Souvenirs de lectures de bandes dessinées : entre bibliothèque et iconothèque intérieures
Hélène Raux

De sa vie, Giambattista Bodoni a tout oublié. En sortant du coma, ce héros de La mystérieuse flamme de la reine Loana, roman d’Umberto Eco (2016), est incapable de dire son nom, il ne reconnaît plus sa femme ni ses filles, il ne sait plus s’orienter dans sa ville. Mais à l’occasion d’une promenade sur une brocante, à la simple vue de la couverture d’un album de Mickey, il se remémore en détail toute l’affaire de l’épisode du Trésor de Clarabelle : il réalise alors qu’il a une « mémoire de papier », et part se replonger dans les « papiers de [son] enfance » trop tôt mis sous clef, dans l’espoir d’exploiter cette mémoire autobiographique particulière. De cartons de vieux journaux en albums de timbres, la redécouverte des occupations et des livres de son enfance fait resurgir des pans entiers de son histoire. À la suite de l’épisode déclencheur du Trésor de Clarabelle, d’autres bandes dessinées occupent une place importante dans cette bibliothèque intérieure – jusqu’à fournir le titre du roman, emprunté à celui d’un album qui se trouve à l’origine d’une « révélation finale » pour le héros.

Sans être associés à des expériences aussi radicales que dans cette fiction, des souvenirs de lecture de bandes dessinées remontant à l’enfance sont régulièrement évoqués dans des reconstitutions de parcours de lecteur.ice. Cette contribution propose d’explorer ces souvenirs pour cerner les contours des expériences restées marquantes, en tout cas relatées comme telles, par des adultes souvent devenus auteur.ice.s – qui fournissent la grande majorité des témoignages disponibles.

La question des souvenirs de lecture de bandes dessinées a été mise à l’honneur dans la communauté bédéphile par l’ouverture en 1984 de la chronique « cases mémorables » dans les Cahiers de la bande dessinée. L’objectif de cette rubrique lancée par Pierre Sterckx était de recueillir des descriptions de cases restées intactes dans la mémoire de diver.se.s contributeur.ice.s, des cases « exceptionnelles » que le.a lecteur.ice « habita dans son enfance, et au sein desquelles iel nidifia » (Sterckx 1984, 6). Avec cette description de cases isolées, ce projet visait en fait avant tout à contribuer à une mémoire collective de la bande dessinée, tout en proposant des analyses approfondies des cases retenues dans la perspective d’une meilleure (re)connaissance du neuvième art. L’exploration de souvenirs de lecture proposée pour cet ouvrage diffère nettement d’un tel projet. Non seulement les limites de la notion de cases mémorables ont en effet été pointées par des théoricien.ne.s de la bande dessinée, qui contestent la pertinence d’isoler une case pour l’analyse quand le médium articule de manière solidaire des séquences d’images1, mais surtout c’est ici la forme et la place que prennent des souvenirs de lecture pour des lecteur.ice.s singulier.ère.s qui sont examinées : cette étude ne peut présupposer que ces souvenirs se présentent sous la forme d’une représentation exclusivement picturale, encore moins qu’une telle représentation collerait aux images originelles sans effets de recomposition liés au travail de la mémoire et de l’imagination. Ce parcours dans les souvenirs de lecture s’appuiera donc moins sur les études sémiologiques du médium que sur celles des souvenirs de lectures.

Le corpus constitué pour cette exploration résulte de deux étapes de collecte et n’a aucune prétention à l’exhaustivité. La première anthologie présente un caractère assez aléatoire : ont d’abord été relevés des passages rencontrés au gré de recherches sur diverses œuvres ou auteur.ice.s de bandes dessinées, apportant des témoignages à la fois sur les expériences de lecture ayant marqué ces créateur.ice.s et sur des expériences de lecture de ces œuvres par une diversité de lecteur.ice.s. Ce premier corpus intègre des extraits d’autobiographies, des entretiens et quelques passages de fictions où sont mises en scène des expériences de lecture faisant écho aux témoignages collectés. Pour compléter ce corpus qui résulte plus d’un glanage que d’un recueil méthodologiquement rigoureux, et pour consolider les pistes d’analyse qu’il permettait d’esquisser, des sources complémentaires ont été recherchées. D’une part, le corpus des récits de créateurs et créatrices de bande dessinée a été élargi : il s’agissait d’intégrer des références où la question du souvenir de lectures d’enfance est mise au premier plan, et de recueillir des points de vue d’auteurs – et d’autrices – aux trajectoires personnelles et artistiques plus diversifiées. D’autre part, même si la surreprésentation d’auteur.rice.s de bande dessinée ne peut être évitée, puisqu’on leur doit les témoignages les plus nombreux et les plus prolixes, il importait toutefois de ne pas restreindre l’analyse aux lecteur.rice.s qui ont fait leur métier du médium. Diverses sources de souvenirs de lecture plus généralistes ont donc également été consultées, même s’il s’avère que des lectures de bandes dessinées n’y sont que rarement évoquées.

