Engagement et recherche : pléonasme ou oxymore ?
Agnès Perrin-Doucey

« À ce titre elle est un magnifique exemple de recherche, qui sans négliger l’exigence théorique, sans relever de l’incantation ou de la croyance, s’inscrit pleinement dans l’espace social »
Brigitte Louichon.

Dans le champ des sciences humaines et sociales, le rapport entre l’engagement et la recherche est souvent questionné par les chercheurs ou les chercheuses eux-mêmes, mais aussi par la manière dont les politiques publiques en matière de recherche se définissent et évoluent. Il s’agit régulièrement de se demander en quoi engagement et recherche sont liés et de décrire les éventuels facteurs d’impacts de cette relation sur les recherches et les connaissances qu’elles produisent d’une part, mais aussi sur l’engagement du chercheur ou de la chercheuse au cœur de l’espace social lui-même. Régulièrement des débats autour de l’objectivité et la subjectivité des recherches ressurgissent et invitent à interroger cette interaction. Ainsi, en 2017 un numéro de la revue Le Débat, relayé par Le Monde et présenté par Nathalie Heinich, est consacré à la politisation jugée problématique d’une « science trop partisane et engagée ». En 2021, Nathalie Heinich lance une seconde alerte dans un ouvrage qui invite dès le titre à réfléchir à ce que « le militantisme fait à la recherche ». Dans le même temps, la ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’innovation envisage de diligenter une enquête sur la place que prendrait l’islamo-gauchisme à l’université en vue de « distinguer ce qui relève de la recherche académique et ce qui relève du militantisme et de l’opinion ».

La question de l’engagement apparait donc simultanément comme une nécessité et comme un frein à la construction scientifique. C’est précisément cette dichotomie entre un engagement posé comme nécessaire et parfois considéré comme impossible que nous avons voulu interroger. Pour ce faire, nous nous efforçons de circonscrire quelques points saillants du débat qui a cours en sciences humaines et sociales, du fait de l’implication des chercheurs et chercheuses dans l’espace social. Nous cherchons à mesurer comment les travaux produits peuvent constituer une forme d’engagement en soi, et à quelles conditions cet engagement peut apparaitre comme discutable, voire préjudiciable à la dimension scientifique elle-même. Pour ce faire, nous organisions un état de l’art constitué par des articles en sciences sociales et en linguistique. Nous le confrontons quand c’est possible au champ de la didactique de la littérature. Dans un second temps, nous prenons le parti d’aborder la question en la croisant à l’analyse d’une autre dualité : celle de l’engagement par la littérature, réalité confondue parfois avec la notion de littérature engagée. Nous montrerons en effet que les problématiques soulevées dans la problématisation des rapports entre recherche et engagement au cœur des sciences humaines et sociales trouvent des échos intéressants dans l’analyse en littérature qui nous permettent de chercher une voie féconde pour lier engagement et recherche dans notre discipline.

La recherche, une activité qui engage

Le terme engagement, dans son acception philosophique, évoque l’action de « participer, par une option conforme à ses convictions profondes et en assumant les risques de l’action, à la vie sociale, politique, intellectuelle ou religieuse de son temps » (CNRTL, 2021). S’engager implique donc de pouvoir mettre son action, y compris quand elle se construit par la parole ou les écrits, en gage de la position présentée, d’apporter une caution. L’engagement se traduit donc dans l’adoption d’une posture au regard de l’objet de recherche et de son traitement, des acteurs ou actrices, du public. Cette posture s’incarne par une prise de parole orale ou écrite, car l’engagement comme la recherche sont aussi affaire de communication.

