Laisse venir et les autres.
Du pouvoir des oligoptiques
Enrico Agostini Marchese
Si la géolocalisation est un phénomène central de notre époque contemporaine, modifiant en profondeur toute approche à l’espace, quelles sont ses fondations culturelles ? Cet article essaie de répondre à cette question en problématisant la vision technocentrée de la géolocalisation telle que portée par Google et les autres entreprises privées pour explorer d’autres manière de regarder à cette technologie. La notion d’oligoptique, centrale dans notre argumentation, nous permettra ainsi de mettre en évidence le côté culturel et esthétique de cette nouvelle forme spatiale qui s’appuie sur l’hybridation de l’espace physique et de l’espace numérique.
If geolocation is a central phenomenon of our contemporary era, profoundly modifying any approach to space, what are its cultural foundations? This article tries to answer this question by problematizing the technocentric vision of geolocalization as carried by Google and other private companies to explore other ways of looking at this technology. The notion of oligopticon, central to our reflection, will allow us to highlight the cultural and aesthetic side of this new spatial form that relies on the hybridization of physical and digital space.
Espace, Espace numérique, Géolocalisation, Weltbild, Oligoptique, Littérature, Esthétique
Space, Digital space, Geolocation, Weltbild, Oligopticon, Literature, Aesthetic

Laisse venir et les autres. Du pouvoir des oligoptiques.

Cet article doit beaucoup aux discussions que j’ai eues avec Christelle Proulx ainsi qu’aux différentes occasions où j’ai eu le plaisir de penser avec elle.

La modernité comme époque de l’image du monde

Dans un essai intitulé « L’époque des conceptions monde(Heidegger 2001) », Martin Heidegger articule le rapport entre métaphysique, technique et pensée épocale à l’aune de la notion de conception du monde, en allemand : Weltbild, que le philosophe oriente dans une perspective éminemment visuelle lorsqu’il pose la question : « [q]u’est-ce que cela — une “conception du monde” ? Apparemment une image du monde. Mais que signifie ici monde ? Et que signifie image ?(Heidegger 2001) ». Alors que « monde » indique l’étant dans sa totalité, c’est-à-dire l’ensemble de toutes les choses qui existent, le mot « image » acquiert une profondeur considérable dans l’enquête philosophique ayant pour but de repérer l’essence métaphysique de la Modernité menée par Heidegger. Au-delà de la signification immédiate, et très élémentaire voire anodine, de reproduction de quelque chose — « [u]n Weltbild serait alors comme un tableau de l’étant dans sa totalité(Heidegger 2001) » —, le philosophe allemand nous amène à voir dans l’idée de Weltbild une figure épistémique qui distingue la Modernité de l’Antiquité. Plus qu’un objet, une attitude : la possibilité d’envisager un monde comme image. Il y a là une posture mentale humaine qui se révèle selon Heidegger, une posture dans laquelle l’élément le plus important n’est pas l’image du monde, mais la relation que les êtres humains entretiennent avec cette forme de connaissance :

nous le [le monde] tenions devant nous, en tout ce qui relève de lui, en tout ce en quoi il consiste, comme système. […] Là où le Monde devient image conçue, la totalité de l’étant est comprise et fixée comme ce sur quoi l’homme peut s’orienter, comme ce qu’il veut par conséquent amener et avoir devant soi, aspirant ainsi à l’arrêter, dans un sens décisif, en une représentation(Heidegger 2001)

Plus qu’imaginer le monde, il est donc question ici d’en manier l’image. C’est ainsi selon Heidegger que les êtres humains occidentaux se sont institués en tant que sujets, au sens contemporain du mot que les Anciens ne connaissaient pas : ce processus de subjectivation, qui va de pair avec la réduction du Monde à une image maniable, est ce qui « caractérise et distingue le règne des Temps Modernes(Heidegger 2001) », voire il est

[l]e processus fondamental des Temps Modernes, [à savoir] la conquête du monde en tant qu’image conçue. Le mot image signifie maintenant la configuration de la production représentante. En celle-ci, l’homme lutte pour la situation lui permettant d’être l’étant qui donne la mesure à tout étant et arrête toutes les normes(Heidegger 2001).

Or, selon Heidegger, le fait que les êtres humains deviennent la mesure de tout étant au sens moderne n’a pas la même signification que ce que Protagoras aurait pu donner à cette expression car, entre temps, de la métaphysique des Anciens à la métaphysique des Modernes, la technique mécanisée est intervenue pour tout bouleverser — elle a même remplacé la métaphysique comme phénomène caractérisant une époque :

[u]n phénomène essentiel des Temps Modernes est la science. Un phénomène non moins important quant à son ordre essentiel est la technique mécanisée […] [qui] reste jusqu’ici le prolongement le plus visible de l’essence de la technique moderne, laquelle est identique à l’essence de la métaphysique moderne(Heidegger 2001).

La perspective heideggerienne sur la technique et sur la science, qui n’est pas exempte de problèmes — notamment l’approche réactionnaire qui idéalise une science ancienne allant de pair avec l’essence humaine —, nous semble particulièrement intéressante pour réflechir à un phénomène qui est en place depuis au moins une dizaine d’année : la numérisation de l’espace et son l’appropriation de la part des acteurs privés.

Cette tendance, à laquelle on fait communément référence avec l’expression GAFAM, acronyme de Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft1, exploite les structures internationales, transnationales et supra-étatiques d’Internet et du Web qui ont créé un espace commun global qui ne prévoit pas les mêmes lois, us et coutumes du monde non-numérique. Ainsi, faisant prévaloir leur pouvoir économique et leur capacité d’influencer et structurer la quasi-totalité des pratiques numériques, les géants du Web contrent-ils de plus en plus l’autorité étatique pour obtenir des régimes fiscaux avantageux, des législations favorables, de l’influence géopolitique, etc. — bref, pour imposer leur conception du pouvoir. Alors que l’expression « les GAFAM » regroupe des acteurs ayant des caractéristiques et des visées différentes, nous nous intéresserons ici de l’entreprise qui, parmi les autres, oriente une partie de son approche à la confrontation avec l’espace, à savoir Google.

Google, notamment ses services Google Earth, Google Street View et Google Maps, s’est imposé comme l’acteur le plus présent dans l’espace numérique. Cette position dominante, avec sa standardisation des pratiques et sa emprise sur le monde numérique, a bien évidemment un impact conséquent sur la production de l’espace numérique : faisant écho aux préoccupations de Milad Doueihi lorsqu’il affirmait que « la culture numérique joue un rôle déterminant pour normaliser les formes d’intelligence, mais elle fait aussi planer un risque : réduire l’intelligence à une notion unifiée et homogène, en grande partie définie par le contexte numérique lui-même(Doueihi 2008, 32) », nous pourrions dire que Google fait planer le risque de réduire l’espace numérique à une notion unifiée et homogène, basée sur sa vision du monde2.