À l’heure où un certain décloisonnement du rayon bandes dessinées s’opère dans les bibliothèques et les librairies (Groensteen 2017), que disent ces témoignages de la place occupée par les lectures de BD dans les bibliothèques intérieures ? Dans quelle mesure ces lectures conservent-elles « après coup » les mêmes traits que les autres, décrits par Brigitte Louichon (2009) ? Si les bandes dessinées occasionnent des souvenirs – ou des récits de souvenirs – proches à bien des égards des souvenirs d’autres genres de lectures, quelques spécificités semblent se dégager, qui donnent aux lectures de BD évoquées un rôle particulier dans la formation des sujets.

Des lectures à partager entre copains : des lecteur.ice.s qui s’émancipent

Parmi les similitudes des souvenirs de lecture de BD avec la « littérature après coup » décrite par Brigitte Louichon (2009), figure au premier plan des témoignages la « deuxième histoire » du livre, c’est-à-dire l’évocation des circonstances de la lecture et des médiations qui l’ont suscitée.

C’est ainsi par la voix de sa mère qu’Hélène Cixous entend les aventures de Max et Moritz (2019, 323) :

C’est notre premier livre de grande personne, avec des grandes personnes dans les histoires, et il n’y en a qu’un, celui que maman nous donne et qui nous donne maman, celui qui est composé de livre et de maman, de corps, de voix, d’odeur, de flot d’images et de forêt de phrases, et maman aussi est un livre, un volume profond et rempli de parfum et d’histoires et comme c’est maman qui interprète Wilhelm Busch, Wilhelm Busch aura toujours eu la voix de maman.

Mais, plus qu’aux lectures du soir partagées avec les parents ou les grands-parents, les bandes dessinées sont bien plus souvent assimilées à une certaine autonomie à l’égard du cercle familial, la médiation se faisant plutôt dans le cercle amical. C’est avec les copains que s’échangent albums et impressions de lecture, comme dans ces deux scènes racontées par Jacques Tardi (2018, 143‑45) :

Et puis un jour, à la sortie de l’école, un grand m’a laissé regarder – deux minutes, pas plus ! – un journal illustré que je feuilletais pour la première fois. C’était pas comme Tarou, c’était bien mieux et presque tout en couleurs, avec des histoires à suivre toutes différentes… des sérieuses et aussi des marrantes. En plus, ce canard sortait tous les jeudis ! C’est comme ça que j’ai fait la connaissance du capitaine Haddock !

[…] à la sortie de l’école, avec mon copain Norbert, nous comparions les mérites des héros de nos bandes dessinées. Je savais maintenant qu’on appelait comme ça les histoires que nous lisions dans nos illustrés.

Même quand le cercle familial est évoqué, c’est souvent avec les cousin.e.s que les BD sont partagées, lors d’excursions hors du foyer parental donc, soit que les cousin.e.s semblent mieux loti.e.s, comme celui de Lewis Trondheim qui confie que « chaque fois qu’[il] allai[t] chez [s]on cousin, [il se] jetai[t] sur le Journal de Mickey auquel il était abonné » (Groensteen 2019, 13), soit que la lecture de bandes dessinées soit l’occasion pour les cousin.e.s de partager des moments de complicité pendant les vacances. Claire Bretécher raconte par exemple ses étés au bord de la mer dans les années 1960 (Ouest France 2020) :

Je savais déjà que je voulais être dessinatrice. Avec ma cousine, on allait acheter des BD à la librairie du port. Avec quel argent ? J’en sais rien. Je me souviens qu’on était fan d’une BD qui racontait l’histoire d’un petit bonhomme qui voyageait dans l’espace. On n’arrêtait pas de parler de Mercure, de Vénus…

