Les difficultés des élèves : une préoccupation enseignante. Analyse textométrique du corpus TALC
Sandrine Bazile

La recherche TALC (Du texte à la classe), soutenue par l’Université de Montpellier, la Faculté d’Éducation de l’Université de Montpellier et l’ESPE Languedoc-Roussillon de 2017 à 2020, est une recherche descriptive qui porte sur les pratiques effectives autour de la littérature. Menée par un collectif de chercheur.e.s, la recherche fait une double hypothèse concernant la divergence des pratiques : l’incidence sur ces pratiques de la structure (école ou collège) dans la laquelle évoluent les enseignant.e.s – et par là-même celle des différentes cultures professionnelles en jeu – et celle du genre littéraire auquel appartient l’œuvre (ou l’extrait) lu(e).

Le protocole de recherche impose, à des fins de comparaison entre les différentes séances, à des professeur.e.s de cycle 3 regroupant des enseignant.e.s débutant.e.s confirmé.e.s et expert.e.s (enseignant.e.s formateur.ice.s) une même œuvre en rapport avec les entrées et objets des programmes et un même extrait, autour des genres suivants : poésie, théâtre, roman, conte, BD. Le recueil de données est constitué, pour chaque binôme, de la séance filmée, d’un entretien d’autoconfrontation réalisé à proximité de la séance par l’enseignant.e-chercheur.e et d’un entretien croisé réalisé par binôme à distance de la séance par l’enseignant.e-chercheur.e.

Titre Genre Classes Autoconfrontations (filmées et retranscrites) Entretiens croisés (filmés et retranscrits)
Le Petit chaperon Uf Théâtre 6e(classes 1, 2, 3)
CM (classes 4, 5, 6)
5 2
Sans frontières fixes Poésie CM (classes 7, 8, 9) 3 1
Contes de la ruelle BD CM (classes 10, 11)
6e (classe 12)
3 1
Le royaume de Kensuké Roman CM (classes 13, 14)
6e (classe 15)
3 1
Rêves amers Roman CM (classes 16, 17) 2
La Belle et la Bête Conte CM (classe 18)
6e (classe 19)
2 1
Total 19 8 6
Figure 1 : Données recueillies

À partir de ces données collectées dans 19 classes, nous nous proposons d’interroger la question de la prise en compte des difficultés des élèves dans la classe de littérature. Pour ce faire, nous avons fait le choix de repérer, dans 181 des entretiens d’autoconfrontation, les préoccupations des enseignant.e.s portant sur les difficultés des élèves et de les rapporter, dans les séances, à la prise en compte de ces mêmes difficultés afin de saisir comment ces préoccupations se traduisent dans leur activité. L’analyse des entretiens a été réalisée avec un logiciel de textométrie qui, en associant les acquis de la lexicométrie et de la statistique textuelle, propose des techniques puissantes pour l’analyse de grands corpus de textes.

Afin d’identifier dans le discours des enseignant.e.s ces préoccupations, il conviendra dans un premier temps de définir, à l’aune des travaux de recherche en sciences de l’éducation et en didactique du français, la notion de difficulté et d’en explorer les causes présumées. Ce travail préalable, nécessaire, dans un premier temps, à la formulation de requêtes pour le traitement sous TXM, nous permettra, dans un second temps, d’analyser la nature et la cause des difficultés, dans le discours des enseignant.e.s, rapportées à l’observation de leur traitement dans la classe de littérature.

Définition des difficultés en jeu en lecture littéraire

Dans le domaine des recherches en lecture littéraire et en lecture compréhension, la notion de difficulté est diversement définie. En sciences de l’éducation, Guy Brousseau (2003) en donne une définition générale sur laquelle nous nous appuierons : « Une difficulté est une condition, un caractère d’une situation qui accroit de façon significative la probabilité de non-réponse ou de réponse erronée des sujets actants impliqués dans cette situation. Cet actant peut être un élève, mais aussi le professeur qui peut éprouver une difficulté à obtenir les apprentissages qu’il projette2. » Considérant la recherche des causes de difficultés comme « une démarche positive en didactique », Guy Brousseau souligne la tendance « lourde », dans le discours des enseignant.e.s à « rapporter “la difficulté”, du système à l’un de ses sous-systèmes les plus évidents : l’élève, le savoir ou le professeur » et déplore que le rôle du milieu, c’est-à-dire celui des situations – des problèmes ou des dispositifs didactiques – est souvent ignoré ou rabattu sur le savoir lui-même ou sur l’habileté du.de la professeur.e.

Par ailleurs, si l’on convient, à l’instar de Guy Brousseau, de définir l’obstacle comme la manifestation « d’un ensemble de difficultés communes à de nombreux actants », qui partagent une « conception inappropriée d’une notion », il apparait que le terme obstacle, dans le discours des enseignant.e.s, a peu de chance d’y renvoyer, mais renvoie plus certainement au sens commun de « ce qui empêche ou retarde une action » (2003) ; c’est donc cette acception que nous conserverons ici.

Dans la classe de littérature, cette conception d’une difficulté inhérente au savoir perdure, nous semble-t-il, en tout cas dans les représentations des enseignant.e.s ; et les notions de « texte résistant » (Tauveron 1999) dans le premier degré ou de « texte complexe » (Rouxel 1996, 20), dans le secondaire, ont sans doute participé à cette conception encore largement partagée et diffusée sur le terrain. Et même si l’on peut, à l’instar de Stéphanie Lemarchand, « s’accorder sur un certain nombre d’œuvres qui sont en soi complexes et donc résistantes » (2017, 42), on peut cependant convenir « que la complexité du texte est relative à son lecteur » (2017, 42) ou à la modalité de lecture proposée.

