Passés et présents anthologiques
Le projet d’édition numérique collaborative de l’Anthologie grecque
Margot Mellet
Mathilde Verstraete

Le numérique, compris comme média et environnement, relève davantage d’une conversion que d’une révolution (Doueihi et Chemla 2008), se structurant par des phénomènes de continuité entre traditions et nouveautés. La modularité de son support permet de valoriser des corpus anciens mais aussi de renégocier avec leurs caractéristiques, de les actualiser en un sens, afin de leur faire réaliser le passage entre passé et présent. Dans cette perspective des nouveaux médias, Doueihi, dans son ouvrage Pour un humanisme numérique (Doueihi 2011), parle d’une culture anthologique, prenant racine dans l’Antiquité et perdurant encore aujourd’hui dans nos espaces numériques. Cette culture se fonde sur la structure du fragment qui souligne ainsi la persistance d’une pratique anthologique dans le déploiement numérique, visible notamment dans la circulation et l’organisation des contenus sur le Web (Doueihi 2011, 163). L’idée de l’anthologie comme « forme et format par excellence de la civilisation numérique » est au cœur de la réflexion que nous souhaitons proposer ici.

Cette réflexion s’ancre dans une recherche concrète menée au cours du développement du projet Anthologie grecque (porté par la Chaire de recherche du Canada sur les écritures numériques (CRCEN)). Par sa nature, sa taille, son histoire et le genre littéraire dans lequel il s’inscrit, le corpus de l’Anthologie grecque s’est révélé particulièrement éloquent pour la question de l’édition de patrimoines anciens et fragmentaires dans un environnement numérique.

Présentation d’un corpus ouvert

Le projet d’édition numérique collaborative de l’Anthologie grecque a été initié en 2014 par Marcello Vitali-Rosati, en collaboration avec les professeur·e·s Elsa Bouchard (Département de philosophie et Centre d’études classiques à l’Université de Montréal) et Christian Raschle (Département d’histoire à l’Université de Montréal).

L’Anthologie grecque est un recueil regroupant la poésie épigrammatique grecque issue de la période classique jusqu’à la période byzantine, soit près de 4 000 pièces, de 325 auteur·e·s différent·e·s, résultat de seize siècles de littérature. L’histoire de l’Anthologie grecque est complexe en ce qu’elle est le fruit de multiples reconfigurations et compilations. Par définition en effet, un recueil anthologique se caractérise par une reprise de plusieurs sources et l’enrichissement continu d’un corpus. La dénomination « Anthologie grecque » fait d’ailleurs référence à la réunion du manuscrit Palatinus 23 (940 apr. J.-C.) et de l’Appendix Planudea (début du XIIIe siècle). Cette appendix comprend les épigrammes absentes du manuscrit palatin mais présentes dans l’Anthologie de Planude. Celles-ci reprennent et enrichissent une anthologie constituée par Constantin Céphalas vers 900 apr. J.-C., elle-même composée à partir des Couronnes de Méléagre (Ie siècle av. J.-C.), de Philippe (Ie siècle apr. J.-C.), de Diogénien (IIe siècle apr. J.-C.) ou encore du Cycle d’Agathias (plus tardivement, au VIe siècle apr. J.-C.) (Cameron 1993),(K. Gutzwiller 1997),(K. J. Gutzwiller 1998).

Dans cette perspective, l’Anthologie peut être abordée « comme mouvement davantage que comme monument » (Mellet 2020) et surtout comme un matériau qui, historiquement, a été un espace de libertés et d’expressions pour les compilateurs successifs (par exemple, dans sa Couronne, Méléagre ajouta de nombreux poèmes issus de sa main ; les scholiastes du manuscrit palatin investissaient de temps à autre les marges des épigrammes pour des commentaires personnels) (Mellet et Vitali-Rosati 2021). L’Anthologie constitue dès lors un corpus précieux et diversifié de formes intertextuelles et de versions se succédant au fil des époques (Prioux 2008).