Afin d’offrir le meilleur service possible aux entreprises qui souhaitent acheter les informations spatiales obtenues par Google pour offrir des publicités ciblées sur les prévisions comportementales des usager·ère·s de la société californienne, Google doit également se lancer dans une entreprise d’enregistrement, d’analyse et de stockage — ultimement, d’absorption — de tout élément spatial dans ses bases de données, réalisant ainsi le fantasme de la carte numérique totale :

space, for Google, is just one more type of information that ought to be organized so that the company can move closer to accomplishing its bold mission of “organizing all of the world’s information.” As one of its mapping engineers put it last year, “anything that you see in the real world needs to be in our database.” Unsurprisingly, enriching the database—rather than our urban experience—is the company’s primary objective.(Morozov 2013)

Alors que l’on pourrait penser qu’il s’agit d’un enjeux exclusivement géopolitique ou social au sens large, la pensée heideggerienne de la technique nous dit que l’impact de la googlisation du monde est plus profond, touchant à même les structures onto-épistémologiques. Alors que Jean Baudrillard pouvait encore critiquer la carte 1/1 des géographes impériaux comme un simulacre irréel en rappelant, avec nostalgie, l’existence d’un vrai monde derrière ou sous la carte, nous savons désormais que nous ne pouvons pas appeler au secours l’existence d’une vraie réalité analogique qui se cacherait derrière la fausse représentation numérique pour résoudre le problème de la représentation de l’espace numérique. En effet, comme nous le montrent les travaux de Marcello Vitali-Rosati, Luciano Floridi, Alexander Galloway, Boris Beaude, Rob Kitchin et Martin Dodge ou encore Jason Farman3, le numérique n’est pas juste une représentation du monde, mais il en est une véritable production.

Ainsi, si l’on considère en plus que « [t]he representation of space is not outside of the lived experience of that space. It is instead entirely incorporated into the production of embodied space14 », on pourrait affirmer qu’aujourd’hui la véritable bataille contre la standardisation et l’uniformisation de l’espace géolocalisé se joue autour de la représentation — et donc de la production — qu’on en fait. Comme l’affirme Evgeny Morozov, un des critiques les plus connus du numérique proposé par les GAFAM, le projet cartographique de Google, présenté sous la lumière d’une personnalisation de l’espace basée sur la capacité de s’adapter aux comportements de tout un chacun, cache en effet un premier risque fondamental : le rétrécissement de l’espace. Visant l’extraction, la collecte et l’analyse des données produites à travers nos déplacements dans l’espace pour les exploiter à des fins commerciales, le but de Google Maps n’est pas d’offrir une ville ouverte à l’exploration et à la dérive, mais de déterminer nos schémas de comportements pour ensuite pouvoir les vendre aux acheteurs intéressés à connaître nos habitudes et ainsi nous vendre des produits plus attrayants4. Pour ce faire, il faut que Google efface tout élément « inutile », c’est-à-dire non rentable de l’espace, notamment les espaces communs : « [i]n Google’s world, public space is just something that stands between your house and the well-reviewed restaurant that you are dying to get to(Morozov 2013) ».

Dans cet article, en nous inspirant des théories qui voient dans le numérique un acteur façonnant la réalité en profondeur et non un effet de déréalisation du monde ainsi que la pensée critique du numérique en version Google de Morozov, nous nous proposons de mettre à jour la proposition heideggerienne sur l’idée d’image du monde dans une direction moins idéalisante et plus critique. De cette manière, nous montrerons le caractère idéologique du rapport entre Google et l’espace numérique contemporain — que nous appelerons géolocalisé — ainsi que les failles de cette tentative d’appropriation de l’espace. En nous situant dans le sillage des réflexions que nous avons entamées dans notre article « Les structures spatiales de l’éditorialisation»(Agostini Marchese 2017), nous considérons l’entreprise de remaniement du numérique de Google sous un angle plus culturel que purement technologique. Comme nous argumentons dans cet article, les changements que le numérique entraîne dans les notions de pouvoir et d’autorités dépassent le seul côté technique ou technologique pour s’installer dans un processus de modification culturel plus large, dont Google est un des acteurs les plus puissants. Partant de ce constat, nous montrerons ensuite que la googlisation du monde n’est pas seulement un problème de représentation du monde, mais qu’il s’agit bien du façonnement d’une réalité ontologique à part entière ayant des buts hégémoniques sous-jacents5. Enfin, nous terminerons notre réflexion sur la possibilité de concevoir d’autres images du monde et d’autres rapports à l’espace à l’époque de la géolocalisation qui soient également le résultat d’une pensée sensible, imaginaire, affective et non seulement découlant d’une approche mathématique, technologique ou strumentale à l’espace.

De la géolocalisation comme image du monde

S’appuyant sur une vision mathématique de l’espace, basée sur la valeur incontestable de la précision des coordonnées géographiques, sur l’efficacité technologique des services offerts, sur la vitesse et la personnalisation de l’information taillée, profilée et proposée à l’avance, les acteurs privés, Google in primis ont su profiter de la géolocalisation mieux que toute autre instance et proposer une vision de l’espace contemporain qui n’est pas sans rappeler la construction idéologique d’une image du monde fondée sur sa maniabilité tel que dénoncé par Heidegger :

[t]ous les phénomènes doivent être déterminés d’avance comme grandeurs spatio-temporelles de mouvement, pour seulement pouvoir arriver à être représentés comme phénomènes naturels. Pareille détermination s’accomplit avec la mesure effectuée à l’aide du nombre et du calcul. Mais l’exploration mathématique de la nature n’est pas exacte parce qu’elle calcule avec précision ; elle est contrainte à calculer ainsi parce que la liaison à son secteur d’objectivité a le caractère de l’exactitude(Heidegger 2001).