Du côté du.de la lecteur.ice, trois grands types de difficultés peuvent ainsi être mises au jour (Dufays, Gemenne, et Ledur 2005). Le premier obstacle tient à la faible familiarisation de certain.e.s élèves avec les « pratiques sociales de l’écrit » (p. 136) ; dès lors, ces dernier.ère.s ne peuvent investir un projet de lecture, fût-il collectif ou personnel. Or, comme le rappelle Gérard Chauveau,

Lire, c’est nécessairement lire pour : s’informer, se divertir, agir, imaginer apprendre, se cultiver, répondre à une question, satisfaire sa curiosité, s’émouvoir, etc. […] La lecture n’existe pas en dehors de l’intention du lecteur. (Chauveau 2010, 5).

Par ailleurs, la pauvreté de l’univers référentiel du.de la lecteur.ice (connaissances historiques, géographiques, artistiques, économiques, scientifiques, langagières, textuelles, littéraires…) peut altérer le « processus de compréhension de certains textes qui se situent en dehors [du] champ d’expérience » (2010), notamment pour les publics populaires, comme l’a notamment montré Bernard Lahire (1998).

L’autre champ de difficultés est d’ordre technique et englobe les obstacles liés à

la non-maitrise des principaux processus de lecture : le décodage3, la représentation mentale, la mémorisation et le traitement des informations, les inférences, la liaison d’indices, la mobilisation des connaissances antérieures et l’émission d’hypothèses. (Dufays, Gemenne, et Ledur 2005, 137).

Ce type de difficulté fait écho aux travaux en sciences cognitives qui mentionnent l’importance de la maitrise des stratégies de lecture permettant d’améliorer la compréhension, notamment du récit : clarification du vocabulaire, l’assignation d’un but à l’activité de lecture en s’interrogeant sa finalité (apprendre, s’informer, etc.), l’intérêt porté aux relations causales, aux pensées des personnages, la convocation des stéréotypes, à la production d’inférences, d’hypothèses, à la mémorisation des informations importances d’un texte, au contrôle et à la régulation de la compréhension. Ces stratégies sont bien connues des enseignant.e.s de cycle 2 et cycle 3 du primaire, notamment parce qu’elles ont été relayées par les documents d’accompagnement4, mais aussi par des outils d’autoformation issus de la recherche en didactique qui visent un enseignement explicite et progressif de la compréhension de textes narratifs (Goigoux, Cèbe, et Borne 2013).

Enfin, les difficultés d’ordre pédagogique sont celles qui renvoient à la démarche retenue par l’enseignant.e et aux pratiques scolaires choisies. Parmi ces dernières, il faut ainsi évoquer un choix de lecture inadaptée, comme une lecture distanciée et décentrée à l’âge où le.a jeune lecteur.ice en quête d’identité cherche à s’impliquer par une lecture psychoaffective (Dufays, Gemenne, et Ledur 2005) ou encore, le trop fort guidage de l’enseignant.e et la faible implication des élèves dans la co-construction du sens (Plissonneau, Bazile, et Boutevin 2017). Enfin, la difficulté peut surgir de la « nature protéiforme [même] de l’exercice et de l’imprécision des objectifs déclarés » (2017, 101).

Méthodologie

Élaboration des requêtes

Nous avons procédé à l’analyse lexicographique des données TALC issues des 18 entretiens d’autoconfrontation disponibles, à l’aide de la plateforme logicielle ouverte d’analyse textométrique TXM5 (Heiden, Magué, et Bénédicte 2010) qui permet un traitement automatique et systématique des grands corpus. La définition de champs lexicaux en lien avec la notion de difficulté dans la classe de littérature, tels que développés dans notre cadre, a ainsi permis la création de requêtes lexicales ; ces requêtes correspondent à une chaine de caractères exprimant une combinaison de mots et de propriétés de mots.

Dans notre cas, la création de requêtes repose sur une double recherche, l’une autour des synonymes de difficulté, l’autre sur la morphologie des synonymes les plus pertinents. À l’aide du dictionnaire électronique des synonymes (DES) élaboré par le CRISCO6, une première liste de synonymes, choisis en fonction de leur degré de pertinence, mais également en lien avec les concepts de notre cadre, est ainsi mise au jour et confrontée au lexique global de chaque entretien. Sont ainsi retenus les termes suivants : obstacle, problème, résistance, complexité, limite, conflit, gêne, tension, confusion, question, préoccupation… L’élaboration des requêtes prend ensuite en compte les différentes réalisations possibles de ces formes : [frlemma = “diffic.*”]7 ; [frlemma = "obstacle.*"] ; [frlemma = "limite.*"] ; [frlemma = "compr.*"] ; [frlemma = “préoccupation”]8

Ces requêtes, enrichies au fur et à mesure de notre travail sous TXM, ont été associées à des opérations de concordances ou de cooccurrences des mots ; ce qui nous a permis dans l’ensemble des entretiens recueillis d’isoler des indices de préoccupations enseignantes liées aux difficultés des élèves. À cette échelle, le calcul des concordances permet de faciliter et de systématiser le traitement des opérations de repérage de ces éléments en contexte, à des fins heuristiques. À plus long terme, ces repérages objectivables nous permettront de faire concorder ces préoccupations avec les moments de ces séances évoqués et à partir de là d’identifier les formes de prise en compte et de remédiation de ces difficultés.

L’analyse sous TXM

La première opération menée est celle du calcul de la fréquence d’une requête qui fait apparaitre le nombre total d’occurrences dans le corpus des entretiens pour chaque lexie définie au préalable.

Figure 2 : Calcul de la fréquence d’une lexie

Ce calcul, mené pour chaque requête, est mis en lien avec l’outil de concordance qui présente les résultats d’une recherche, de façon à faire apparaitre chaque occurrence centrée sur sa propre ligne au milieu de son contexte. L’outil possède deux intérêts : d’une part, lors de la phase d’élaboration des requêtes, il permet d’enrichir le champ lexical de ces dernières ; d’autre part, il permet de mettre en relation les préoccupations des enseignant.e.s concernant les difficultés pressenties avec les causes possibles de ces difficultés.