Si ce corpus peut nous paraître éloigné – par son temps, ses auteur·e·s, sa forme, sa langue, le ton de ses épigrammes, sa structure intertextuelle ainsi que les images qui la composent font écho à notre culture : une culture numérique et hypertextuelle qui renégocie constamment avec ses topoï. Par exemple, en lisant l’épigramme 68 du livre VII1 – une adresse à Charon, le nôcher des Enfers – le·la lecteur·rice de 2022 pourra penser à :

Ces échos sont le fait de la permanence du topos de la descente aux Enfers dans notre culture, se manifestant au travers d’expressions artistiques diverses (convoquant différents médias, autres que le texte), que ces dernières soient officielles ou non (soit comme des objets culturels établis ou reconnus comme tels, versus des appropriations libres d’un public non spécialiste). Le topos de la descente aux Enfers est une des nombreuses thématiques présentes dans l’Anthologie : la redondance de topoï fonde l’intertextualité du corpus. Les imaginaires anthologiques dialoguent entre les épigrammes mais résonnent également en dehors du recueil, vers des œuvres d’époques et de cultures diverses. Le terme « anthologie » signifie initialement couronne de fleurs (du grec ἄνθος, « la fleur » et λέγω, dans ce cas-ci notamment « rassembler, cueillir ») et se définit donc par un esprit de bigarrure. De plus, par essence, le genre anthologique présente une structure et une composition qui ne se veulent ni définitives ni objectives : rassemblement d’hétérogènes pour donner la saveur d’une époque et d’une culture, l’anthologie est déjà un acte de mémoire en tant que tel qui convoque un patrimoine populaire autour d’objets du commun. Dans le cas particulier de l’Anthologie grecque, cette affirmation trouve une nouvelle force : somme de compilations successives, plus ou moins longues, plus ou moins virulentes et intrusives, répondant autant aux préférences du compilateur qu’aux valeurs d’une époque. Ce que l’on appelle Anthologie grecque n’est en réalité pas un objet clos mais une mise en relation de différents textes et contextes, produisant de nombreuses versions d’une littérature. Le défi d’une édition est alors celui de parvenir à rassembler ces multiples versions pour unifier, au moins dans la forme, un patrimoine anthologique. Passées entre différentes mains, l’Anthologie peut être abordée comme un espace ouvert pour l’enrichissement et le dialogue entre ses épigrammes plutôt que comme un objet clos réservé à une discipline de langue et de culture grecque, ou se limitant à une vérité littéraire (soit, ce que l’on pourrait appeler une « bonne » version de l’Anthologie). Dans cette optique, le choix du modèle éditiorial que nous avons posé se fonde sur une conception de l’œuvre littéraire comme ouverte (Eco et Roux de Bézieux 2015) qui n’implique pas seulement la possibilité de relations intertextuelles (Genette 1982) mais aussi la reconnaissance de la participation du·de la lecteur·rice au sens de l’œuvre. La fonction éditoriale en ce sens se déplace pour ne considérer plus seulement une mission d’enrichissement scientifique du texte mais aussi celle d’une valorisation du corpus et ce qu’il évoque auprès de son lectorat selon le principe d’« intelligence collective »6. La gageure d’exprimer la complexité d’un objet culturel (approche éditoriale classique qui mènerait à décider d’une version) cède donc ici la place au travail d’éditorialisation des conditions de transmission du corpus pour permettre ses réappropriations (penser et implémenter techniquement un modèle anthologique).

Face à l’ouverture et à l’universalité de ce corpus comme du genre qui le définit, s’est posée la problématique de penser et décider un modèle éditorial qui parvienne à retranscrire cette caractéristique tout en demeurant stable et pérenne (Vitali-Rosati et al. 2020),(Mellet 2020),(Mellet et Vitali-Rosati 2021),(Agostini-Marchese et al. 2021) : comment faire acte de mémoire d’un patrimoine qui, dans sa forme (la forme de l’anthologie), est toujours ouvert et dont les traits significatifs se définissent par une forte résonnance avec nos imaginaires actuels ? Comment édite-t-on un topos en négociant simultanément son accessibilité et sa constante évolution ? Comment édite-t-on un passé en lien avec son présent ?