Construire des connaissances en sciences humaines et sociales engage le chercheur ou la chercheuse en lui imposant de prendre place dans l’espace social avec lequel il interagit nécessairement. Cet engagement est parfois suscité du fait même des dimensions techno-politiques qui régissent partiellement la vie scientifique. En effet, en organisant des appels à manifestations d’intérêt sur des thématiques particulières, en soutenant financièrement des axes d’études spécifiques, ou en valorisant des connaissances dans les prises de décision, les acteurs politiques accréditent effectivement la pertinence d’une inscription des travaux des chercheurs ou chercheuses dans l’espace social, voire politique. De même, ils peuvent aussi, par les choix d’institutionnalisation et de communication participer à leur effacement, voire le provoquer. Par exemple, il est intéressant d’observer, durant les deux dernières décennies écoulées, l’incidence graduée d’une recherche sur l’évolution des discours et des actions politiques en matière de formation des enseignants. Dès 2001, Nicole Mosconi met en évidence la manière dont les représentations et catégorisations genrées au sein même de l’école s’organisent « sans que l’on en ait conscience » et « agissent sur nos perceptions, normalisent nos jugements, nos évaluations, nos interprétations, nos attentes et guident nos conduites » (99). La chercheuse décrit ainsi la manière dont les enseignants peuvent à leur insu véhiculer des stéréotypes qui contribuent à empêcher l’égalité de s’installer pleinement dans la vie sociale. Si, depuis lors, les politiques publiques en matière d’égalité homme-femme affirment la nécessité d’un volet éducatif pour rétablir l’égalité au cœur de la République, force est de constater qu’en 2021 encore, la formation initiale des enseignants consacre institutionnellement une place limitée à l’intérêt des acteurs et des actrices sur ce sujet. De ce fait, chercheurs, chercheuses, militants et militantes s’organisent en « lobbies » pour peser sur la réforme des formations et obtenir que soit imposé un quota horaire nécessaire à la valorisation de ces connaissances dans la formation. L’engagement dans ce cas est fondé sur la légitimité des connaissances construites par une recherche scientifique impliquée et impliquante, autant que sur la volonté citoyenne et politique de faire évoluer la société qui intervient uniquement dans la phase de valorisation des connaissances. On note donc une double posture d’engagement qui parfois se confondent : celle du chercheur ou de la chercheuse dans une thématique à visée transformative de la société, celle plus militante du citoyen ou de la citoyenne qui s’appuie sur les connaissances construites pour accélérer cette transformation.

Il faut donc pouvoir prendre place dans l’espace social sans négliger l’exigence théorique qui fonde la scientificité des connaissances et sans transformer cette étape en une tribune militante. Pour ce faire, le chercheur ou la chercheuse s’appuie sur sa professionnalité et la déontologie induite, sur son statut et sur la reconnaissance de ses pairs, conférée par sa formation et son statut. Sans ces éléments, les travaux peinent parfois à trouver un espace de valorisation et ne se diffusent pas, ou ils se diluent dans la posture militante. La non-reconnaissance par les pairs peut constituer un frein majeur au développement d’un champ scientifique quand elle se fonde précisément sur le déni de la scientificité des travaux. C’est le cas notamment pour les champs scientifiques dont l’émergence est récente comme les didactiques disciplinaires. Inscrites comme spécialité disciplinaire, les didactiques qui interrogent les savoirs et les pratiques ne contribuent pas à conceptualiser le champ disciplinaire lui-même, mais plutôt à penser sa diffusion et à lui accorder des formes de pérennité parce qu’elles visent à interroger scientifiquement les savoirs et leurs modes de transmission et d’appropriation. Le chercheur ou la chercheuse est alors amené à s’engager pour faire reconnaitre son travail et permettre sa valorisation, sa diffusion. Cette reconnaissance, souvent posée comme un acte militant, peut aussi s’organiser scientifiquement. C’est précisément ainsi que se positionne Brigitte Louichon (2016) à propos du concept de sujet lecteur. Dans cet article, partant d’une étude de corpus, la didacticienne explore la manière dont la revue Pratiques, qui a contribué à institutionnaliser la didactique du français, contourne systématiquement ces travaux pourtant essentiels pour l’évolution des études littéraires. Constatant ce fait à l’issue de l’étude, elle invite à s’interroger pour comprendre ou interpréter les raisons du silence de ses pairs.