Figure 3 : Exemple d’un résultat de concordance

La commande « cooccurrences » calcule le tableau des différents cooccurrents d’une requête, trié par défaut par l’indice de spécificité (Lafon 1980) qui est un indicateur statistique de présence qui mesure en quelque sorte la « distance moyenne » de cette forme à la requête initiale.

Figure 4 : Calcul des cooccurrents d’une requête

L’outil de cooccurrence permet de révéler certaines proximités de termes significatives, comme sur la figure 4, la construction négative associée de façon récurrente à l’emploi du verbe comprendre. Combiné à l’outil de concordance, cela permet de confirmer ici la préoccupation de ce.tte enseignant.e (figure 5).

Figure 5 : Exemple d’utilisation de l’outil « concordance »

Le logiciel permet également de produire le contexte général complet en éditant au-dessus du résultat de concordance l’extrait du texte et l’occurrence sélectionnée surlignée ; ce qui permet rapidement d’évaluer la pertinence de la sélection de l’occurrence et l’identification précise des causes invoquées par les enseignant.e.s concernant les difficultés des élèves.

Figure 6 : Mise en relation de l’extrait

L’outil de calcul des cooccurrences est en outre à mettre en relation l’outil de progression qui affiche l’évolution d’un ou de plusieurs motifs au fil du corpus. L’intérêt de cet outil n’est pas tant ici de mettre au jour, dans les entretiens, une quelconque progression thématique de la notion de difficulté, mais bien de confirmer la convergence entre certaines préoccupations et d’identifier leur position au sein des échanges.

Figure 7 : Progression de 3 motifs au sein du corpus

L’action de ces quatre commandes permet ainsi de compléter le champ lexical des difficultés de façon à affiner la recherche en précisant la nature des requêtes, d’identifier de possibles relations entre des champs lexicaux et de commencer à définir les préoccupations des enseignant.e.s et les natures pressenties de ces difficultés.

Identification des préoccupations saillantes

Les résultats issus de ces différentes requêtes sont synthétisables sous la forme de graphiques en bâtons qui permettent la représentation graphique de la distribution des effectifs ou des fréquences d’une variable discrète, ici la nature des difficultés ou leurs causes présumées. À chaque valeur de cette variable, portée en abscisse, nous avons fait correspondre en ordonnées un segment vertical de longueur proportionnelle non à la fréquence, mais à la présence de cette valeur dans les entretiens analysés. Par exemple, la présence d’une difficulté évoquée (figure 8) ou de sa cause (figure 11) par l’enseignant.e donne lieu à un segment de valeur 1.

Quand les élèves sont en difficulté dans la classe de littérature

Un premier graphique concerne les natures des difficultés telles que les décrivent les enseignant.e.s au cours des entretiens.

Figure 8 : Première approche des préoccupations des enseignant.e.s

Deux remarques d’ensemble s’imposent. Tout d’abord, on note la permanence d’une préoccupation centrée sur les difficultés, présente dans l’ensemble des 18 entretiens. La deuxième remarque concerne la cooccurrence du terme avec le champ lexical de la compréhension (100 % du corpus examiné9), y compris quand il s’agira pour l’enseignant.e de dire qu’il n’y a pas de difficulté de compréhension.

Figure 9 : Répartition des difficultés en jeu en pourcentage global

Peu de préoccupations (environ 16 % soit 3 mentions) portent sur les difficultés dans les autres composantes du français (écriture, oral, langue), à moins que celles-ci ne permettent d’expliquer les difficultés spécifiques d’un.e élève ou d’un groupe d’élèves en particulier (50 % soit 9 mentions) ; les entretiens des classes 5 et 9 sont à ce titre assez significatifs de cette tendance :

une élève qui arrive de l’étranger mais depuis deux ans déjà et qui continue à suivre un renforcement en français langue étrangère mais qui ne s’en sort pas trop mal et puis dans cette classe // un profil de classe très en difficulté notamment à l’écrit et même en lecture // deux élèves qui ne savent pas lire à haute voix un profil de classe très en difficulté // avec quand même quelques élèves vifs à l’oral comme on peut le voir sur la vidéo, mais à l’écrit par contre // c’est une tout autre affaire (enseignant.e 5)

Troisième constat, une autre part non négligeable des difficultés évoquées (environ 33 % soit 5 mentions), que nous avons regroupé sous le titre « implication / concentration » porte sur les savoir-être des élèves ou le climat de classe ; les remarques des enseignant.e.s portent sur le manque de motivation pour la lecture littéraire ou une implication insuffisante dans la tâche, un manque d’appétence pour cette dernière, un défaut d’autonomie ou d’attention qui va jusqu’à la dispersion ou l’agitation et empêche le fonctionnement de la séance :

ils proposent toujours beaucoup de choses // ils sont toujours très volontaires // et parfois c’est difficile de les recanaliser // mais s’ils doivent être frustrés parce qu’ils ont l’impression que je n’ai pas entendu leur réponse ou pas écouté // ou mis de côté // ce n’est pas la peine // je les perds (enseignant.e 15)

