L’écrit, l’écran, le livre audio. De l’usage de différents supports dans l’enseignement professionnel au Brésil : une étude de cas
Dayb Manuela Oliveira Dos Santos

Ce chapitre présente, à travers une étude de cas, les résultats préliminaires de ma thèse, en cours, « Lecture de romans au niveau de l’enseignement secondaire intégré à l’éducation professionnelle au Brésil : conceptions et pratiques didactiques du point de vue des enseignant.e.s et des élèves », menée dans le contexte d’un doctorat en Sciences de l’éducation, à l’Université de Montpellier, France, sous la direction de Brigitte Louichon et la co-direction internationale de Neide Rezende de l’Université de São Paulo, Brésil. Cette thèse a pour objectif de décrire et de comprendre les conceptions et pratiques ordinaires déclarées de la lecture de romans dans le cadre de l’enseignement de la littérature dans l’enseignement secondaire intégré à l’éducation professionnelle technique du niveau secondaire au Brésil, désormais EMI.

L’EMI a été autorisé au Brésil par le Decreto n° 5154/2004 (Décret 5154/2004, 23 juillet 2004) et il fonde son curriculum sur la conception d’une formation humaine intégrale à travers quatre axes directeurs : la science, la technologie, la culture et le travail. L’EMI vise à intégrer sciences humaines et sciences technologiques et a ainsi pour objectif de former de manière ambitieuse les enfants des milieux populaires, dans la perspective de construire un pays plus démocratique.

Il faut souligner la place essentielle des humanités dans la conception de l’EMI et son ouverture à la culture et à l’art, envisagés comme fondamentaux dans la formation des jeunes à la fois dans la vie scolaire quotidienne et dans la préparation à l’exercice d’un métier (Ferreira et Garcia 2005).

Le caractère relativement récent de l’EMI et des instituts fédéraux1 indiquent l’existence d’une pédagogie en expérimentation, encore en quête d’elle-même (Araujo et Frigotto 2015). La réalisation de cette thèse répond donc à la nécessité de construire des connaissances sur les pratiques développées dans les cours de l’EMI, notamment dans la matière de langue portugaise (LP) concernant la lecture de romans.

Les romans mis à la disposition des élèves se présentent sur des supports variés, parmi lesquels on note l’absence significative de livres imprimés et la présence prédominante de PDF (Chartier 1999, 2001, 2009, 2018; Louichon 2020), ainsi que le recours aux livres audio (Delbrassine 2021). Je m’interrogerai donc sur les possibilités d’une lecture littéraire (Louichon 2011) de romans pour des lecteur.ice.s qui n’ont pas accès aux livres papier.

Si la collecte de données de cette recherche comprend la réalisation d’entretiens semi-directifs avec 11 enseignant.e.s de LP et 10 élèves des cours de l’EMI de trois campus de l’IFBA2, je m’appuierai ici sur l’entretien de Léo3, d’une durée de 58 minutes. L’interview a été réalisée et entièrement retranscrite en langue portugaise ; les extraits du verbatim cités ici ont été traduits en français avec quelques ajustements, afin de maintenir le sens des propos de l’élève lors du passage d’une langue à l’autre. Au moment de l’entretien, Léo est âgé de 20 ans4 et il est inscrit en 4e année de cours intégré, soit la dernière année du cursus, cursus au cours duquel il a redoublé à deux reprises. Son intention est de poursuivre un cursus universitaire ensuite, tout en travaillant. Il considère que ses résultats scolaires sont moyens. Concernant les pratiques sociales, Léo pratique souvent du sport, surfe sur les réseaux sociaux, écoute de la musique, rencontre des amis, va à des fêtes ; il regarde parfois des séries, regarde la télévision et lit ; il ne va ni au cinéma ni au théâtre. Il considère qu’il a de nombreuses difficultés en lecture.

