Souvenirs de grand.e.s lecteur.ice.s numériques
Éléments fondateurs de l’identité littéraire en contexte numérique
Eleonora Acerra

Introduction

En 192 apr. J.C., un terrible incendie éclate à Rome. Il fait table rase de la bibliothèque du temple de la Paix, de celles du Palatin et du Palais de Tibère, ainsi que des entrepôts de la Voie Sacrée, que l’on considérait capables de résister aux dégâts du feu. Là, dans ces coffres et salles bien protégées, le médecin et philosophe Galien avait décidé de conserver ses objets les plus précieux. Livres rares, éditions qu’il avait établies ou acquises aux quatre coins de l’empire, textes littéraires, ouvrages philosophiques, traités scientifiques, épitomés de grammaire, synopsis d’écrits médicaux, recettes de remèdes extraordinaires qu’il avait élaborés ou recueillis en cinquante ans de carrière : rien n’est sauvé des flammes. Galien lui-même livre l’impressionnante liste des dégâts dans une lettre, adressée à un interlocuteur anonyme, qu’il cherche à convaincre De l’inutilité de se chagriner pour ces pertes inestimables (Boudon-Millot, Jouanna, et Pietrobelli 2010). Éducation, sagesse, courage et sobriété de mœurs l’aident, dit-il, à supporter commodément les aléas du sort. Pourtant, malgré l’intention affichée et les arguments apportés, la liste longue et méthodique des manuscrits brulés, l’insistance sur les années de travail réduites en cendres et le lexique de l’affliction qui traverse l’écrit trahissent un chagrin inconsolable. D’une vie entière de lecteur et écrivain, de médecin érudit, de bibliophile passionné ne restent que quelques lignes de souvenirs de lecture, gravés à côté d’un titre d’ouvrage perdu, dans une lettre adressée à un anonyme. Paradoxalement, ces quelques lignes suffisent à Galien pour préserver au moins la mémoire de sa bibliothèque. Consignés dans cet écrit d’autoconsolation, les souvenirs de lecture lui permettent de laisser une trace d’œuvres autrement perdues et, en même temps, de documenter son émouvant parcours de lecture, écriture, réécriture, collection.

Si le contexte historique de transmission et circulation du livre dans le monde ancien explique bien la valeur documentaire des souvenirs de Galien, le contexte de production et diffusion des œuvres littéraires numériques dans le monde contemporain pourrait justifier de s’intéresser au recueil et à l’analyse de témoignages analogues, livrés par des lecteur.rice.s numériques de nos jours. En effet, les environnements littéraires numériques, généralement associés aux mythes de l’accessibilité des contenus à large échelle et de la facilité de diffusion, sont caractérisés par une grande précarité. Certes, leur durée de vie ne dépend pas (seulement) des traverses de la transmission, des gouts du public, de l’accessibilité de leur langue ou de leurs univers de référence, de la validation d’instances institutionnelles ou critiques, mais également d’un ensemble de contraintes et de contingences accidentelles, à la fois externes, liées aux plateformes de distribution et vente des contenus dématérialisés, et internes, découlant des logiciels et des instruments de production. Fort probablement, d’ici quelques années, les œuvres numériques actuellement disponibles sur les marchés virtuels ne le seront plus, du moins dans la forme et le format de leur première publication. Prises entre l’obsolescence des supports et leur labilité intrinsèque (Bootz 2014), soit elles auront connu des mises à jour, voire des rémédiatisations (en vertu desquelles elles seront nécessairement des objets littéraires, sémiotiques et technologiques différents de ceux de départ), soit elles auront disparu, sans laisser trace de leur passage, à l’instar de nombreuses créations produites en utilisant la technologie Flash, qui ont cessé d’exister en décembre 2020, au moment où Adobe a décidé de mettre un terme au plugiciel Flash Player. Or, si l’esprit de la fluctuation et de la disparition appartient par définition à l’« éphémère numérique » (Bourassa 2015) et détermine cette esthétique de la fugacité et de l’expérience transitoire qui est propre à la création numérique, le souvenir de lecture numérique devient le cœur d’une nouvelle transmission, une nouvelle forme d’expression de parcours de lecture, écriture, réécriture, collection. Comment se construit alors le souvenir de lecture numérique ? Quelle expérience de lecture décrit-il ? Quels éléments le composent et nourrissent ? Comment se raconte-t-il ? Pour tenter de répondre à ces questions, dans cette contribution, nous interrogerons les souvenirs de lecture numérique d’un échantillon de grand.e.s lecteur.rice.s, ayant également une pratique artistique et des activités de recherche en lien avec l’écriture littéraire numérique. Nous tâcherons de décrire et analyser des moments et des situations de lecture numérique marquants, tout en montrant quelles œuvres, quels personnages, genres ou situations fictionnelles sont gardés en mémoire. Nous chercherons, ainsi, non seulement à préserver une trace des œuvres, mais également à décrire et analyser des « évènements » (Cambron et Langlade 2015) fondateurs pour la construction de l’identité littéraire (Brigitte Louichon 2009) du.de la sujet-lecteur.ice (Rouxel, Langlade, et Rouxel 2004) numérique. Que garde-t-il en mémoire de ses lectures littéraires numériques ? Comment certains textes, passages et êtres fictionnels incident sur son histoire personnelle, artistique et académique ? Comment l’œuvre numérique est-elle refaçonnée par sa lecture ? Peut-on reconnaitre cette « équivalence entre soi et les textes » (Rouxel, Langlade, et Rouxel 2004, 139) qui définit l’identité littéraire ? Quelle reconfiguration de soi par la littérature peut-on identifier dans l’exercice de remémoration de ses rencontres avec les nouvelles textualités numériques ?