C’est donc volontiers à distance des greniers des grands-parents et des bibliothèques familiales que les récits de lecture situent la découverte d’un goût pour la BD, qui s’affranchit souvent des habitudes ou des normes des générations précédentes. Même si l’album lui a été offert par sa tante, Michel Tremblay affronte la désapprobation de sa mère quand il se plonge dans Tintin au Congo (1996, 72) :

Y’a rien à lire dans c’te maudit livre là ! Y’a quasiment rien que des grosses images ! R’garde, ici, une image qui prend toute la page ! Pis c’est plein de nègres tout nus ! Quelle sorte de livre qu’a t’a acheté là, donc, elle ! Ma grand-foi du bon Dieu, est folle, c’te femme-là !

La légitimation ou reconnaissance dont la bande dessinée fait progressivement l’objet n’empêche pas que les goûts des jeunes lecteurs continuent de se heurter, différemment, aux représentations des parents. À la fin des années 1960, les parents de Thierry Groensteen, qui encourageaient plutôt ses lectures, entreprennent ainsi de le « sevrer » quand ils estiment que la bande dessinée n’est plus de son âge (2021, 28) :

Un jour, je dois avoir une douzaine d’années, en rentrant de l’école, je reste pétrifié sur le seuil de ma chambre : ma collection de bandes dessinées (qui, à l’époque, devait compter une soixantaine d’albums) a disparu ! Je ne sais plus aujourd’hui si mes parents les ont données ou revendues d’occasion : toujours est-il qu’ils m’expliquent que je suis trop grand, désormais, pour continuer à m’intéresser à ces fadaises. Seuls les albums de Tintin – sacrés à mes yeux – ont échappé à l’autodafé.

Ce sont alors ses camarades de collège qui communiqueront au futur sémiologue leur passion pour Pilote. Les souvenirs de lecture de bandes dessinées sont ainsi souvent associés à une émancipation certaine à l’égard des prescriptions ou transmissions familiales. Et quand bien même les BD seraient procurées par les parents, ce passage d’un entretien avec Lewis Trondheim montre comment le véritable plaisir de la lecture nait néanmoins d’un affranchissement quant à ce qui est perçu comme une forme de prescription (Groensteen 2019, 12) :

Pendant des années, mes parents m’ont acheté les recueils du journal Spirou. Je lisais donc toutes les séries par tranches de 10 numéros d’un coup, mais avec de longs intervalles avant d’avoir la suite. Dans un premier temps, je prenais les choses sans discernement : je lisais tout, de la première à la dernière page. J’avais le sentiment d’être obligé de tout lire. Puis j’ai compris que mes parents ne me surveillaient pas et que je pouvais sauter ce qui m’intéressait moins.

Une autre forme d’émancipation se manifeste également autour de la lecture de BD, par l’instauration d’un nouveau rapport entre le.a jeune lecteur.ice et sa famille, comme quand le jeune Michel Tremblay devient l’initié pour sa grand-mère – toujours à l’occasion de la découverte de Tintin au Congo déjà citée ci-dessus (1996, 73‑74) :

« — Le v’là, ton Tintin. L’as-tu vraiment toute lu ?
— Ben oui…
— Veux-tu m’en lire des boutes ? »
Une grand-mère intéressée par Tintin ? Attendez que je répète ça à mes amis, tout à l’heure !
« Okay !
— Donne ta place à grand-moman, cher. Mais c’est toé qui lis, là, hein, c’est pas comme quand t’étais petit. Là, c’est toé qui lis, pis c’est moé qui écoute ! »

Du côté de l’école, le corpus de souvenirs constitué ne fait état que de rencontres conflictuelles entre le monde scolaire et les bandes dessinées, les « illustrés » ne pouvant être introduits qu’en contrebande à l’école, au risque de se faire confisquer comme le pauvre Tarou de Jacques Tardi (2018, 140) :

La journée commençait bien. Dès la première heure, en passant dans les rangées pour inspecter le contenu des cartables, le maître était tombé sur mon Tarou. C’était pour lui l’occasion magnifique de monter faire le pitre sur l’estrade, la classe entière se boyautant à mes dépens. « Ah mais voyez un peu les lectures très instructives de Monsieur Tardi ! « Tarou fils de la jungle. » Fichtre, c’est impressionnant ! … Prenez en de la graine, vous autres ! Vous avez raison de vous cultiver avec ce genre de médiocres petites publications ! Allez hop ! Poubelle !