1. Les supports de la culture écrite d’un point de vue historique et didactique

Léo, tout comme la plupart des élèves interviewé.e.s dans cette recherche (7 sur 10), signale le manque d’accès aux livres imprimés comme un obstacle majeur à la lecture des romans recommandés dans le contexte scolaire, soit en raison du manque de ressources financières pour les acheter, soit en raison du nombre insuffisant d’exemplaires dans les bibliothèques de son campus. Ces élèves tentent de surmonter cette difficulté matérielle en accédant aux œuvres littéraires par le biais de textes électroniques via des documents PDF. Cela pose la question du support du texte écrit, que j’interroge à partir de deux approches : l’histoire de la culture écrite et des relations entre le livre et le monde numérique (Chartier 1999, 2001, 2009, 2018) et la didactique de la littérature, à partir du constat de la préférence des enseignant.e.s et des élèves des classes ordinaires du cycle 3 en France pour les « vrais » livres (Louichon 2020).

1.1. Éléments de cadrage théorique

Roger Chartier (2001) cite trois approches à partir desquelles on peut entrer dans la problématique du livre et du numérique : la sociologie des pratiques de lecture, l’économie de l’édition et la longue histoire de la culture écrite. Par adéquation théorique, en raison des possibilités de réflexion ouvertes sur la présence de la culture écrite en contexte scolaire, je me concentrerai ici sur la perspective historique et les changements engendrés par le numérique dans la longue histoire de la culture écrite.

Pour Roger Chartier (2001), la relation essentielle entre objet, œuvre et auteur, fruit d’un héritage de longue durée dans le monde occidental, est profondément remise en cause par la révolution du texte électronique. Pour lui, l’« ordre du discours » (terme emprunté à Michel Foucault) qui soutient le monde du texte et surtout les objets imprimés dans lesquels nous vivions jusqu’à l’émergence du monde numérique, s’enracine dans la relation entre des objets matériels discontinus (le livre, la lettre, le journal, les magazines, etc.), les catégories de textes et les usages qui leur sont attribués. Cette relation est le résultat d’une sédimentation historique liée à trois innovations fondamentales : le codex5, l’apparition du livre unitario6 et l’invention de l’imprimerie (Chartier 2009).

Toujours selon Roger Chartier (2009), c’est dans cet ensemble de relations historiquement construites que se fonde la représentation que l’on se fait du livre, « […] tout à la fois, un objet différent des autres objets de la culture écrite et une œuvre intellectuelle ou esthétique dotée d’une identité et d’une cohérence assignées à son auteur » (p. 62), ainsi que, plus largement, la perception que nous avons de la culture écrite, « fondée sur les distinctions immédiates, matérielles, entre des objets qui portent des genres textuels différents et qui impliquent des usages différents » (p. 62). Ces représentations historiquement sédimentées de la culture écrite, qui nous habitent fut-ce inconsciemment, sont remises en cause par l’avènement du texte électronique (Chartier 2001, 2009).

Ainsi, avant l’avènement du monde numérique, il y avait une pluralité de formes matérielles spécifiques et facilement associées aux divers types de textes et aux pratiques d’écriture et de lecture. Dans la nouvelle configuration numérique apparaît une forme de continuité textuelle infinie. Les différentes catégories de textes y sont données à lire sur un même objet, un écran, sous des formes d’organisation identiques ou quasi identiques, ce qui rend plus difficile la différenciation des genres et des œuvres en tant qu’œuvres. Pour Chartier (2009), on sait très peu comment ce nouveau support modifie les pratiques de lecture, ce qui justifie l’effort d’essayer de comprendre comment se passe la lecture numérique.