Ainsi, en nous situant dans le sillage des réflexions heideggeriennes, nous proposons de regarder la tentative d’appropriation de l’espace contemporain menée par les acteurs privés comme à la réduction idéologique, consciente ou non, de la géolocalisation à un fait purement technologique pouvant produire une image du monde maniable, exploitable, commercialisable et profitable. La vision du monde portée par Google se caractérise par son côté idéologique qui nie la complexité culturelle du phénomène de la géolocalisation en faveur d’une vision purement mathématique où l’espace est aplati dans le quadrillage du territoire. Allant à l’encontre des réflexions développées par les penseur·se·s du tournant spatial, notamment Henri Lefebvre, qui voyaient l’espace comme un objet social(Lefebvre 1974), la privatisation de la géolocalisation est en train de nous faire plonger à nouveau dans des visions spatiales qui oblitèrent l’épaisseur sociale de l’espace et le réduisent à un phénomène technologique, mathématique et calculable. Cette tendance véhiculée par Google ne produit pas seulement un aplatissement de l’espace en tant que tel, mais également une uniformisation des valeurs, des visions et des politiques spatiales qui n’est que la version mise à jour de l’ancienne tentation métaphysique à la totalisation. Cette tendance est intimement liée à une conception spécifique de la gestion de l’espace qui est à son tour largement influencée par le paradigme visuel de l’œil divin qui tout voit. En faisant écho aux analyses de Michel Foucault sur le panoptique de Bentham, Michel de Certeau lie de façon explicite la vision divine panoptique et l’espace, en opposant pluralité et multiplicité :

[ê]tre élevé au sommet du World Trade Center, c’est être enlevé à l’emprise de la ville. Le corps n’est plus enlacé par les rues qui le tournent et le retournent selon une loi anonyme. […] Celui qui monte là-haut sort de la masse qui emporte et brasse en elle-même toute identité d’auteurs ou de spectateurs. Icare au-dessus de ces eaux, il peut ignorer les ruses de Dédale en des labyrinthe mobiles et sans fin. Son élévation le transfigure en voyeur. Elle le met à distance. Elle mue en un texte qu’on a devant soi, sous les yeux. […] Elle permet de le lire, d’être un Œil solaire, un regard de dieu. Exaltation d’une pulsion scopique et gnostique. N’être que ce point voyant, c’est la fiction du savoir(de Certeau 1990, 140)

La dialectique entre stratégies et tactiques6, qui est un thème fondamental de l’œuve de Certeau, s’incarne au niveau de la ville dans l’opposition entre la masse fourmillante qui parcourt les rues chaque jour et ce que le penseur français appelle la « pulsion scopique », découlant de la prétention du savoir théorique de se situer au-dessus de la ville elle-même et d’être un pur point voyant. En s’inspirant des analyses foucaldiennes sur les retombées qu’entraîne l’organisation sociopolitique selon le régime de visibilité, Michel de Certeau propose une approche différente à la question urbaine afin de repenser les modalités de construction et production des espaces que nous habitons :

je voudrais repérer des pratiques étrangères à l’espace “géométrique” ou “géographique” des constructions visuelles, panoptiques ou théoriques. Ces pratiques de l’espace renvoient à une forme spécifique d’opérations (des “manières de faire”), à “une autre spatialité” (une expérience “anthropologique”, poétique et mythique de l’espace), et à une mouvance opaque et aveugle de la ville habitée. Une ville transhumante, ou métaphorique, s’insinue ainsi dans le texte clair de la ville planifiée et lisible(de Certeau 1990, 141).

Contre le projet scopique tendant à l’uniformisation à travers la création d’un sujet universel répondant au nom de ville et qui cache et oblitère les manières autres de concevoir et produire l’espace, de Certeau prône un urbanisme multiple — « planifier la ville, c’est à la fois penser la pluralité même du réel et donner effectivité à cette pensée du pluriel ; c’est savoir et pouvoir articuler(de Certeau 1990, 143) » — qui s’articule autour de la différence. À un urbanisme centralisé, on opposera un urbanisme pluriel et non préorganisé; à l’organisation unidirectionnel, on opposera l’appropriation des individus de l’espace; à l’espace panoptique, on opposera un ensemble hétéroclite de pratiques singulières et de points de vue individuels — les oligoptiques, contrant ainsi les dérives totalisantes et accentratrices qui sont à l’œuvre dans l’espace numérique contemporain — et qui reflètent les tendances en place dans le numérique au sens large7.

Les oligoptiques. Des images du monde multiples et imparfaites

En faisant écho aux réflexions développées par de Certeau, Bruno Latour, qui s’inspire de Donna Haraway et des savoirs situés(Haraway 1988), applique cette idée de pulsion scopique pour parler du projet de Google Maps et Google Street View tout en en montrant les limites intrinsèques et les prétention idéologiques8. Dans son texte Paris, la ville invisible : le plasma, le penseur français parle de la fabrication de la nouvelle image du monde par les services privés de géolocalisation comme de la création d’un géant panoptique global qui se base non seulement sur le principe classique de tout voir, mais aussi sur le principe de continuité totale, d’absence de fracture, faille, trou, imperfection, etc. La tentative de tout enregistrer pour tout montrer que Google met en œuvre se révèle pourtant, selon Latour, une pure illusion, celle du zoom :

[c]e qui est si trompeur dans l’illusion du zoom, c’est l’impression de continuité. La machine informatique, parce qu’elle peut si facilement faire tourner les pixels à toutes les échelles et relier entre elles les informations […], permet de laisser croire qu’il existe entre toutes ces prises de vue un passage sans solution de continuité(Latour 2007, 2)

Voilà le point central, l’enjeu principal de la bataille culturelle menée par Google : laisser croire que l’image du monde proposée par les entreprises soit la seule possible, homogène, cohérente, parfaitement maniable parce que sans défauts, toujours à portée de main. Cependant, selon Latour, la cartographie proposée par Google n’est pas moins partielle et incomplète que celle de toute autre instance spatiale, elle n’a pas comme but de représenter la réalité, mais de la vendre par l’intermédiaire des publicités ciblées : cet échange proposé par le panoptique contemporain entre vision et argent n’est rien de plus qu’un « peep show » pour reprendre l’expression tranchante du philosophe.

En réalité, ce qui existe réellement n’est que la multiplicité et la pluralité incommensurables de l’ensemble — qui n’est pas la totalité — des points de vue singuliers qui composent l’identité d’une ville, dans ce cas Paris, et de l’espace en général. Ces singularités ne visent pas l’épuisement (de la totalité) mais plutôt la prolifération (des points de vue). Elles sont des oligoptiques, « étroites fenêtres qui permettent de se relier, par un certain nombre de conduits étroits, à quelques aspects seulement des êtres (humains et non-humains) dont l’ensemble compose la ville (Latour 2007, 1‑2)».

Ce n’est qu’à travers la prolifération des oligoptiques, des savoirs situés à la Haraway, qu’une véritable image de la ville peut se produire, chargée de sens et non insignifiante comme celle proposée par les panoptiques du zoom :

[c]e que vous voyez, c’est la ville, votre quartier, votre immeuble comme il était il y a quelques mois, quelques années, en tous cas à une autre saison, sous un autre éclairage, et d’après le plus improbable des points de vue – le moins informatif aussi : que vous importe de voir le toit de votre immeuble, êtes-vous poseur d’antennes ou ramoneurs de cheminées ? Le rafraîchissement des images se fait à des pas de temps bien trop grossiers pour que vous soyez en face d’autre chose que l’illusion de voir tout en direct – sans parler des pixels qui mutent rapidement en de gros carrés brunâtres dès que vous sortez des sentiers battus(Latour 2007, 1).