Ainsi, les scientifiques, par la détermination de leurs questions de recherche, par leur volonté de faire reconnaitre l’ancrage scientifique de leurs travaux, par leur implication intellectuelle et citoyenne dans la diffusion des connaissances construites, par les visées transformatives qu’ils assignent à leurs travaux s’impliquent dans l’espace social pour permettre à la société d’évoluer en s’appuyant sur les connaissances construites. De fait, les recherches en en didactiques, parce qu’elles interrogent les savoirs, les pratiques et l’activité inhérents à l’enseignement et à l’apprentissage s’appuient nécessairement sur des formes d’engagement du chercheur et/ou de la chercheuse qui les conduisent. En ce sens, la notion d’engagement peut s’ériger en un pléonasme de l’acte scientifique dans la mesure où les visées des chercheurs et chercheuses imposent de pouvoir prendre place dans l’espace social.

La recherche, une activité qui implique des espaces de neutralité

Pour autant, cette question se heurte aussi régulièrement à la réflexion d’ordre éthique et déontologique qui postule, avec raison, qu’une certaine forme de neutralité axiologique est nécessaire à la scientificité des travaux. Dans un monde où la diffusion de connaissances scientifiques se heurte violemment à la concurrence déloyale des opinions ou croyances érigées en connaissances diffusées massivement sans source et sans hiérarchisation, la question des relations entre engagement et neutralité nécessaires à l’exercice du chercheur ou de la chercheuse se pose toujours de façon aigüe. Par cette nécessité d’aborder avec objectivité et neutralité l’analyse des données qui permet la découverte, le chercheur ou la chercheuse peut donc convoquer aussi une relation oxymorique entre la pratique scientifique exigeant objectivité et l’engagement dans des dimensions militantes qui nécessitent une prise de position. Les différentes disciplines qui composent le champ scientifique des sciences humaines et sociales restent de ce fait « traversées par cette interrogation allant jusqu’à créer un clivage entre les partisans d’une activité de recherche engagée et ceux d’une activité neutre. » (Charaudeau 2013). Pour ce chercheur, c’est en sociologie que cette opposition est la plus évidente, dans la mesure où s’opposent deux écoles : l’une critique qui vise une « utilité pratique » et l’autre plus « pragmatique » qui implique l’idée wébérienne de « neutralité axiologique ». Pour Alvin Gouldner (1970), la sociologie nécessite une approche réflexive qui prend en compte l’inscription sociale du chercheur ou de la chercheuse. Le sociologue qui adopte cette posture cherche alors à approcher « la vérité sur la vie sociale » (Calhoun et Wieviorka 2013, 5). Si l’expression est problématique, car il n’y a pas de « vérité absolue » et que la science poursuit plutôt la mise en évidence du « fait », Craig Calhoun et Michel Wieviorka affirment qu’il n’est pas possible de « mettre en doute la centralité de la quête sans fin pour une compréhension honnête et des connaissances bien informées » (Ibid.).

N’accréditant pas ce changement de paradigme développé par Alvin W. Gouldner, Didier Lapeyronie considère, quant à lui, qu’il s’agit en réalité d’une revendication d’objectivité scientifique engageant une implication politique problématique.

