Pour une écriture collective d’un patrimoine ordinaire : les terrains d’aventure en acte
Clothilde Roullier
Gilles Raveneau
Fanny Delaunay

Le projet TAPLA (Terrains d’aventure du passé/pour l’avenir) entend cerner le patrimoine ordinaire méconnu des terrains d’aventure pour faire ressortir leurs legs et l’impact qu’ils ont eu sur celles et ceux qui les ont pratiqués et les pratiquent encore, comme leurs potentialités dans l’aménagement des espaces ludiques urbains futurs. Construit dans une démarche de recherche-action, le projet associe chercheur·es et praticien·nes issu·e·s de l’éducation populaire. En ce sens, il s’apparente à une communauté d’écriture, soit un groupe d’individu·es qui œuvrent collectivement à la rédaction d’un projet, depuis ses prémices et jusqu’à son terme, voire au-delà. Reste à savoir dans quelle mesure ces démarches aboutissent à l’élaboration de savoirs, font émerger et organisent une intelligence collective autour de la mémoire et des traces laissés par les terrains du passé. L’écriture collective dans le cadre du projet TAPLA s’entend en effet comme la réalisation in situ d’expérimentations de terrain d’aventure prenant en compte des références au passé. Elle s’accompagne et se prolonge par la mise en commun de données et de sources aussi bien patrimonialisées que privées, par la production de nouvelles sources archivistiques et par la publication de résultats de la recherche rédigés à plusieurs mains.

Terrain d’aventure, mémoire collective, recherche-action, pratiques collaboratives, éducation populaire, jeu libre, enfance, plein air

Introduction

D’emblée habité par la question de l’activation de la mémoire des lieux et des postures, aussi bien intellectuelles que corporelles, le projet de recherche TAPLA1 (Terrains d’aventure2 du passé/pour l’avenir), initié dans le cadre du Labex Les passés dans le présent en 2020 pour une durée de trois ans, porte sur un objet généralement éphémère dans ses manifestations. Les terrains d’aventure sont un dispositif urbain et pédagogique original qui a émergé au Danemark, dans le contexte de crise humanitaire et sociale de la Seconde Guerre mondiale. Il a progressivement essaimé en Europe et au-delà (en particulier aux États-Unis et au Japon) et a été inauguré en France en 1971. Dans les années 1980 et 1990 – contrairement à ce qui s’est passé dans d’autres pays d’Europe, les terrains d’aventure ont pratiquement tous disparu. Ils font néanmoins l’objet, depuis le début des années 2020, de nouvelles mises en œuvre prometteuses sur différents territoires (une trentaine de terrains devraient être lancés à l’été 2022) que le projet TAPLA accompagne (mise en œuvre, analyse critique, recherches documentaires, etc.), en mettant en perspective les observations du présent avec les connaissances issues de l’étude du passé.

TAPLA entend cerner au mieux, à travers une approche transdisciplinaire, le patrimoine méconnu des terrains d’aventure pour en faire ressortir leurs legs et l’impact qu’ils ont eu sur celles et ceux qui les ont pratiqués (tant enfants qu’adultes) et les pratiquent encore, comme leurs potentialités dans l’aménagement des espaces ludiques urbains futurs. C’est la raison pour laquelle le projet de recherche articule à la fois une dimension rétrospective (scrutant les traces du passé pour mieux comprendre d’où les terrains d’aventure viennent et quelles furent leurs conceptions, leurs formes et leurs usages) et une dimension prospective (tournée vers la compréhension du présent, de l’actualité et de l’avenir de ces expérimentations).

Cette approche du sujet est sous-tendue par une conception des terrains d’aventure comme relevant du « patrimoine ordinaire » des espaces récréatifs en milieu urbain, au sens où ils sont constitutifs, dans leur ordonnancement, d’une valeur esthétique, historique et patrimoniale d’intensité variable selon les contextes environnementaux et temporels. Nous nous rapprochons alors de la définition du patrimoine formulée par Pierre Babelon et André Chastel dans un article fondateur en 1980 : une notion « qui couvre de façon nécessairement vague tous les biens, tous les “trésors” du passé » (Babelon et Chastel [1980] 1994, 11). L’ouverture du champ patrimonial au-delà des canons académiques est contemporaine de l’histoire des terrains d’aventure, dans la mesure où l’Inventaire des monuments et richesses artistiques de la France, créé en 1964 à l’initiative d’André Malraux et d’André Chastel, est précisément à l’origine de la prise en considération du patrimoine « ordinaire ». Loin de la quête de l’exceptionnalité et de la monumentalité, une des spécificités du travail de recherche sur le patrimoine réside ici dans la capacité à regarder au travers de la banalité quotidienne des objets, pour repérer, inventorier, voire conserver (dans la mémoire des archives) les éléments remarquables ou spécifiques du patrimoine (Heinich [2009] 2016).