Les oligoptiques sont fondamentaux dans la production de l’identité spatiale non seulement lorsque nous parlons d’une ville comme Paris et donc d’un espace particulier et spécifique, contribuant ainsi au façonnement d’une perception spatiale située, mais, au sein de la bataille culturelle dans la représentation de l’imaginaire spatial, les panoptiques jouent un rôle aussi dans l’établissement d’une conscience spatiale géolocalisée. Ils relèvent, selon Latour, de la politique au sens large, de la polis : en contrebalançant l’impulsion de Google à la totalité, ils créent des manières différentes et autres de regarder les choses, les villes, les espaces : ils font pluralité, ils augment l’aération, pour reprendre le terme utilisé par Peter Sloterdijk et repris par Latour dans ce texte.

Pourquoi est-ce si important de “localiser” aussi obstinément les visions totalisantes sur Paris ? Pour une question d’atmosphère et de respiration, et donc, dirait Peter Sloterdijk, pour une grave question de politique. L’illusion du zoom, en géographie comme en sociologie, a ceci en effet de délétère qu’elle rend la vie en ville parfaitement irrespirable. Il n’y a plus de place, puisque tout est occupé par la transition sans raccord et sans solution de continuité entre les différentes échelles qui vont du tout aux parties ou des parties au tout. On a fait du remplissage. On étouffe. Il s’agit là, pour utiliser un mot savant, d’une question de méréologie : le rapport des parties au tout, c’est le privilège de la politique. Ce n’est pas à la géographie ni à la sociologie de le simplifier trop vite, en supposant le problème résolu et la totalité déjà connue, comme si Paris n’était qu’une image, simplement découpée, et qu’il n’y aurait plus qu’à réassembler. Ce rapport des parties au tout, du type puzzle, c’est la négation même de la politique(Latour 2007, 5‑6)

Le besoin de créer une atmosphère différente que celle proposée par les services privés de géolocalisation que Latour met en lumière est un sentiment partagé au niveau théorico-critique par nombreux·se·s penseur·se·s et par des praticien·ne·s aux pratiques diverses et variées qui ont intégré ce sentiment, de manière plus ou moins réfléchie et thématisée, dans leurs travaux afin de critiquer les différentes facettes de la privatisation de la géolocalisation et de proposer des nouvelles façon d’imaginer cette dernière. À cet égard, parmi les nombreuses possibilités d’utilisation littéraire de la géolocalisation, il existe tout un filon d’œuvres dont le trait commun est de mettre au centre de leur démarche poétique l’exploitation, le détournement ou la réappropriation du contenu visuel et narratif de Google Maps et Google Street View : ce que l’on pourrait appeler des oligoptiques littéraires ou esthétiques. Des œuvres comme Laisse venir(Savelli et Ménard 2015) d’Anne Savelli et Pierre Ménard, Postcards from Google Earth(Valla 2010) de Clement Valla, Une traversée de Buffalo(Bon 2013) de François Bon ou encore 9 eyes(Rafman 2008a) de Jon Rafman sur lequel s’appuie d’ailleurs Le tour du jour en 80 mondes(« Le tour du jour en 80 mondes », s. d.), pour ne citer que les plus connues dans le monde anglophone et francophone, s’engagent à démystifier l’image du monde googlienne, lisse et continue9, de l’intérieur, si l’on veut, c’est-à-dire en utilisant comme matériau esthétique les mêmes images produites par les plateformes de la société américaine selon un principe d’exposition plus que d’intégration ou modification. Dans ces cas, on ne fait presque rien plus que laisser parler les déformations, les déviations et les erreurs de la plateforme elle-même, sorte de degré zéro de la représentation où on expose, dans le double sens de ce mot, Google en train de s’écrouler sous sa propre logique panoptique, impossible à accomplir, de tout enregistrer, de tout cartographier, de tout reproduire — exactement comme dans le vertige fou de la cartographie de l’empire borgésien.

Les oligoptiques esthétiques

Dans le travail pionnier 9 Eyes commencé en 2008, soit un an après le lancement de Google Street View, l’artiste montréalais Jon Rafman problématise la perspective photographique et visuelle que Google met en place pour construire son image du monde. D’abord conçu comme un recueil en format pdf de captures d’écran provenant de la plateforme Google Street View sur le mode du catalogue d’exposition(Rafman 2008b), le projet a été poursuivi sur un tumblr pour ensuite devenir un site à part entier, qui est encore actif, à l’heure où nous écrivons. D’entrée de jeu se positionnant dans le mimétisme du projet de l’entreprise californienne — le titre 9 Eyes fait référence au nombre d’objectifs qu’avaient les premières versions des caméras montées sur les voitures de Google —, Rafman exploite la technologie de Google Street View ainsi que les codes visuels pour exposer l’absurdité, le ridicule et les failles de la pulsion scopique totalisante et totalitaire de Google. L’absence de commentaires, d’indications, de titres ou d’autres éléments qui ne soient que les captures d’écran dans le travail de Rafman double de manière ironique et démasque la prétention à la neutralité de Google Street View, ainsi que le continuum simulé et artificiellement produit par le logiciel qui agence les photographies, les bâtiments, les voitures les personnes, les paysages et qui floute les visages humains pour produire une image du monde qui n’est que le simulacre, le fantôme et le fantasme du monde réel. Les captures d’écran de 9 Eyes mettent en évidence l’illusion de la continuité et permettent d’arrêter l’enregistrement du monde de manière à pouvoir l’observer et le thématiser dans sa pluralité intrinsèque10, nous rappelant ainsi qu’en dehors de la fiction googlienne le monde continue d’exister, bariolé, multiple et irréductible.

S’inscrivant dans le même sillage conceptuel et visuel ouvert par Jon Rafman avec 9 Eyes, Postcards From Google Earth(Valla 2010) de l’artiste américain Clement Valla se livre au détournement d’un autre service géolocalisé de Google, Earth11, qui est celui qui laisse peut-être le plus transparaître la tendance scopique de l’entreprise californienne. Œil solaire, regard de Dieu, pour reprendre l’expression utilisée par de Certeau, ce logiciel permet l’exploration du globe terrestre depuis l’ordinateur avec une clarté de visualisation étonnante du zoom in et zoom out — dans certains endroits, on peut même distinguer les personnes sur les trottoirs(« Google Street View » 2020). Tout en reprenant la philosophie de fond de Street View — produire une illusion de continuum cartographique—, mais en déplaçant le point focal du panoptique numérique de la rue au ciel, Google Earth pousse plus loin la réduction du monde à une image, dans le sens heideggerien du terme jusque dans son mode de fonctionnement, même technique. Combinant la photographie satellitaire, en deux dimensions, et la modélisation tridimensionnelle, Google Earth réussit à produire des images du monde dont le référent spatial dans le monde n’a plus aucune importance, mais sont le résultat computationnel d’une production algorithmique visant le remplacement de la réalité non pas selon un principe ontologique de vérité, mais selon le principe technologique de l’efficacité, en se rapprochant ainsi du simulacre à la Baudrillard(Baudrillard 1981) dont Google Earth partage le potentiel d’aliénation et de déréalisation12. C’est en montrant le caractère aberrant, monstrueux, grotesque, inquiétant et anamorphique(Monjour, Vitali Rosati, et Wormser 2016) de certains images produites par l’algorithme de collecte, d’assemblage et de présentation des images-mondes de Google Earth que Valla expose l’idéologie panoptique et scopique de Google. Au lieu d’être des erreurs, des imprévus ou des exceptions à l’intérieur d’un projet visant à naturaliser la vision googlienne du monde, lisse et continue, les cartes postales de Valla nous rappellent que l’espace de Google Earth est un produit, une construction artificielle qui n’entretient avec la réalité qu’un rapport idéologique d’aliénation et d’illusion :