Manuel Antonio Rodríguez, cité par Roger Chartier (2018), signale deux caractéristiques de la lecture du texte électronique. Tout d’abord, l’écran, contrairement à une page imprimée, affiche du texte de manière mobile et infinie. Sur un même écran sont présentés des ajustements textuels, singuliers et éphémères, qui reconfigurent, voire détruisent la notion de page, puisque la lecture est nécessairement discontinue et fragmentée. Une telle lecture, adéquate pour des contenus encyclopédiques, jamais lus de la première à la dernière page, n’est pas aussi favorable « aux textes dont l’appropriation implique une lecture continue, une familiarité avec le texte et la perception de l’œuvre comme une création originale et cohérente » (Chartier 2009, 121). Pour Roger Chartier (2009), surmonter la tendance à la fragmentation présente dans les supports électroniques et leurs modes de lecture constitue l’un des défis lancés par les technologies numériques.

Du point de vue didactique, le projet de recherche TALC (Du texte à la classe), piloté par Brigitte Louichon dans le cadre du LIRDEF (Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche en Didactique, Éducation et Formation), à l’Université de Montpellier, avec l’objectif d’observer et de décrire des pratiques effectives et ordinaires d’enseignement de la littérature au cycle 3, a mis des livres neufs à disposition des enseignant.e.s et de tous les élèves des classes participant à cette recherche. Brigitte Louichon (2020) signale, parmi les enseignements à tirer de cette étude, la préférence des enseignant.e.s et des élèves pour les « vrais » livres plutôt que pour les extraits photocopiés ou reproduits dans les manuels qui sont la norme en contexte scolaire pour la lecture des textes littéraires.

1.2. Lire des romans sur l’écran : une pratique problématique

La difficulté d’accès au livre papier est une des raisons invoquées par Léo pour ne pas lire les romans recommandés. Dans le campus où il étudie, comme dans plusieurs écoles brésiliennes, le manque d’accès au livre tend à être contourné par le recours aux textes numériques au format PDF. On pourrait supposer que le problème d’accès aux textes est ainsi résolu de manière satisfaisante du fait de la praticité supposée du PDF et de l’intégration aisée de la lecture sur les écrans aux pratiques numériques des jeunes générations. Cependant, la nature de ce support et les modalités de lecture qu’il implique jouent selon Léo à la fois sur sa concentration et sur sa motivation.

La lecture sur écran est spontanément et immédiatement associée à une pratique fragmentée de la lecture, « qui cherche à partir de mots-clefs ou de rubriques thématiques le fragment dont elle veut se saisir » (Chartier 2009, 62). Dans ce contexte, une question se pose : est-il possible de réaliser sur ce même support, c’est-à-dire sur un écran, une pratique de lecture linéaire, comme la lecture de romans, qui implique l’appropriation de la totalité de l’œuvre dans sa singularité ?

[…] le PDF, sur le portable, je pense que c’est bien pour les gens qui n’ont pas accès au livre papier pour des raisons financières. Par contre, je pense qu’il est beaucoup plus facile d’interrompre la lecture d’un livre au format PDF. Parce qu’on est distrait très facilement, on a une distraction vite fait, tu vois, en particulier les personnes qui n’arrivent pas à se concentrer. Fermer un livre en PDF sur votre téléphone et sur votre ordinateur, c’est très rapide, c’est très facile à faire… au moins avec moi, c’est très… euh… je suis en train de lire… je me fatigue, c’est fini ! Ou bien, alors, tomber de sommeil, dormir… c’est vite fait.

Le témoignage de Léo laisse entrevoir à quel point la lecture à l’écran d’un roman, genre lu depuis des siècles sur le support du codex et conçu pour une lecture longue et linéaire, peut s’avérer un immense défi voire un obstacle insurmontable. Si le PDF est un moyen commode d’accéder aux œuvres pour les élèves, on constate que leur lecture sur écran, celui d’un téléphone portable ou d’un ordinateur, pose d’autres problèmes. Dans le cas présent, l’élève revendique l’accès au livre pour répondre à la commande scolaire :