Cette préoccupation est à mettre en lien avec celle du pilotage de la classe (44 %) : les enseignant.e.s soulignent par exemple le fait que les élèves ont manqué de temps ou que le support n’était pas adapté : texte trop long ou extrait mal sélectionné selon eux·elles (Gennaï 2020). Ces éléments sont également à rapporter à la façon dont les élèves s’engagent dans l’exercice et dont ils investissent la lecture littéraire avec un projet de lecture (Chauveau 2010; Dufays, Gemenne, et Ledur 2005) :

là ils sont presque tous à lever la main mais en particulier je regardais là-bas parce que ce sont les deux petites // vis-à-vis du sens et de la compréhension qui opposent de la résistance // donc de la résistance non seulement à la discipline en cours // à la discipline scolaire // toutes matières confondues d’ailleurs parce que le conseil est déjà passé // mais aussi à la lecture // c’est-à-dire qu’elles par contre elles ont une réelle difficulté à rentrer dans la lecture et dans le sens de la lecture // je m’adressais plutôt à eux plutôt qu’au petit garçon qui est là qui travaille très bien et qui comprend tout assez rapidement // et toutes les consignes et tout ce qu’il écoute // mais c’est surtout ces deux-là // et elles ne lèvent pas la main (enseignant.e 14)

Une des difficultés notées par les professionnel.le.s concerne également l’oralisation des textes ; ces préoccupations apparaissent plus régulièrement dans les classes où la question de la mise en voix des textes a pu être sollicitée, pour les textes de poésie et de théâtre notamment. Christine Boutevin (2020) recense, dans les autoconfrontations, les mentions de ces difficultés et pointe, ce que confirme l’analyse systématique du corpus ci-dessous, qu’elles sont régulièrement reliées à des « difficultés de déchiffrage » (2020, 101) qui existent encore à la fin du cycle 3. Les enseignant.e.s soulignent en outre les rapports entre les difficultés d’oralisation des textes et leur mise en tension avec deux autres injonctions intégrées à leur pratique : le respect de l’intonation (lire à haute voix, c’est mettre le ton) et la gestion du temps (lire à haute voix, cela prend du temps). Si ces difficultés de décodage sont le plus souvent corrélées à des difficultés de compréhension du texte (Goigoux 2017), inversement, non seulement la fluidité de la lecture est un facilitateur de la compréhension, mais elle est également perçue comme un indicateur, comme dans l’exemple qui suit :

bon alors là c’était un pari de les faire lire je savais pas si en les faisant lire ils allaient arriver à quelque chose ou pas // si la lecture allait donner sens ou s’ils allaient juste galérer pour // enfin s’ils allaient être en difficulté simplement pour // pour être dans la compréhension // donc en fait c’est aussi une des raisons pour lesquelles ils ont eu le texte à lire avant // mais finalement ça s’est très bien passé donc ça m’a rassurée sur leur compréhension de la situation // j’étais pas sûre qu’ils comprennent le // enfin le ton et les intentions des deux personnages. (enseignant.e 1)

Dernière remarque, la part des difficultés imputable à la nature de la tâche proposée ou du dispositif choisi est à mettre en relation, dans la partie suivante, avec les difficultés de l’enseignant.e.

Quand les élèves ne comprennent pas le texte

Une exploration plus fine, selon le même traitement lexicométrique, permet de préciser la nature des difficultés liées à la compréhension interprétation du texte littéraire qui demeurent centrales (100 % des occurrences de la figure 8) dans le discours des enseignant.e.s. Cette exploration permet de regrouper un certain nombre de ces préoccupations en fonction de sèmes communs. Trois grandes catégories peuvent être mises au jour qui correspondent à trois grands groupes de raisons invoquées pour expliquer ces difficultés. La première catégorie concerne les raisons liées au texte (41 %) : la résistance du texte (17 %), son genre (7 %) et le lexique employé (17 %). La deuxième catégorie renvoie au processus même de la lecture littéraire (46 %), jugé défaillant chez l’élève, et peut être subdivisée en trois sous-catégories (interprétation (24 %) ; implication émotionnelle des jeunes lecteur.ice.s (15 %) ; systèmes de valeurs dissonants (5 %). La troisième regroupe les remarques liées au rôle de l’enseignant.e (15 %).

Figure 10 : Pourcentage global des raisons invoquées aux difficultés de compréhension

La répartition par classe, selon la même méthodologie que celle utilisée par la figure 8, donne le graphique suivant :

Figure 11 : Répartition des raisons invoquées par classe

La difficulté du texte en cause

Une lecture qui résiste

Parmi les causes invoquées, celle qui renvoie à la complexité du texte domine, même si dans le discours des enseignant.e.s, il apparait impossible de dissocier les éléments qui relèvent de la résistance du texte et ceux qui relèvent des difficultés des élèves. Ces dernières sont imputables, selon les enseignant.e.s, tour à tour à leur âge, à leur niveau ou à des situations particulières (voir partie précédente), confirmant la tendance, dans ces entretiens, à rapporter la difficulté à l’un des sous-systèmes que sont l’élève et le savoir (Brousseau 2003) :

euh // donc c’est un bouquin (Rêves amers) que je trouve très bon // à la première lecture je l’ai trouvé très difficile pour // euh // je sais qu’il y a certains élèves pour qui c’est extrêmement ardu de rentrer dans // en tout cas tout seul // dans la compréhension de l’ensemble (enseignant.e 16)

La difficulté du texte est régulièrement envisagée comme la source des difficultés de compréhension de l’élève, comme l’attestent les cooccurrences de ces préoccupations au sein des entretiens, qu’il s’agisse d’incriminer le genre ou, comme ici, l’opacité symbolique du lexique :

justement // on a réussi à avancer sur le mot orgueil qui pouvait être pour moi un des mots qui leur posait le plus problème / le mot / le moins d’élèves le connaissaient. // ensuite il fait partie d’une expression le mât d’orgueil qui n’est pas une tournure choisie par l’auteur // qui n’est pas quelque chose de courant et qui est porteur de sens par rapport à ce que l’auteur peut penser justement de ce qu’est un drapeau // de ce qu’il représente et de ce que peut être une nation // donc on était vraiment pour moi sur un point de compréhension assez fin et assez complexe pour le niveau des élèves (enseignant.e 7)

De fait, il semblerait que ce ne soit pas le texte qui soit résistant, mais sa lecture (Lemarchand 2017).