[…] La revendication de la réflexivité, comme condition d’une « objectivité » scientifique supérieure, s’est combinée avec une affirmation politique radicale. Elle a conduit moins à imposer les conquêtes de la science dans l’espace public qu’à importer le « combat politique » dans l’espace scientifique conçu comme un espace de « lutte » pour le « monopole » de la « vérité ». Il s’est ainsi développé un « académisme radical » […]. (Lapeyronnie 2004, 622)

Pour Nathalie Heinich, « cette radicalisation de la posture critique en sociologie marque une alliance entre le milieu universitaire et les nouveaux courants de la « gauche radicale » ayant émergé dans les années 1990 » (2021, 3). Elle dénonce alors le glissement qui s’opère depuis lors vers une forme académique de militantisme en sociologie notamment, le chercheur ou la chercheuse se confondant avec le citoyen ou la citoyenne militante. Ne rejetant pas la légitimité en soi de ces luttes, elle les refuse dans le contexte de l’activité professionnelle, parce qu’elle considère que s’installe une confusion entre la dimension épistémique de la production des savoirs et celle politique ou civile de la transformation du monde (p. 5). Réinterrogeant la notion de « neutralité axiologique », elle rappelle que pour Weber, rien n’interdit d’exprimer une opinion personnelle, mais il faut savoir la limiter dans l’exercice de la fonction de chercheur ou de chercheuse. Elle invite aussi à ne pas confondre la notion wébérienne avec « la neutralité épistémique, qui porte non sur les valeurs, mais sur les outils de la recherche » (p. 7). Elle reprend ici une réflexion déjà conduite en 2002 développant l’idée de neutralité engagée : neutralité dans la conduite des travaux de recherche, mais engagement dans leur valorisation. Elle considère donc ainsi que la visée transformative n’est pas nécessairement affectée par cette posture d’objectivité qu’impose le recours à la « neutralité axiologique » si le chercheur ou la chercheuse parvient à discerner l’implication dans son travail et son engagement politique.

Patrick Charaudeau interrogeant la réception critique des études de recherche, dès 2013, invite à penser une forme de contrat entre recherche et engagement qui nous parait féconde pour résoudre la dichotomie posée à nouveau par Nathalie Heinich en 2021. Il met en évidence avec mesure cette oscillation de l’engagement du chercheur ou de la chercheuse et des jeux de légitimité et d’illégitimité qu’elle provoque.

L’analyse critique étant perçue comme un acte de dénonciation qui, certes, satisfait une demande sociale et alimente le débat public, […] se heurte une fois de plus à la question de la crédibilité d’une étude dont on saurait qu’elle part d’un à priori. (p.4)

Là encore, la délégitimation des travaux par les acteurs techno-politiques ou par les pairs, comme l’idéologie qui meut le citoyen ou la citoyenne qu’est le chercheur ou la chercheuse peut induire des engagements militants de ces derniers qui rompent parfois avec la réserve qu’implique leur professionnalité. L’exemple d’actualité des choix politiques en matière de formation du lecteur peut permettre d’illustrer aisément notre propos. Soumise à la pression des études internationales qui pointent des résultats problématiques dans la maitrise de la lecture, l’éducation nationale française, entre 2017 et 2022, affirme la volonté de former les enseignants du 1er degré pour résoudre le problème. Appuyés essentiellement sur les recherches issues des neurosciences ou des sciences cognitives et sur leur valorisation dans une centration méthodologique relativement refermée sur elle-même, les documents d’accompagnement publiés à destination des enseignants et des enseignantes mentionnent si peu la dimension pluridisciplinaire des recherches qu’ils les rendent invisibles aux yeux du grand public, voire qu’ils les décrédibilisent. Ainsi, ils incitent les acteurs ou actrices de ces recherches, forts de la qualité de leurs travaux et poussés par une réflexion épistémologique sur le sens de cet apprentissage, à se positionner publiquement pour œuvrer à la reconnaissance de leurs travaux. Il s’agit donc bien ici encore de se demander comment se positionner sans discréditer la construction scientifique alors qu’il devient pour les citoyens nécessaire de la défendre.