Après avoir situé notre propos par rapport à d’autres travaux sur le souvenir de lecture et précisé le contexte particulier dans lequel se déploient les expériences de lecture et écriture auxquelles nous nous intéressons, nous passerons à la présentation des résultats d’une enquête menée en 2021 auprès d’artistes et de chercheur.e.s œuvrant dans les domaines de la littérature, de la communication ou de l’art numérique, en France, au Québec et aux États-Unis. Par l’analyse de leurs propos, recueillis via un questionnaire portant sur leurs souvenirs de lectures numériques les plus anciens et les plus récents, leur bibliothèque numérique, leurs pratiques de lecture et le corpus utilisé dans l’enseignement universitaire, nous offrirons un premier portrait de ce qui peuple les « rayons imaginaires des bibliothèques intérieures » (Brigitte Louichon 2010) numériques.

1. Repères théoriques

Pour que l’hypothèse d’un répertoire de moments fondateurs de l’identité littéraire numérique puisse être mise à l’épreuve, il conviendra, dans un premier temps, d’inscrire notre discours dans le sillage des travaux ayant interrogé le souvenir de lecture en contexte analogique, puis, dans un deuxième temps, de préciser quelles caractéristiques et spécificités des environnements littéraires numériques sont susceptibles de modifier la rencontre avec le texte littéraire et la construction du souvenir de lecture.

1.1. Le souvenir de lecture

Le souvenir de lecture, entendu comme un énoncé rétrospectif concernant les œuvres et le soi lisant (Brigitte Louichon 2009; 2015), a été largement interrogé, tant d’une perspective littéraire (voir, p.ex., Perrier 2017; Gosselin 2020), sociologique (Baudelot et al. 1999) et historique (Gestin 1998), que didactique, à partir de témoignages, autobiographiques ou romancés, de grand.e.s lecteur.ice.s, d’écrivain.e.s (Brigitte Louichon 2009; 2004), d’élèves (Rouxel, Langlade, et Rouxel 2004; Quet 2007) ou d’étudiant.e.s (Émery-Bruneau 2010; Renard 2007; Ledur et De Croix 2005; Daunay et Reuter 2004). Les analyses ont permis de questionner la mémoire lettrée, les liens intimes et singuliers qui s’établissent entre un sujet et un texte, ainsi que la portée d’éléments fréquemment évoqués et supposément fondateurs de l’identité littéraire : la mémoire du livre en tant qu’objet physique ; les lieux et les temps d’une lecture percutante ; le rôle d’une figure médiatrice durant l’enfance ; la trace laissée « après coup » (Brigitte Louichon 2009) par des intrigues et des personnages, ou bien par des genres, des formes ou des énoncés marquants ; les projections de soi et de son vécu dans la lecture.

Il ressort de ces analyses que « l’œuvre s’inscrit dans la mémoire de manière fragmentaire » (Brigitte Louichon 2009, 123), en faisant généralement persister un « résidu » de la fable (Brigitte Louichon 2009, 123), reconfiguré par la lecture elle-même, et, plus rarement, quelques passages ou énoncés du texte qui sont, au contraire, conservés de manière plus précise et témoignent de la manière dont chaque sujet-lecteur.ice peut absorber – et se laisser traverser – par la parole littéraire. Souvent reconfigurés, déformés, altérés ou réduits à quelques bribes d’évènements fictionnels, les souvenirs de lecture parlent de cette réappropriation subjective du texte qu’opère le.a sujet-lecteur.ice, des conditions de l’imprégnation et, finalement, de l’« avènement » (Langlade 2015) même du.de la lecteur.ice. Forcément, ce que l’on garde en mémoire est une image de « soi lisant » (B. Louichon 2015, 87) ; des « circonstances de la lecture » (Brigitte Louichon 2009, 84) et de son contexte (Brigitte Louichon 2009, 91 et suiv.). Dès lors, l’évocation d’une lecture est aussi l’évocation d’« une scène de lecture, située dans un espace singulier, à laquelle se rattachent souvent des sensations concernant les bruits, les odeurs, les lumières » (Brigitte Louichon 2009, 95) environnants, voire les profils d’autres personnes, qui ont interrompu la lecture, partagé leurs impressions, suggéré de nouveaux textes, déclenché un échange avec le.a lecteur.ice. Le contexte de la lecture s’infiltre dans le souvenir de lecture et contribue à ancrer la perception d’une émotion esthétique à l’espace-temps dans lequel l’acte de lecture se consomme. Dans ce cadre, les souvenirs de lecture de l’enfance et de l’adolescence acquièrent un statut particulier. Souvent déterminants pour le destin lectoral, ils relèvent, à la fois, de la rencontre avec un objet physique (un livre bien précis, le premier que l’on a eu dans les mains, celui que l’on aimait le plus au monde ou que l’on a ouvert en secret, bravant un interdit), d’un espace-temps particulier (intime et silencieux ou bien partagé avec un être cher) et d’une fascination (pour un personnage, une aventure, une intrigue que l’on ne se lassait pas de découvrir et de redécouvrir).

Ces travaux ont également montré que, avec d’inévitables variations dues à l’âge des lecteur.ice.s, à leur rapport à l’écrit et à la littérature, lorsque le souvenir se façonne, ou du moins se raconte, des éléments récurrents émergent. Brigitte Louichon, au terme de La littérature après coup, affirme qu’il lui « est arrivé souvent, dans le temps de collecte des énoncés, d’avoir le sentiment de lire toujours la même chose, y compris sous les meilleures plumes » (Brigitte Louichon 2009, 157). Il semblerait alors qu’il existe une « forme de modélisation du souvenir de lecture » (Brigitte Louichon 2009, 157) ou, du moins, un répertoire commun de thèmes, de scénarios et de représentations socioculturelles de la lecture et de la rencontre littéraire autour desquels se construit la mémoire lettrée.