Et si la culture acquise par Philippe Druillet en fréquentant Blake et Mortimer a pu lui valoir un instant de reconnaissance de la part d’un enseignant « remarquable », c’est bien en toute clandestinité que l’égyptologue amateur a fait appel à cette culture (2014, 52‑54) :

Il est très difficile d’imaginer, pour les jeunes lecteurs, l’influence d’Edgar P. Jacobs dans l’imaginaire de nos générations. Avec Blake et Mortimer, Jacobs nous a emmenés sur des chemins de culture prodigieux et la force de sa narration a orienté des vies. […]
Jacobs m’a même sauvé la mise une fois. […]
Un jour, le professeur nous parle des pyramides. Je fais le mariole. J’interviens pendant le cours :
— Monsieur, les petits tombeaux que vous évoquez, ce sont des mastabas.
— Monsieur Druillet, je suis désolé, mais en Égypte, les mastabas n’existent pas !
Je sais que j’ai raison puisque Jacobs en dessine dans ses livres. Je tente d’expliquer à mon professeur sans citer mes sources évidemment. […]
La semaine suivante, nous retrouvons le professeur. Avant de commencer, il prend la parole devant tout le monde :
— Monsieur Druillet, j’ai vérifié : les mastabas, ça existe. Vous aviez raison.
Aura d’intelligence fabuleuse auprès de mes camarades. By Jove, je suis désormais l’intellectuel de la classe.

Il importe de souligner que les témoignages cités jusqu’ici ont en commun d’évoquer une période allant des années 1940 aux années 1970. Les auteur.rice.s plus jeunes n’évoquent quant à eux pas d’expérience de cet ordre : sans être vraiment entrées dans les classes, les bandes dessinées n’y font plus depuis l’objet de ce type de rejet. Ce passage de Faber, roman de Tristan Garcia dans lequel une évocation réaliste de l’enseignement secondaire dans les années 1990 côtoie un fil narratif plus fantastique, suggère même que de jeunes lecteurs de BD des années 1970 devenus professeurs s’emploient à faire découvrir à leurs élèves la contre-culture de leur jeunesse (2013, 169) :

[M. Méridien] tirait de sous le placard un bac de bandes dessinées d’occasion : de vieux numéros de Métal hurlant, d’(À suivre), voire de Fluide glacial ou de l’Écho des savanes, qui faisaient glousser les filles. Chaque élève avait le droit d’emporter chez lui un exemplaire.

Ces gloussements des filles restés dans la mémoire du narrateur (devenu professeur de français) traduisent l’importance de la situation collective de découverte de ces vieilles BD. Et le collectif associé aux souvenirs de lectures de bandes dessinées est le plus souvent celui des copains. Emmanuel Guibert témoigne bien de la prééminence de ce collectif de pairs sur les transmissions familiales : lui qui a eu la chance que sa famille lui procure une bibliothèque personnelle de bandes dessinées, s’est empressé d’en faire « une espèce de bibliothèque de prêt pour tous [s]es copains » (Ciment 2003).

Le plaisir de ce partage, qui s’effectue le plus souvent à l’insu des parents et parfois contre leur avis, est fréquemment souligné dans les témoignages collectés. Si la « magie de l’autonomie » est bien identifiée comme un invariant dans les autobiographies de lecteurs (Rouxel 2004, 114), cette autonomie semble aller de pair en matière de bandes dessinées avec des pratiques propres au groupe de jeunes lecteurs, qui se les réservent presque jalousement2.

La « magie de l’autonomie » offerte par les lectures de bandes dessinées se manifeste également d’une autre manière, quand les lectures de bandes dessinées sont l’occasion des toutes premières lectures – pratiquées éventuellement avant même de pouvoir déchiffrer.

La lecture avant de savoir lire

Au même titre que les albums, les bandes dessinées offrent leurs images au regard des plus jeunes, avant l’initiation à la lecture. Le souvenir de la « lecture » libre apparaît comme un motif récurrent.