Délibérément interdisciplinaire, le projet TAPLA réunit chercheur·e·s et praticien·ne·s : archivistes, géographes, urbanistes, ethnologues, sociologues, paysagistes, chercheur·es en sciences de l’éducation, philosophes, issu.es de différents horizons académiques et géographiques. Tourné vers une démarche de recherche-action, ce projet a permis de nouer des partenariats étroits avec différents acteur·rice·s de « terrains » qu’il·elle·s soient animateur·trice·s, responsables de structures socio-éducatives, responsables de services des espaces verts ou de la jeunesse, militant·e·s de l’éducation populaire, travaillant toutes et tous sur les terrains d’aventure ou sur d’autres pratiques récréatives de plein air apparentées. Chacun·e dispose de ses propres méthodes, outils et terrain de recherche et/ou d’actions spécifiques que le projet TAPLA ambitionne d’articuler autour d’une recherche collaborative. L’enjeu est alors de porter et de questionner collectivement les raisons de la disparition progressive des terrains d’aventure en France, les motifs de leur résurgence depuis la fin des années 2020 et d’identifier « par le faire » les conditions de leur mise en œuvre au travers de l’actualité des pratiques (Ingold 2017). Les ambitions de la recherche visent également à créer des outils pérennes qui permettent d’identifier des contributions individuelles ou collectives, dans le passé et dans le présent, à la mise en œuvre de terrains d’aventure. Ce projet de recherche-action s’écrit donc à plusieurs mains et fait de l’articulation sciences et société le cœur de son action. En ce sens, il s’apparente à une « communauté d’écriture », soit un groupe d’individus qui œuvrent collectivement à la rédaction d’un projet, depuis ses prémices et jusqu’à son terme, voire au-delà.

Dès lors, « l’écriture en commun » est l’une des conditions de la réussite dce programme. Reste à savoir dans quelle mesure ces démarches aboutissent à l’élaboration de savoirs, font émerger et organisent « une intelligence collective autour des patrimoines et des mémoires ». Quelles mémoires collectives génèrent-elles pour le futur ? Cela questionne les modalités selon lesquelles des chercheur·e·s issu·e·s de disciplines différentes avec un outillage propre peuvent construire des objets de recherche, des méthodes d’enquête et des restitutions. Par ailleurs, à cette transdisciplinarité universitaire s’ajoute la rencontre avec des praticien·ne·s issu·e·s du champ de l’éducation populaire, dans lequel le retour réflexif fait partie intégrante des pratiques d’animation, et qui ont elles et eux aussi leurs propres méthodes et outils de travail. Comment ces praticien·ne·s rompu·e·s à l’auto-analyse critique travaillent-ils avec des universitaires dont ils sont à la fois les partenaires et les objets de recherche ? Comment restituer les savoirs universitaires et les compétences d’expert·e·s au travers d’exercices d’écriture communs ? Dans quelle mesure les outils numériques de type open data peuvent-ils contribuer à ces écritures ? Enfin, dans quelles mesures ces pratiques collaboratives et collectives sont susceptibles de produire des mémoires partagées ? 

Écrire à plusieurs mains depuis différentes disciplines scientifiques : du partage d’outils à la co-construction de connaissances 

En amont, il est nécessaire de rappeler que ce projet de recherche a pris forme dans le contexte particulier de la crise sanitaire internationale que nous connaissons depuis 2019. Ceci n’est pas sans incidence sur les outils et les méthodes déployés pour œuvrer ensemble et créer les conditions d’une production scientifique. Les outils et temps de travail et/ou de réunion ont dû être adaptés (création de canal dédié sur une plateforme de visioconférence gratuite, écriture sur plateformes collectives, etc.). À bien des égards, ce qui était initialement temporaire s’est révélé pérenne. Par ailleurs, le projet de recherche entend penser son propre archivage et donc sa propre patrimonialisation au fur et à mesure de son avancée. D’une part, il mobilise des documents du passé pour enrichir les connaissances relatives aux terrains d’aventure. D’autre part ses propres productions, basculant elles-mêmes dans le passé, rejoignent dans un mouvement continu les sources qu’il a fait émerger et qu’il contribue à rendre publiques et à diffuser. À l’instar des questionnements soulevés par Nicolas Sauret (2020, 16) sur les interactions entre les « gestes d’écriture » et les « supports d’inscription et [les] formes éditoriales qui les transmettent, voire [les] canaux de diffusion qui les font circuler », nous chercherons donc dans ce texte à discuter l’incidence des pratiques (collectives) d’écritures qu’elle passe par les mots, le son ou l’image.

