, nᵒ 172:103‑12. https://doi-org.ezpum.biu-montpellier.fr/10.3917/lfa.172.0103.
Rosier, J.-M. 2007. « Introduction ». In Les mauvais genres en classe de français ? Retour sur la question, édité par J.-M. Rosier et M. Pollet, 5‑8. Namur: Presses universitaires de Namur.
Rouxel, A., et G. Langlade, éd. 2004. Le Sujet lecteur. Lecture subjective et enseignement de la littérature. Rennes: Presses Universitaires de Rennes.
Tauveron, C., éd. 2002. Lire la littérature à l’école. Pourquoi et comment conduire cet apprentissage spécifique ? De la GS au CM. Paris: Hatier pédagogie.

  1. Bulletin officiel hors-série n°3 du 19 juin 2008 : https://www.education.gouv.fr/bo/2008/hs3/default.htm.↩︎

  2. Bulletin officiel spécial n°11 du 26 novembre 2015 : https://www.education.gouv.fr/pid285/bulletin_officiel.html?pid_bo=33400.↩︎

  3. Bulletin officiel n°31 du 30 juillet 2020 : https://www.education.gouv.fr/pid285/bulletin_officiel.html?pid_bo=39771.↩︎

  4. Je propose le terme de juvénilisation, emprunté à la psychiatrie (persistance de traits infantiles à l’âge adulte) et à la biologie (rétention, à l’âge adulte, de caractères qui ne sont habituellement que transitoires durant la vie juvénile), pour désigner le processus à la fois auctorial et éditorial qui consiste à identifier, dans des textes qui ne sont pas originellement adressés à de jeunes lecteurs, des éléments jugés cependant adaptés/adaptables à ces lecteurs, et à mettre en exergue ces éléments, à les souligner, voire à les amplifier par les divers procédés d’adaptation habituels. Cela s’applique évidemment aux « œuvres qui ont été réorientées vers l’enfance et la jeunesse », pour reprendre une catégorie établie par Nières-Chevrel (2009, 13), mais invite à envisager le processus au terme duquel une œuvre entre dans cette catégorie, ainsi que les éléments déjà présents et déjà à l’œuvre dans le texte d’origine et qui favorisent ce processus.↩︎

  5. Soutenu par l’Université de Montpellier, la Faculté d’Éducation de l’Université de Montpellier et l’INSPE Languedoc-Roussillon, le projet TALC s’est penché, dans une perspective descriptive et compréhensive, sur les pratiques effectives et ordinaires de l’enseignement de la littérature en France, au cycle 3 (CM1, CM2, 6e), où sont scolarisés des élèves de 9 à 12 ans. Si un même programme couvre désormais en France l’ensemble du cycle 3, le collectif pluridisciplinaire (didacticien.ne.s de la littérature, linguistes, spécialistes des gestes professionnels et de l’analyse de l’activité) engagé dans le projet TALC formulait l’hypothèse que, d’une part, « les pratiques sont différentes suivant les structures : l’école (niveau primaire) vs le collège (niveau secondaire I) » et « d’autre part que les pratiques sont différentes suivant le genre littéraire auquel appartient l’œuvre (ou l’extrait) lue » (Brigitte Louichon 2020). Chaque chercheur.e a imposé l’extrait d’une œuvre à un binôme d’enseignant.e.s (un.e professeur.e, polyvalent.e, exerçant à l’école élémentaire, un.e professeur.e de français exerçant au collège et spécialiste de la discipline). Si le texte est imposé, aucune indication didactique n’est donnée. Les séances consacrées à l’étude de ces textes ont été filmées et transcrites, de même que l’autoconfrontation menée avec chaque enseignant.e et l’entretien croisé réunissant les deux enseignant.e.s travaillant sur le même texte. Quelques semaines plus tard, les enseignant.e.s ont participé à trois journées de formation, dont les échanges ont également été enregistrés et transcrits. Ces données ont été collectées en 2017-2018.↩︎

  6. Il s’agit d’une professeure des écoles maitre formatrice, que nous appellerons Christine, totalisant alors vingt-huit ans de carrière, chargée d’une classe de CM1 de vingt-neuf élèves ; cette collègue exerce dans une école nîmoise de centre-ville, qui accueille un public plutôt favorisé. La professeure de français de la seconde classe, que nous appellerons Sabrina, exerce quant à elle dans un collège nîmois situé en Réseau d’éducation prioritaire (le taux de réussite au brevet des collèges y était inférieur de seize points à la moyenne nationale en 2015) ; la classe de 6e de cette collègue, qui a neuf ans d’ancienneté, compte vingt-trois élèves, dont six bénéficient de dispositifs d’accompagnement spécifiques en raison de troubles des apprentissages ou de handicaps.↩︎

  7. Citons en particulier le film de Jean Cocteau (1946), le dessin animé réalisé par Gary Trousdale et Kirk Wise pour les studios Disney (1991), adapté à son tour en 2017 en prise de vues réelle par Bill Condon, et le long métrage de Christophe Gans (2014).↩︎

  8. Par exemple, en 6e, la séance 3 inclut un temps d’écriture dans le carnet de lecteur, qui interroge la réaction axiologique des élèves : « Partagez-vous le jugement des sœurs ou celui du père sur la Belle ? »↩︎

  9. « j’ai pris un peu plus que le texte que tu avais demandé j’ai rajouté trois quatre lignes euh parce que justement je voulais rajouter le passage où il + où il donne où il dit au marchand de prendre tous les vêtements qu’il veut avant de partir dans la grande malle tout l’argent qu’il veut avant de partir parce que justement je voulais accentuer sur le côté positif et pour le coup (rires) pour le coup ça a fonctionné ».↩︎

  10. L’enseignante de CM1 retient ainsi une entrée thématique que le programme réserve à la classe de 6e.↩︎

  11. Elle ajoute lors du stage : « déjà la figure du père m’énerve un peu quand même, et puis même la figure de Belle en réalité pour tout vous dire ».↩︎

  12. « Si comprendre c’est mettre en relation, apprendre à comprendre les récits littéraires implique tout particulièrement l’initiation des élèves au […] tissage du texte avec la bibliothèque intérieure du.de la lecteur.ice, c’est-à-dire toutes les histoires lues [et vues, ajouterais-je] qui viennent converger, se bousculer, se chevaucher, se multiplier dans la rencontre et que le lecteur prend plaisir à convoquer, débusquer, redéguster. / Pour atteindre ce dernier objectif comportemental, il convient d’apprendre aux élèves à transformer leur rapport à la (leur) culture, c’est-à-dire de faire en sorte qu’ils se sentent autorisés à faire référence à des savoirs acquis hors de la sphère scolaire […] » (Tauveron 2002, 41‑42).↩︎