Une affaire de contrat

L’analyse de cette problématique complexe trouve un début de réponse dans l’article de Patrick Charaudeau. En effet, le chercheur analyse assez finement les différents rôles discursifs tenus dans le processus de construction, diffusion et de valorisation des connaissances scientifiques. Il interroge notamment la pluralité des effets de sens dans la diffusion publique de la parole qui se pose alors « de façon cruciale, car elle débouche [sur la question] de la légitimité d’une telle parole et sur des conditions éthiques de sa diffusion » (p. 9) Il en déduit que les chercheurs et chercheuses en sciences humaines et sociales sont, de ce fait, amenés à envisager des postures réflexives et à visée heuristique. Il en détaille alors trois distinctes : celle qui s’instaure au regard de la discussion dans le champ scientifique concerné, celle à adopter face à l’objet d’étude et aux acteurs qui constituent la recherche, et enfin celle à adopter en communiquant avec des publics divers. De ce fait, même si le désengagement axiologique n’est pas toujours possible dans les travaux en sciences humaines et sociales, le chercheur ou la chercheuse doit savoir séparer systématiquement le discours critique étayé par les travaux qu’il ou elle conduit de l’acte de dénonciation qui relève de l’engagement citoyen, voire du militantisme politique. C’est en cela que recherche et engagement sont pour Patrick Charaudeau « une affaire de contrat », contrat éthique nécessaire pour conserver la crédibilité et la légitimité indispensables à la valorisation des travaux surtout quand la visée poursuivie est transformative. En conclusion, le linguiste affirme que cette conscience d’une nécessaire séparation entre l’exercice du scientifique et l’engagement citoyen de l’intellectuel

est peut-être une illusion, mais c’est ce qui justifie pour [lui] la liberté du chercheur : ne pas être dépendant de la demande sociale érigée en « politiquement nécessaire » au nom de l’innovation ; ne pas être dépendant de la demande médiatique érigée en devoir de débattre au nom du droit à l’information ; ne pas se laisser imposer des méthodes d’analyse à la mode au nom de la scientificité ; ne pas se soumettre aux diktats du temps éditorial et revendiquer la liberté du temps de la recherche. « Liberté chérie », le chercheur écrit ton nom. (p. 12)

Cette approche centrée sur les dimensions discursives qu’impliquent les différentes étapes d’une recherche nous semble tout à fait pertinente pour penser une voie féconde pour l’inscription des travaux de recherche dans l’espace social. En effet, elle dissocie avec une certaine clarté le militantisme de l’engagement du scientifique, et ce pour renforcer la crédibilité des travaux, voire légitimer l’engagement citoyen. C’est bien dans la prise de conscience de cette dichotomie possible que le scientifique peut apprendre à s’abstraire provisoirement du citoyen, non pour désocialiser son travail, mais pour lui conserver toute sa légitimité et donc renforcer sa crédibilité et par là même son impact potentiel sur le public.

Comparer l’incomparable : une voie de réflexion

Comme le suggère la dernière citation reproduite ci-avant, il nous apparait par ailleurs que les analyses concernant la littérature et l’engagement rencontrent certains points évoqués précédemment. La comparaison peut surprendre, car chercheur, chercheuse, écrivain et écrivaine n’ont ni les mêmes visées, ni les mêmes contraintes, ni les mêmes moyens. Comme l’affirmait Roland Barthes (1964), l’acte d’écriture littéraire ne peut être inclus dans sa causalité et ses visées. Par ailleurs, si la question éthique est indissociable du travail de recherche, elle se pose en des termes très différents pour l’artiste qu’est l’écrivain ou l’écrivaine. Pour autant, littérature et recherche rencontrent un objet commun : celle de tenter de comprendre le monde, dans une pratique subjective et sensible d’une part, rationnelle et objectivée d’autre part. Dans le cas de la littérature, il s’agit effectivement de construire des vérités relatives à la subjectivité de l’écrivant et de l’écriture (y compris quand elle recherche un effet d’objectivité) « c’est la précision [structurale…] de l’écriture qui engage l’écrivain » (Barthes 1964, 142). Dans le cas de la recherche scientifique, c’est la rigueur de la démarche (de la formulation de la question de recherche à l’analyse des résultats) restituée par l’écriture qui engage le chercheur dans son œuvre. Notre comparaison ne vise donc pas à superposer les deux notions, mais à mettre en évidence des proximités dans la manière dont les critiques les réfléchissent pour clarifier les principes d’analyse littéraire dans un cas, les principes qui régissent l’engagement et la recherche dans l’autre. Elle doit permettre de rendre explicite la confusion qui s’établit entre une pratique engagée et une pratique de l’engagement, pour faciliter la compréhension des formes de l’engagement. Pour le saisir sur le plan littéraire, nous nous sommes appuyées prioritairement sur l’étude critique Littérature et engagement qui fait autorité aujourd’hui encore (Denis 2000).