Un genre difficile : la bande dessinée

Concernant les difficultés inhérentes au genre de l’extrait, celles-ci paraissent circonscrites, dans notre corpus d’entretiens, aux séances qui traitent de la bande dessinée :

directement ils ont // je sais pas apparemment ça semblait pas être un problème pour eux […] lui10 // ce qui lui posait problème c’est le sens en fait il voyait pas // euh // donc il me demandait c’était sur // euh // quand je lui montrais une vignette par exemple la vignette dans la vignette il y avait marqué il l’attribuait à // alors je lui faisais remarquer que si on parle de // ça peut pas // elle parlerait pas d’elle à la troisième personne ça parait pas cohérent // donc lui par // par contre c’est le rare le seul qui a pas mis de suite la correspondance entre les personnages et ce qu’ils disent (enseignant.e 10)

là je m’étais dit // comment lire une BD parce que souvent les élèves en lisent beaucoup, mais en fait il y a ceux qui lisent en cinq minutes parce qu’ils ne lisent que le texte // la petite devant elle a lu très rapidement, elle a pas regardé les images // donc je me suis dit ça c’est quelque chose // autant il y a des enfants qui savent lire correctement // et la deuxième chose // je me dis / la bande dessinée genre souvent négligé ou qui n’est pas vu comme de la lecture j’ai envie de les sensibiliser sur le fait que c’est quand même un genre très exigeant et qui n’est pas si simple que ça à lire (enseignant.e 12)

Les extraits qui précèdent sont révélateurs d’une difficulté majoritairement identifiée : la compréhension de l’extrait est intimement liée à l’identification préalable du sens de lecture du support et des codes du genre.

Que faire des mots difficiles

Les difficultés liées au lexique constituent une autre part (17 %) des préoccupations enseignantes et sont traitées diversement au sein des séances (Dupuy et Genre 2020). La difficulté lexicale est régulièrement perçue comme un obstacle à la compréhension interprétation du texte :

alors ce qui est intéressant de voir c’est que // par exemple // un mot l’empêche de travailler complètement // c’est-à-dire qu’il pourrait très bien considérer que ben il isole ce mot quitte à le reproduire tel quel sans comprendre ce que ça veut dire // mais il est coincé dans la compréhension de sa phrase et // il faudrait voir le texte précisément pour savoir qu’est-ce qui bloque là ? (enseignant.e 3)

justement on a réussi à avancer sur le mot orgueil qui pouvait être pour moi un des mots qui leur posait le plus problème / le mot / le moins d’élèves le connaissaient // ensuite il fait partie d’une expression le mât d’orgueil qui n’est pas une tournure choisie par l’auteur qui n’est pas quelque chose de courant et qui est porteur de sens par rapport à ce que l’auteur peut penser justement de ce qu’est un drapeau de ce qu’il représente et de ce que peut être une nation // donc on était vraiment pour moi sur un point de compréhension assez fin et assez complexe pour le niveau des élèves (enseignant.e 16)

L’identification de cette difficulté est souvent corrélée à une difficulté de l’enseignant.e concernant le traitement du mot difficile : s’agit-il de recourir au dictionnaire à priori (enseignant.e 11) ? de laisser le sens d’un mot inexpliqué (enseignant.e 3) ? L’hésitation persiste bien souvent en relation avec la propre expérience du.de la professionnel.le :

parce que moi je vais pas // je vais rarement chercher un dictionnaire pour comprendre un mot que je ne connais pas dans un livre du coup, euh // du coup par rapport au passage // euh // C’est vrai que si si j’avais pu prendre qu’un bout // j’aurais // j’aurais fait ça // on aurait pris le temps d’essayer de comprendre pourquoi « âcre » qu’est-ce que ça peut être (enseignant.e 16)

Le processus de lecture littéraire en cause

Des sous-catégories peuvent être identifiées qui correspondent à trois grands processus entrant dans la lecture littéraire. Tout d’abord, plusieurs remarques évoquent les difficultés d’interprétation (24 %) : soit l’analyse proposée n’est pas assez fine ; soit elle manque de nuance ; soit enfin la compréhension littérale n’est pas dépassée au profit d’une interprétation symbolique.
D’autres difficultés ressortirent à l’implication émotionnelle des jeunes lecteur.ice.s (15 %) qui embarrasse souvent les enseignant.e.s (Bazile et Perrin-Doucey 2019) en donnant lieu à des interprétations contradictoires ou lacunaires au sein de la classe. Dans l’exemple qui suit, deux conceptions de l’aventurier s’opposent dans la classe, celle d’un aventurier qui surmonte sa peur et celle d’un aventurier qui nie sa peur, le fanfaron. Hugo, élève de 6e revendique la deuxième posture, contestée par l’enseignant.e durant la séance :

Enseignant.e : parce que ça c’est la question qui me tient à cœur // on vient d’en parler // il est sur une ile déserte // c’est un aventurier déjà ! Qu’est-ce qui fait un aventurier ? Nyleda ?
Nydela  : ben il surmonte sa peur
Enseignant.e : il surmonte sa peur // waouh ! excellent ! Eh oui !
Hugo : c’est comme dans Koh Lanta
Enseignant.e : il surmonte sa peur // voilà une belle réponse ! vous imaginez vous ? sur une ile déserte // comme ça // tout seul !
Hugo : oui ! ch’suis capable !
Enseignant.e : t’es capable ? Ouais…
Dounia (à Hugo) : ce soir on va te laisser dans la forêt (rires de la classe)
Enseignant.e : ça c’est des fanfaronnades ça !
Hugo : nan
Enseignant.e : Ouais, ouais, tu fanfaronnes ! Moi je dis que à votre âge sans parents sur une île déserte et même avec son chien y a de quoi paniquer (séance 14)