Mais qu’en est-il des souvenirs de lecture numériques ? S’inscrivent-ils en mémoire à partir d’éléments spécifiques, propres au tissu technotextuel numérique (Hayles 2002) ? Suivent-ils un schéma discursif différent de celui adopté en évoquant ses lectures analogiques ? Pour le moment, la littérature scientifique ne permet pas de répondre à ces questions, aucune étude systématique des propos des auteur.ice.s, des jeunes lecteur.ice.s ou des étudiant.e.s n’ayant encore été menée, et ce malgré la riche documentation recueillie afin de documenter et décrire les processus de création et de lecture en contexte numérique. Certes, les résumés ou les rappels de récit sont constamment mobilisés dans les enquêtes visant à évaluer la compréhension et l’interprétation du texte numérique, mais ce qui reste quand on a tout oublié n’a pas été encore, à ma connaissance, interrogé. Même le chapitre de Christian Vandendorpe qui, dans le volume dédié aux Autobiographies de chercheur.se.s, lecteur.ice.s, scripteur.ice.s (2020), retrace différentes étapes de sa vie de scripteur et décrit les circonstances qui l’ont amené à s’intéresser à l’écriture hypertextuelle (Vandendorpe 2020), passe sous silence ces lectures et ces usages du web qui commençaient à se répandre et suscitaient déjà sa curiosité. Nous chercherons alors à entamer la recherche, en interrogeant des énoncés subjectifs et rétrospectifs susceptibles de révéler ce qui fonde et rend signifiante l’expérience de lecture littéraire numérique.

1.2. Un contexte particulier de recherche et création : des artistes chercheur.e.s

La création littéraire numérique se développe en articulation étroite avec la recherche. En effet, l’artiste est souvent un.e chercheur.e et sa pratique artistique représente volontiers le terrain de mise à l’épreuve d’un questionnement savant. Serge Bouchardon, Philip Bootz, Dene Grigar, Alexandra Saemmer, Alex Saum Pascual, Scott Rettberg et Sofian Audry, entre autres, portent la double casquette de chercheur.e.s et d’artistes et sont réputé.e.s à la fois pour leur contribution à la théorisation de l’écrit littéraire numérique, pour leur production artistique ou littéraire et pour le développement de créations numériques en lien avec les objets qu’iels interrogent en recherche. Ainsi, par exemple, dans son poème animé Rébus (2003), Alexandra Saemmer se proposait de jouer avec le caractère immaitrisable du logiciel : elle souhaitait notamment que « le fonctionnement technique échappe au.à la lecteur.ice » et que ses tentatives d’appropriation du sens continuent de rester frustrées. Les récits interactifs Mes mots (Bouchardon 2006) et Déprise (Bouchardon 2010) ont été, quant à eux, conçus et façonnés autour de la notion de geste de manipulation, qui est au cœur des préoccupations de leur auteur : par la première œuvre, Bouchardon souhaitait « explorer la possibilité de donner sens à un mot à travers le geste » (Bouchardon 2014, 169) ; par la deuxième, il visait à approfondir le questionnement, en interrogeant plus particulièrement « le rapport entre le geste de l’utilisateur.ice, ses attentes et la construction du sens » (Bouchardon 2014, 169). De manière analogue, avec ses Petits poèmes à lecture inconfortable (2007), Bootz cherchait à créer un hiatus entre la préfiguration du geste de lecture et son effet, le texte programmant des interactions contraignantes pour la progression du texte, qui pourtant perturbent l’affichage des contenus et la lisibilité une fois réalisées. D’autres expérimentations, telles les créations génératives de Sofian Audry, ont cherché à interroger la part de création de la machine et la place du code dans la création littéraire numérique. D’autres se sont attachées à questionner l’esthétique des médiums de diffusion. Ainsi, par exemple, la série de #selfpoems d’Alex Saum Pascual (2016), fondés sur une prise de position contre les interprétations téléologiques des œuvres artistiques et sur la valorisation des réappropriations subjectives, se voulait une manière d’explorer les limites et les possibilités de l’égoportrait et, plus largement, le potentiel de l’« esthétique YouTube », qui est définie par Hight (2008) comme une série de « séquences d’amateurs, montées sur un ordinateur de bureau, conçues presque comme des morceaux de culture jetables » (Hight 2008, 5, ma traduction).

Dans ce contexte, où l’expérimentation littéraire et la recherche sont indissolublement liées, le souvenir de lecture semble propice à décrire et documenter, avec le soi lisant, une démarche ou une forme d’expérimentation artistique, un processus de création, une découverte ou un choix technologique.

1.3. Un contexte particulier de lecture

La littérature numérique, surtout dans ses formes les plus expérimentales, bouleverse les pratiques et les repères de lecture. Cela est particulièrement évident dans les premières fictions hypertextuelles, qui font de l’hyperlien une unité de morcellement du récit : le.a lecteur.ice est censé.e anticiper la « promesse de sens » (Saemmer 2015) portée par l’hyperlien et se frayer son chemin dans l’alinéarité, en interrogeant des fragments textuels dont iel peut difficilement anticiper l’issue. Lire veut ici dire errer dans le labyrinthe, chercher son histoire parmi les multiples possibles, se remémorer les parcours effectués d’un fragment à l’autre et tester de nouveaux itinéraires, lors des relectures successives. Si cette première génération d’œuvres témoigne de la tentative, d’une part, d’« étendre les limites du langage » (Ryan 1999, 11) vers la multisensorialité et la multidimensionnalité, et d’autre part, de concevoir un texte capable de s’auto-renouveler et de s’« adapter à ses lecteur.ice.s » (Ryan 1999), les créations littéraires plus récentes partagent la même acception large du lire. Les applications littéraires pour la jeunesse (Acerra 2019), par exemple, peuvent utiliser des combinaisons de ressources textuelles, iconiques (statiques et animées), typographiques et de propriétés matérielles de l’écran pour donner à animer des métaphores, illustrer ou décrire des images, des passages ou des actions, refléter les états d’âme ou les pensées des personnages, défier l’accessibilité des contenus. Par ailleurs, la réception ainsi que le dévoilement des contenus sont souvent conditionnés à l’intervention des lecteur.ice.s, qui sont censé.e.s coopérer intellectuellement et physiquement avec l’écran pour que le texte se déploie au complet (Acerra 2021). Leur intervention s’avère nécessaire pour générer des textes, actualiser des possibles narratifs, déterminer ou contrer la progression narrative, déclencher des métaphores, révéler des indices, participer à des activités ludiques, actionner des contenus cachés. Dans ces différents parcours, on présuppose que chaque action ou geste découle d’une compréhension-interprétation de la scène et des manipulations programmées, les œuvres admettant, comme tout texte (numérique et non), seulement un nombre limité de possibilités d’actualisation. Lire veut alors dire à la fois s’approprier et interroger un tissu multimodal et interactif, collaborer avec le texte avec le dispositif, et investir son corps empirique dans le processus de construction du sens.