S’agissant de l’engagement en littérature, Benoît Denis a montré à quel point la notion « a subi une usure importante » et « est devenue une idée floue et passepartout, renvoyant indistinctement à la vision du monde d’un auteur, aux idées générales qui traversent son œuvre ou même à la fonction qu’il assigne à la littérature » (2000, 9). On observe donc la transformation problématique d’une théorie littéraire qui la rend bien évidemment polysémique et donc moins dicible, mais qui reste fondée. La notion de littérature engagée semblait pourtant au départ assez bien circonscrite. L’expression consacrée par Jean-Paul Sartre en 1945 détermine une théorie littéraire qui « postule que l’écrivain participe pleinement au monde social auquel il appartient et doit, par conséquent, intervenir par ses œuvres dans les débats de son temps » (Bruneau 2003, 69). Elle considère que l’écrivain par l’acte d’écriture s’interpose dans l’espace public et ainsi peut agir sur le lecteur, puisque « c’est en choisissant son lecteur que l’écrivain décide de son sujet » (Sartre, 1948 : 31). La posture discursive apparait donc essentielle à la visée poursuivie et aux moyens d’y parvenir, elle semble pouvoir être pensée comme un invariant de l’engagement. La « littérature engagée » s’est effectivement constituée comme une littérature militante qui s’inscrit dans un contexte historique tout à fait spécifique. Benoît Denis rappelle d’ailleurs que la théorie sartrienne porte une visée politique liée à l’essor du communisme, et se situe dans une époque donnée, de part et d’autre de la Seconde Guerre mondiale. L’étudier implique d’interroger la manière dont les auteurs et autrices mettent leur art au service d’une « vérité pratique » qui n’est pas sans rappeler l’idée d’utilité pratique des études sociologiques et des visées transformatives que poursuivent les travaux en didactique. Le projet se trouve remarquablement exemplifié par celui qu’Éluard1 circonscrit dans ces quelques vers emblématiques du statut de poète engagé :

[…] Mais je m’étonne de parler pour vous ravir

Quand je voudrais vous libérer pour vous confondre
Aussi bien avec l’algue et le jonc de l’aurore
Qu’avec nos frères qui construisent leur lumière
(Éluard, 1947).

Benoît Denis interrogeant plus avant la notion atteste d’un glissement progressif des critiques vers une observation de l’engagement des auteurs ou autrices « dont on sait par ailleurs que la politique n’affleure nulle part dans leur œuvre ». Il affirme alors que se dessine « un horizon de réflexion et de discours qui tout à la fois réfute l’engagement tel que défini sommairement précédemment et qui continue pourtant d’interroger la notion » (2000, 10). Il montre ainsi que l’engagement en littérature déborde largement la théorie de la littérature engagée, parfois à l’insu des auteurs ou autrices eux-mêmes. Il expose alors qu’il y a aussi lieu d’interroger la réception de l’engagement qui peut échapper à l’énonciateur.