I discovered strange moments where the illusion of a seamless representation of the Earth’s surface seems to break down. At first, I thought they were glitches, or errors in the algorithm, but looking closer I realized the situation was actually more interesting — these images are not glitches. They are the absolute logical result of the system. They are an edge condition—an anomaly within the system, a nonstandard, an outlier, even, but not an error. These jarring moments expose how Google Earth works, focusing our attention on the software. They reveal a new model of representation: not through indexical photographs but through automated data collection from a myriad of different sources constantly updated and endlessly combined to create a seamless illusion; Google Earth is a database disguised as a photographic representation. These uncanny images focus our attention on that process itself, and the network of algorithms, computers, storage systems, automated cameras, maps, pilots, engineers, photographers, surveyors and map-makers that generate them(Valla 2010).

Alors que 9 Eyes ou Postcards from Google déploient leur charge critique et résistante par l’intermédiaire de la reprise presque transparente des codes visuels et des matériaux sémiotiques des plateformes qu’ils ciblent, d’autres projets issus du milieu littéraire travaillent à la réappropriation d’une géolocalisation imaginaire dans un cadre foncièrement poétique où les éléments glanés dans les différentes plateformes viennent s’ajouter à une contribution auctoriale plus marquée en vue du développement d’une esthétique géolocalisée plus structurée. Dans cet article, nous allons nous concentrer sur le projet Laisse venir mené par les écrivain·e·s Anne Savelli et Pierre Ménard en raison de la continuité formelle qu’a ce livre numérique avec les autres oligoptiques dont nous avons parlé jusqu’ici.

Laisse venir. Un oligoptique littéraire

Laisse venir est une œuvre remarquable,. D’abord, il s’agit d’un livre numérique qui profite des potentialités du numérique pour aller plus loin que le simple livre homotétique et ainsi proposer un mode de lecture ergodique13. Organisé selon le principe de la carte routière — la thématique central du livre est le voyage, comme nous le verrons plus loin —, le livre influence d’entrée de jeu l’expérience du·de la lecteur·rice selon des structures spatiales, produisant ainsi une correspondance entre les voyages numérique et physique des auteur·rice·s, l’espace physique français, l’espace numérique de la carte Google, l’espace métaphorique du livre et de la lecture elle-même créant ainsi un entrelacement spatial complexe où agissent plusieurs instances. Marcello Vitali-Rosati affirme à cet égard que

[c]ette lecture laisse entrevoir une multidimensionalité de l’espace et du monde, qui procède de la superposition de différentes couches d’information, un peu comme dans le cas de la réalité augmentée. Le trajet Paris-Marseille n’est pas simplement un territoire donné. Au contraire: il y a en effet un territoire, il y a ensuite une carte du territoire (Google map) qui le structure et lui donne un sens  en le transformant en espace. Ensuite, il y a l’usage de la carte et le discours sur cette carte qui peuvent la détourner, modifier son sens – et donc changer l’espace. Il y a encore le discours sur le territoire, et les discours sur le discours – les récits, les expériences vécues et racontées, les discours de tous ceux qui ont dit quelque chose dans et sur ces espaces (discours parfois captés dans les textes de Pierre et Anne)(Vitali-Rosati 2014b).

La complexité des plans de lecture du livre est augmenté par les caractéristiques de ce projet lui-même, car Laisse venir est également une œuvre foncièrement intertextuelle, qui renvoie à l’expérience littéraire menée par Julio Cortazar et Carol Dunlop en 1982 décrite dans le livre Les cosmonautes de l’autoroute(Dunlop et Cortázar 2014). Alors qu’ils·elles se savaient atteint·e·s d’une maladie incurable, Dunlop et Cortazar s’embarquent dans une dernier voyage de la durée d’un mois en se rendant de Paris à Marseille sans jamais sortir de l’autoroute pour en explorer les lieux avec la contrainte de visiter deux aires d’autoroute par jour. Dans Laisse venir, Ménard et Savelli se donnent pour objectif de refaire la même expérience d’exploration mais adaptée à l’ère du numérique et de Google Street View. Ainsi, dans un premier moment, les deux auteur·rice·s parcourent le trajet Paris-Marseille en choisissant chacun·e dix étapes significatives à atteindre et explorer par le seul intermédiaire de la plateforme de Google. Ensuite, à la fin de cette exploration numérique, Ménard et Savelli se rendent physiquement à Marseille en train pour participer à une résidence d’écriture promue par la même maison d’édition qui publie le livre, La Marelle (qui est d’ailleurs la traduction française du titre d’un ouvrage célèbre de Cortazar, Rayuela). Laisse venir raconte donc l’histoire d’une trajectoire plurielle qui est celle des rapports entre littérature et espace, à travers le temps. Impossible de lire le récit du trajet hybride entre Paris et Marseille fait par Ménard et Savelli sans y voir en filigrane celui du voyage de Dunlop et Cortazar à la découverte des lieux liminaires autoroutiers qui deviennent enfin des lieux à part entière de par la signification littéraire que Dunlop et Cortazar leur donnent à travers la narration, selon un principe lynchien. De la même manière, l’espace narré par Ménard et Savelli, hybride au troisième niveau (numérique, physique, discursif) se caractérise par le fait d’être un résidu de réalité résistant à l’intégration et à l’englobation dans le projet spatial totalisant de Google, par la friction qu’il oppose à la lisseté de la représentation spatiale de l’entreprise californienne :

alors que Street View assure la promotion de son dispositif immersif en promettant une expérience qui adhère au réel — cherchant à faire oublier le médium de la représentation — les écrivains vont plutôt chercher à se heurter à l’image, questionnant sans cesse sa (prétendue) transparence. En s’opposant à l’aspect objectivant de la carte en images de Google, Pierre Ménard et Anne Savelli proposent une tout autre conception de l’espace, redéfini en termes de temps, d’histoire, et surtout des histoires de ceux qui l’habitent. Ils dynamitent le certificat d’authenticité que l’on voudrait lui voir conférer (à tort) par la photographie, afin de lui réinjecter les récits et les discours qui composent le réel(Monjour, Vitali Rosati, et Wormser 2016).