Ce contexte particulier de lecture semble comporter deux implications majeures pour la construction du souvenir de lecture. D’un côté, le lien indissoluble qui, dans les œuvres numériques, lie composantes narratives, multimodales, logicielles et matérielles, complexifie le processus d’appropriation du texte et démultiplie l’information que l’on serait censé.e.s garder en mémoire. D’un autre côté, l’œuvre numérique étant souvent interactive, le souvenir du soi lisant se superpose volontiers au souvenir du soi interagissant avec le dispositif. Les enquêtes auprès des sujets empiriques, et auprès des jeunes lecteur.ice.s tout particulièrement, montrent que le rappel de récit s’imbrique couramment avec le retour métagestuel : en parlant d’une œuvre, en la résumant ou en commentant quelques passages, les lecteur.ice.s reviennent sur leur rôle et se plaisent à décrire finement les actions et les gestes qu’iels ont réalisés, soit en les inscrivant dans un parcours interprétatif, soit en les énumérant de manière procédurale (Acerra 2019, 2021). Ce qu’iels décrivent est un soi jouant, tâtonnant, explorant l’écran et les interfaces narratives, essayant les itinéraires programmés et s’efforçant de les contourner. Ainsi, il semblerait, d’une part, que le souvenir de lecture reflète les caractéristiques textuelles et formelles des œuvres numériques, s’affirmant comme un souvenir d’interaction, d’autre part, qu’il relève de ce va-et-vient entre amusement, évasion, improvisation et adhésion aux règles, implicites et explicites, posées par le texte, qui régissent toute lecture littéraire (Picard 1986).

2. Méthodologie

Afin de cerner les éléments susceptibles de fonder l’identité littéraire numérique, au printemps 2021, nous avons interrogé, via un questionnaire en ligne et des entretiens semi-directifs, un échantillon de sujets, francophones et anglophones, ayant le triple profil de grand.e.s lecteur.ice.s numériques, d’écrivain.e.s ou artistes numériques et d’enseignant.e.s-chercheur.e.s dans les domaines de la littérature, de la communication ou de l’art numérique. Le choix de circonscrire l’enquête à un profil précis de lecteur.ice.s cultivé.e.s, ayant un rapport à l’écrit littéraire numérique à la fois professionnel et artistique, repose sur la volonté d’interroger et de définir les contours de cette présupposée identité littéraire numérique dans les milieux, culturels et scientifiques, qui ont contribué à la façonner. Nous estimons que, dans un contexte où la lecture littéraire numérique est encore relativement peu connue du grand public, les pratiques lectorales et artistiques de personnalités ayant un rapport extra-ordinaire à la lecture et à la littérature numériques, sont les plus à même de dégager des traits fondateurs ou, du moins, des spécificités du souvenir de lecture en contexte numérique. En même temps, si la manière dont les évènements de lecture sont figés en mémoire, remémorés et mis en scène est certainement influencée par les pratiques fréquentes, savantes et créatives du numérique littéraire que nous avons cherché à saisir, la parole de leurs auteur.ice.s semble à même de rendre compte d’un rapport à la littérature, ainsi que de manières de penser et de livrer sa subjectivité, communes et potentiellement transférables à d’autres profils de lecteur.ice.s numériques.

Aussi bien dans l’enquête en ligne que lors des entretiens, les questions posées aux participant.e.s ont porté sur leurs souvenirs de lecture les plus marquants, avec une focalisation sur les plus anciens et sur les plus récents ; sur les rencontres avec des êtres fictionnels les plus significatives pour leur histoire de lecteur.ice.s ; sur leurs pratiques de lecture numérique ; sur l’organisation de leur bibliothèque numérique ; sur leurs pratiques d’enseignement de la littérature numérique.

Sollicité.e.s via les réseaux de l’Organisation de Littérature Électronique (ELO), de Littérature Québécoise Mobile, du laboratoire virtuel Lab-yrinthe et de l’Agence TOPO, le questionnaire a atteint les principales communautés de chercheur.e.s et d’artistes œuvrant dans les domaines concernés, en France et à l’international. Vingt-neuf personnes ont renseigné le questionnaire, dont dix-huit chercheur.e.s francophones et onze anglophones. Les résultats présentés dans le cadre de cet article ne concernent que le questionnaire écrit, les entretiens étant toujours en cours de traitement.

3. Analyse des questionnaires

Notre analyse s’organise en trois parties. Seront avant tout présentés les souvenirs associés à la première rencontre avec le texte numérique, en comparant les impressions laissées par cette expérience fondatrice avec celles plus récentes, teintées de plusieurs années de pratiques personnelles et professionnelles du numérique littéraire. Dans un deuxième temps, nous évoquerons les souvenirs associés à la lecture savante, en analysant les propos concernant les œuvres que les sujets interrogé.e.s jugent les plus marquantes pour leur destin de lecteur.ice.s et d’artistes. Nous terminerons, enfin, avec un questionnement du corpus mobilisé dans l’enseignement universitaire, afin de décrire et analyser les reflets entre la subjectivité de lecteur.ice, de chercheur.e et d’enseignant.e.