Pour répondre à ces questions, il nous a semblé que l’environnement numérique, par la modularité de son support, était particulièrement adapté pour l’édition de notre corpus (Vitali-Rosati et al. 2020). Le principe d’écriture collaborative et de mise en réseaux des écritures qui fondent l’architecture du numérique permettrait à une édition de poursuivre et de parachever le projet anthologique. La circulation des contenus en environnement numérique permet l’émergence et la valorisation des pluralités de perceptions du matériel textuel ainsi que de l’ensemble des liens possibles entre les textes constituant l’Anthologie (Vitali-Rosati et al. 2020).

Pour concevoir ce modèle éditorial d’un corpus anthologique antique, nous avons, depuis les débuts du projet en 2014, conçu et réalisé plusieurs espaces et dispositifs numériques. De ces premières conceptualisations jusqu’aux récents développements, le modèle de valorisation pensé pour notre corpus a évolué parallèlement à la formation technique de l’équipe de la CRCEN (Agostini-Marchese et al. 2021), afin de répondre à de nouveaux besoins scientifiques et de rejoindre d’autres communautés de recherche. Nous présenterons ici l’histoire de cette évolution, les différentes plateformes réalisées, qui nous ont amenés à penser, conjointement au développement d’un dispositif pour la valorisation de l’Anthologie, un modèle pour la valorisation d’autres corpus. Notre modèle est fondé sur le principe d’éditorialisation comme structuration des relations pour prendre en compte la pluralité des espaces et des acteurs qui participent des processus (Vitali-Rosati 2018) d’enrichissement, de collaboration et d’intelligence collective (Lévy 1994).

Organiser une accessibilité

Le projet naît alors que le chercheur principal – Marcello Vitali-Rosati – était en quête d’une certaine épigramme dont il avait oublié le numéro et la position (autant chercher une aiguille dans une botte de foin… ou relire les 16 livres de l’Anthologie). Le constat est évident : ce titan de la littérature grecque nécessite une indexation précise et accessible des éléments qui le constituent. Les éditions savantes – imprimées – de l’Anthologie sont déjà nombreuses, et, bien que certaines d’entre elles présentent un index thématique7, cette structuration a ses limites et s’avère insuffisante, notamment dans ce contexte heuristique. À la nécessité d’une indexation s’ajoute le besoin d’une retranscription de la circulation des idées ainsi que des structures intertextuelles que comporte le corpus. Il est apparu alors essentiel, pour satisfaire à la curiosité du chercheur principal mais aussi pour l’intérêt de la communauté scientifique, de repenser un modèle de valorisation du patrimoine anthologique fondé non pas sur le principe du recueil, qui par ailleurs est ici contextuel, mais sur le principe du fragment qui existe désormais dans le numérique selon un autre régime de relation à la source (donnant une plus grande opérationnalité que la mention bibliographique (Sauret 2020)). Valoriser l’Anthologie consiste à prendre en compte ses unités textuelles, les caractéristiques qui les définissent (auteur·e, époque, thématiques), leurs hétérogénéités comme les liens qu’elles tissent entre elles, et donc non seulement considérer l’importance d’une recontextualisation des fragments (point de vue archivistique du corpus) mais également leurs conversations ou cristallisations (point de vue d’éditorialisation du corpus) comme une « nouvelle granularité de la connaissance » (Sauret 2020),(crystal of knowledge dans Stern, Guédon, et Jensen 2015).

La première version se présentait sous la forme d’un site web généré avec le système de gestion de contenus SPIP8, mis en place par Marcello Vitali-Rosati. Cette plateforme, bien que simple, permettait déjà de penser une accessibilité du corpus et a permis de spécifier des besoins techniques et herméneutiques pour réaliser ce qui deviendra le projet d’édition numérique collaborative de l’Anthologie (Agostini-Marchese et al. 2021).