Alors que des œuvres comme 9 Eyes ou Postcards from Google ne participent à la tentative de contrer l’image du monde technologique de Google qu’en en exposant silencieusement les failles et les inconsistances, Laisse venir, à notre avis, se démarque par une approche qui essaie d’envisager un rôle actif de l’imaginaire dans la production et le façonnement d’une conscience spatiale de la géolocalisation. Comme c’était le cas pour les autres oligoptiques, même dans Laisse venir l’utilisation des captures d’écran de Google Street View a une fonction ironique qui met en lumière les bogues, les incongruences, les aberrations algorithmiques du regard computationnel que le logiciel porte sur le monde14. Cette démarche qui vise à contrer l’imaginaire googlien du monde est faite de manière très consciente par les écrivain·e·s lorsqu’il·elle·s pointent, par exemple, les trous noirs de la représentation cartographique du logiciel :

Je me souviens d’un article qui dénonçait l’empressement avec lequel Google avait supprimé les preuves de la collision de l’une de ses voitures avec une biche sur une route de l’état de New York aux États-Unis. Très vite, à la place des images où la biche était écrasée, se trouvait ce qui est communément nommé un_trou noir_. Depuis ce trou noir n’est plus visible, il a été remplacé par un renvoi automatique vers un autre lieu. Là où avant nous avancions en ligne droite, à l’endroit où s’est déroulé l’incident, nous sommes renvoyés sur une route perpendiculaire. Impossible de continuer son chemin. Le trou noir a été effacé, comblé. Toutes traces éliminées. Ni vu, ni connu(Savelli et Ménard 2015).

Ou encore, les déformations des images suite à des montages photographiques ratés, particulièrement inquiétantes lorsqu’elles touchent à ces visages humains :

une déformation de l’image provoquée par la prise de vue en mouvement à 360° ou celle d’un visage le transformant soudain en monstre, l’apparition d’un fantôme (être à peine enregistré par la photographie dont il ne reste qu’une vague trace), un lieu inconnu, un endroit qui n’existe plus (ou plus comme nous l’avons connu (chantier de construction, déviation,no man’s land, lieux détruits par une catastrophe naturelle ou un accident, rayés de la carte du jour au lendemain (de son image)), un endroit qui a changé dans l’image et la mémoire que nous en avions(Savelli et Ménard 2015).

Cela est particulièrement évident dans le chapitre 15, par exemple, que Pierre Ménard consacre à la commune de Tournon-Saint-Martin. Alors que l’écrivain raconte ses vacances d’enfance dans le village, le rôle de l’imagerie numérique s’estompe face à la puissance mnémonique actualisante de la narration qui s’appuie sur les histoires d’hier pour donner une signification aux captures d’écran d’aujourd’hui, qui n’ont que peu de valeur, balayées du revers de la main par l’écrivain lui-même lorsqu’il affirme, en montrant une capture d’écran du paysage enneigé : « [l]’arrivée à Tournon-Saint-Martin par Tournon-Saint-Pierre, je n’en ai aucun souvenir. Nous ne passions jamais par là. Paysage d’hiver, c’est aussi l’inconnu pour moi, je n’y suis jamais venu en cette saison. J’y passais mes vacances d’été( Savelli 2015) ».

Ou encore, dans ce(s) voyage(s) immobile(s) qui ont pour effet d’agencer la mémoire vécue sur un espace perçu à travers l’écran, le rappel du caractère numérique de l’expérience arrive soudainement à briser le fil du discours, le fil du cheminement Paris-Marseille, introduire un degré d’irréalité qui rompt, de manière contradictoire, avec l’illusion référentielle que, dans ce cas-ci, Anne Savelli entretient savamment avec son jeu de vues de train lors de son déplacement à Valras-Plage, au chapitre 17. Pris·e·s dans notre suspension volontaire d’incrédulité, on dirait que lorsque Savelli nous rappelle, en passant, que le voyage en train qu’elle décrit n’est qu’une fiction,

[p]lus tard, le lendemain, de retour à Paris, dans l’immobilité ce sont les trains qui me traversent, peur soudaine qu’à Marseille, ville où je dois me rendre, en vrai, habiter et dormir, en vrai, ils m’usent le sommeil, m’envoient des ondes continuelles. Plage contre train, que peut-on faire ? Chercher(Savelli et Ménard 2015)

avec ce « en vrai » mis en évidence par l’italique, nous sommes posé·e·s devant un paradoxe presque gênant : nous étions en train de croire plus au faux voyage en train narré par Savelli qu’au vrai voyage numérique construit sur les captures d’écran, comme à confirmer ce que nous savons, c’est-à-dire que le dispositif de Google Street View ne sonne pas faux par manque d’adhérence à la réalité, mais plutôt par manque de capacité d’affabulation.

Le manque de fascination, et de signification, que la cartographie numérique de Google montre à l’égard de notre rapport au plaisir presque enfantin du voyage, du déplacement et de l’exploration se manifeste également dans une autre structure affective qui donne une forte signification aux endroits où on habite ou où on a habité : l’amour. Lorsque Anne Savelli arrive à Asnières, au chapitre 5, c’est d’emblée un amour, passé, qui vient donner le ton à cette ville, au point d’en influencer l’identité elle-même jusque dans son toponyme : « [i]l y avait un homme que j’aimais, à Antony, je crois, ah non c’était Asnières. Est-ce qu’il y vit encore ?(Savelli et Ménard 2015) ». Il y a là, dans l’existence d’Antony, cet être mythologique à la fois homme et ville, un clivage, une craque, un gouffre impossible à combler dans la production an-affective de l’espace de Google et celle affective de la narration. Alors qu’Antony, cet homme toujours en mouvement qui accompagnera Anne Savelli dans son voyage jusqu’à Auxerre (chapitre 7) pour ensuite se transformer en Pierre Ménard à Dijon (chapitre 8), est un souvenir en mouvement dans la mémoire de l’écrivaine, la plateforme numérique la pousse, à travers ses arrêts sur image, à ranger Antony dans une maison d’une rue où vivre une vie tranquille :

[e]t voici la maison d’en face. Si j’avais le désir d’une vie tranquille, oui je m’installerais (c’est le réverbère qui me décide), l’écouterais me dire ce qu’il voudrait de lui. Sur sa joue les nuits sans dormir, les fêtes et l’alcool j’imagine, ce n’était pas un homme rangé (alors pourquoi le ranger là, et moi, m’y caser de même ?) (qu’est-ce que c’est que ce désir de boîte ?). Il est impossible de vivre dans cette rue, Antony/Asnières, maison avec verdure, sapins, samedi calme, et pourtant Traverse m’intime sans le dire l’image(Savelli et Ménard 2015).