Olivier Josso-Hamel (2012) en livre le récit le plus développé dans l’album autobiographique Au travail, dans lequel il donne une large place aux lectures de son enfance qui l’ont marqué à vie. Les récitatifs suivants accompagnent une tentative de recréation par le dessin des vignettes de Lucky Luke ou d’Astérix telles qu’elles se présentaient au tout jeune lecteur – le texte des bulles étant remplacé par des signes indéchiffrables (p. 10) :

Pour ma part, âgé d’à peine trois ans, je me fonds au creux des pages dessinées, petite éponge immergée dans un océan de traits.

J’y navigue en aléatoire, fixant les cases ou enchaînant les séquences à ma guise, sans faire grand cas du récit général.

Je trace ma route via l’image brute et voyage au gré des reflets : j’aime à me retrouver dans ces motifs qui, bien que figuratifs, m’évoquent des sentiments abstraits…

C’est à la fiction qu’il revient de reconstituer la manière dont de tout jeunes lecteurs s’emparent des planches pour construire leur propre récit, comme à l’occasion de cette scène imaginée par Alice Zeniter dans son roman l’Art de perdre. Le jeune Hamid, dont la famille a quitté l’Algérie en 1962 et vit dans un camp de transit, se prend de passion pour « les bandes dessinées qu’ont apportées des bénévoles du Secours catholique ou de la Cimade, ou de la Croix-Rouge » (2017, 179) :

Hamid regarde les dessins et son imagination supplée aux dialogues des bulles qu’il ne peut pas lire. Le mage indien qui aide Mandrake dans l’une de ses aventures parle comme le vieux du quartier des célibataires. La tristesse appuie sur sa voix, la maintient dans les fréquences basses, coincée au fond, proche du grondement. Et même si la bulle est toute petite, Hamid y fait entrer toute une histoire :

— Une nuit, dit le vieux mage, un groupe de moudjahidines frappe à ma porte. Moi j’ouvre et je leur donne à manger. Ils me demandent si j’ai un chien et je dis que oui. Ils disent : il va falloir le tuer. Au début, je ris : Pourquoi tuer mon chien ? Tu penses qu’il est vendu à la France ? Je peux te garantir que non. Il m’explique que les chiens aboient chaque fois que leurs combattants passent et que ça les signale aux Français. Pas le mien, je lui réponds, le mien il est dressé. […] Quand même, il dit, il va falloir le tuer. […] Ils m’ont donné un bâton, ils m’ont dit tape. J’ai dit non. Ils se sont mis en colère. Ils ont dit c’est le chien ou toi. […] J’ai eu peur, j’ai été lâche, j’ai tapé le chien. […]

— Je te vengerai, promet Mandrake dans un mouvement de sa cape soyeuse, et je vengerai aussi ton chien.

Cette capacité à faire parler les images, qui fait du jeune conteur un initié auprès de ses frères et sœurs, illustre de quelle façon des planches de bande dessinée sont associées dans la mémoire et l’imaginaire à l’acquisition d’une autonomie3 et au développement de compétences narratives qui précèdent l’entrée dans la lecture, tout en la préparant et en la favorisant sans doute. Là encore, la fiction peut donner à voir le processus évoqué par exemple par Thierry Groensteen, passionné de Tintin avant l’âge de 6 ans, qui se souvient d’avoir « pour ainsi dire appris à lire dans les albums d’Hergé » (2021, 26). Quelques chapitres après le passage cité ci-dessus, Alice Zeniter (2017, 211) s’amuse ainsi à marquer les étapes d’apprentissage de la lecture par son jeune héros en croquant avec humour ce qu’il est capable de déchiffrer dans Mandrake  :

Hamid parvient désormais à reconnaître, dans les bulles de ses bandes dessinées, le A et le H – premières lettres de son prénom – c’est-à-dire qu’il peut déchiffrer les cris de douleur et les rires des personnages.
AAAAAAH !
Ha ha ha !
Les autres bulles sont pleines de trop de mots et de signes de ponctuation pour qu’il s’y intéresse. Il continue à inventer l’histoire et il la raconte à Dalila, à Kader et à Claude qui gazouille.

La grande ouverture des planches de bandes dessinées, susceptibles de stimuler des créations narratives très libres à partir des séquences d’images, explique peut-être également la récurrence avec laquelle les souvenirs de lecture de bandes dessinées sont associés à des pratiques de création personnelle – dimension qui semble particulièrement marquée dans ce corpus, par comparaison avec des souvenirs liés à d’autres genres de lectures.