Cette accessibilité ne pouvait cependant pas se départir d’une réflexion sur la structuration numérique des données du corpus : l’API conçue à la suite du SPIP par Arthur Juchereau se fondait sur la notion d’entité textuelle (entity) qui constituait l’objet central de notre modèle de données. L’entité textuelle se conçoit comme une entité abstraite en relation avec plusieurs versions qui sont des entités textuelles concrètes (édition du texte grec, traductions) et d’autres types d’informations permettant de caractériser cette entité (auteur·e, mots-clefs, commentaires, références internes ou externes) (Vitali-Rosati et al. 2020).

Concrètement, cette première phase de réalisation d’une plateforme donnant accès et permettant une indexation plus précise des contenus de l’Anthologie a démontré l’importance de penser, en amont de l’implémentation technique, la structuration et la modélisation épistémologique qui soutiennent le projet. Dans le but de valoriser un patrimoine que l’on peut alors désigner comme épigrammatique, notre modèle éditorial devait se fonder sur des données structurées. Au cœur de ce modèle, le concept de fragment devait demeurer une composante technique ouverte, c’est pourquoi l’entity qui le traduit est abstraite.

À partir de cette API fut conçue une nouvelle plateforme officielle qui a permis non seulement de réunir les différentes informations autour de la composante de l’épigramme en tant qu’unité, mais également de commencer à concevoir un modèle éditorial basé sur la collaboration.

Structurer le collaboratif

Au-delà de la nature du corpus, souvent étiqueté comme un monument de la littérature grecque, il ne s’agissait pas de réaliser une énième édition savante, mais de penser une édition collaborative qui dépasse la distinction entre amateur·e·s et spécialistes pour en donner un accès de manière universelle.

La plateforme Anthologia palatina9 permettait de récupérer le texte grec des épigrammes à partir du site de Perseus10 et de les éditer ensuite par l’ajout de scholies, de traductions, d’alignements, de métadonnées. Les informations étaient éditées de manière collaborative par les membres (chercheur·e·s et étudiant·e·s) impliqué·e·s dans le projet. L’accès à la plateforme et à l’édition des fragments était également possible pour tout utilisateur·rice après création d’un compte. Ce modèle ouvert d’édition collaborative permettait selon nous de revaloriser un corpus ancien et de permettre son enrichissement, avec notamment l’ajout de « liens faibles ».

Les liens faibles désignent « les associations libres, faites par l’utilisateur·rice, de contenus divers à un contenu édité » (Mellet 2020). Dans le cadre de l’Anthologie, ils permettent d’incarner le maillage d’imaginaires collectifs. Les liens faibles correspondent à des références externes et sont complètement ouverts, sans validation de notre part ; ils sont à différencier des mots-clés qui désignent un type d’information dont l’édition est contrôlée par les éditeurs du projet. Pour reprendre notre exemple, dans le topos de la descente aux Enfers, la scène de catabase du film Orphée de Cocteau, la chanson The Sail of Charon de Scorpions, le tableau Charon crossing the Styx de Patinir ainsi que son détournement sous la forme d’un GIF, sont autant de liens faibles qui permettent à l’utilisateur·rice de s’approprier le patrimoine anthologique et de s’investir dans sa pérennisation. L’association libre impliquant d’autres régimes d’écriture et d’autres médias permet d’ouvrir le corpus à une plus grande résonnance (cohérente avec l’idée du topos qui n’est pas associé à un art en particulier) et fait des épigrammes moins des objets de littérature ou les objets de communautés spécifiques que des éléments culturels en soi. L’implémentation technique des liens faibles propose une éditorialisation de l’intelligence collective (Lévy 1994) pour appréhender un « imaginaire collectif », « un commun fondé sur un principe de partage continu de savoirs en réseau » (Mellet 2020) ou une co-construction que permet notamment le média numérique. Notre modèle en ce sens passe du principe du recueil ou du patrimoine à un principe de mémoire collective que l’environnement éditorial cherche à réactiver.