Le livre papier attire davantage mon attention, il est ici, il suffit de l’ouvrir et de le lire. Je n’ai pas d’autre… si je veux, je n’ai pas d’autre distraction car il y a sur le téléphone portable des messages qui arrivent sur WhatsApp… je n’ai pas de bip sur les réseaux sociaux, des notifications qui arrivent. Alors, pour moi finir de lire un livre papier, c’est beaucoup plus facile, beaucoup plus rapide, je m’embarque, j’imagine, je voyage. Je… je peux me concentrer beaucoup plus avec le livre papier. Et je pense que c’est aussi un point qui doit être pris en compte lorsque vous demandez à lire un livre de littérature à l’école, car la plupart du temps, des polycopiés sont mis à disposition… euh… ça ne marche pas. La personne qui a le livre en main… je pense… je… je pense que la moitié de ces livres… ou plus de la moitié de ces livres que je n’ai pas fini de lire, je les lirais certainement si j’avais… si c’était le livre papier dans ma main.

Vers la fin de l’entretien, Léo ajoute :

Si le même livre est travaillé chaque année, pratiquement le même livre est enseigné, pourquoi ne pas laisser suffisamment de stock pour qu’une classe puisse travailler avec ce livre ? 30 exemplaires d’O cortiço7, A Moreninha8… Je pense que le gouvernement a de l’argent pour cela.

L’histoire de la culture écrite apporte des éclairages complémentaires sur les raisons de cette préférence pour le livre papier dans le cadre de la lecture de romans. Pour Roger Chartier (2001), la coexistence entre gestes de lecture du passé et techniques nouvelles a déjà été enregistrée à propos du codex et de l’invention de la presse, par exemple. Grâce à elle, la plupart des objets de lecture sont imprimés. Si la copie manuscrite n’est plus depuis lors la seule possibilité de transmettre un texte écrit, la coexistence du manuscrit et de l’imprimé dans la culture écrite montre qu’une transformation technique ne signifie pas nécessairement le remplacement ou l’oubli de la technique précédente.

La lecture de romans, dont il est question ici, implique une œuvre, associée à un.e auteur.ice, avec qui le.a lecteur.ice noue un dialogue à travers le texte, dans une lecture continue qui est censée se conduire de la première à la dernière page, même si ce n’est pas toujours le cas (Eugène 2021). Toujours selon Roger Chartier (2009, 65) :

En tant que « cube de papier composé de feuillets », le livre demeure aujourd’hui (et, sans doute, pour quelque temps encore) l’objet écrit le plus adéquat pour rendre perceptibles ces catégories, et pour répondre aux attentes et habitudes des lecteurs qui entament un dialogue intense et profond avec les œuvres qui les font penser, ou rêver.

Malgré cela, le contexte scolaire de notre recherche révèle la difficulté matérielle d’accès au livre papier. Le support textuel électronique du document PDF semble pallier la difficulté d’accès aux œuvres et ses conséquences pour l’enseignement de la littérature et la formation des lecteur.ice.s littéraires. Les difficultés de lecture dont témoigne l’élève sont loin toutefois d’être résolues pour autant et l’histoire de la lecture démontre les limites et les défis que présente la textualité électronique pour certaines pratiques de lecture, comme la lecture de romans.

Par ailleurs, bien que je ne dispose pas de suffisamment d’éléments pour établir une comparaison plus précise, ce problème ne semble pas limité au contexte brésilien. Tout en pointant l’appétence des enseignant.e.s et des élèves pour les vrais livres, Brigitte Louichon attire l’attention sur l’envers de ce constat : « […] la pauvreté des équipements des classes. Dans l’ordinaire de la classe, les livres, les vrais livres, les livres désirables sont une denrée rare » (Louichon 2020, 183).

