Créer des communautés interprétatives au lycée avec les plateformes numériques de lecture
Françoise Cahen
Différentes classes de lycée ont lu des romans au programme de seconde et de première sur deux plateformes numériques différentes : Wattpad et Glose Education. Au fil de leurs lectures et dans les marges des œuvres, les élèves ont pu rédiger des remarques et les ont partagées avec leur classe. Cette expérience collective de la lecture développe au sein de chaque classe une véritable communauté interprétative, quand l’expérience est réussie. Celle-ci permet de faire une belle place à la lecture subjective, qui se distingue de la lecture scolaire traditionnelle notamment parce qu’elle met l’accent sur la dimension axiologique de l’interprétation, et sur les émotions. Les marges deviennent aussi le lieu où s’écrivent les relations vivantes entre lecteurs et personnages. L’interprétation collective tend également à mettre en valeur des thèmes phares des œuvres étudiées, ou s’attarde sur des détails de manière inattendue. Cette forme de lecture a pu constituer un soutien des lecteurs les plus fragiles, et a permis de changer les postures de lecteurs entre les premiers chapitres et les derniers. Enfin, il s’agira de déterminer plus précisément les facteurs de réussite qui expliquent pourquoi certaines de ces expériences ont été couronnées de succès alors que d’autres sont restées plus décevantes.
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Depuis quelques années, différentes classes de lycée expérimentent de nouvelles pratiques de lecture, numériques et collectives, que cette étude propose de cerner. Dans le cadre de l’enseignement du français, en seconde et en première, les élèves qui participent à ces projets lisent des romans inscrits dans les programmes scolaires sur deux plateformes numériques : Wattpad et Glose Éducation. Au fil de leurs lectures et dans les marges des œuvres, les élèves ont pu rédiger des remarques et les ont partagées avec leur classe. Je remercie Eloïse Sauvion, Louise-Marie Mollard, Claire Augé et Cécile Le Chevalier, les enseignantes qui ont bien voulu partager leurs expériences de ces pratiques émergentes avec les miennes.

Les plateformes utilisées par les élèves

Wattpad (Guyomard 2021) est une plateforme de lecture très populaire auprès des adolescent·e·s et nombreux·ses sont les élèves qui ont déjà un compte sur la plateforme. Elle compte 90 millions d’abonnés dans le monde et a été rachetée par un groupe coréen pour 500 millions d’euros. Il s’agit d’une plateforme commerciale, comportant des publicités, mais c’est aussi une plateforme d’écriture amateure de romances ou de fanfictions. Certaines de nos élèves, majoritairement des filles, y étaient déjà inscrites pour y lire ce qu’elles appellent des « chroniques » et pour y écrire dès le collège des histoires en feuilletons. Nous verrons que nos expériences scolaires de lecture sur Wattpad auront incité d’autres élèves à se lancer dans l’écriture d’épisodes en ligne. Lors de nos expériences, nous avons notamment constaté que les habitué·e·s de la plateforme, en capacité d’écrire des romans relativement longs, se révèlent pourtant des élèves peu à l’aise avec la lecture et l’écriture scolaires. Cette interface ne s’accorde pas a priori avec le paysage numérique scolaire tel qu’il tend à se dessiner actuellement. En effet, Wattpad n’est pas conforme au RGPD, les intrigues promues par la plateforme n’évitent aucune vulgarité, et l’orthographe des œuvres éditées est souvent approximative… Quand l’élève se connecte spontanément à la plateforme, il a en effet plus de chance de tomber sur une publicité pour des titres comme La Secrétaire enflammée ou Passion prohibée qu’on aurait jadis trouvés en vente aux éditions Harlequin, que de tomber sur Le Rouge et Le Noir de Stendhal.

Cela étant dit, ce site aux apparences sulfureuses pour un usage scolaire est aussi connu pour sa bienveillance entre usagers qui se donnent des conseils les uns aux autres avec beaucoup de générosité. On peut être étonné de la qualité des échanges en matière de fanfiction, pour lesquels les amateurs rivalisent de culture sur les sujets choisis, de Harry Potter (22 000 réécritures répertoriées sur Wattpad) à Pokemon. Ce qui nous intéresse en tant qu’enseignantes dans les usages populaires de la plateforme réside aussi dans le fait que la culture participative (Boyd, Jenkins, et Ito 2016) dans laquelle ils s’inscrivent permet à chacun d’éviter d’être complexé : la lecture et l’écriture y sont l’apanage de tou·te·s et non de publics privilégiés. On y est adoubé par ses lecteurs, au statut de pairs, et non jugé par un éditeur traditionnel ou une institution scolaire. Ce qui peut faciliter l’accès à la lecture et à l’écriture pour des élèves habituellement en retrait.