C’est à partir de cette idée d’un réseau de topoï au sein du patrimoine anthologique que nous avons conçu une première visualisation de nos données. La Plateforme ouverte des parcours d’imaginaires11 (la POP) se propose comme un espace de lecture du corpus sous la forme de parcours d’imaginaires destinés à tout public curieux12. Réalisée en collaboration avec les étudiant·e·s de l’école Hetic, elle a pour vocation de populariser le patrimoine anthologique pour que ce dernier redevienne le reflet d’une époque et d’une série d’appropriations individuelles. Au début du projet, la plateforme a été enrichie à partir de parcours de lecture conçus par les étudiant·e·s : par exemple le parcours sur les épitaphes d’animaux13 qui est une thématique que l’on retrouve à plusieurs reprises dans l’Anthologie a été structuré par les étudiant·e·s.

Pérenniser un modèle

Au fil de l’évolution du projet, par l’émergence de nouveaux besoins et par l’introduction de nouveaux acteurs et partenaires, nous nous sommes rapidement heurtés aux limites techniques et théoriques de la structure initialement mise en place. Le premier problème était d’ordre éditorial : la question du multilinguisme – primordiale afin de garantir l’universalité première du corpus, dans lequel se côtoient les dialectes et divers états de la langue grecque – n’était pas efficacement structurée par la première API. Dans l’idée de permettre à l’entité (ou au fragment textuel) de réunir autant de versions en autant de langues que l’utilisateur·rice le souhaite, il était indispensable que ces éditions-contributions soient documentées et structurées. S’ajoutait à ce problème celui du manque d’identifiants pour des objets qui définissent le fragment (auteur·e, thèmes, etc.).

D’un point de vue technique, la nouvelle plateforme utilise la syntaxe GraphQL, nous permettant de redéfinir le modèle et les relations qui s’y tissent. Le schéma a été défini en Django (un framework python). De plus, la rencontre avec de nouveaux partenaires nous a fait prendre conscience de l’importance d’une structuration forte des données, qui devrait ainsi permettre leur interopérabilité : les dialogues avec les équipes de Perseus14 – projet pionnier dans le champ des Digital Classics, prônant la diffusion et l’accessibilité aux textes anciens – et du projet Perseids15 – projet qui met à disposition des outils d’édition de corpus anciens – ont souligné l’importance de concevoir une interopérabilité des données et, par extension, du modèle de valorisation du patrimoine.

Face à ces problématiques, une révision de notre modèle de données a été engagée pour adopter une approche Web sémantique : une nouvelle plateforme a été conçue, remplaçant la première.

Dans cette nouvelle plateforme, Anthologia graeca16, le fragment demeure au centre de notre modèle, et, pour chaque unité textuelle, les données et métadonnées y sont liées à partir d’identifiants wikidata. La sémantisation de notre modèle s’est effectuée en parallèle d’un nouvel enrichissement : un partenariat a été établi avec la Bibliothèque palatine d’Heidelberg17 où est conservé le manuscrit palatinus graecus 2318, permettant d’annoter celui-ci (d’y repérer les épigrammes et les scholies qui s’y rattachent) et de les lier aux fragments correspondants sur notre plateforme à partir de la numérisation du codex19. Cela est rendu possible grâce au protocole d’interopérabilité des images sur le Web, à savoir IIIF (International Image Interoperability Framework).

Enfin, des élèves de lycées classiques italiens (comme le lycée « Samuele Cagnazzi » d’Altamura) ont participé au projet et ont, avec leurs professeur·e·s, édité une portion de notre corpus. Cette expérience alliait un apprentissage du grec, une découverte des outils d’édition numérique et une introduction à la discipline des Digital Classics. Dans cette expérience de collaboration et de formation, le pari d’assouplir la frontière entre les contributions de spécialistes et celles d’amateur·e·s curieux·ses et/ou passionné·e·s prend forme de manière plus concrète. Les statuts de collaboration, peu effectifs sur l’ancienne plateforme, ont été précisés ici (permettant de définir les modes et niveaux d’intervention de l’utilisateur·rice dans l’épigramme selon son statut), s’ajustant aux positionnements théoriques, méthodologiques et épistémologiques préconisés dans la communauté des Digital Classics (Blackwell et Martin 2009).