Des lectures qui révèlent des vocations

Conformément aux souvenirs de lectures narratives analysés par Brigitte Louichon (2009), les souvenirs d’aventures vécues par l’intermédiaire de la bande dessinée gardent après coup la marque de l’immersion fictionnelle et de la tension narrative éprouvée. Jean-Louis Dumortier (2020) évoque par exemple la tension aussi puissante que frustrante produite par la livraison périodique (p. 57-58) :

[…] ma mémoire est pleine de mes lectures de loisir. Celle des hebdomadaires Spirou et Tintin et celle des albums de bande dessinée où je retrouvais, en continu, les histoires lues par fragments, avide de connaître la suite et d’avance frustré de la fin. Il me reste sans doute de cette expérience-là l’incapacité de regarder une série télévisée selon le programme des chaînes : il me la faut complète, la série, et la possibilité de m’immerger pendant des heures dans le monde fictionnel : tout, sinon rien ! Foin du plaisir en dosettes !

L’empreinte laissée par l’immersion fictionnelle peut marquer des lecteur.ice.s à vie – et ce, indépendamment de la qualité du récit que le.a lecteur.ice adulte juge parfois rétrospectivement avec un mélange de tendresse nostalgique et de consternation, comme lorsque le héros amnésique d’Umberto Eco retrouve un album à l’origine de fortes émotions (p. 319-320) :

J’ai ouvert l’album et je suis tombé sur l’histoire la plus insipide qu’esprit humain ait jamais pu concevoir. C’était un récit déglingué qui ne tenait pas du tout la route, les évènements étaient répétitifs, les gens s’enflammaient d’amours subits, sans raison, Raoul et Gaston étaient en partie fascinés par la Reine Loana et en partie ils la considéraient comme un être maléfique.

[…] Pour en revenir à Loana, suivaient des catastrophes finales variées, la mystérieuse flamme s’éteignait et adieu immortalité pour nos protagonistes : mieux valait ne pas avoir autant trainouillé si c’était pour en arriver là, parce qu’aussi, à la fin, on aurait dit qu’elle n’en avait pas grand-chose à battre d’avoir perdu la flamme, et dire qu’ils avaient fait tout ce foin pour la trouver, mais il se peut que les pages disponibles fussent finies, l’album devait tout de même se terminer d’une façon ou d’une autre et les auteurs ne retrouvaient plus comment ni pourquoi ils avaient commencé.

Au-delà de ces similitudes des souvenirs de lecture de bande dessinée avec des traces laissées par d’autres genres narratifs, une particularité apparaît. Alors que les éléments de la trame narrative occupent de manière dominante, voire exclusive, les souvenirs de lecture romanesque (Louichon 2009), une place importante est faite concernant la bande dessinée à des émotions esthétiques, à l’impression produite par le dessin. La qualité du dessin fait souvent jeu égal avec le plaisir procuré par les histoires pour expliquer l’attrait des albums les plus aimés, comme dans ces souvenirs de Tardi (2018, 134) :

Il y avait aussi des histoires du far-west avec des indiens et des cow-boys comme Hopalong ou Buck John. Dans ces « illustrés » de petit format, on ne savait pas qui dessinait à l’intérieur, mais les couvertures étaient magnifiques, comme des photos en couleurs, peintes à la main. De ces « illustrés », mon préféré était « Prairie » où évoluait Flèche loyale – lorsqu’il y avait un problème avec des bandits, Steve Adams, le propriétaire du Broken Bow ranch, se déguisait très rapidement dans sa grotte secrète de Sundown Valley et devenait Flèche loyale le guerrier comanche justicier, galopant sur son cheval Fury… et tout rentrait dans l’ordre !

Cette forte impression esthétique est régulièrement mise en relation avec la découverte du geste créateur : les souvenirs racontés sont ceux d’une rencontre non seulement avec des œuvres, mais également avec l’activité créatrice qui les a produites. Étienne Davodeau (2011, 218) parle par exemple de la « baffe » reçue en découvrant « le travail » de Mœbius :

À 15 ans, j’ai reçu une baffe en découvrant son travail ! C’est pas seulement un dessinateur de génie. C’est surtout un incroyable créateur d’univers.