Glose Éducation n’est pas une plateforme de la même ampleur. Développée en France, elle est dédiée à un usage scolaire. Son objectif est de favoriser au sein des classes l’usage d’annotations collaboratives dans les marges de livres classiques accessibles via l’ENT de l’établissement. 4 000 classiques de la littérature sont disponibles dans son catalogue. Les enseignant·e·s sont encouragés à créer des comptes pour leurs classes, à insérer dans les marges des livres des questions auxquelles les élèves répondront. Une fonction intéressante pour les élèves consiste aussi à pouvoir surligner les passages de leur choix. Une librairie payante est liée au site, qui lui-même n’est pas gratuit. Il n’est pas non plus conforme au RGPD mais son usage n’expose pas les élèves à des contenus peu recommandables comme cela peut être le cas sur Wattpad. L’objectif de Glose est de s’implanter dans les équipements numériques de l’Éducation nationale, ce qui représente un marché conséquent, notamment à travers des opérations insistantes de promotion et de démarchage individuel des enseignant·e·s. Ses fonctionnalités n’en sont pas moins intéressantes.

Vers des communautés interprétatives scolaires ?

Sur les deux plateformes, l’expérience collective de la lecture est susceptible de développer au sein de chaque classe une véritable communauté interprétative. Le concept de communauté interprétative a été inventé par Stanley Fish dans les années 1980, lorsqu’il affirmait : « ce sont les communautés interprétatives, plutôt que le texte ou le lecteur, qui produisent des significations » (Fish 1982). L’expression a depuis été reprise notamment par Serge Proulx qui l’a appliquée à la culture numérique (Proulx, Poisson, et Sénécal 2006). Il s’agira donc dans cette étude d’apprécier combien ces plateformes de lecture favorisent l’émergence de ces communautés interprétatives à l’échelle d’une classe de lycée, avant de nous demander quels facteurs ont permis d’assurer la réussite de certains projets. Ces nouvelles expériences de lecture bénéficient d’une réception contrastée dans le monde enseignant : la lecture numérique est considérée par certains adultes comme un abandon du livre, une forme de concession regrettable à l’emprise des réseaux sociaux et des smartphones. L’évaluation de ce type d’expérience controversée constitue donc un enjeu important. L’objectif de cette étude est de déterminer quelle plus-value éventuelle un tel dispositif peut apporter à des classes de lycée, sans chercher à l’idéaliser d’emblée. Nous respectons là les préconisations d’André Tricot en matière d’innovation pédagogique numérique : « c’est au cas par cas, tâche par tâche, que nous devons évaluer l’effet de ces nouveautés » (Tricot 2017). Comment la lecture sur ces plateformes numériques érige-t-elle les classes concernées en communautés interprétatives ? Quel en est le bénéfice ?

Les dispositifs participatifs entrant dans notre enquête

Après avoir moi-même expérimenté en classe la lecture de romans entiers sur Wattpad, j’ai donc cherché à prendre plus de distance avec mon expérience, en menant une enquête auprès de cinq collègues ayant conduit des projets comparables. Cette étude concerne des expériences menées par différents professeurs dans des classes de lycée de l’académie de Créteil : les projets ont été menés dans trois classes de seconde et trois classes de première. Deux classes de première ont travaillé sur Le Rouge et le Noir1, deux classes de seconde sur Madame Bovary2 et une autre seconde sur L’Assommoir et sur Madame de la Pommeraye de Diderot. Nous complèterons nos observations par celles que l’enseignante Cécile Le Chevalier (Le Chevalier 2021) a consignées sur le site de l’académie de Versailles, en travaillant sur le roman Bel-Ami en seconde. Enfin, nous avons aussi intégré à notre étude le point de vue de Claire Augé (Augé et Henry 2017) dans un reportage publicitaire tourné dans l’académie de Lyon, qui a entrepris une lecture collaborative sur Glose du Traité sur la Tolérance de Voltaire. Ces deux enseignantes commentent les usages de Glose Éducation dans leur classe. J’ai pour ma part déjà fait un compte-rendu d’expérience détaillé sur la lecture de L’Assommoir au lycée d’Alfortville (Cahen 2021), qui est en ligne sur le site des lettres de l’académie de Créteil. L’ensemble des classes qui se sont lancées dans cette lecture numérique collaborative se situent plutôt dans des banlieues populaires et ne sont pas constituées de public socialement favorisé. J’ai conduit trois des expériences dans mes propres classes et j’ai mené des entretiens avec trois autres collègues et avec mes propres élèves.