Nous avons profité de ce glissement d’une plateforme à une autre pour rectifier et accorder la motivation théorique de notre projet à sa réalisation technique : Anthologie Palatine20 (AP) est devenu Anthologie grecque21 (AG). Si la volonté initiale était d’éditer le manuscrit palatin, étendre le projet à l’Anthologie grecque s’est révélé nécessaire pour des questions de pertinence : ce n’est pas la matérialité du recueil que nous avons pour dessein d’éditer, mais bien l’imaginaire collectif et les dialogues anthologiques que recouvrent plusieurs manuscrits.

L’interopérabilité mise à l’épreuve

Cette évolution nous a fait prendre conscience de l’importance d’une collaboration et d’un dialogue entre les chercheur·e·s et les informaticien·ne·s. Il était primordial que l’équipe technique puisse comprendre les enjeux philologiques et éditoriaux d’une part, les difficultés et défis inhérents au corpus anthologique d’autre part (comme « qu’est-ce qu’une scholie, comment se structure l’Anthologie, quelles différences y a-t-il entre auteur et éditeur, etc. »). Réciproquement, il a été nécessaire pour l’équipe de chercheur·e·s d’appréhender le fonctionnement du modèle technique pour formuler une modélisation concrète des enjeux éditoriaux correspondant aux besoins du projet. Tout le cheminement de la pensée et de la réalisation concrète du projet se nourrit et reflète l’hétérogénéité de la communauté des chercheur·e·s associé·e·s qui ont su, au fil des années, mettre en commun leurs compétences propres, qu’elles soient linguistiques, paléographiques, humanistes ou informatiques – entre autres.

La formation technique et l’acquisition de compétences nouvelles par l’équipe de chercheur·e·s ont permis d’élargir encore le champ des possibles concernant le futur du projet, dont les contours n’ont de cesse de se redéfinir. À la suite de dialogues et d’échanges avec les divers profils techniques (Timothée Guicherd qui est le développeur de l’infrastructure de données, David Larlet et Sarah Rubio qui sont les développeurs de l’interface web) et en parallèle à l’amélioration de notre nouvelle plateforme et base de données est né un projet d’intelligence artificielle littéraire. Celui-ci a pour vocation d’améliorer nos définitions de concepts littéraires à partir d’expérimentations d’algorithmes d’apprentissage automatique. Ces algorithmes (cherchant ici à définir le concept de variatio) sont entrainés sur le corpus de l’Anthologie, que notre modèle permet désormais de parcourir et d’interroger. Il s’agit dans un premier temps de définir une méthode à partir de cet exemple de cas qu’est la variation (qui est une forme d’intertextualité) pour distinguer dans un second temps des types de variation (variation stylistique, rhétorique, paradigmatique selon la divison de P. Laurens dans L’Abeille dans l’ambre (Laurens 2012) ; puis parodie, pastiche, etc.). Cette méthode théorique pourrait ensuite s’appliquer à d’autres concepts ou mêmes catégories.

Plusieurs temps de reprises techniques et théoriques marquent l’histoire du projet Anthologie grecque. Premièrement, la recherche engagée sur une édition numérique de l’Anthologie palatine, pour des besoins d’indexation thématique plus précise et d’accessibilité facilitée, nous a amené à penser un modèle de valorisation du patrimoine anthologique. L’étude de notre corpus et de la littérature secondaire qui le concerne, a permis de formuler la véritable problématique éditoriale du projet : comment informer (donner une forme dans) un patrimoine qui est, dans sa forme et son identité, toujours ouvert ? Dans la conceptualisation de ce modèle qui devait répondre à cette problématique, au fil des plateformes et des formations techniques de l’équipe, les besoins éditoriaux du projet ont émergé plus concrètement : la visée collaborative, la dimension populaire, la structure du fragment, le principe de résonnance des topoï, sont autant de balises symboliques et scientifiques qui ont délimité une recherche éditoriale.