Dès lors, le critique souhaite aborder dans son étude le rapport entre littérature et engagement « en des termes littéraires et esthétiques » (Ibid., p. 12) et non sous l’angle de l’histoire politique. Sa recherche vise à analyser la réflexion qui s’établit entre littérature et politique, littérature et société, non du fait des traces historiques sur lesquelles elle se fonde, mais en interrogeant « les moyens spécifiques dont [l’écrivain] dispose pour inscrire le politique dans son œuvre » (Ibid.). En effet, pour Benoît Denis, comme pour Patrick Charaudeau, l’engagement en littérature comme l’engagement en sciences humaines et sociales peut être lié au rapport tissé à l’espace social dans laquelle l’acteur joue « sa crédibilité et sa réputation ». La dichotomie entre le professionnel et le citoyen relevée à propos de la recherche se retrouve aussi sous une autre forme dans l’étude du critique littéraire. Ce dernier rappelle tout d’abord que Jean-Paul Sartre et Roland Barthes développent des « positions polaires [sur le rapport fond et forme qui] définissent ainsi un espace polémique dans lequel se meut le débat sur l’engagement. » (p.70) Il montre ensuite que les écrivains et les écrivaines engagés sont en effet partagés entre la volonté de prendre position et le désir de faire une œuvre littéraire avant tout et donc de déterminer une éthique de la littérature, comme le suggère de façon inversée le ressenti d’Eluard quand il affirme être étonné « de parler pour vous ravir ».

Partant de ces constats liés à l’histoire de la littérature, l’analyste atteste d’un reflux de l’engagement littéraire qui s’opère à la seconde moitié des années cinquante et tout au long de la décennie suivante. Ce retrait n’apparait pas dans la posture de l’intellectuel ou du citoyen, mais bien dans celle de l’écrivain parce que « le désir de […] faire paraitre [la mobilisation idéologique] dans les œuvres […] s’amoindrit, comme si la littérature était occupée à reconquérir sa singularité contre l’envahissement du politique qui avait caractérisé la période sartrienne » (Ibid., p. 280). Cependant, cette ère qui consacre la fin de « la littérature engagée » n’implique pas l’ouverture d’une ère du désengagement. Il va se traduire différemment : selon Barthes (1953) par l’institution d’un pacte qui lie l’écrivain à la société, pacte dont la forme prise par l’écriture est l’épicentre. En littérature aussi, l’engagement apparait donc comme une question de postures et de contrat, mais n’est-ce pas le concept d’engagement lui-même qui génère cette analyse, quel que soit l’objet de celui-ci ?

Finalement, si la théorisation de l’engagement en littérature aboutit plus ou moins à un questionnement sur l’être de la littérature, à une tentative de fixer ses pouvoirs et ses limites » (Ibid., p. 297), il en va de même de l’engagement de la recherche en sciences humaines et sociales. Dans les deux cas, il s’agit « d’inscrire le fait littéraire [ou scientifique] dans le monde et dans la société et de le faire participer à l’histoire immédiate. » (Ibid.)

En guise de conclusion

Pour clore cette lecture croisée des liens entre engagement et recherche, engagement et littérature il parait essentiel de se demander où se situent les limites de la comparaison. Pour Benoît Denis, l’engagement en littérature reste une posture aussi nécessaire qu’impossible.

[…] on conclura qu’on n’en aura jamais fini avec lui, parce qu’il est une manière déterminer une éthique de la littérature et parce que tout écrivain exigeant doit, à un moment ou à un autre, s’interroger sur le sens de son entreprise. L’engagement est ainsi pour la littérature un horizon à la fois nécessaire et impossible à atteindre ; une question à poser plus qu’une réponse à apporter, un désir ou une volonté plus qu’une réalité effective. (Ibid.)