Tous ces projets ont des points communs. Se déroulant sur une période de quelques semaines, les élèves des différentes classes avaient pour consigne de lire la totalité d’un roman sur une interface numérique leur permettant d’écrire dans la marge du livre des remarques assez libres. Pour ces annotations, les professeurs ont pu donner quelques directives. Par exemple, les élèves pouvaient poser des questions à leurs camarades pour demander une explication, donner leur impression de lecteur ou de lectrice, proposer une analyse stylistique, donner la définition d’un mot compliqué, voire inventer un paragraphe supplémentaire dans le livre. Dans la plupart des projets, les professeurs ont demandé aux élèves d’écrire un nombre précis d’annotations dans la marge des chapitres mis en ligne chaque semaine. Le projet de Claire Augé a l’originalité de proposer, dans le cadre de la lecture d’une œuvre argumentative complexe et ancienne (le Traité sur la Tolérance de Voltaire) un partage de la lecture avec une répartition sur la classe des passages à lire. Cette démarche fait penser à certaines pratiques de lecture de l’éducation populaire nées dans les années 1940 telles que l’arpentage : des cercles de lecteurs se partageaient les pages d’un livre, allant jusqu’à les déchirer, comme le font encore certains collègues (Delubriac 2019). Des enseignants peuvent donc aussi organiser des formes de lecture collaboratives sans le numérique.

Plus-values de la communauté de lecture

Quelles fonctions spécifiques les enseignant·e·s et les élèves ont-ils pu attribuer à la lecture collective d’une œuvre sur ces deux plateformes ? Quels contours de la communauté interprétative s’y dessinent ?

Nous avons globalement remarqué une véritable entraide au niveau de l’appréhension collective du sens du récit, avec un travail sur le lexique : certains élèves donnent spontanément des définitions aux autres (un dictionnaire est intégré à l’intérieur de Glose), comme l’a fait la classe d’Alfortville, ou encore la classe de Claire Augé autour du mot « abus » dans le texte de Voltaire. Un élève, Mohamed, s’est spécialisé dans ce type de commentaire, soit pour demander de l’aide aux autres quand il ne comprend pas quelque chose, soit en apportant lui-même une définition. On observe en effet des élèves – plutôt de petits lecteurs – qui vont ainsi assurer spontanément ce rôle d’assistant lexical, alors que les lecteurs plus experts vont entrer dans une interprétation qui suppose certaines formes de déductions plus ou moins subtiles. Ainsi Nesrine déduit du fait que Gervaise ne signe pas de son nom qu’elle est analphabète. Notre collègue Eloïse Sauvion souligne que ces explicitations sont parfois des paraphrases, des vérités d’évidence. La classe en tant que groupe sur la plateforme étaie ainsi la compréhension littérale des pages en multipliant les formes d’assistance. C’est là pour nous la première fonction, la plus évidente, de cette expérience communautaire de lecture.

Exemples de commentaires du lexique sur Wattpad par les élèves de seconde d’Alfortville