L’entretien permet de revenir sur l’échange qui semblait à l’enseignant potentiellement exploitable du point de vue de la construction du sens du texte, sans qu’il ait pu toutefois aller jusqu’au bout du parallèle implicite entre la situation vécue dans la classe et celle du roman, entre la conception personnelle de l’élève et la sienne partagée par Nydela :

voilà, ça, ça me fait plaisir de le revoir parce que j’avais oublié hier // c’est un beau moment d’émotion parce qu’elle a véritablement tout compris // elle // elle a tout compris // surmonter sa peur dans la situation qui est celle de Mickaël // c’est ça qui fait qu’on est un véritable aventurier // on risque // là il y a une grosse prise de risque et en même temps on surmonte tout ce qui peut nous laminer en termes d’émotion // et justement // qui on a derrière ? on a le fanfaron celui qui fanfaronne donc le faux aventurier // donc c’est bien ils nous donnent tous les deux les deux aspects de l’aventurier c’est-à-dire le faux et le vrai […] // là / j’aurais dû demander ce que voulait dire fanfaronner // je ne suis pas sûr qu’ils comprennent // ils ont peut-être compris dans le contexte ce que je voulais dire par là mais peut-être demander précisément (enseignant.e 14)

La difficulté tient alors souvent à une expression du sensible empêchée pour des raisons diverses. Parfois les textes du.de la lecteur.ice demeurent incompatibles (Louichon, Bazile, et Soulé 2020). Ainsi les lectures du personnage du loup diffèrent-elles durant les séances 1 et 4 : là où les enseignant.e.s voient dans le personnage du loup une incarnation cruelle du régime fasciste, certain.e.s élèves ne perçoivent qu’un fantoche, une marionnette naïve, incapable de comprendre les enjeux des interdictions qu’il fait respecter ; ce qui déroute les enseignant.e.s. Parfois encore, la crainte d’un débordement émotionnel (classes 16 et 17) empêche les enseignant.e.s de confronter les élèves à la situation cruelle des héroïnes de Rêves amers.

Enfin, 5 % des enseignant.e.s (2 mentions) font état de difficultés inhérentes à des systèmes de valeurs dissonants (Perrin-Doucey 2019a, 2019b) :

et je pense aussi c’est quelque chose en rapport avec les lois // le fait qu’il y ait tant d’interdits dans une loi qui existerait « pour de vrai » (elle mime les guillemets) c’est difficile visiblement à admettre pour eux // c’est forcément faux parce que ça va loin (enseignant.e 4)

Ces moments, qui renvoient autant aux difficultés des élèves qu’à celles des enseignant.e.s, ont été longuement décrits dans de précédentes publications (Perrin-Doucey 2019a, 2019b; Bazile 2020; Bazile et Perrin-Doucey 2019).

Le dispositif ou l’enseignant.e en cause

Au sein de cette catégorie, les diverses natures des raisons évoquées sont reproduites dans les graphiques 8 et 11. Il peut s’agir tour à tour d’incriminer :

  • Le choix de la consigne, du dispositif ou la nature de l’exercice retenu par l’enseignant.e qui ne font pas sens aux yeux des élèves ou qui apparaissent peu efficaces aux yeux du.de la professionnel.le ; cette préoccupation apparait chez 12 enseignant.e.s sur 18 et représente environ 72 % des remarques produites durant les entretiens (figure 8) :

Mme Leprince de Beaumont le décrit très peu et c’est cet espace-là du texte laissé vacant au lecteur qui est d’autant plus intéressant voilà sans compter qu’ensuite c’est très difficile et c’est là que je me rends compte que j’aurais dû opter directement pour un autre dispositif que celui utilisé habituellement plutôt de les laisser travailler finalement comme des élèves un peu plus grands / hein ? je pense que c’était trop difficile pour eux // euh // de traiter en plus les deux colonnes (enseignant.e 18)

ils s’éloignent physiquement du texte puisqu’ils sont dans la colonne et cet aller-retour entre le texte et la colonne ça va pas // c’est pas adapté à des CM1 je trouve ça fait trop (enseignant.e 18)

  • La place prépondérante du discours de l’enseignant.e qui fait obstacle à la parole de l’élève, mais surtout à la relation personnelle silencieuse de l’élève au texte :

ça c’est vraiment quelque chose que je me suis dit dans cette séance // à mon sens c’était quand même important de les questionner pour faire émerger le // le sens du texte et puis les différents tiroirs de compréhension qu’il y a dedans quoi // donc c’était peut-être difficile de faire // enfin c’était bien de le faire mais disons que la façon dont ça se passe me parait peut-être un petit peu chargée en paroles et ne pas laisser finalement assez les élèves face à // ne pas // en tout cas // ça ne laisse pas les élèves retourner trop dans le texte quoi // bon après ils font une nouvelle lecture donc ils vont s’y reconfronter donc ça va finalement // mais voilà ce que je me dis (enseignant.e 1)

Quelle prise en compte dans le discours des enseignant.e.s et au sein des séances ?

Deux discours en jeu

Deux types de discours cohabitent. Le premier discours généralisant est repérable à l’utilisation du pluriel, de déterminants définis et du présent de vérité générale et fait état d’un simple constat, le plus souvent fataliste, voire déceptif, des difficultés rencontrées par les élèves :

la réalité de notre travail c’est de dire une consigne // les élèves sont fascinés par cette consigne mais généralement ils l’écoutent pas // et au bout de dix minutes // on se rend compte que certains ont compris et puis il faut revenir redire la consigne et // (enseignant.e 2)

L’autre type de discours relève d’un discours particularisant reconnaissable à l’utilisation des prénoms des élèves repéré.e.s en difficulté au cours de la séance, de déictiques et du présent d’énonciation. Le plus souvent, ce type de discours est marqué par une tonalité de regret qui laisse apparaitre une tension entre le visé et le réalisé :

elle / elle est très // c’est une petite fille qui arrive avec un manque de maturité certain dans toutes les disciplines mais qui est volontaire qui se laisse mener // ce sera difficile quand même parce que c’est comme si elle était en CE2 là actuellement pour la compréhension et dans toutes les matières (enseignant.e 18)

Quelles remédiations ?