Nous l’avons montré, le lien entre engagement et recherche oscille lui aussi entre deux postulations contradictoires qui complexifient la posture du chercheur ou de la chercheuse en quête de légitimité pour ses travaux et de crédibilité pour leur visée sociale. La visée transformative des recherches en sciences humaines et sociales rend l’engagement indispensable. Cette dissociation est parfois refusée, la priorité étant donnée à l’impact de la recherche sur la société. Ce mouvement s’apparente à celui que les littéraires qualifient par l’expression de « la littérature engagée » qui s’est instituée prioritairement au service du militantisme. Cependant, la déontologie du chercheur implique une indispensable dissociation de sa posture citoyenne dans la phase de construction des connaissances. En effet, à la différence de l’écrivain ou de l’écrivaine, le chercheur ou la chercheuse agit concrètement et non métaphoriquement sur le monde. Il ne recherche donc pas à construire une vérité, mais à construire un fait, en passant par la description de réalités ponctuelles, mais potentiellement généralisables pour mieux comprendre leurs effets. Il s’inscrit donc nécessairement dans une chaine de rationalité et accepte obligatoirement la réversibilité potentielle de ses découvertes. Son engagement nécessite donc d’être à même de réfuter toute vérité imposée, même quand il se l’impose lui-même. C’est bien à ce moment-là que cette vérité devient réellement problématique pour l’éthique de la recherche, quand elle rencontre l’adhésion du citoyen qu’est le chercheur ou la chercheuse. Cette adéquation entre sa libre conscience idéologique et sa professionnalité est à même d’oblitérer sa posture professionnelle et de limiter sa pensée critique, car il doit alors accepter ce qui est peut-être une émanation de l’inacceptable. N’est-ce pas précisément à ce moment-là que le chercheur ou la chercheuse doit se défier de son opinion, de sa croyance, de ses incantations, de son engagement pour accepter ce qui lui semble inacceptable et remettre sur le métier son travail ? N’est-ce pas précisément cet inconnu-là d’une rencontre entre soi et l’altérité des connaissances qui fait tout l’attrait du métier de chercheur ?

Références bibliographiques

Barthes, Roland. 1964. Essais critiques. Points 1. Paris: Seuil.
Bruneau, Judith Emery. 2003. « La littérature engagée ». Québec français, nᵒ 131:68‑70. https://www.erudit.org/fr/revues/qf/2003-n131-qf1187311/55676ac.pdf.
Calhoun, Craig, et Michel Wieviorka. 2013. « Manifeste pour les sciences sociales ». Socio, nᵒ 1 (mars):5‑39. https://doi.org/10.4000/socio.200.
Charaudeau, Patrick. 2013. « Le chercheur et l’engagement. Une affaire de contrat ». Argumentation et analyse du discours, nᵒ 11 (octobre). https://doi.org/10.4000/aad.1532.
Denis, Benoît. 2000. Littérature et engagement : de Pascal à Sartre. Points 407. Paris: Seuil.
Gouldner, Alvin Ward. 1970. The coming crisis of Western sociology. His Studies in the series on the social origins of social theory. New York: Basic Books.
Heinich, Nathalie. 2017. « Il y a dans cette sociologie l’équivalent de la pensée créationniste ». Le Monde, novembre. Paris (France). https://www.lemonde.fr/idees/article/2017/11/23/nathalie-heinich-il-y-a-dans-cette-sociologie-l-equivalent-de-la-pensee-creationniste_5219263_3232.html.
Heinich, Nathalie. 2021. Ce que le militantisme fait à la recherche. Tracts, N° 29. Paris: Gallimard.
Lapeyronnie, Didier. 2004. « L’académisme radical ou le monologue sociologique: Avec qui parlent les sociologues ? ». Revue française de sociologie 45 (4):621. https://doi.org/10.3917/rfs.454.0621.
Louichon, B. 2016. « Dix ans de "sujet lecteur" ». In Didactique du français et de la littérature, édité par A. Petitjean, 403‑22. Recherches textuelles 14. Metz: CREM.

  1. Rappelons que la question de la « vérité pratique » est comprise dans le titre du poème cité « La poésie doit avoir pour but une vérité pratique ».↩︎