Cette communauté d’écriture s’est également construite « autour d’une activité partagée de circulation et d’appropriation des objets et des ressources » (Sauret et Severo 2021). Ceci a pris forme au travers de la production de guides méthodologiques, de notes de terrain ou lors d’appels à candidatures, que ce soit pour des demandes de financement ou de communications dans des journées d’étude ou des colloques en France et à l’étranger. Imposant un format, ces temps ont aussi constitué des occasions de production. L’appropriation des ressources a également été à l’œuvre, de façon assez spontanée, lors de l’accompagnement à la conception de nouveaux terrains d’aventure par l’équipe TAPLA auprès des professionnels de l’animation. Ces apports ne sont pas nécessairement directement visibles et n’ont pas forcément été verbalisés, sauf dans le cas du choix des matériaux et des outils à acquérir pour les enfants par exemple, où des listes présentes dans les dossiers d’archives des terrains d’aventure des années 1970 et 1980 ont pu être utilisées.3 

La production de connaissance s’apparente alors à une « grande conversation scientifique » (Guédon 2014) par jeu d’écriture suivie, de références bibliographiques partagées et de construction d’un groupe d’acteurs de terrain, partenaires essentiels de cette recherche-action. Toutefois, cette écriture commune et cette cohérence d’ensemble qui s’expriment par la production manuscrite et numérique est aussi le fruit de conclusions de séminaires de recherche internes à l’équipe. Dans ce cadre, la discussion orale (par visio-conférence), nourrie par un atelier de lecture de références considérées comme principales au regard du thème et selon les disciplines, a permis de construire des champs de compétences, de préciser des méthodes de travail et des postures de recherche selon les disciplines voire les individus. Les temps de rédaction sont des étapes discursives organisées autour de références communes qui fondent une manière de faire la recherche et d’en penser l’objet. La communauté d’écriture exerce alors un rôle de contribution collective liée à des terrains singuliers et des disciplines plurielles.

L’écriture dans ce projet de recherche est donc à la fois comprise dans sa dimension matérielle en vue de la production de textes, mais elle est aussi employée dans sa dimension immatérielle en vue de construire, par le regroupement des documents trouvés et produits au fil de la recherche, une mémoire à la fois des terrains d’aventure, des pratiques pédagogiques du plein air et du projet lui-même. Dès lors le « texte […] terme dérivé du latin texere, par lequel plusieurs langues indo-européennes ont opéré une association figée entre l’écriture et le tissu, l’acte de tisser ou de tramer » (Archibald 2008), renvoie d’une part aux liens faits par l’équipe TAPLA entre les différentes compétences et approches disciplinaires, mais également aux liens tissés sur les espaces numériques qui permettent à la fois de recueillir, d’organiser et de produire de la connaissance. Le numérique n’est pas uniquement un support de production, il en est aussi l’espace. Cet espace, si l’on suit le raisonnement de Giuseppe Cavallari (2018) s’appuyant sur l’approche de Merleau-Ponty pour penser la phénoménologie de la présence numérique, est « le moyen par lequel les choses peuvent se disposer » et plus précisément comme « la puissance de connexion » des choses. Ces relations entre les choses sont produites à la fois par les utilisateurs du numérique, par les propriétés des objets et par le dispositif qui les accueille. « Les infrastructures, typiquement, contribuent à cette production de l’espace » (Vitali-Rosati 2020).