2. Le livre audio est-il un support adapté pour « lire » des romans ?

L’élève Léo a également indiqué le livre audio comme l’un des supports qu’il utilisait, de sa propre initiative et sans l’accord de ses enseignant.e.s, pour lire les romans recommandés par dans l’EMI. La présence du livre audio dans les pratiques de lecture de Léo oriente la réflexion sur les objets sémiotiques secondaires (OSS) des œuvres patrimoniales, définis par Brigitte Louichon comme « des textes de lectures et des écritures de la réception des œuvres » (Louichon 2017, 17). Partant du constat que l’accessibilité actuelle de l’œuvre se produit uniquement par la médiation (le livre étant la plus courante et la plus évidente), Brigitte Louichon propose une typologie des OSS selon cinq catégories : adaptations, hypertextes, métatextes, allusions, transfictions. En l’occurrence, on peut considérer le livre audio comme une œuvre adaptée9, dans le sens où « il permet à de nombreuses personnes empêchées de lire d’accéder aux textes » (Galoup 2017, 4).

Par ailleurs, la proposition de Daniel Delbrassine (2021) d’appréhender le livre audio comme un support pour « lire avec les oreilles » invite à dépasser l’association immédiate et quasi exclusive de la lecture de livres à la lecture visuelle. En même temps, ce support offre des possibilités de nouvelles expériences de lecture dans des temps et des lieux supplémentaires.

Malgré cela, le rejet du livre audio comme support de lecture légitime persiste, en écho à la conception de la lecture d’Elfrieda H. Hubert (2009) cité par Daniel Delbrassine (2021) : « s’il n’y a pas contact oculaire avec l’imprimé et conversion de celui-ci en signification, alors cela ne peut être considéré comme de la lecture ». Selon cet autre point de vue, la lecture audio est considérée comme une méthode paresseuse associée aux lecteur.ice.s incapables. D’après Daniel Delbrassine (2021, 9), « aujourd’hui, ces opinions négatives sont pourtant battues en brèche par de nombreuses recherches qui visent à étudier finement le processus de réception d’un livre audio ».

Toujours selon Daniel Delbrassine (2021), la perception du livre audio comme un support légitime et la disponibilité de travaux scientifiques sur ce sujet varient selon les pays. Ce support est plus accepté dans des pays comme les États-Unis et l’Allemagne, où il bénéficie de davantage de publications et de recherches, et donc davantage de diffusion, qu’en France, où les publications et les recherches à cet égard sont plus restreintes.

2.1. « Le livre audio c’est comme si une personne vous racontait une histoire à l’oreille »

Selon Brigitte Louichon (2017), une œuvre adaptée peut toucher un public pour lequel la lecture de l’œuvre originale pourrait présenter des difficultés. De telles difficultés peuvent être envisagées en termes linguistiques et culturels, mais aussi en termes de développement de différentes habitudes de consommation de fictions par un certain type de lecteur.ice. Par exemple, certain.e.s préfèrent lire des contes dans des adaptations illustrées que dans un gros recueil. Pour Léo, écouter un livre audio semble bien plus faisable que de se consacrer à la lecture entière d’un roman puisque d’autres obligations scolaires, entre autres, sont vécues par lui comme de véritables obstacles à cette pratique.

Léo rapporte, par exemple, sa façon d’agir face à la recommandation scolaire d’œuvres littéraires qui suscitent son intérêt et, dans ce contexte, le livre audio semble occuper une place importante :

[…] si le livre est un livre qui retient mon attention, je le lirai certainement, même si c’est pour l’écouter dans un livre audio, ce qui était aussi une stratégie que j’ai utilisée, c’était le livre audio. […], j’ai utilisé cette stratégie […]. C’est quelque chose que j’ai développé là-bas pendant la deuxième et la troisième année.

Peut-on pour autant dire de cet élève qui a écouté des romans à travers un livre audio qu’il les a lus ? Même pour Léo, l’idée ne semble pas très claire. Il semble différencier les deux pratiques, sans toutefois les opposer, à partir des verbes lire et écouter :

au lieu de lire le livre, […] je téléchargeais le livre audio et je l’écoutais. Et alors, je n’avais pas besoin de le lire, j’écoutais le livre en faisant autre chose.