De nombreuses modalités de différenciation traditionnellement utilisées par les enseignant.e.s (Feyfant 2016) sont mentionnées dans les entretiens et utilisées en classe :

  • L’adaptation des contenus ou supports qui peut passer par des manipulations opérées sur le texte (Gennaï 2020), tour à tour « réservé » (p. 49) « réordonné » (p. 51), « recalibré », « troué » (p. 52) ; le texte se retrouve « model[é] [et] ajust[é], pour [correspondre] aux objectifs d’enseignement-apprentissage » (p. 54) que s’est fixés l’enseignant.e et neutraliser ses zones de difficultés, d’illisibilité (Louichon, Bazile, et Soulé 2020; Gennaï 2020).

  • L’étayage par l’enseignant.e (recours au dictionnaire pour le lexique, aide de l’enseignant.e pour la verbalisation) :

pour déjà balayer les problèmes de vocabulaire de structures de phrases de mots employés qu’ils n’auraient pas compris // selon je vais m’adapter et si besoin on peut tous aller chercher dans le dictionnaire un mot pour déjà avoir le sens et ne pas être bloqué et me rendre compte au bout de dix minutes qu’en fait il y a quelque chose que personne n’a compris (enseignant.e 11)

  • L’adaptation des productions d’élèves :

en fait là j’essayais de creuser avec lui un petit peu plus // parce que c’est un élève qui écrit peu // voire très très peu dans les productions enfin dès qu’il s’agit d’écrire de produire // c’est un petit écrivain (rit) // donc autant verbaliser avec lui et en même temps // ça enrichit son écrit parce qu’il a rajouté des choses (enseignant.e 4)

  • La diversification de la structuration du travail (travail collaboratif ou en binômes) :

et il y a des binômes homogènes et des binômes hétérogènes // là, il y a de tout // voilà // il y a des binômes très homogènes avec un bon niveau // d’autres plus faibles // mais surtout j’ai choisi de pas les faire travailler tout seuls // ça c’était évident pour moi // je trouvais que c’était // certains y seraient très bien arrivés // d’autres moins donc c’est // ça serait mettre en difficulté plusieurs élèves (enseignant.e 5)

j’ai essayé quand même de ne pas mettre un groupe en difficulté, mais bon d’un autre côté ils sont quand même relativement mixtes // je n’ai pas mis un groupe d’enfants en difficulté // ils sont tous un peu mélangés quand même (enseignant.e 11)

  • Le choix de l’abandon de la construction du sens collectif au profit de la prise en compte de la parole des élèves et de leur difficulté :

alors lui il voulait être sûr d’avoir bien compris la consigne et quand il l’a verbalisée « je veux être sûr d’avoir bien compris » du coup je l’ai laissé finir // parce qu’en plus ce petit garçon j’ai mis presqu’un an avant de construire une relation de confiance pour qu’il puisse dire et à chaque fois je me dis qu’il faut que je laisse dire (enseignant.e 9)

Les difficultés des enseignant.e.s

La prise en compte, au sein de la classe, de ces difficultés rencontre parfois les propres difficultés de l’enseignant.e. La recherche de la lexie [frlemma = “relev.*”] fait apparaitre 44 occurrences assez équitablement réparties entre le verbatim de la séance 17 et celui de l’entretien correspondant. Cette fréquence des occurrences témoigne d’une préoccupation majeure concernant le retour au texte et le « relevé d’indices » (14 occurrences en tout). L’examen de la séance confirme qu’il s’agit bien d’une attente forte de l’enseignant.e en lien, sans doute, avec un sens préconstruit du texte. Or, si cette attente déçue déstabilise souvent le.a professionnel.le, comme en témoignent les concordances des lexies11, l’ouverture du dispositif autorise pourtant une forme d’adaptation à la réaction des élèves :

c’est-à-dire que moi je l’ai fait mon propre relevé d’indices, mais à un moment donné, là je prends ce qu’ils me donnent donc on fait par rapport à ce qu’ils nous proposent // même si je me suis préparée moi le relevé d’indices etc. si ça ne ressort pas / c’est // enfin là à ce moment-là je pars de ce qu’ils me donnent (enseignant.e 17)

Outre les obstacles que nous avons mentionnés plus haut et qui ressortissent à des dissonances de lecture, le choix des objectifs apparait souvent problématique :

euh // du coup, par rapport au passage imposé moi j’avoue que j’étais dans une difficulté de choix donc de savoir ce qu’on allait travailler // euh // et au final j’ai choisi en fait j’avais l’objectif de faire deux choses aujourd’hui en pensant que le premier objectif soit réalisé assez rapidement // ce qui a pas été le cas (enseignant.e 16)

Parfois encore l’enseignant.e a du mal à assumer le choix de la modalité de lecture, comme ici pour la lecture de l’œuvre intégrale :

alors les débuts de séance c’est toujours un peu // bon là j’avoue que j’étais un peu déstabilisée […] mais j’ai toujours du mal avec les lectures enfin là on pourrait appeler ça une lecture intégrale // j’ai des difficultés vis-à-vis de ce travail-là une œuvre plus longue (enseignant.e 12)

je suis quand même habitué à mener les débats après une compréhension du texte / et là aujourd’hui c’est pas mon but // mais bon du coup je me retrouve dans une situation un petit peu délicate parce que je // je tente quelque chose que je n’avais jamais réellement réalisé et je tente de travailler sur ce qui moi m’a posé un problème // c’est ce qui // ce qui a amené ma séance // c’était cette question-là / comment cet extrait-là / j’allais pouvoir le traiter (enseignant.e 16)