Mais s’écrivent aussi sur les plateformes des interprétations plus complexes. Au sein de l’académie de Versailles, Cécile Le Chevalier fait état de débats interprétatifs dans la lecture collective de Bel-Ami, suite à de véritables situations de conflits cognitifs : différents élèves commentent l’expression « Tas de brutes ! » dans Bel-Ami. Pour certains, il s’agit d’une jalousie que Duroy manifeste envers les riches, pour d’autres d’un mépris plus général vis-à-vis de la foule. S’engage alors ce que Wenger, McDermott, et Snyder (2002) considèrent comme un processus collectif de négociation, caractéristique de la communauté d’écriture. Ainsi l’attention conjointe et divergente portée à une simple expression du personnage « Tas de brutes ! » permet de passer d’une micro-lecture à une vision « macro » du roman et du personnage. La discussion entre les élèves pour interpréter cette courte exclamation fait appel à la situation plus large du personnage vis-à-vis de la société, et mobilise une autre citation du texte : « Tous ces imbéciles ont des sous dans le gilet ». À la fin les différents participant·e·s à ce débat s’accordent sur une interprétation commune : effectivement, le ressentiment de Duroy vis-à-vis de la foule, dans ce passage, est lié à sa propre situation économique précaire. Ici, une élève qui prend davantage en compte dans sa lecture le contexte en a aidé une autre qui avait tendance, selon Cécile le Chevalier, à faire une lecture « phrase par phrase ». Les enjeux de la discussion, lorsqu’ils partent d’un désaccord, deviennent beaucoup plus intéressants, notamment parce qu’ils permettent d’établir des argumentations spontanées qui élargissent les points de vues. J’ai également constaté dans la classe d’Alfortville le passage à des analyses portant sur l’ensemble du roman, notamment de la part d’un élève décrocheur, Rayane, ayant lu L’Assommoir après les autres. Alors que tout le monde trouvait les scènes de repas trop longues, il ajoute avec une certaine ironie que « la vrai star de se [sic] livre est bien la nourriture », ce qui est une remarque tout à fait pertinente. Emma, une élève de première, fait des commentaires très aiguisés sur le tempérament général de Julien Sorel :

« Lorsqu’on lit le livre, on se rend compte que peut [sic] de choses ont le pouvoir d’émouvoir Julien, que peut [sic] de choses le touchent car il prend toutes les choses qu’il voit ou qu’il doit faire comme une conquête et qu’il doit mener une bataille. Mais là, les cloches de l’église ont un effet étonnant sur lui : “ces sons si pleins et si solennels émurent Julien.” ».

Toutefois, dans cette classe de bons élèves, les commentaires pertinents s’accumulent sans se répondre les uns aux autres. Dans ce cas, s’il y a communauté interprétative, elle se fera davantage par la capitalisation des remarques pertinentes plutôt que par la négociation et l’échange : le profil assez peu uni de la classe peut l’expliquer.

Eloïse Sauvion construit des diaporamas à partir des remarques des élèves pour construire son cours et revenir sur les interprétations écrites dans les marges de Madame Bovary. Cela permet de faire du temps en classe un prolongement des remarques faites sur la plateforme, qui ainsi ne restent pas dans une bulle numérique renfermée sur elle-même.

Exemple de diapositive de cours réalisée par Eloïse Sauvion à partir de Wattpad

De plus, les élèves se sentent assez libres de partager leurs émotions de lecteurs. On dépasse ici l’explicitation du sens, et la communauté interprétative sert à consolider le « Sujet lecteur », dans toute sa subjectivité, tel qu’il a été défini par Annie Rouxel (Rouxel 2005), par Sylviane Ahr (Ahr 2013), ou encore par Anne Vibert (Vibert 2011). Évidemment, certaines œuvres s’y prêtent mieux que d’autres. Là où Voltaire favorise des remarques sémantiques, Emma Bovary ou l’Assommoir vont davantage solliciter les réactions émotives. Les élèves sont d’ailleurs prompts à exprimer leur attachement ou leur répulsion vis-à-vis de tel ou tel personnage. Un autre Rayane, lecteur lui aussi de l’Assommoir, écrit sur Wattpad au retour de Lantier : « Rentre chez toi, Lantier ! », en s’adressant directement au personnage, pris d’un sombre pressentiment. Cette intuition se révèle tout à fait juste, car son retour accompagne le déclin de Gervaise. Cette émotion est aussi palpable en classe. Je me souviens que lors d’un moment de lecture silencieuse sur leurs téléphones, Mohamed, qui était installé tout au fond de la salle, s’est levé comme un ressort pour me dire, visiblement ému : « Madame ! Madame ! Gervaise se marie ! », comme s’il s’agissait d’un événement familial qu’il aurait vécu personnellement. On peut penser que l’usage amorcé depuis quelques semaines de Wattpad avait favorisé ce partage instinctif de son émotion de lecteur.