Et si Google Street View permet à tout un chacun de déplacer des petits bonhommes dans n’importe quelle place dans l’espace, les Antony de ce monde, même lorsqu’ils ne sont que des souvenirs narrés, se révèlent plus compliqués et ingérables, ils font résistance, ils ne se font pas trouver à la bonne adresse :

[r]echerche, moteur : le voici en photographie, il y a vingt ans, il y en a dix, six, deux. N’a même pas changé. Je l’installe dans cette maison blanche où il n’a aucune raison de se trouver (du reste, c’est Antony). Erreur 404 : il refuse d’y entrer. Pourtant, il y serait à l’aise, à la cave, pourrait faire vibrer les parois. Non, vraiment, tu ne veux pas ?(Savelli et Ménard 2015)

Pourtant, comme le rappellent Savelli et Ménard tout au long de Laisse venir, l’espace, même à l’ère du numérique, n’est qu’une question de souvenirs, de regards, de personnes rencontrées en voyage, bref : d’affects qui donnent une signification aux espaces que nous parcourons, qui autrement ne seraient que des lieux qui passent sans laisser trace, car « Asnières, la ville réelle, ne m’envoie nulle part : nulle adresse, aucun nom. Mais son métier [d’Anthony], musique, évident souvenir, oui(Savelli et Ménard 2015) ».

Conclusion. Imaginer une géolocalisation oligoptique

La notion d’oligoptique sur laquelle nous nous sommes arrêtés à la fin de cet article, nous semble bien pouvoir fonctionner comme concept opératoire pour une géolocalisation autre que technocentrée car elle répond de façon assez satisfaisante à la nécessité de repenser la manière dont nous avons construit notre vision de la géolocalisation, c’est-à-dire de l’espace à l’ère du numérique.

Dans cet article, nous avons en effet essayé de réfléchir à la possibilité d’envisager un rôle médian, intermédiaire pour l’imaginaire dans la production de l’espace géolocalisé. La tentative de monopoliser la vision de l’espace hybride contemporain telle que proposée par les entreprises privées comme Google a un effet majeur sur l’organisation socio-politique de nos sociétés : sous le prétexte de rendre nos villes plus intelligentes, plus efficaces et plus fonctionnelles, les acteurs privés de l’urbanisme numérique sont en train de s’emparer de nos espaces numériques et non pour les exploiter à des fins économiques, ce qui a comme conséquence de restreindre la sphère publique contemporaine. Derrière cette tentative d’appropriation socio-écono-numérique de la ville, Bruno Latour voit une tendance épistémique plus générale, qui a trait à l’imposition d’une vision du monde — pour le dire avec les mots d’Heidegger, une image du monde — spécifique. Contrant le projet de Google de s’imposer comme le panoptique contemporain, avec sa machine qui tout voit et tout enregistre, le philosophe français propose plutôt de relativiser la portée du regard googlien à celle d’un oligoptique, c’est-à-dire un point de vue parmi d’autres qui coexiste dans une multitude irréductible de perspectives sur l’espace qui peuvent varier fortement les unes des autres. Les œuvres artistiques 9 Eyes et Postcards from Google nous le montrent très bien : le regard porté par Google sur le monde est fort loin d’avoir atteint la perfection de la carte de l’empire de Borgès — au contraire, sa vision computationelle du monde est intrinsèquement faussée par l’idéologie scopique de la totalité. Alors que ces deux œuvres exposent les failles et les problèmes de la métaphysique visuelle de Google, Laisse venir de Pierre Ménard et Anne Savelli parachève la critique du modèle googlien de la géolocalisation entendue comme conception spatiale de la contemporanéité en l’ouvrant vers une proposition esthétique à part entière.

Suivant la pensée de Gilles Deleuze et de Félix Guattari selon lesquels le propre de la philosophie est de créer des nouveaux concepts pour exprimer les nouveaux problèmes qu’elle doit aborder, dans cette conclusion nous posons l’hypothèse expérimentale que la notion d’oligoptique serait la clé de voûte de l’imaginaire géolocalisé, pouvant synthétiser les caractéristiques de la géolocalisation en tant qu’époque spatiale. Les oligoptiques, formes de l’imaginaire spatial, produisent des espaces à travers leur pouvoir de signification — ils sont performatifs ; ils portent en eux les pluralités individuelles d’où ils découlent, à la manière des savoirs situés de Donna Haraway ; ils s’agencent dans une multitude plurielle selon le principe de la prolifération et ils refusent la concentration ; ils sont relationnels car aucun oligoptique ne peut aspirer à l’unicité ou à l’universalité et ne peut que coexister à côté des autres ; ils sont sociaux et même politiques et ils s’opposent point à point à la totalisation uniformisante de Google qui est le risque majeur que court l’espace géolocalisé aujourd’hui ; ils sont des récits technologiques car la technologie en est une condition de possibilité sans qu’elle en épuise l’identité car ils prennent toute leur consistance dans la mise en récit des histoires qu’ils racontent ; ils sont des produits culturels, discursifs, esthétiques. Avec la notion d’oligoptique, que cet article ne fait qu’effleurer en raison de sa relative nouveauté15 et de sa complexité, nous espérons avoir contribué à la possibilité de fonder un nouveau domaine, celui des études géolocalisées, dans une perspective éminemment esthétique et à la possibilité de concevoir un imaginaire spatial pouvant produire des espaces sensibles au sein du devenir-géolocalisé de notre monde contemporain.