Il convient donc de s’interroger sur le rôle de l’infrastructure numérique dans la production de données au sein du projet TAPLA. Ici, nous prendrons l’exemple de l’usage de la plateforme Sémaphore, relevant du Ministère de la Culture – mais le propos vaut aussi bien pour une autre infrastructure permettant le travail collaboratif. Mis à disposition de l’équipe de recherche, cet espace dédié au projet TAPLA et créé au sein de Sémaphore, vise à la mise en commun des données produites par l’ensemble de ses membres. Les données sont organisées selon un protocole préalablement défini. Il a été édicté afin que les éléments produits puissent être facilement accessibles pour chacun des membres du projet au fil de son développement, mais également pour préparer en amont l’archivage numérique du projet pour envisager au mieux le versement des données dans le Système d’information archivistique (SIA) numérique des Archives nationales. Dès lors, dans quelle mesure le format numérique nous permet-il de questionner l’organisation des sources constitutives d’un patrimoine immatériel ? 

La co-rédaction dans le cadre de recherche-action ou comment des pratiques d’écriture ancrées et situées peuvent-elles assurer une production de connaissances scientifiques collaboratives ? 

Avec les acteurs de terrains, le travail d’écriture constitue un des temps forts de cette recherche-action. Ces co-constructions ont pris différentes formes qui conduisent à considérer le travail d’écriture au-delà de la simple activité de rédaction : réalisation d’une exposition sur panneaux également disponibles en format numérique, expériences de prises de vue photographique par les enfants des terrains d’aventure, recueil de témoignages oraux à vocation patrimoniale, rédaction d’une charte en collaboration avec les CEMÉA. Chacun à leur manière, ces formats traduisent des attentes sur le rôle du chercheur dans l’action. 

L’exposition

Aux côtés des acteurs de terrain, l’écriture commune dépasse le seul espace de la rédaction d’un texte et s’étend au travail sur les représentations, en passant par des échanges de documents visuels. La réalisation d’expositions sur panneaux constitue un (autre) temps fort de cette construction scripturale de la recherche. À bien des égards le travail de sélection de photographies, réalisé conjointement par les équipes TAPLA et CEMÉA en vue de l’ouverture d’un terrain d’aventure à l’été 2021 sur la commune de Villiers-le-Bel (Val-d’Oise)4, a été l’occasion de débattre mais aussi de construire une certaine représentation de cette forme ludique et éducative. Sur une partie des panneaux, l’objectif était de constituer des diptyques confrontant des photographies de terrains d’aventure du passé et du présent. Il s’agissait également de documenter, au travers d’autres types de documents, tels que des plans et des listes de fournitures, la configuration de terrains du passé. À partir d’un guide des sources d’archives réalisé dans le cadre du projet TAPLA,5 les documents portant la trace des terrains du passé ont pu être articulés aux images actuelles dont les CEMÉA disposent grâce à leurs expériences récentes (depuis 2020). L’exposition, sous forme de panneaux amovibles, vient mettre en regard Les passés dans le présent. À partir des documents d’archives, les acteurs de terrain construisent une (certaine) définition des terrains d’aventure. Les arbitrages réalisés sur les images, les pratiques et les constructions produites peuvent être compris comme autant de prismes définitionnels venant orienter les usages et les cadres d’action futurs. Mise en scène documentaire (Tardy 2012) pour les uns, photodocumentaire pour les autres (Becker 2001), cet exercice renvoie à une construction sociale des terrains d’aventure permettant aux équipes de recherche d’identifier les prismes de lecture par les acteurs du terrain de cet objet ludique et des enjeux auxquels il renvoie. 

Les prises de vue photographiques par les enfants

Sur le terrain même, la photographie est également employée comme un outil de médiation (Meyer 2013) entre le chercheur et les enquêtés. Aux côtés des enfants, la photographie est un médium qui permet d’accéder à leurs points de vue et à leurs représentations associées aux constructions réalisées. Auprès des équipes qui accompagnent les terrains d’aventure, la photographie constitue un support réflexif qui accompagne l’analyse des observations réalisées sur le terrain.

Le recueil de témoignages oraux

Dans la dynamique de recherche relative aux expériences du passé, la réalisation d’entretiens oraux est rapidement apparue comme une nécessité dans le projet. Une grille d’entretien a été réalisée de façon collaborative par l’équipe, grâce aux outils numériques. De même, une liste de personnes à interviewer a été écrite de façon collaborative. Puis des entretiens ont été menés auprès de différents types de témoins : anciens animateurs ou directeurs de terrains d’aventure, personnels administratifs, personnes ayant joué sur un terrain dans l’enfance… Encadrés juridiquement par des contrats de cession de droits, ces documents ont vocation à être versés aux Archives nationales, dans le SIA numérique de l’institution. Cette valorisation nativement numérique des mémoires des terrains d’aventure ne fait pas l’objet de transcriptions exhaustives mais de fiches chrono-thématiques, qui sont une façon de restituer de façon plus synthétique le contenu des échanges. Ces fiches elles-mêmes, réalisées ou non par les personnes qui ont mené les entretiens, sont relues par plusieurs personnes, et éventuellement par l’interviewé en cas de doute, afin de garantir une meilleure qualité dans la restitution de l’information.