La communauté interprétative des élèves met également en exergue de façon récurrente une dimension importante des œuvres : leur valeur axiologique. Cette dimension de la lecture n’est pas souvent mobilisée dans les classes, alors qu’il est évident que Zola dans l’Assommoir ou Flaubert dans Madame Bovary jouent beaucoup sur le questionnement moral de leurs lecteurs. Un élève d’Eloïse Sauvion déplore le fait que le professeur se moque de Charles Bovary au début du roman, par exemple. On voit que les secondes d’Alfortville questionnent la notion de virilité, quand une phrase scandalise Adia, puis ses camarades à sa suite : « Un homme est un homme, on ne peut pas lui demander de résister aux femmes ». Les élèves réalisent que ce genre de pensées a toujours cours et le déplorent collectivement, cherchant aussi dans la classe à créer un consensus féministe assez intéressant autour du livre. On pense à l’ouvrage récent de Nicolas Rouvière Enseigner la lecture en questionnant les valeurs (Rouvière 2018) qui porte sur cette thématique. Certaines réflexions actualisantes ont tendance à rapprocher les personnages du XIXe de la classe. Ces propos sont parfois assez banals (« c’est encore comme ça aujourd’hui »), mais ils sont d’un assez grand intérêt, parce que les adolescents découvrent collectivement que l’univers de Zola fait effectivement encore écho à notre actualité. L’intérêt de la littérature du XIXe n’est pas que historique puisqu’elle continue de dénoncer les réalités d’aujourd’hui. Les élèves l’éprouvent assez spontanément dans leurs remarques.

Sur Wattpad ou Glose, les élèves transforment parfois la classe en communauté d’apprentissage lorsqu’ils se permettent d’approfondir des analyses. Eloïse Sauvion, dans un entretien personnel, souligne toutefois que ce n’est pas aussi fréquent qu’on pourrait le souhaiter. Ces analyses spontanées interviennent selon elle « souvent pour dire des évidences, comme “c’est une description du cadre spatio temporel” ». Cécile Le Chevalier souligne pour sa part sur le site de l’académie de Versailles (Le Chevalier 2021) que certains commentaires peuvent préparer une analyse stylistique à développer en classe. Le relevé d’un champ lexical de la douceur dans Bel-Ami, « proposé par la deuxième élève semble inciter la troisième, qui reprend l’idée de la première, à appuyer son interprétation par une citation tirée du texte ». Cet exemple tend à montrer qu’en surenchérissant sur les analyses de leurs camarades, certains élèves progressent dans leur propre façon d’envisager le texte. Certaines de mes élèves de première produisent des remarques de qualité autour du roman Le Rouge et le Noir, qui pourraient se trouver presque directement dans un commentaire à l’écrit du bac. Ainsi Mélanie propose dans une seule remarque en marge de Wattpad une observation qui porte à la fois sur la prosodie des phrases et sur une thématique : « Je trouve ça intéressant qu’à chaque phrase de ce paragraphe il y ait la même sonorité à la fin en “é”, ça fait comme si c’était des rimes. De plus, nous avons le champ lexical de la bienveillance avec “bonté”, “attendri”, “consoler”, “amitié”. » L’outil Wattpad, qui est pour les élèves a priori éloigné de l’univers scolaire, devient paradoxalement un outil d’entraînement aux écrits très conventionnels du bac : le détournement de l’outil dédié aux écritures et lectures de loisirs permet alors un travail d’analyse, mobilisant compétences et connaissances attendues dans le contexte plus normatif de l’examen. Lors de leur préparation de l’entretien oral, les élèves ayant choisi de présenter une œuvre étudiée sur Wattpad ou sur Glose ont ainsi accès non seulement à leurs propres annotations, mais aussi à celles de tous les autres élèves. Cela enrichit d’autant leur réflexion personnelle. Ainsi il n’y a pas de réelle contradiction entre un usage scolaire de la plateforme en vue de la préparation de l’examen, et un usage communautaire, proche des réseaux sociaux familiers des élèves.

Après l’expérience de lecture du roman Le Rouge et le Noir qui lui a permis de se familiariser avec l’interface de Wattpad, Mathias, un élève de première faisant l’objet d’un plan d’accompagnement personnalisé pour des troubles de la concentration, s’est lancé dans la réécriture romancée d’un de ses mangas préférés, puis dans l’écriture d’un deuxième roman plus personnel. Il a envoyé les liens des œuvres écrites à son enseignante, alors même qu’il était difficile d’obtenir de lui des efforts dans ses travaux scolaires plus classiques. Le fait de chercher le regard de l’enseignante sur une pratique d’écriture personnelle montre alors l’atténuation du cloisonnement entre pratique amateure de loisir et pratique scolaire. Il s’est agi dans ce cas d’une inversion des injonctions de lecture assez amusante entre professeure et élève. Ainsi, alors que pour certain·e·s lycéen·ne·s, les pratiques amateures précédant l’usage scolaire ont favorisé la lecture scolaire d’un classique, pour d’autres, de manière plus inattendue, c’est l’expérience scolaire qui a encouragé la pratique amateure. Il nous semble tout à fait positif que l’institution puisse encourager ces pratiques amateures qui sont des exemples de bonnes pratiques du Web. Ces expériences pourraient inspirer de nouvelles directions pédagogiques pour l’enseignement des lettres.