Cette prise en compte des difficultés des élèves se trouve ainsi souvent prise en tension entre deux injonctions internes paradoxales : le ralentissement de la séance au profit d’une réorientation des objectifs au regard de la difficulté rencontrée et la gestion du collectif en direction de la progression de la séance de lecture littéraire :

et donc après des fois on se dit est-ce que je prends le temps d’écouter ce qu’il va me dire comme un autre élève qui s’appelle Djillali qui a toujours des réponses très mystérieuses // et donc voilà des fois je prends le temps et puis des fois quand on a une heure entière je ne peux pas parce que je me dis si je commence à essayer d’arriver à comprendre ce qu’il me dit ou de déchiffrer je vais perdre du temps // je ne sais pas si c’est la bonne solution mais // (enseignant.e 12)

Conclusion

L’intérêt d’une telle méthodologie d’analyse est sans doute de faire apparaitre la façon, complexe, dont, dans le discours des enseignant.e.s, s’imbriquent la nature et les causes des difficultés. Une première série d’analyse révèle que les principales préoccupations des professeur.e.s en ce domaine sont reliées à la question du sens du texte, directement (compréhension, lexique…) ou indirectement (atmosphère, pilotage…).

Traditionnellement, ces difficultés sont rapportées aux capacités de chaque élève relativement à son âge, son niveau ou ses besoins spécifiques (élève allophone, relevant de SEGPA…) ou au savoir en jeu (ici la complexité du texte incluant son genre et son lexique). Or ces difficultés imputables au savoir ou à l’élève apparaissent parfois comme les deux versants indissociables d’une même réalité réversible, celle d’une « complexité du texte [toute] relative à son lecteur » (Lemarchand 2017, 42). L’enseignant.e ne peut en effet qu’en faire le constat la plupart du temps désarmé. Quand l’origine précise de ces difficultés est évoquée (décodage encore défaillant, connaissances lexicales lacunaires), les solutions proposées n’y remédient que partiellement ou apparaissent souvent peu satisfaisantes aux yeux des professionnel.le.s. Par ailleurs, peu de remarques – hormis celles concernant le décodage et le lexique – concernent la non-maitrise des principaux processus de lecture, y compris dans le premier degré, contrairement à ce que l’on aurait pu attendre.

Toutefois les remarques qui imputent les difficultés des élèves au rôle du.de la professeur.e ou à celui du milieu, c’est-à-dire celui des situations ou des dispositifs didactiques, semblent apporter, en creux, des enseignements sur des remédiations possibles, comme la nécessité de faire émerger un véritable projet de lecture. Les propres difficultés des enseignant.e.s aux prises avec des dispositifs de lecture peu adaptés, les dissonances entre leur lecture personnelle et celles des élèves ou leur effacement au cours des échanges laissent affleurer çà et là des pistes d’action possibles : clarification des objectifs visés et de la démarche retenue du côté des enseignant.e.s. comme du côté des élèves, plus grande implication du.de la jeune lecteur.ice dans la co-construction du sens et réciproquement effacement du guidage de l’enseignant.e (Plissonneau, Bazile, et Boutevin 2017).

L’autre grande difficulté déclarée des enseignant.e.s en lien avec la mise en suspens du « sens collectif » au profit de la valorisation de la parole de l’élève en difficulté nous semble être une autre piste de remédiation et mériterait d’être explorée : au cours des échanges, durant les séances, la tendance à ces suspensions du sens semble en effet plus affirmée dans les classes où le sens se construit le plus collectivement, où l’enseignant.e gère le plus efficacement les « imprévus » (Jean 2008; Raux et Soulé 2020), où iel laisse le plus de place au sensible (Bazile et Perrin-Doucey 2019), où iel engage les élèves dans une démarche de réflexion collective autour des valeurs.

Références bibliographiques

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  1. La classe 6 du corpus n’a pas été prise en compte puisqu’elle ne comportait pas d’entretien d‘autoconfrontation.↩︎

  2. Ce texte constitue la réponse aux questions de Erica Guzman (U. N. San Martin. B.A.) relatives à la visualisation spatiale des intégrales triples, un de ses sujets d’étude. Il a initialement été proposé comme annexe pour le cours : « Situations fondamentales et processus génétiques de la statistique », présenté lors de la XIIe école d’été de didactique des mathématiques (2003).↩︎

  3. Voir à ce sujet, les travaux de Roland Goigoux, notamment les résultats de la recherche Lire-écrire au CP, consultable en ligne sur le site Alain-Savary.↩︎

  4. MEN (2016), Éduscol, Les stratégies de compréhension.↩︎

  5. Le projet TXM est une plateforme ouverte – en open source – donc modulable et évolutive qui permet le traitement lexicométrique de grands corpus. TXM aide couramment les utilisateurs à construire et à analyser tout type de corpus textuel numérique éventuellement étiqueté et structuré en XML. Outre les calculs habituels de concordances, de cooccurrences, TXM peut construire des sous-corpus et des partitions et produire la progression des occurrences d’un corpus.↩︎

  6. Centre de Recherche Interlangues sur la Signification en COntexte.↩︎

  7. Recherche de mots correspondant au début du lemme entre crochets.↩︎

  8. Recherche de mots correspondant au lemme exact entre crochets.↩︎

  9. Les pourcentages de la figure 9 sont calculés par rapport à la totalité des autoconfrontations.↩︎

  10. Le cas de cet.te élève est présenté comme une exception par l’enseignant.e, l’activité étant jugée pour la classe trop facile au contraire.↩︎

  11. On note en effet à proximité de ces formes des indices d’une modalisation marquant le regret (conditionnel passé, verbes d’intention à la forme négative…).↩︎