La première vague d’entretiens donnera en outre lieu à l’organisation d’une confrontation entre une partie des témoins enregistrés autour d’une table ronde qui sera filmée et également patrimonialisée. Du temps a passé depuis les entretiens réalisés en 2020-2021 et de nouveaux terrains ont vu le jour en France, différents ou non de ceux du passé : il s’agit donc de faire se croiser physiquement des témoignages et points de vue sur ces questions, en remobilisant les questionnements pour les enrichir à plusieurs voix.

La charte

Initié par les CEMÉA, le projet de Charte des terrains d’aventure a été l’occasion d’une intense collaboration entre les différents partenaires du projet. Elle a connu plusieurs phases et processus d’écriture collective, à la fois en présence et à distance. Le colloque international de décembre 2021 organisé par TAPLA a constitué une ultime phase de discussion et d’échange mobilisant à la fois chercheurs et praticiens. Les manifestations scientifiques sont en effet l’occasion de confronter des analyses et des pratiques. À partir des données rassemblées et échangées, des rapprochements thématiques se font autour d’intérêts communs donnant lieu à l’explicitation de problématiques et d’enjeux identifiés sur le terrain. En outre, l’accompagnement des équipes de terrain dont la démarche de travail s’appuie également sur un corpus de références bibliographiques ou d’expériences internationales permet un échange de savoirs et de références constituant le socle commun de la recherche-action.

Ouvrir l’écriture à des contributeurs numériques : format et méthodes pour la co-constitution de référencement de données

En vue de pérenniser cette « communauté d’écriture », voire de l’élargir, d’autres espaces de co-production ont été développés. La cartographie collaborative est l’un d’entre-deux. 

Vers une cartographie/base de données collaborative

Les recherches initiées au début du projet, aussi bien concernant les terrains d’aventure du passé que ceux du présent, ont rapidement conduit à mettre au point, au-delà d’un guide des sources d’archives répertoriant les types de documents disponibles et leur localisation6, une cartographie évolutive permettant de visualiser la répartition géographique des terrains et leur essaimage dans le temps7. La première carte, réalisée sous Openstreetmap en novembre 2020, donne les noms des terrains, leur date d’apparition, leur localisation, ainsi que, pour une partie d’entre eux, le nom de l’organisme responsable et éventuellement la date de fermeture bien qu’elle soit en réalité le plus souvent difficile à trouver. 

Il est rapidement apparu que cette carte nécessiterait d’être numériquement augmentée pour pouvoir associer aux différents points renvoyant aux terrains, non seulement des données descriptives plus riches (à la fois sur les terrains eux-mêmes et sur leur contexte géographique et social, leur « milieu »), mais également des documents numérisés (correspondance, règlements, plans, photographies, coupures de presse) ou nativement numériques (entretiens audio ou vidéo, prises de son, photographies, documents bureautiques, etc.). Sur ce dernier sujet, le parti a été pris de ne pas traiter de façon fondamentalement différente les documents d’archives repérés dans les différentes institutions patrimoniales et les documents produits dans le cadre du projet ou qui pourraient être apportés par des contributeurs extérieurs. Notons que cette démarche est sans doute facilitée par le fait qu’en ce qui concerne les documents conservés dans des institutions patrimoniales, nous avons à faire essentiellement à des archives relevant elles-mêmes, comme les terrains d’aventure, du patrimoine « ordinaire ». Il s’agit de documents administratifs produits dans le cadre de procédures de demandes d’autorisation ou de subvention (aux mairies, aux services des parcs et jardins ou de la jeunesse et des sports, que ce soit au niveau de l’échelon central ou territorial). Ne relevant pas du régime du droit d’auteur, ils ne posent en outre pas de problèmes de droits de diffusion par exemple, ce qui simplifie la démarche d’appropriation patrimoniale.