Non seulement le support dessiné reste fortement présent dans la mémoire, mais les témoignages sont nombreux à relater la prise de conscience du travail dont il est le résultat. Trondheim se souvient précisément des albums qui ont occasionné cette révélation (2019, p. 13) :

Une autre année, pour Noël, mon père m’a offert deux grands volumes Hachette consacrés respectivement à Mickey et à Donald. Comme il était libraire, je me suis dit que ce cadeau ne lui avait pas demandé beaucoup d’effort. J’ai rangé les livres dans un coin, sans les lire. Il s’est passé dix ou douze mois avant qu’un jour, désœuvré, je me décide à y jeter un coup d’œil. C’est ainsi que j’ai découvert le travail de Carl Barks et Floyd Gottfredson. Il y avait les photos des artistes dans les livres, ce qui m’a étonné. Jusque-là, je n’avais pas réalisé qu’il existait des auteurs derrière les bandes dessinées, c’était comme si elles naissaient par génération spontanée. L’inventivité de Barks, la clarté de sa narration, m’ont énormément séduit. Je l’ai lu et relu un nombre incalculable de fois.

Une fois dévoilé le « travail » à l’origine des œuvres, une vocation peut alors se révéler du côté de jeunes lecteurs. Philippe Druillet donne à cette découverte d’un avenir possible une très forte portée existentielle (2014, p. 47) :

Si je n’ai pas sombré dans la délinquance, c’est grâce au dessin. Quand j’étais môme, je voulais être artiste. Et si je voulais être artiste, c’était pour être aimé. Enfant, je lisais Pilote, le Journal de Tintin, ainsi que Vaillant. Mais ce dernier, je le lisais en cachette. Ma mère les avait en horreur, c’étaient des communistes. Un jour, une dame de l’immeuble remarque que j’aimais Tintin et me donne deux reliures de Robinson, une bande dessinée d’avant-guerre. C’est un émerveillement. Je découvre Flash Gordon, Mandrake le magicien. Je suis môme, et je comprends déjà que la bande dessinée est mon avenir. Un art en devenir.

Je me mets à rêver de bandes dessinées qui n’existaient pas. J’avais une perception, et j’étais persuadé que je n’étais pas le seul. Il devait bien y avoir d’autres personnes qui rêvaient comme moi dans ce monde de fous.

De tels témoignages, selon lesquels la découverte d’une œuvre va de pair avec celle d’un possible avenir professionnel ou d’une voie personnelle en termes de style, sont assez courants et concernent des auteur.rice.s de différents milieux et différentes générations. Vanyda, jeune autrice de bande dessinée « franco-manga », attribue ainsi à Thorgal un rôle fondateur dans son précoce parcours de créatrice (Vanyda et Joncour 2019, 104) :

J’ai toujours dessiné. J’ai fait ma première bande dessinée à 6 ans, des choses très simples où je mettais en scène mes fantasmes de petite fille. Ce goût du dessin est venu très tôt, mais aussi celui de la narration. Surtout grâce au dessin animé, la bande dessinée un peu moins parce que, chez moi, il n’y avait que Tintin et Astérix dont le graphisme ne me plaisait pas vraiment. Et puis à 10 ans, j’ai découvert Thorgal, le style était beaucoup plus réaliste et l’histoire beaucoup plus dramatique, ça me correspondait mieux et c’est à partir de ce moment-là que j’ai mélangé un graphisme manga inspiré des dessins animés avec une narration plus franco-belge.

Cette régularité des récits de vocation professionnelle ou d’inspiration esthétique est certes liée au statut des témoins cités, tous.tes auteur.ice.s ou lecteur.ice.s très expert.e.s. Mais le corpus de souvenirs de lectures analysé par Brigitte Louichon est lui aussi recueilli auprès de lecteur.ice.s dotés d’une grande expertise, sans que cette révélation quant au travail de l’artiste ou cette projection du.de la lecteur.ice du côté de la création soient identifiées parmi les motifs repérés comme les plus fréquents dans leurs récits. Même s’il est évident qu’« en parlant de ses lectures, le lecteur-écrivain parle bien plus souvent de son rapport à l’écriture » (Louichon 2009, 86), le passage de la lecture à l’écriture ne figure pas parmi les « évènements de lecture » les plus rencontrés, dont la liste suivante (certes présentée comme non exhaustive) est proposée (2010, 183) :

la rencontre d’un personnage qui modifie le rapport au monde, à soi-même, aux autres, une langue qui bouleverse, une voix qui s’impose, une scène qui frappe, une expérience de l’incompréhension, une phrase dont le sens ne viendra que plus tard mais qui est déjà là…

Plus qu’à des effets rhétoriques liés au statut des locuteur.ice.s, la récurrence du motif de la « baffe » esthétique et des révélations reçues semble bien liée à la nature du médium, dont la matière artistique est moins susceptible de passer inaperçue ou d’être oubliée que celle d’un récit romanesque.