Bien qu’il soit impossible d’apporter une réponse définitive à cette question, quelques pistes de réflexion peuvent être suivies. Have et Pedersen, citées par Daniel Delbrassine (2021), considèrent qu’on ne peut définir l’acte de lecture en le réduisant au seul canal visuel et prônent donc son élargissement. Pour elles, alors que de plus en plus de gens choisissent le livre audio, un changement culturel semble être en cours ; même s’il y a peu de recherches à ce sujet, « Il semble, cependant, de plus en plus évident que le livre audio peut jouer un rôle important sur les dispositions envers l’activité de lecture » (Delbrassine 2021, 11).

Léo déclare, par exemple, qu’en deuxième année d’EMI, l’œuvre brésilienne classique O cortiço l’a marqué de manière significative. Toutefois il ne se l’est pas appropriée comme l’entendait son enseignant, par la lecture de l’œuvre intégrale. « C’était pour une évaluation, précise Léo, mais j’avais déjà utilisé des livres audio. Et alors, j’ai eu cette idée. Je me suis dit, je ne la lirai pas, j’écouterai le livre ».

Les données recueillies étant déclaratives, il n’est pas possible de reconstituer l’activité réelle de cet élève et ce qui s’est passé dans les cours de langue portugaise. Cependant, ce témoignage est riche de détails et d’exemples. Ainsi, tout au long de l’entretien, il s’avère que Léo s’est approprié l’œuvre O cortiço par différents moyens : l’accès à l’œuvre se fait « À moitié avec le PDF, à moitié avec le livre audio et [il a été] également complété avec le film ».

Si l’entretien n’a pas permis de recueillir beaucoup d’informations quant à la réception du film, il n’en va pas de même pour l’adaptation audio, médium qui semble propice à une plus grande concentration. Les recherches citées par Daniel Delbrassine (2021) concordent avec le témoignage de Léo. D’une part, la voix influence la perception d’une image ou d’un texte (Have et Pedersen, citées par Delbrassine (2021)). D’autre part, elle contribue à la concentration de l’auditeur sur l’histoire écoutée (Lange, Thiele et Kuijpers, cités par Delbrassine (2021)). Ainsi, ce n’est pas par hasard que les éditeur.ice.s de livres audio font appel à des voix de professionnel.le.s pour donner une sonorité aux textes. Cela correspond à l’expérience de Léo :

Le livre audio c’est comme si une personne vous racontait une histoire à l’oreille. Donc, c’est comme… si vous écoutiez une conversation et que vous l’imaginez aussi. Il y a des… outils… des effets sonores… Donc, tout cela aide beaucoup plus à rester concentré.

De plus, toujours selon Daniel Delbrassine (2021), notamment à travers le format numérique, le livre audio peut s’écouter dans des moments et des lieux inattendus et en concomitance avec d’autres activités. Il est également associé à la possibilité de réhabiliter le temps perdu dans des activités peu gratifiantes ou répétitives. Dans le témoignage ci-dessous, par exemple, Léo démontre que l’écoute du livre audio s’est faite simultanément à certaines activités scolaires ou à des tâches non scolaires :

J’arrivais à faire des calculs. J’arrivais à faire des problèmes de physique, principalement, ce qui était une matière que j’avais… quand je n’étudiais pas j’avais des difficultés. Euh… donc, pour la physique, les mathématiques, ça marchait. Pour les choses qui nécessitaient que je réfléchisse à ce qui se disait quand je lisais autre chose, alors bien sûr, non. Par exemple, si je devais étudier pour un examen d’histoire, je ne pourrais pas écouter le livre audio et étudier l’histoire en même temps. Je pourrais… je pourrais faire… euh… des tâches ménagères. Euh… en l’écoutant je pourrais aussi faire autre chose, comme, je pourrais marcher dans la rue, en l’écoutant… en faisant la queue à la banque, parce que j’ai beaucoup fait la queue en l’écoutant. Cela aide beaucoup, tu vois ?