Afin de permettre d’enrichir la carte avec ces données et documents multimédia, un nouveau projet de carte est à l’étude, qui permettrait d’interroger plus finement les contenus que ce qui est actuellement faisable avec Openstreetmap. Ce nouvel objet numérique, à l’interface entre la base de données et la cartographie, serait accessible à l’écriture collaborative, avec un niveau de validation réservé aux responsables du projet. Mêlant sources patrimoniales, données de la recherche et apports de la communauté citoyenne internationale, ce projet se démarque d’autres projets collaboratifs initiés par des institutions patrimoniales, où il s’agit généralement avant-tout d’enrichir des métadonnées pauvres ou incorrectes et concernant toujours des collections patrimoniales (Moirez 2017, pour des exemples concrets, voir par exemple https://cahier.hypotheses.org/testaments-de-poilus et https://archivnat.hypotheses.org/category/projet-la-communale).

Une restitution au travers d’un livre numérique sous forme de terrain d’aventure

Les actes du projet – expression que nous préférons à actes de colloque, dans la mesure où il s’agit de préparer un livre numérique rassemblant des contributions au-delà des seules contributions au colloque international que l’équipe TAPLA a organisé du 8 au 10 décembre 2021 à Paris – seront également l’occasion de pratiquer une écriture collaborative et créative. En effet, l’ouvrage comprendra des textes produits individuellement mais également des productions graphiques et vidéo réalisées collectivement. Surtout il sera pensé en lui-même comme une expérimentation et un terrain d’aventure. Il est question d’associer à cette démarche des étudiants de l’école d’art Émile Cohl de Lyon, afin de réaliser un objet dynamique qui invite à repenser le parcours dans un livre et l’intégration de documents de différents formats (texte, dessin, audio, vidéo…).

Conclusion

L’écriture collective dans le cadre du projet TAPLA s’entend donc à la fois dans la réalisation in situ d’expérimentations de terrain d’aventure prenant en compte, de façon directe ou indirecte, consciemment ou non, des références au passé, dans la démarche de recherche scientifique et collaborative sur les terrains d’aventure et les pédagogies de plein air de façon transnationale et transtemporelle, dans la mise en commun, sur une plateforme numérique ouverte à la collaboration, de données et de sources aussi bien patrimoniales/publiques que personnelles/privées visant à produire la connaissance la plus large possible sur le sujet. Aussi bien les réunions de travail internes à l’équipe du projet TAPLA que les manifestations scientifiques qu’elle a organisées ou auxquelles elle a pris part ont mêlé des approches croisant les points de vue de chercheurs issus de différentes disciplines (ethnologie, anthropologie, histoire, sociologie urbaine, sciences de l’éducation, urbanisme, architecture, paysage, géographie, philosophie) et celles des acteurs de terrain du passé comme du présent. Ces pratiques de l’interdisciplinarité se sont faites sur la base de corpus de données partagées (archives, entretiens, observations ethnographiques, cartes, etc.) mises en discussion entre les chercheurs eux-mêmes et avec les praticiens, ou bien plus classiquement, les analyses et les résultats des uns et des autres suivant leur appartenance disciplinaire ont été présentés et ensuite discutés collectivement. À la différence d’une pluridisciplinarité comme simple addition de disciplines chacune livrant ses propres résultats, il s’agit d’une pluridisciplinarité articulée et intégrée autour d’un protocole d’analyse et d’écriture commun qui débouche sur une interdisciplinarité.

Du côté de la recherche-action proprement dite, les pratiques ont pris la forme 1) de groupes de réflexion ou de pilotage de certaines expérimentations associant des chercheures, des politiques et des administrations avec des Centres sociaux et des associations d’éducation populaire ; 2) de journées d’étude, de pratiques réflexives et de séminaires articulant chercheurs, étudiants et praticiens de l’animation et de l’éducation populaire ; 3) de pratiques d’écriture numérique partagée, le plus souvent à distance mais aussi parfois en présence lors de journées d’étude ou de formation ; 4) de recherche et de partage de sources d’archives des expériences passées visant à guider, à éclairer et à discuter les orientations des nouvelles expérimentations à l’œuvre aujourd’hui.

Les échanges et les analyses entre chercheurs et praticiens ont permis un enrichissement mutuel sous forme d’emprunt, d’acculturation et de changement, débouchant à la fois sur des actions communes et des formes d’écriture partagée comme en témoignent la rédaction de certains articles ou de la Charte des terrains d’aventure.