3.1. Souvenirs anciens et nouveaux : lieux, contextes et impressions de lectures

Jugée comme fondatrice par la plupart des participant.e.s, la première rencontre avec l’œuvre artistique ou littéraire numérique est bien présente dans la mémoire des interviewé.e.s. Située avec précision et parfois même datée, elle est ancrée dans un lieu, liée à un dispositif technologique ou à un logiciel, et, dans quelques cas, bien distincte de celle avec l’œuvre numérisée. Si pour quelques chercheur.e.s elle est associée à une expérience scientifique1, pour d’autres, elle est liée soit à une démarche de recherche personnelle, soit à un évènement artistique.

Pour deux tiers des interviewé.e.s, cette première rencontre a eu lieu, en effet, à l’occasion de la visite d’une exposition ou d’une installation artistique dans un espace muséal, ce qui témoigne, par ailleurs, du rôle joué par les musées et les centres d’art contemporain pour la diffusion des œuvres numériques (Diouf, Vincent, et Worms 2013). Ainsi, Mark Bernestein, chercheur américain et fondateur de l’éditeur de logiciel de création hypertextuelle Eastgate System, se souvient d’avoir assisté, en 1965, à une exhibition au Musée d’art contemporain de Chicago, où il découvre plusieurs œuvres interactives, en restant « intrigué ». Un autre chercheur, qui souhaite rester anonyme, évoque sa visite au musée d’art et design contemporain du Costa Rica, où son attention est captivée par un jeu vidéo :

« (…) Il s’agissait d’un court jeu vidéo de type ‘2D plateformer’, dessiné avec des caricatures très colorées typiques de son auteur Mungia. Il était affiché dans la salle principale d’exposition, sur un ordinateur avec deux manettes. Il s’agissait d’une satire relative à la culture urbaine de la capitale, San José, CR ».

De même, pour Margarita Molina Fernandez, la rencontre est associée à la visite d’une petite église du sud de l’Espagne, reconvertie en musée. Dans son récit, comme dans celui de nombre de lecteur.ice.s, si le souvenir de l’œuvre est relativement effacé, le contexte de la lecture, les impressions laissées par la rencontre avec le texte et par quelques scènes ou images marquantes sont très vives :

« (…) Le musée était une ancienne église reconvertie en musée. (…). Il s’agissait d’une visite en groupe avec les élèves de la classe de sculpture dans le cadre de mes études de beaux-arts, en 2007. L’œuvre présentait l’image d’un livre affiché sur un écran, dans une grande salle aux murs noirs et dans l’obscurité. Je ne suis plus sure si l’écran était tactile ou s’il y avait d’autres périphériques pour interagir avec le livre. (…) À l’écran, une main (probablement la main de l’autrice) faisait tourner les pages. Avec chaque nouvelle page, des images, des sons et des mots se projetaient dans la salle et permettaient de dialoguer avec le texte. Je ne me souviens plus du contenu de l’œuvre, mais le ton était intime et les projections simples, épurées. Je me souviens de ces mains qui refaisaient ces mêmes gestes et peut-être même d’une colombe ».

Pour les autres artistes et chercheur.e.s interrogé.e.s, la première rencontre avec une œuvre littéraire numérique est le résultat d’une recherche personnelle, souvent menée dans le cadre de ses activités professionnelles. Ainsi, Serge Bouchardon, en évoquant le contexte qui l’a mené à ses premières lectures numériques, raconte que :

« C’était en juin 1992. Je travaillais dans l’industrie du multimédia éducatif depuis près de 2 ans (Pierre Winicki & Associés). J’étais en mission aux États-Unis, à New York. Dans le New York Times, tout un dossier était consacré à la littérature hypertextuelle. L’édito était rédigé par Robert Coover et s’intitulait ‘The End of Books’ : https://archive.nytimes.com/www.nytimes.com/books/98/09/27/specials/coover-end.html. J’ai alors acheté nombre d’hyperfictions sur disquettes, dont Afternoon, a story de Michael Joyce… ».

De même, Jaka Železnikar se souvient très bien de sa première lecture, même s’il ne saurait plus dire s’il y était parvenu de manière autonome, ou bien en suivant les conseils d’un groupe de net-art auquel il était abonné :

« En 1996, j’ai vu My boyfriend came back from the war, d’Olia Lialina. Je l’ai trouvé en ligne par moi-même, en surfant sur Internet. Ou peut-être en recevant le lien sur l’une des listes de diffusion liées au net-art (Syndicate ou 7-11). L’œuvre est généralement considérée comme artistique (net-art), mais je la considère comme littéraire (ou les deux). C’est l’histoire (non linéaire) d’un soldat rentrant de la guerre et discutant avec sa petite amie ». (Ma traduction).

Force est de constater que, indépendamment du contexte de la première rencontre, la plupart des émotions et des premières impressions sont partagées et insistent sur la stupeur provoquée par cette modalité inédite d’accès à la fiction. Tous.tes se déclarent surpris.e.s, amusé.e.s, excité.e.s, impréssionné.e.s ou intrigué.e.s par les nouveaux objets littéraires qu’iels rencontrent et par les espaces où iels les découvrent. En grand.e.s lecteur.ice.s, iels s’étonnent parfois de n’en avoir jamais lu auparavant et soulignent d’en avoir vite aperçu le potentiel expressif.