Eloïse Sauvion, enseignante à Chelles, exprime de manière très intéressante une hésitation sur la place que l’enseignante peut avoir sur la plateforme. Elle se demande comment elle peut ou non s’inscrire dans la communauté de lecture des élèves :

« Il y a eu bien des fois où j’ai eu envie de répondre à une question que posait un élève ou de rectifier un contresens qu’il exprimait mais je me suis retenue (en me disant que ce n’était pas le but et aussi parce que je ne pense pas qu’ils reviennent voir leurs propres annotations passées). D’un autre côté, je me dis qu’intervenir de manière plus dense, en m’inscrivant moi aussi dans la communauté de lecteurs, pourrait peut-être apporter un peu de dynamisme et de valeur à leurs annotations (en leur montrant que je les lis effectivement et que ça m’intéresse). »

Il s’agit sans doute d’un choix éditorial à faire en début de projet. Le site Glose incite les enseignant·e·s à poser directement des questions de lecture dans la marge pour susciter les réponses des élèves. Il ne s’agit plus alors du même rapport à l’œuvre, la lecture étant guidée par des questions préalables.

Les différents apports de la lecture communautaire sur ces plateformes sont donc multiples. Écrivant dans les marges du livre une interprétation littérale ou complexe, les élèves osent parfois exprimer leurs émotions spontanées de Sujets lecteurs. Ils font également une lecture axiologique actualisante des classiques, qui peut sembler éloignée des pratiques scolaires habituelles, mais développent conjointement des analyses plus techniques des textes qui les préparent également à l’examen du bac. De façon plus inattendue, ces initiatives permettent à certains élèves de devenir eux-mêmes auteurs sur la plateforme. Toutefois, les projets que nous avons examinés ne doivent pas être idéalisés : les communautés interprétatives n’y sont pas forcément aussi vives les unes que les autres.

Limites et facteurs de réussite des dispositifs

En comparant les expériences des classes, nous déterminons plusieurs facteurs de réussite des projets, considérant que tous n’ont pas été aussi concluants. Si nous envisageons le nombre de notifications et le taux de participation des élèves de la classe, nous considérons que deux expériences (L’Assommoir et Madame Bovary) sont des réussites totales, dépassant les attentes du professeur, et trois sont des réussites moyennes (Madame de la Pommeraye, La Princesse de Clèves, et l’une des lecture du roman Le Rouge et le Noir). Enfin, la deuxième expérience de lecture du roman Le Rouge et le Noir (sur Glose) a mené à un échec.

Les différents facteurs de réussite des projets de lecture collaborative sur les plateformes numériques sont assez divers et il n’est pas certain que nous les ayons tous identifiés. Ces facteurs semblent se combiner selon les projets, c’est pourquoi nous ne pouvons pas toujours les isoler, ni identifier les vecteurs de réussite ou d’échec. Toutefois certaines tendances semblent se confirmer.

Les classes dont les professeurs publiaient des chapitres de manière régulière et progressive (hebdomadaire) ont mieux réussi à lire les œuvres que les classes pour lesquelles l’ensemble du roman a été téléversé sur la plateforme. Le rythme de publication qui correspondait aux épisodes d’une série permet de vivre la lecture comme un événement en train de se faire, et les chapitres non lus n’étant pas apparents, n’ont pas découragé les petits lecteurs.

Il semblerait que la lecture fonctionne mieux dans une communauté de classe déjà en place : « ne pas participer nous aurait donné une mauvaise image par rapport aux autres de la classe » m’a confié une élève de seconde ; « si on n’écrivait rien, on passait pour un naze » a dit un autre. Dans une autre classe, la lecture du roman Le Rouge et le Noir avait été donnée en début d’année de première, à un moment où les élèves se connaissaient encore peu : l’émulation entre les élèves était moins apparente, dans la mesure où le groupe classe, par ailleurs plus éclaté en première depuis la réforme du lycée et ses multiples spécialités, n’a pas joué le même rôle fédérateur. Eloïse Sauvion remarque que le confinement semble avoir joué en faveur de ces expériences de lecture. Ces lectures étaient une occasion pour les élèves de se retrouver alors même qu’il était difficile de le faire dans le monde réel.