2.2 La lecture littéraire de romans sans livres papier, une expérience possible ?

D’après Brigitte Louichon (2011), la discussion sur la lecture littéraire, « toute problématique et plurielle qu’elle demeure, a bien produit du consensus théorique didactique » (p. 5), et actuellement, « quand on parle de lecture littéraire, on parle d’élèves, d’enseignants, de supports, de manuels, de dispositifs, de progressions », dans un contexte où « la place du lecteur est affirmée » (p. 7).

Dès lors, qu’en est-il de Léo et de sa lecture du roman O cortiço, en l’absence de l’objet livre et à travers trois moyens d’accès différents : le PDF, le livre audio et le film ? Dans ce cas précis, y a-t-il eu une lecture littéraire ? Cet élève a-t-il vécu l’expérience de la distance et de la participation par rapport à l’œuvre littéraire en question ? A-t-il connu un « investissement subjectif » et une « perspective interprétative » (au sens de Langlade, cité par Louichon (2011)) ?

En raison d’une forte pression scolaire et des moyens limités mis à la disposition des élèves, la lecture d’un roman dans le contexte de l’EMI constitue un grand défi. Cependant, cela ne veut pas dire que l’élève n’est pas touché par les œuvres. Il déclare, par exemple, que O cortiço est le roman qui l’a le plus touché parce que, selon ses propres mots : « Cela m’a permis une grande immersion historique, j’ai pu littéralement voyager » (questionnaire rempli avant l’entretien). Le roman ouvre à une lecture subjective pleine d’images, comme en témoigne Léo durant l’entretien :

[…] cela m’a marqué à cause du contexte historique, à cette époque, j’étais très impliqué avec l’histoire du Brésil, très plongé dans l’histoire du Brésil. C’était à l’époque où je voulais le plus étudier l’histoire, que je me suis découvert comme une personne qui voulait vraiment faire un cours d’histoire [à l’université]. Et les détails de ce livre [O cortiço] qui attiraient mon attention… c’est vrai que le récit attire beaucoup l’attention, mais le contexte de Rio de Janeiro, le contexte de… la question sanitaire qui… en fait, les détails, tu comprends ? Les détails que je pouvais voir dans le livre et rapporter à l’histoire, je pouvais m’imaginer à ce moment-là. Par exemple, je m’imaginais dans le… là à l’époque de… la révolution de… de la Révolte Vaccinale, j’arrivais à m’imaginer dans l’environnement du lieu, l’environnement sanitaire… euh… les peuples, le mélange de… de peuples… de… bref, le contexte historique. C’est parce que je suis une personne plutôt attirée par l’histoire. Donc, le contexte historique du livre m’a pris plus que… peut-être plus que le récit, tu vois ? Pouvoir m’imaginer à l’intérieur, là-bas… C’était… Je me souviens que j’ai eu beaucoup d’imagination, beaucoup… pendant longtemps.

Malgré les difficultés rencontrées par cet élève, on peut se risquer à dire que la lecture littéraire pensée en termes d’appropriation a bien eu lieu, même sans le support du livre imprimé ou sans lire entièrement le document PDF. À travers une lecture qui n’est probablement pas ni linéaire ni exhaustive, réalisée par l’entremise des OSS, Léo a découvert l’œuvre O cortiço, s’y est plongé, l’a aimée et en a tiré profit. Son témoignage de sujet lecteur révèle le déploiement d’une concrétisation imageante en « complément » de la lecture d’O Cortiço, qui se trouve reconfiguré aussi par la cohérence mimétique. Léo fait enfin allusion à son activité fantasmatique, lorsqu’il se projette dans la fiction et dans l’époque du roman. Nous sommes donc face à un exemple d’activité fictionnalisante du.de la lecteur.ice, au sens de Gérard Langlade et Annie Rouxel (2020) : une activité que « se nourrit de références culturelles entendues au sens large, et non strictement intertextuelles » (Langlade 2007, 167) ; la lecture d’O cortiço est motivée par l’intérêt de Léo pour l’histoire et particulièrement pour l’histoire du Brésil, intérêt que cette lecture romanesque, en retour, nourrit.