Avec le temps, alors que les pratiques et les intérêts professionnels et artistiques évoluent, les modalités de découverte des œuvres et les attentes vis-à-vis de l’expérience de lecture semblent changer légèrement, se teintant de préoccupations scientifiques ou pédagogiques qui étaient auparavant moins présentes. En même temps, les bandes annonces publicitaires sur YouTube, les comptes Twitter de passionné.e.s de création numérique, les pages web de joueur.euse.s de jeux vidéos s’imposent comme des lieux propices à la trouvaille littéraire. Ainsi, par exemple, Jaka Železnikar relate sa découverte de Traversées (Wayfinder, en version anglaise) (« Traversée » 2021), un jeu d’art génératif en ligne, dont il a pris connaissance en suivant le passe-parole sur Twitter, tandis que d’autres évoquent les œuvres découvertes sur Instagram et YouTube. Alexandra Saemmer, de son côté, valorise l’articulation étroite entre découverte lectorale et activité scientifique, en décrivant comment sa rencontre avec Rachel Charlus, profil fictionnel créé sur Facebook par Jean-Pierre Balpe (2011), a marqué un tournant dans ses activités de recherche et création. L’œuvre lui a notamment donné « de nouveau cette impression de découvrir un potentiel littéraire inédit » et a déclenché à la fois la production de créations réalisées à partir de comptes fictionnels sur Facebook, comme le feuilleton collaboratif Nouvelles de la Colonie (Saemmer 2017), et des travaux critiques, portant sur le « capitalisme linguistique » (Saemmer 2018) des réseaux sociaux et, plus largement, sur les technopouvoirs numériques (Saemmer 2020).

Plus critiques et exigeantes, les rencontres les plus récentes avec la création littéraire numérique suscitent un panel de réactions très large, variant en fonction des œuvres et des contextes de lecture. Parfois frustrantes et impatientes, parfois tout aussi surprenantes que celles des débuts, elles partagent avec les premières la capacité de bouleverser les habitudes et les repères lectoraux, en donnant toujours cette « impression de découvrir une façon différente de pratiquer le texte littéraire » (Alexandra Saemmer) et de pouvoir exploiter « de nouvelles possibilités technologiques (…) à des fins narratives et littéraires/artistiques » (Serge Bouchardon). Ce qui persiste est « ce sentiment de plonger dans un monde nouveau sur le plan narratif, technologique et créatif » (Chercheur anonyme). En cela, la mise à l’épreuve de nouveaux logiciels et dispositifs (casques de réalité virtuelle, consoles de jeux vidéos à peine mises en marché, nouveaux algorithmes de génération textuelle), évoquée par de nombreux.ses chercheur.e.s-artistes, témoigne d’un plaisir durable pour la découverte de l’imbrication des dimensions technique et littéraire. Si pour quelques participant.e.s, « l’enthousiasme des premiers temps s’est peut-être un peu atténué » (Alexandra Saemmer), pour la plupart des interviewé.e.s, les pratiques de lecture littéraire numérique continuent d’être décrites comme « exploratoires, empreintes de curiosités et d’esprit d’ouverture » (Serge Bouchardon), marquées par « une énorme envie d’exploration » (Margarita Molina Fernandez) et par le « respect » (Mark Bernestein) pour tout nouveau format, genre et dispositif rencontré.

3.2. Souvenirs d’œuvres marquantes : formes, formats et reflets du.de la sujet-chercheur.e

Invité.e.s à identifier les œuvres numériques qui ont le plus marqué leur destin de lecteur.ice.s et d’artistes numériques, les chercheur.e.s-artistes interrogé.e.s répondent en citant aussi bien les créations qui les ont le plus touché.e.s que celles qu’iels ont beaucoup travaillées en recherche, les frontières entre les unes et les autres étant naturellement fluides pour la plupart d’entre eux·elles. Les grands classiques de la littérature hypertextuelle et de l’art numérique sont largement évoqués, à côté de créations et formats plus récents. Victory Garden (Moulthrop 1991), Afternoon, a story (Joyce et Eastgate Systems 1987), Patchwork girl (Jackson et Shelley 1995) sont ainsi mentionnés avec des bandes dessinées interactives, telles The boat de Matt Huyhn (2015), des applications littéraires à contrainte temporelle et lectorale, comme Enterre-moi, mon amour (« Enterre-moi, mon amour » 2017), et des microrécits dits de necessary games, qui obligent les lecteur.ice.s à avancer en effectuant des choix moraux. Parfois, l’œuvre est jugée marquante parce qu’elle bouleverse les codes du récit, voire parce qu’elle dilate la forme du livre. Parfois, la perception de l’importance du format prime sur le souvenir de l’œuvre. Ainsi, avant d’évoquer quelques titres d’œuvres qui lui sont chères, Margarita Molina Fernandez tient à rappeler sa découverte de Flash, à laquelle elle était parvenue à travers la communauté d’artistes DeviantArt qui, au début des années 2000, permettait de téléverser sur son site internet des œuvres dans ce format. Flash, qui figure parmi les technologies logicielles jugées marquantes pour la vie scientifique et artistique de la moitié des chercheur.e.s-artistes interrogé.e.s, a été, dans son cas, la voie d’accès à de nouveaux réseaux de bandes dessinées :

« Ce format m’a mené à découvrir les BDs numériques de Madefire et ensuite les Turbomédias français, qui ont constitué, dans un premier temps, mes principales influences en BD numérique, pour lire et pour créer ».

Parfois, la rencontre devient signifiante pour des caractéristiques formelles de l’œuvre ou pour ses personnages. Par exemple, ce qui touche le plus Serge Bouchardon chez Lucette, gare Clichy (Chambefort 2017) est sa protagoniste, pour « toute sa fragilité dans le brouillage fiction/réalité ». Margarita Molina Fernandez chérit tout particulièrement Touch Sensitive de Chris Ware (2011), pour « sa simplicité et sa force expressive », mais aussi pour la manière « très simple et en même temps efficace, puissante et cohérente » de lier gestes et images. De même, elle affectionne l’application Florence (Moutains 2018) pour « son design émotionnel » et « pour son utilisation des couleurs, pour la musique (qui est extraordinaire) et pour l’engagement continu du lecteur dans ses vignettes interactives ». Une recette qui, à son avis, « grave l’histoire dans la mémoire (et dans l’âme) ».