Conclusion

Se demandant pourquoi tous les Tintin ne lui ont pas fait le même effet, Jean-Christophe Menu (2017) formule un « mystère » qui résonne avec les souvenirs évoqués au fil de ce parcours (p. 21) :

Comment une bande dessinée peut-elle « passer » ou ne pas « passer », tel était bien le mystère. Une alchimie indéfinissable de détails et de dispositifs infinitésimaux. L’âme du trait de plume, qui vibre ou pas, qui fait mouche ou pas. Réussi, cela passait directement dans l’inconscient et ça y restait pour toujours. Raté, ça n’allait nulle part et c’était agaçant. Comme une espèce de gâchis.

Si pour le professionnel de l’édition, ce mystère semble trouver son explication dans les caractéristiques intrinsèques de l’œuvre, un point de vue plus attentif aux expériences de lecture invite à envisager les conditions plus subjectives de cette alchimie.

Pour l’enseignement, le caractère imprévisible et intime des découvertes de bandes dessinées qui compteront diversement pour l’un.e ou l’autre invite non seulement à multiplier les évènements de lecture, mais aussi à en varier les formes, pour que la rencontre avec l’histoire racontée soit aussi rencontre avec l’œuvre, avec l’esthétique qui la porte. Devant la diversité des modes de narration et des esthétiques qui s’expriment aujourd’hui en bande dessinée, à part pour les séries plébiscitées par les jeunes qui bénéficient d’un fort taux de transmission entre pairs, il ne fait pas de doute que le regard des élèves a besoin d’être accompagné pour favoriser des explorations qui permettront à chacun.e de faire l’expérience d’un « trait de plume qui vibre ». La lecture autonome n’y suffit en effet pas toujours, en témoigne ce dialogue extrait des Ignorants (Davodeau 2011). Richard est vigneron, Étienne Davodeau passe une année à ses côtés pour que chacun initie l’autre aux secrets de son métier. Lorsqu’ils visitent ensemble une exposition de planches et de toiles d’auteurs de BD, une rencontre se produit pour Richard avec l’œuvre de Lorenzo Mattoti, dont la simple lecture ne l’avait guère séduit. C’est avec les mots du néophyte que s’achève alors ce parcours, pour souligner l’importance des médiations et de la diversification des rencontres pour que se constituent des iconothèques intérieures qui ne doivent pas tout aux aléas des coups de foudre (Davodeau 2011, 190‑91) :

— Mattoti ? Ça me dit quelque chose…
— De lui, tu as lu « Feux » et « Stigmates ».
— Houlà. Oui… Je me souviens que j’ai eu du mal avec ces livres-là… Dessin pas facile.
— Mattoti n’est pas qu’un auteur de bande dessinée. C’est aussi un grand illustrateur. Viens voir ça. [Suivent trois vignettes montrant Richard absorbé par la contemplation des œuvres exposées.] On continue ?
— Mmh… Je vais les relire, ses bouquins…

Références bibliographiques

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  1. Crucifix (2017) propose une synthèse des termes de ce débat.↩︎

  2. L’enquête de Christine Détrez et Olivier Vanhée (2012) sur les lecteurs de mangas suggère que, même si les lignes se sont déplacées en termes de rejet de la bande dessinée par les parents et éducateur.ice.s, ce trait perdure nettement – le sentiment d’appartenir à une communauté restreinte de lecteur.ice.s pointu.e.s compte parmi les gratifications exprimées par les fans les plus mordus de mangas.↩︎

  3. Cette autonomie serait même pour Sanders (2013) le principal critère distinctif entre la bande dessinée et l’album illustré et expliquerait la force des méfiances et censures auxquelles le médium (a) fait face : alors que l’album programme l’encadrement de la lecture par un adulte, dans la bande dessinée, seul un lecteur solitaire peut prendre en charge la lecture du texte, la présence d’un lecteur « chaperon » est exclue.↩︎