Conclusion

À ce stade, je ne peux formuler que des éléments de conclusion partiels et provisoires. Dans le contexte brésilien de l’EMI, les supports semblent déterminants dans les pratiques de lecture de romans. Le manque de livres papier, conjugué à d’autres éléments comme la pression scolaire, fait de cette lecture un véritable défi.

Dans ce contexte, le dialogue entre histoire culturelle et didactique de la littérature s’avère nécessaire et fructueux pour comprendre ce qui se joue en termes de lecture littéraire. L’émergence de « nouveaux » supports comme le livre audio ouvre le champ à de nouvelles pratiques et à de nouvelles réflexions théoriques sur la lecture littéraire, ainsi qu’à de nouvelles recherches dans le champ de la didactique de la littérature, où le rôle des OSS est renouvelé.

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Louichon, B. 2020. Un texte dans la classe: pratiques d’enseignement de la littérature au cycle 3 en France. ThéoCrit’, vol. 15. Bruxelles: P.I.E. Peter Lang.
Moura, D. H., et D. L. Lima Filho. 2017. « A reforma do ensino médio: Regressão de direitos sociais ». Retratos da Escola 11 (20):109. https://doi.org/10.22420/rde.v11i20.760.

  1. « Les instituts fédéraux sont des établissements d’enseignement supérieur, général et professionnel » (extrait de l’article 2 de la Lei 11.892 du 29 décembre 2008 : Lei n°11.892 de 28 de dezembro de 2008. Dispõe sobre a criação dos Institutos Federais de Educação, Ciência e Tecnologia. Disponível em: http: //www.planalto.gov.br/ccivil_03/_ato2007-2010/2008/lei/l11892.htm).↩︎

  2. L’IFBA trouve son origine dans les 19 Escolas de Aprendizes Artífices (Écoles d’apprentis artisans) créées en 1909, qui ont subi d’innombrables transformations jusqu’à atteindre le statut d’institut fédéral en 2008.↩︎

  3. Le prénom de l’élève a été modifié.↩︎

  4. L’EMI accueille théoriquement un public âgé entre 14 et 17 ans. Le fait que l’élève Léo ait 20 ans au moment de cet entretien s’explique par son double redoublement lors de l’EMI et par un écart âge-classe important, présent dans l’enseignement brésilien et notamment au lycée (Ministério da educação do Brasil. (2007). Educação Profissional Técnica de Nível Médio Integrada ao Ensino Médio: Documento Base. Brasília : Ministério da Educação. Disponível em: http://portal.mec.gov.br/setec/arquivos/pdf/documento_base.pdf. Acesso em: 16 jul. 2019).↩︎

  5. Les historiens appellent codex la forme du livre inventée entre les IIe, IIIe et IVe siècles et qui reste la plus répandue à ce jour. Le codex se compose de feuilles pliées et assemblées pour former un cahier avec une couverture et une reliure.↩︎

  6. Les historiens appellent codex la forme du livre inventée entre les IIe, IIIe et IVe siècles et qui reste la plus répandue à ce jour. Le codex se compose de feuilles pliées et assemblées pour former un cahier avec une couverture et une reliure.↩︎

  7. Il s’agit d’une expression d’Armando Petrucci concernant l’apparition aux XIVe et XVe siècles d’un assemblage dans une même reliure des œuvres d’un seul auteur ou même d’une seule œuvre (Chartier 2009).↩︎

  8. O cortiço (1890) d’Aluísio de Azevedo est un roman associé au mouvement naturaliste. Il a été adapté au cinéma en 1945.↩︎

  9. A Moreninha (1844) de Joaquim Manuel de Macedo est considéré comme le premier roman du romantisme brésilien. Basé sur les habitudes de la bourgeoisie de Rio de Janeiro contemporaine de sa publication, il présente les caractéristiques d’un feuilleton. Il a été adapté au cinéma en 1915 et 1970.↩︎