Plus souvent, l’œuvre parle au·à la lecteur.ice comme au·à la chercheur.e. Ainsi, les œuvres numériques les plus significatives pour Alexandra Saemmer (Rachel Charlus de Jean-Pierre Balpe (2011), In the white darkness de Reiner Strasser (2004) et Explication de texte de Boris du Boullay (2000)) sont celles qui lui donnent « l’impression que l’auteur explore les limites du dispositif (avec son potentiel et ses contraintes) » : on voit que le contournement du dispositif, qui est central pour sa réflexion théorique et sa démarche artistique, trouve un écho dans la sélection des œuvres qu’elle garde en mémoire. De même, Serge Bouchardon mentionne, parmi d’autres créations qu’il juge significatives pour son parcours de lecteur et d’artiste, sa création Déprise (2010), par laquelle il souhaitait traduire l’idée que « le geste du.de la lecteur.ice peut contribuer à construire le sens ». Encore une fois, intérêts de recherche, processus créatifs et gouts lectoraux s’avèrent profondément liés.

3.3. Souvenirs d’œuvres enseignées : ce qu’il importe de transmettre

Le corpus déclaré d’œuvres utilisées dans le cadre de ses activités d’enseignement universitaire témoigne, de manière peut-être prévisible, d’une certaine convergence entre ce que les chercheur.e.s-artistes aiment lire, écrire et interroger en recherche et ce qu’iels estiment important de faire connaitre à leurs étudiant.e.s. Des œuvres comme Afternoon, a story (Joyce et Eastgate Systems 1987) Patchwork girl (Jackson et Shelley 1995), Inside: a journal of dreams (Campbell et Alston 2001), Tramway (Saemmer 2009) ou Agir (Bouchardon 2016) sont, à nouveau, fréquemment évoquées : selon les répondant.e.s, elles permettent d’initier les étudiant.e.s aux spécificités de la littérature numérique, tout en leur montrant l’évolution des paradigmes médiatiques et des genres numériques. De plus, elles présentent l’avantage d’être facilement accessibles en ligne et, dans quelques cas, même disponibles gratuitement. D’autres œuvres sont associées, plus spécifiquement, à l’analyse de quelques procédés technolittéraires : Déprise (Boudon-Millot, Jouanna, et Pietrobelli 2010) se prête bien à interroger les gestes de manipulation ; Lucette, gare de Clichy (Chambefort 2017), à montrer les effets de l’introduction de données en temps réel dans l’espace fictionnel ; Enterre-moi, mon amour (2017), à aborder l’entrecroisement du temps réel de la lecture avec le temps du récit. Quelques chercheur.e.s-artistes précisent qu’iels tiennent à montrer à leurs étudiant.e.s une « ambiance », une histoire qu’iels jugent belle : un chercheur-artiste québécois déclare, ainsi, qu’il aime présenter, dans le cadre de ses cours, Blabla de Vincent Morisset (2012), qu’il considère « très poétique, et universelle ». Ainsi, il semblerait que ce que l’on cherche à transmettre par ce corpus d’œuvres aimées et longuement travaillées, au-delà des connaissances sur les médias, sur les processus de la lecture numérique, ou encore sur l’expression multimodale et interactive, est bel et bien une mémoire de ces textes qui, pour différentes raisons, sont devenus « pour certain.e.s lecteur.ice.s à certains moments véritablement des textes fondateurs » (B. Louichon 2015, 89).

4. Discussion

L’analyse des questionnaires montre que le souvenir de lecture numérique se construit et se raconte de manière similaire à son homologue analogique. Il apparait, avant tout, bien ancré dans un contexte, à un temps et un espace physique. Il témoigne d’une émotion esthétique, de la surprise d’une rencontre littéraire inattendue, de l’émerveillement face à un texte – ou à un multitexte – qui a donné à penser. Les intrigues, en revanche, sont esquissées de manière plus rapide et leur souvenir semble à nouveau évanescent, progressivement effacé par le temps. Ce qui reste de manière vive, en revanche, est l’image de quelques personnages, scènes, animations ou interactions, dont on se souvient en détail sans pourtant pouvoir toujours en expliquer la raison. En stimulant le souvenir, on se revoit les yeux – ou les mains – posés sur l’œuvre et on se décrit dans cet instant précis où un détail, un fait fictionnel, un effet sonore ou une combinaison de textes et images ont capturé l’attention et fait évènement (Cambron et Langlade 2015).

Ce qui reste de manière vive, aussi, est le souvenir de la rencontre avec la dimension technologique de l’écrit, dans sa double dimension matérielle et logicielle. En effet, tout comme le livre en tant qu’objet physique est très présent dans les souvenirs de lecture, au point que l’évocation du soi lisant est souvent l’évocation du soi avec un livre dans les mains, la manipulation de différents dispositifs technologiques à des fins narratives ou poétiques se fige dans la mémoire du.de la lecteur.ice numérique. Dans ce contexte, la rencontre avec le premier iPad, la première liseuse ou avec la première installation artistique s’avère fondatrice. Le dispositif charme autant que la langue, les choix artistiques ou les univers fictionnels et change le regard sur les formes et les codes du littéraire. On aperçoit la possibilité d’« une autre forme de narration » (Serge Bouchardon) ; on se convainc du « potentiel littéraire de l’hypertexte et de l’animation textuelle » (Alexandra Saemmer) ; on se plait à « imagine(r) de nouveaux modes de diffusion ou de production, ou de lecture » (Chercheur anonyme). De même, l’avènement de nouvelles technologies et la sortie de logiciels inédits sont considérés comme cruciaux pour l’évolution de la réflexion scientifique ou de la pratique artistique. Les chercheur.e.s-artistes interrogé.e.s se souviennent précisément de la rencontre avec un nouvel outil numérique et peuvent retracer le moment où tel ou tel logiciel ou technologie ont déclenché de nouvelles lectures, soulevé de nouvelles questions de recherche, poussé à dépasser, encore une fois, les limites de l’écrit. Ainsi, il semblerait que ce qui reste en mémoire, avec un squelette des œuvres et des images les plus chères, est le souvenir d’une fascination pour la capacité du numérique à faire littérature.