Ce modèle et l’évolution du projet ont été fortement documentés22 dans le but de rendre compte du développement d’une réflexion sur ce que veut dire faire patrimoine, faire collectif de mémoire, mais également dans l’objectif de pouvoir penser l’ouverture de ce modèle sur d’autres corpus fragmentaires et communautés intéressées par le dialogue entre littérature et informatique.

Agostini-Marchese, Enrico, Antoine Fauchié, Timothée Guicherd, David Larlet, Margot Mellet, Servanne Monjour, et Marcello. Vitali-Rosati. 2021. « L’épopée numérique de l’Anthologie grecque : entre questions épistémologiques, modèles techniques et dynamiques collaboratives ». Sens Public. http://sens-public.org/articles/1603/ .
Beckby, Hermann. 1957. Anthologia Graeca (Griechisch-Deutsch). Ernst Heimeran. Vol. I–IV. Munich.
Beta, Simone. 2019. Moi, un manuscrit : Autobiographie de l’Anthologie palatine. Paris: Les Belles Lettres.
Blackwell, Christopher, et Thomas R. Martin. 2009. « Technology, Collaboration, and Undergraduate Research ». Digital Humanities Quarterly 003 (1).
Cameron, Alan. 1993. The Greek Anthology: From Meleager to Planudes. Clarendon Press. Oxford: Oxford University Press.
Doueihi, Milad. 2011. Pour un humanisme numérique. La librairie du XXIe siècle. Paris: Seuil.
Doueihi, Milad, et Paul Chemla. 2008. La grande conversion numérique. La librairie du XXIe siècle. Paris: Seuil.
Eco, Umberto, et Chantal Roux de Bézieux. 2015. L’œuvre ouverte. 107. Paris: Points.
Genette, Gérard. 1982. Palimpseste. La Littérature Au Second Degré. Seuil. Paris.
Gutzwiller, Kathryn. 1997. « The Poetics of Editing in Meleager’s Garland ». Transactions of the American Philological Association (1974-) 127. [Johns Hopkins University Press, American Philological Association]:169‑200. https://doi.org/10.2307/284391.
Gutzwiller, Kathryn J. 1998. Poetic Garlands: Hellenistic Epigrams in Context. Los Angeles/Londres: University of California Press.
Laurens, Pierre. 2012. L’abeille Dans l’ambre : Célébration de l’épigramme de l’époque Alexandrine à la Fin de La Renaissance. Les Belles Lettres.
Lévy, Pierre. 1994. Lintelligence collective. Pour une anthropologie du cyberspace. Paris: La Découverte.
Mellet, Margot. 2020. « Penser le palimpseste numérique. Le projet d’édition numérique collaborative de l’Anthologie palatine ». Captures 5 (1). https://doi.org/10.7202/1073479ar.
Mellet, Margot, et Marcello Vitali-Rosati. 2021. « Éditorialiser l’Anthologie Grecque. LAPI Comme Livre Numérique ». In Le Livre En Contexte Numérique. Un Défi de Design. LivreNum.
Preisendanz, Karl. 1911. Anthologia Palatina: Codex Palatinus et Codex Parisinus. Lugduni Batavorum: Sijthoff.
Prioux, Évelyne. 2008. « Petits musées en vers : Épigramme et discours sur les collections antiques ». Thèse de doctorat, [Paris] INHA: CTHS.
Sauret, Nicolas. 2020. « De la revue au collectif : la conversation comme dispositif d’éditorialisation des communautés savantes en lettres et sciences humaines ». Thèse de doctorat, Montréal, Canada: Université de Montréal, Université Paris Nanterre. https://these.nicolassauret.net/.
Stern, Niels, Jean-Claude Guédon, et Thomas Wiben Jensen. 2015. « Crystals of Knowledge Production. An Intercontinental Conversation about Open Science and the Humanities ». Nordic Perspectives on Open Science 1 (octobre):1. https://doi.org/10.7557/11.3619.
Vitali-Rosati, Marcello. 2018. « Pour une définition de l’éditorialisation ». Études digitales 1 (3):39‑54. https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/handle/1866/20867.
Vitali-Rosati, Marcello, Servanne Monjour, Joana Casenave, Elsa Bouchard, et Margot Mellet. 2020. « Editorializing the Greek Anthology: The Palatin Manuscript as a Collective Imaginary ». Digital Humanities Quarterly 14 (1). https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/bitstream/handle/1866/23123/ap_dhq.pdf?sequence=1&isAllowed=y.