La transmission de documents du passé sous forme numérique à la fois aux chercheurs du projet et aux acteurs des terrains, ainsi que la circulation, mise sur le même plan, de documents contemporains, façonnent nécessairement les résultats de la recherche, voire la réalisation des terrains actuels. Si elle a une incidence sur ces deux niveaux, les résultats de la recherche en sont alors deux fois marqués. La diversité des sources d’archives mobilisées devrait permettre de proposer une variété suffisante de représentations. Pour autant, la mise en avant d’un nombre restreint de documents, et en particulier de photographies, qui constituent en réalité une proportion réduite des sources conservées, contribue à forger des images-types des terrains d’aventure qui risquent d’aller à contre-courant de l’intention initiale. L’équipe doit être d’autant plus attentive à ce risque que la formule terrain d’aventure pourrait rapidement être mobilisée par les pouvoirs publics comme une recette escamotant la richesse et la complexité de l’objet. La construction de cabanes et l’accent mis sur la fabrication, par exemple, tendent à apparaître comme des attributs incontournables d’un terrain d’aventure. Il en va pourtant tout autrement.

Au-delà de la mise en œuvre des terrains, la question se pose de l’effet de la conception et de la réception des terrains d’aventure par et pour le numérique : les terrains d’aventure actuels sont en effet largement inspirés d’images, de textes et de récits circulant sur des espaces numériques, et le partage des expériences et observations faites sur ces terrains se fait également via le numérique. Les terrains d’aventure, dans leur cycle de vie, même s’ils durent longtemps, ont des périodes d’activité et d’intensité : ils peuvent fermer plusieurs mois pendant les saisons fraiches par exemple. Les questions de la temporalité, de la continuité ou non de l’expérimentation sur l’année, de sa saisonnalité, de son caractère éphémère ou durable sont au cœur de leur fonctionnement. Dans le cadre du projet TAPLA, l’équipe a eu l’occasion de voir un terrain naître et disparaître. Dans tous les cas, le devenir du terrain après sa fermeture est un sujet qui interroge : quelles traces conserver, volontairement ou non, de cette expérience qui a eu lieu, que transmettre des documents essentiellement numériques (notes, photographies, vidéos, prises de son, croquis…) que chacune et chacun a pu produire et récolter au fil de la recherche et des collaborations entretenues avec les équipes d’animation ? 

In fine, ces pratiques collaboratives et ces formes d’écriture numérique génèrent « des ressources communes dont les modalités de propriété partagée [restent encore] à questionner » (Sauret et Severo 2021).

Bibliographie

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Vitali-Rosati, Marcello. 2020. « Qu’est-ce que l’écriture numérique ? ». Corela. Cognition, représentation, langage, nᵒ HS-33 (novembre). https://doi.org/10.4000/corela.11759.

  1. Voir http://passes-present.eu/fr/terrains-daventure-du-passepour-lavenir-tapla-44347 et https://tapla.hypotheses.org/↩︎

  2. Le terme « terrain d’aventure » désigne un espace d’accueil libre et de jeu en plein air, clos et réservé généralement à l’usage des enfants, à partir d’un terrain désaffecté dans lequel les enfants peuvent jouer, bricoler et construire librement à partir de matériaux simples qui sont mis à leur disposition. Les enfants et les adolescents peuvent y construire des cabanes et se livrer librement à toutes sortes d’activités qu’ils imaginent. Les Terrains d’Aventure se caractérisent par le fait qu’ils sont un dispositif urbain et qu’ils se situent à l’extérieur, en plein air, en lien avec les éléments présents sur le terrain, et que les usagers choisissent leurs occupations de manière libre, tout en respectant un cadre défini par les professionnels de l’animation.↩︎

  3. Voir notamment le chapitre “Parallèles avec les terrains du passé : la (ré)-utilisation des matériaux”, dans le rapport Bilan de l’expérimentation d’un terrain d’aventure à Villiers-le-Bel5-30 juillet 2021 produit par Tapla et les Ceméa ARIF, février 2022, p. 31-33.↩︎

  4. https://tapla.hypotheses.org/files/2022/01/A0_v6_versionnumerique.pdf↩︎

  5. Accessible à l’adresse suivante: https://tapla.hypotheses.org/category/guide-des-sources-darchives↩︎

  6. Accessible à l’adresse suivante: https://tapla.hypotheses.org/328↩︎

  7. https://umap.openstreetmap.fr/fr/map/terrains-daventure_518057#6/47.167/6.855↩︎