Forcément, les pratiques d’enseignement et recherche incident sur la mémoire : revenant fréquemment sur certains textes qu’iels’interrogent pour leurs travaux ou qu’iels travaillent souvent avec les étudiant.e.s, les participant.e.s en ont intériorisé la voix littérale et pourraient désormais les citer intégralement.

Les pratiques d’enseignement influencent également la perception des valeurs associées à la lecture des œuvres numériques. Ainsi, Serge Bouchardon se dit désormais « beaucoup plus conscient de la valeur éducative » des pratiques littéraires numériques, auxquelles il reconnait la capacité de « rendre visible notre milieu numérique et d’éduquer à la littératie numérique »2. D’autres se disent préoccupé.e.s pour la disparition des supports et des logiciels et savent que le corpus universitaire est conditionné à l’accessibilité des œuvres pour les étudiant.e.s. Pour cette raison, leur travail de transmission est perçu comme une manière de « sauvegarder les œuvres » (Chercheure anonyme) et souvent couplé à des démarches de conservation des anciens dispositifs de lecture, ainsi que des logiciels de reproduction et des textes devenus désormais indisponibles. Ces stratégies de conservation spontanées, qui font écho aux initiatives universitaires et muséales de documentation et archivage des œuvres et des dispositifs3, montrent que, en l’absence de structures et moyens stables et répandus de préservation du patrimoine littéraire numérique, les bibliothèques personnelles de grand.e.s lecteur.ice.s numériques, ainsi que leurs souvenirs et travaux critiques, peuvent faire office de témoins documentaires. À l’instar des manuscrits et des propos recueillis il y a presque 2000 ans par Galien, ils portent la trace d’un fragment d’histoire littéraire, mais aussi des gouts d’un sujet à une époque, de ses préoccupations de recherche et d’enseignement, de ses passions d’humaniste numérique.

Conclusion

Que racontent ces souvenirs de lecture de leurs auteur.ice.s ? Permettent-ils de dégager des éléments fondateurs de l’identité littéraire numérique ? Sont-ils révélateurs d’un modèle de rencontre – ou de récit de rencontre – avec le texte littéraire numérique ? Portent-ils une trace d’évènements propres aux formes, aux objets et aux situations de lecture numérique ? La taille de notre échantillon, une certaine proximité entre les profils des sujets interrogé.e.s et la nature même des souvenirs qu’il nous importe de recueillir découragent les généralisations. Pourtant, ce qui émerge – et qui permet de rapprocher les propos ici discutés de ceux d’autres sujets-lecteur.ice.s, écrivain.e.s, élèves ou étudiant.e.s, qui racontent (et se racontent à travers) leurs lectures – est la manière de situer les lectures marquantes de sa vie, de se rappeler des lecteur.ice.s que l’on a été (Rouxel, Langlade, et Rouxel 2004) et de parler des émotions que l’on a ressenties. Une fois rappelé, déconstruit et reconstruit, le souvenir permet de nommer et de décrire cette fascination pour l’expérimentation technolittéraire et d’avouer un certain gout pour le dépaysement lectoral, pour la redéfinition du périmètre du littéraire et de la conception du texte. Le souvenir de lecture numérique permet également de retracer la chronologie des œuvres, des supports et des technologies. Plus évanescent et fragmentaire lorsqu’il s’attache à évoquer les textes et les intrigues, le souvenir est, encore une fois, le reflet de ces mécanismes d’appropriation, sélection, oubli et présence, qui signalent l’activité fictionnalisante du.de la lecteur.ice (Langlade 2006), sa réécriture, son soi lisant. Pour cette littérature dont la survie dépend de la capacité à s’adapter aux évolutions technologiques des plateformes et des logiciels auxquels elle est liée, le souvenir fonctionne comme témoignage subjectif de réalités et manifestations médiatiques, artistiques et culturelles fugaces et évanescentes. Il est cet énoncé, passionné et intime, qui permettra un jour de ne pas (trop) se chagriner de nouvelles pertes de l’histoire du livre.

Cette recherche a été financée dans le cadre du Partenariat Littérature Québécoise Mobile (CRSH, 2019-2024).

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  1. C’est ainsi, par exemple, pour Alexandra Saemmer, qui évoque aussi bien les découvertes faites dans un groupe de recherche privé auquel participaient Jean Clément, Philippe Bootz, Serge Bouchardon, Alexandre Gherban et Luc dall’Armellina que sa rencontre avec les œuvres de Pierre Balpe lors du colloque « L’art a-t-il besoin du numérique ? » qui a eu lieu à Cerisy, en 2004.↩︎

  2. L’auteur est sensible aux enjeux de l’enseignement des lettres dans le monde contemporain et une partie de ses travaux récents, réalisés en collaboration avec des didactien.ne.s de la littérature, témoignent de sa préoccupation pour l’intégration des textes littéraires numériques dans le corpus scolaire, pour la formation à l’écriture numérique et pour l’éducation à la littératie numérique.↩︎

  3. Voir, par exemple, le travail d’archivage et catalogage mené par le laboratoire de Littérature électronique de la Washington University de Vancouver, où sont actuellement conservés 60 ordinateurs (Macintosh et PC) de différentes générations, de la fin des années 70 à aujourd’hui.↩︎