  1. Consulter https://anthologiagraeca.org/passages/urn:cts:greekLit:tlg7000.tlg001.ag:7.68/↩︎

  2. Voir https://www.youtube.com/watch?v=-9wqDCyLxxw↩︎

  3. Voir https://www.youtube.com/watch?v=zb7qbB7nq54&feature=youtu.be↩︎

  4. Voir https://www.wikiart.org/en/joachim-patinir/landscape-with-charon-crossing-the-styx-1524↩︎

  5. Consulter https://giphy.com/gifs/scorpiondagger-art-scorpiondagger-4arf9f4HPpwZO↩︎

  6. Intelligence « partout distribuée, sans cesse valorisée, coordonnée en temps réel, qui aboutit à une mobilisation effective des compétences » (Lévy 1994, 29).↩︎

  7. Voir notamment Beckby (1957)↩︎

  8. Consulter http://anthologiegrecque.org/ap/↩︎

  9. Consulter https://anthologia.ecrituresnumeriques.ca/home↩︎

  10. Consulter https://www.perseus.tufts.edu/hopper/↩︎

  11. Consulter http://pop.anthologiegrecque.org/#/accueil↩︎

  12. Le public impliqué dans l’édition est un public que nous connaissons pour l’instant directement : notamment des étudiant·e·s amené·e·s par des professeur·e·s associé·e·s au projet.↩︎

  13. Consulter http://pop.anthologiegrecque.org/#/parcours/308↩︎

  14. Consulter http://www.perseus.tufts.edu/hopper/↩︎

  15. Consulter https://www.perseids.org/↩︎

  16. Consulter https://anthologiagraeca.org/↩︎

  17. Consulter https://www.ub.uni-heidelberg.de/Englisch/helios/Welcome.html↩︎

  18. Une précision philologique s’impose. Nous notions plus haut que l’Anthologie palatine était renfermée dans le Codex Palatinus Graecus 23, aujourd’hui à l’Universitätsbibliothek de la Ruprecht-Karls-Universität (Heidelberg) et numérisé à la page http://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/cpgraec23. Ce codex, néanmoins, n’est pas complet. En effet, le manuscrit contenant l’Anthologie a subi moult péripéties qu’il nous serait impossible de résumer ici. C’est sans doute lors d’un voyage, entre la bibliothèque Palatine et la Vaticane, qu’il se déchira en deux entre les livres XIII et XIV, à la page 614. La suite du manuscrit, les pages 615 à 709, est contenue dans le Parisinus Supplementum Graecum 384 actuellement conservé à la Bibliothèque Nationale de France, qui en propose une numérisation à cette adresse : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8470199g/. Sur les questions (encore obscures) des péripéties du manuscrit, voir notamment Preisendanz (1911II-VII et CXLV-CXLVII) ou la version romancée de Beta (2019).↩︎

  19. Consulter https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/cpgraec23↩︎

  20. Consulter https://anthologia.ecrituresnumeriques.ca/home↩︎

  21. Consulter https://anthologiagraeca.org/↩︎

  22. Voir notamment Agostini-Marchese et al. (2021),
    Mellet (2020),
    Mellet et Vitali-Rosati (2021).↩︎