Il est recommandé d’effectuer en classe une première séance d’essai de lecture commune sur Wattpad, en salle informatique ou sur téléphone. Le professeur et les élèves plus expérimentés peuvent expliquer très concrètement le fonctionnement de la plateforme, aider les élèves à s’inscrire et à écrire leurs premières remarques. Les projets qui ont commencé par ce type de séance ont connu un meilleur démarrage que les classes qui n’ont reçu qu’un lien et des instructions à suivre à la maison. La séance introductive a permis aux élèves les moins familiers de la plateforme d’apprendre à la manipuler. Elle a également pu favoriser l’installation du sentiment de lecture communautaire, en vivant l’expérience in praesentia.

Un autre facteur de réussite assez évident a été l’absence de projets concurrents à celui-ci. Une des classes ayant étudié Le Rouge et le Noir avait aussi à tenir un cahier de lecteur en parallèle, avec différents sujets d’écriture d’appropriation créative à choisir, s’inspirant du roman. L’accumulation des tâches d’écriture à mener en parallèle n’a pas favorisé la motivation des élèves pour annoter le livre en ligne sur Glose.

Ce projet qui a été conduit sur Glose a moins bien fonctionné que ceux qui ont été menés sur Wattpad. On peut penser que les élèves ont préféré une plateforme populaire et connue des élèves, à celle auréolée d’une connotation plus scolaire. Ce n’est pas ce que les professeures souhaitent a priori, car Wattpad n’est pas conforme au RGPD et offre beaucoup de contenus peu recommandables ou de qualité littéraire très médiocre. Ce point mérite une réflexion spécifique à l’heure où d’autres entreprises du Web éducatif, comme EvidenceB, cherchent à mettre au point des outils de lecture collaborative validés par l’Éducation nationale : il est clair que le devoir de l’institution est de protéger les données des élèves, et de leur offrir un environnement de travail sécurisé. Toutefois, lorsque l’on investit des outils grand public et populaires, des élèves en difficulté ou peu scolaires semblent pouvoir davantage participer aux activités de la classe. Ce fut notamment le cas d’un jeune de seconde en décrochage qui a terminé la lecture de L’Assommoir, en retard mais en y passant la nuit, et qui se révéla l’auteur de certaines des annotations les plus pertinentes.

Les projets ayant fait l’objet d’une évaluation régulière et bienveillante ont eu plus de succès que les projets dont les écrits ne donnaient pas lieu à une note. Le plus souvent, cette évaluation était assez sommaire. Par exemple, elle pouvait consister à noter sur 5 ou 10 points le nombre de remarques effectuées par chaque élève chaque semaine, avec une légère modulation en fonction de la qualité des propos. Il est plus difficile de mobiliser les élèves sur un projet sans notation, car ce sont alors les élèves déjà moteurs en lecture qui effectuent le plus volontiers le travail.

Un retour en classe sur les remarques des élèves semble aussi stimuler les réactions. Cela permet de faire exister le projet dans la vie réelle, et les lycéen·ne·s sont content·e·s lorsque leurs remarques servent de support à un cours. En revanche, si le projet reste souterrain et n’est que peu évoqué dans les séances en classe, sa dimension collective n’est pas mise en évidence. De plus, les remarques parfois inattendues des élèves peuvent être des leviers tout à fait efficaces pour construire des problématiques, notamment pour les explications de textes.

Une classe littéraire va avoir plus de difficultés à s’investir sur la plateforme en ligne qu’une classe en proie à des difficultés de lecture. Les élèves attachés à l’objet-livre se tourneront moins vers les écrans. Lorsque le choix était laissé entre une lecture sur papier et une lecture sur écran, les classes avec le plus de facilités ont généralement opté pour la lecture sur papier. Dans les classes de première en particulier, le support papier est d’autant plus encouragé que les élèves peuvent désormais disposer de leur livre lors de l’oral du bac, alors qu’ils ne pourraient pas exploiter leur travail sur écran.