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  1. L’Acronyme GAFAM, né au milieu des années 2000, est désormais dépassé. Non seulement cet acronyme est foncièrement occidentalo-centrique, alors que dans d’autres pays, notamment en Chine, d’autres acteurs numériques jouent un rôle prééminent (Wechat, TikTok, etc.), mais il fait référence à une situation numérique qui a beaucoup changé avec l’arrivée des nouveaux modèles économiques de la sharing economy ou gig economy comme Airbnb, Netflix, Uber, etc. à laquelle on fait référence avec l’acronyme NATU « NATU (Netflix, Airbnb, Tesla et Uber) ».↩︎

  2. Bien que d’autres plateforme proposant une philosophie à l’opposé de celle de Google — notamment OpenStreetMap, qui produit des cartes en ligne selon les principes du crowdsourcing et des licences Creative Commons —, le pourcentage du marché ainsi que le nombre d’utilisateurs de Google Maps — environ 80%, selon les données analysées par Justin O’Brien dans le billet de blogue (O’Brien 2021) — rendent ces acteurs minoritaires, voire impuissants face au monopole googlien. D’ailleurs, le projet d’Openstreetmaps est lui-même en train de changer quelque peu ses pratiques, face à l’interconnexion grandissante des activités numériques et au poids majoritaire que les GAFAM ont acquis au cours des années, voir (Dickinson 2021).↩︎

  3. Voir notamment (Vitali-Rosati 2014b), (Vitali-Rosati 2014a), (Vitali-Rosati 2016), (Vitali-Rosati 2018), (Floridi 2014), (Beaude 2012), (Dodge et Kitchin 2011), (Galloway 2012), (Farman 2012), (Farman 2014).↩︎

  4. La tentative googlienne de s’emparer de l’espace contemporain déborde les limites (hybrides) de l’espace numérique du Web pour s’élargir aux espaces urbains où nous vivons au quotidien, comme le montre le cas de Sidewalk Labs de Toronto, dont nous avons parlé dans (Agostini Marchese, s. d.).↩︎

  5. Cette volonté hégémonique de Google est exprimée de manière assez claire dès les premiers pas de l’entreprise californienne : prenons par exemple le titre lui-même du rapport de recherche qui présente l’algorithme de classement de l’information qui est à la base du moteur de recherche Google, PageRank, (Page et al. 1999), ou les déclarations de l’ancien président exécutif d’Alphabet, propriétaire de Google et de Sidewalk Labs, lorsqu’il affirme « give us a city and put us in charge »(Sauter 2018).↩︎

  6. « J’appelle stratégie le calcul (ou la manipulation) des rapports de forces qui devient possible à partir du moment où un sujet de vouloir et de pouvoir est isolable. Elle postule un lieu susceptible d’être circonscrit comme un propre et d’être la base d’où gérer les relations avec une extériorité de cibles ou de menaces. […] [J]’appelle tactique l’action calculée que détermine l’absence d’un propre. Alors aucune délimitation de l’extériorité ne lui fournit la condition d’une autonomie. La tactique n’a pour lieu que celui de l’autre. Aussi doit-elle jouer avec le terrain qui lui est imposé tel que l’organise la loi d’une force étrangère » (de Certeau 1990, 59‑60).↩︎

  7. Pour une réflexion sur les processus, de matrice fondamentalement capitaliste, qui ont fait du numérique, initialement imaginé comme un phénomène pluriel, ouvert et libertaire — voir par exemple (Barlow 2000) —, un endroit centralisant et totalisant, nous renvoyons à (Cardon 2010).↩︎

  8. Google Street View, Google Earth ou Google Maps ne sont évidemment pas les premières tentatives d’épuiser la complexité du monde à travers sa domestication dans la représentation — on pourrait même pousser la critique à l’extrême et soutenir que toute tentative de cartographier est une violence à la complexité du monde. La même perspective d’enregistrement du monde avait d’ailleurs été mise à l’œuvre pour des fins artistiques dans les années 1960, notamment pour les litographies qui composent l’œuvre Every Building on the Sunset Strip d’Ed Ruscha ou You Will Soon Pass By de N.E. Thing Co. Cependant, le projet de Google se démarque par son ampleur et par sa magnitude, comme l’indique Google elle-même lorsqu’elle annonce qu’en 2017 elle avait enregistré plus de 16 millions de kilomètres de photographies(« Google Earth » 2020).↩︎

  9. Louise Drulhe reprend dans son projet Atlas critique d’Internet l’opposition conceptuelle que Deleuze et Guattari posaient entre lisse et strié dans Mille Plateaux pour décrire un des modes de fonctionnement d’Internet et du numérique en général. À cet égard, nous renvoyons à l’article que nous avons écrit avec Christelle Proulx sur l’œuvre de Drulhe : (Agostini Marchese et Proulx 2020).↩︎

  10. Dans un post sur son profil Instagram, publié après les accusations d’inconduite sexuelle à l’égard de Jon Rafman, Saelan Twerdy propose une différente lecture de 9 Eyes qui nous semble très pertinente mais qui sort de notre cadre interprétatif. Au lieu de confronter le travail de Rafman à l’idéologie de Google, Twerdy montre le caractère intrinsèquement occidental et colonial de l’imaginaire rafmanien qui « relies on a romanticized vision of the (white, male) artist as explorer, venturing into the “virgin” territory of the internet in order to seize the resources that lay there for the taking (in this case, images produced by Google’s mobile cameras) »(Twerdy 2020). Si le romanticisme de l’œuvre de Rafman est indubitable — à cet égard, Alec Recinos parle carrément de sublime (Recinos 2018) —, il nous semble que l’accusation de colonialisme et d’occidentalisme devrait être également élargie à Google Street View. Je voudrais remercier Lisa Tronca d’avoir partagé ce post avec moi.↩︎

  11. Pour une vision d’ensemble sur Google Earth, je renvoie à la page Wikipédia (« Google Street View » 2020).↩︎

  12. Sans tenir compte des retombées politiques, sociales et économiques d’un logiciel qui vise à enregistrer tout lieu sur terre, même privé, militaire ou étatique, pour ensuite revendiquer la propriété de l’image obtenue ou qui exploite le travail des utilisateur·rice·s à travers des « appels à contributions » pour obtenir des photos d’endroits difficiles à atteindre.↩︎

  13. Nous préférons le terme ergodique à interactif pour décrire le livre d’Anne Savelli et Pierre Ménard, en reprénant les réflexions developpées par Espen Aarseth dans (Aarseth 1997). Premièrement, parce que la notion d’interactivité développée dans les expériences littéraires numériques fait référence à un échange sémiotique entre texte et lecteur-trice qui se situe à l’intérieur d’une période précise de la littérature numérique et qui n’est plus adapté aux expériences littéraires, sémiotiques, ergonomiques et poétiques rendues possibles par l’arrivée des dispositifs mobiles — comme nous l’avons montré dans notre article « Vous êtes ici. Prolégomènes pour une littérature géolocalisée »(Agostini Marchese 2018). Ensuite, et principalement, nous préférons le terme ergodique, car ce concept a une dimension foncièrement spatiale : ergodique vient du grec ergon (travail, action, œuvre, etc.) et hodos (parcours).↩︎

  14. Pour une analyse plus détaillée de la fonction de la capture d’écran dans Laisse venir, nous renvoyons à l’article, déjà cité, de Servanne Monjour, Marcello Vitali-Rosati et Gérard Wormser.↩︎

  15. À notre connaissance, il n’y a que très peu de penseurs qui se sont penché sur la notion d’oligoptique pour en faire une clé interprétative de l’espace numérique contemporain, voir Bruno Latour, que nous citons déjà dans cet article, et le travail de Boris Beaude(Beaude 2015).↩︎