Les tout petits lecteurs ont le sentiment de pouvoir éviter le livre, et parfois, par ruse, la lecture elle-même, parce qu’ils annotent l’œuvre en rebondissant sur les commentaires de leurs camarades, en allant directement aux passages qui ont fait l’objet de remarques, pour répéter plus ou moins ce qui a déjà été dit ou répondre aux propos des autres. Pour ces cas précis, la stratégie d’évitement que nous avons pu constater avec Eloïse Sauvion est spécialement intéressante, car elle est aussi paradoxalement une forme de lecture de l’œuvre, dont nous pourrions faire l’éloge, à la manière de Maxime Decout (Decout 2021). Comme Maïté Eugène l’a étudié récemment dans sa thèse de doctorat (Eugène 2021), certaines compétences peuvent malgré tout être développées par les non-lecteurs quand ils cherchent à éviter la lecture. Ce qui était tout d’abord une lecture d’apparence à la limite du factice, pour faire bonne figure et pour récolter quelques points sur la base de quelques annotations, s’est parfois métamorphosé en lecture plus sincère comme nous avons pu le vérifier avec plusieurs classes. Ainsi, le début de la lecture de L’Assommoir a montré que les premiers lecteurs des chapitres étaient surtout des lectrices, se présentant elles-mêmes comme aimant lire, alors que les lecteurs tardifs étaient masculins et affirmaient moins aimer lire, conformément aux rôles-clichés que Christine Détrez et Fanny Renard (Détrez et Renard 2008) ont mis en évidence concernant les lectures adolescentes. On peut se fier au rythme des annotations, récupérées en temps réel au professeur, pour juger de la vitesse de la lecture. Au fil de la lecture collective en ligne, certain·e·s des lecteurs et lectrices lisant à la suite des autres ont ainsi changé de rôle dans la communauté numérique de lecture. Se prenant au jeu, ils sont progressivement passés de « suiveurs » à « meneurs » pour la deuxième moitié du roman. La lecture collective a alors eu un rôle assez formidable pour le professeur, parce qu’elle a réussi à entraîner, par sa puissance sociale, plusieurs adolescent·e·s dans la lecture réelle de classiques qu’il·elle·s ne croyaient pas à leur portée.

Pour conclure…

Les facteurs de réussite des projets de lecture collective sur une plateforme numérique sont divers. Cette étude se veut un premier bilan d’une pratique scolaire encore émergente que ces observations peuvent permettre de mieux encadrer. Ainsi nous adressons plusieurs conseils aux collègues qui souhaiteraient lancer leurs élèves sur Wattpad ou sur Glose pour lire un classique : publier les chapitres du livre au fur et à mesure, choisir une classe plutôt soudée mais pas spécialement scolaire, évaluer les commentaires des élèves, faire des retours en classe sur les remarques.

À la lueur de ces premiers constats, il appartient au professeur·e de discerner si dans le contexte où il·elle enseigne ce type d’expérience pédagogique apporterait une plus-value à la classe. Même si la lecture sur Wattpad a semblé plus adaptée aux classes en difficulté face à la lecture, il serait regrettable de présenter la lecture sur ces interfaces numériques comme une démission, un pis-aller, ou un renoncement au livre. C’est ainsi que certain·e·s enseignant·e·s le perçoivent malheureusement lors de formations de professeurs. D’une part, il n’est pas question de renoncer totalement à l’objet-livre, puisqu’on peut toujours poursuivre le reste de l’année d’autres projets utilisant des supports plus classiques. D’autre part, la lecture sur Wattpad apporte réellement une plus-value, en permettant de développer des fonctions que ne possède pas la lecture individuelle du livre-papier, notamment le développement d’une véritable communauté interprétative. Prendre le risque d’explorer ces nouvelles formes de lecture en classe, c’est aussi l’occasion de vivre une belle aventure collective qui marque le groupe, à une époque où nous en avons certainement tous plus que jamais besoin.

Ahr, Sylviane. 2013. Vers un enseignement de la lecture littéraire au lycée. Expérimentations et réflexions. Enseigner le français. Canopé - CRDP de Grenoble.
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  1. L’une des expériences en première a été menée par moi-même au lycée Maximilien Perret d’Alfortville (sur Wattpad, https://www.wattpad.com/myworks/284390858-le-rouge-et-le-noir), et une autre par Mme Mollard au lycée Champlain à Chenevières (sur Glose, non disponible).↩︎

  2. Ces expériences ont été menées pendant deux ans par Eloïse Sauvion dans des classes de seconde du lycée de Chelles, la première année avec Wattpad et la seconde avec Glose Éducation.↩︎