Platform intermediality
Gitterature and anti-books

Introduction

Au tournant des années 2000, l’avènement du Web 2.0 va se traduire par diffusion massive du fait numérique auprès du public, sous l’effet conjugué d’une meilleure accessibilité aux appareils (moins coûteux, plus compacts et conçus pour un usage individuel), au Web (plus grande couverture, moins chère et plus rapide), ainsi qu’aux outils de publication (grâce à l’émergence des CMS et des réseaux sociaux requérant des compétences techniques minimales). Cette diffusion marque véritablement un basculement vers une culture numérique à part entière qui, au-delà des phénomènes techniques, renvoie à tout un ensemble de mutations conceptuelles. Dans le champ de la littérature électronique, où la littérarité est généralement consubstantielle aux compétences informatiques de l’auteur, le développement des plateformes d’écriture pose question. Quel crédit accorder à ces travaux conçus à partir de ces plateformes populaires qui, à l’instar de WattPad, ont construit leur discours promotionnel autour d’un idéal d’émancipation des compétences informatiques (“Don’t think, just write”) ? Que penser par ailleurs des écritures littéraires destinées aux réseaux sociaux (Twitter, Youtube…) dont la fonction première n’est même pas littéraire ? Enfin, comment ne pas nous méfier d’un effet de plateformisation dénoncé bien au-delà de la sphère littéraire, et que l’on pourrait presque considérer comme un nouveau monopole éditorial, alors même que certaines plateformes ont d’ores et déjà donné leur nom à des formes d’écriture littéraire – twitterature, littéraTube, auto-blographie ? Ces pratiques, relèvent-elles encore d’ailleurs de la littérature électronique au sens strict1, ou bien appartient-elle au champ plus large de ce que certains chercheurs appellent aujourd’hui la littérature numérique – il nous faudra revenir sur cette distinction ?

Dans ce chapitre, nous allons analyser les principaux enjeux conceptuels et esthétiques de cette littérature des plateformes, que Leonardo Flores définit comme une troisième génération (parfois appelée troisième vague) de littérature électronique ~~– après une première génération marquée par des pratiques hypertextuelles qui ont précédé les écritures web, puis une seconde génération d’écritures favorisant le multimédia et l’intéractivité2 ~~. Présentée pour la première fois à l’occasison du congrès ELO 2018 qui se tenait à Montréal, le modèle de Flores a fait l’objet de plusieurs approfondissements depuis. En 2019, Flores résume ainsi la différence entre la seconde et la troisième génération :

The 2nd generation seeks originality and formal innovation while 3rd generation is exploring existing forms, established platforms, and interfaces. In 2nd generation works readers must learn how to operate them– to the extent that many works feature instructions and many books about electronic literature, feature explanations on how to read works of e-lit (such as Funkhouser’s New Directions in Digital Poetry). In 3rd generation works, readers are already familiar with the interface and genres and the works don’t usually seek to challenge that established training because it reduces readership. This is why works from the 2nd generation are published in websites and that readers must go visit with their computer frequently needing plugins to access the work, while 3rd generation works seek to reach audiences where they already are with computationally simpler works. Perhaps the most significant difference is in the line between digital modernism and postmodernism and their respective affinity to (highbrow) literary culture and (lowbrow) popular culture. (Flores 2019)

Dans ce chapitre, nous souhaitons discuter et approfondir ce concept de “3e génération” où le dispositif de la plateforme est amené à jouer un rôle essentiel dans la construction des récits et de leur poétique. À partir des travaux de Flores, il s’agira de compléter notre compréhension de cette nouvelle génération, qu’il s’agit d’envisager à travers une approche théorique et méthodologique un peu décalée : celle de l’intermédialité, mais également celle de l’éditorialisation. En nous émancipant des définitions canoniques de la littérature électronique, nous étudierons les enjeux de cette littérature des plateformes à travers le prisme du tournant médiatique de la littérature, qui s’inscrit lui-même dans le paradigme contemporain, tel qu’il est entendu dans le champ des arts visuels. Ce propos, prenant le contre-pied de l’opposition modernité/post-modernité, s’appuie sur une tendance théorique de plus en plus répandue dans le champ des études littéraires françaises, où le paradigme contemporain de la littérature fait l’objet d’un intérêt croissant (une tendance d’ailleurs largement influencée par la critique anglo-saxone). Comme les corpus que nous allons étudier, nos outils théoriques et méthodologiques sont développés depuis une vingtaine dans la critique francophone (en France, au Québec, en Belgique notamment), où ils ont permis aux études littéraires de se renouveler, en arpentant des territoires “hors le livre”.

Le premier corpus que nous étudierons relève de la twittérature. Comme son nom l’indique, la twittérature comprend l’ensemble des écritures (poétiques, autobiographiques, fictionnelles…) produites et publiées sur le réseau social Twitter. Plus largement, la twittérature appartient à ce que l’on a pu qualifier par ailleurs “d’écritures profilaires” pour désigner pratiques littéraires qui réfléchissent aux enjeux des plateformes sociales, que ce soit en termes formels (à travers un jeu mené avec les contraintes d’écriture de la plateforme) et / ou en termes de réflexion critique sur les enjeux de la médiation de soi (données personnelles, identité numérique, etc.). Nous montrerons combien ces écritures profilaires, dont la légitimité fait encore débat dans le champ de la littérature électronique, engage une compétence numérique sans doute davantage culturelle et sociale que véritablement informatique, comme la e-lit a pu la valoriser dans son histoire. Là où la littérarité de la littérature électronique s’est longtemps jouée avec la maîtrise d’une écriture poétique du code (engageant une approche en critical code studies), ces nouvelles pratiques d’écriture ouvrent la voie à une littérarité construite sur une littératie sans doute plus complexe, car engageant également des connaissances culturelles, voire politiques. C’est ce que nous constaterons à travers l’étude d’un second corpus, qui nous permettra de présenter un nouveau “genre” de littérature numérique : la gittérature, du nom du logiciel et protocole git que l’on retrouve au coeur de plusieurs plateformes (GitLab, GitHub) traditionnellement occupées par des communautés d’informaticiens, mais depuis peu investies par des communautés littéraires. Alors que Flores appelle à la fin de son article à penser les liens entre la troisième génération et les deux premières,3 notre analyse de la gittérature envisage pour sa part de faire le lien entre la littérature des plateformes et une littératie numérique pointue qui témoigne de la maîtrise de toutes les couches de l’écriture numérique (petit_ecriture?), du code à l’interface.

Les pratiques non “e-litistes” seraient-elles l’avenir de la littérature numérique ? Pour un cadre conceptuel alternatif

Could we consider “(un-)e-lit” practices as the future of digital literature ? Au-delà de la simple provocation, cette question vise d’abord à questionner les critères de littérarité qui ont été formalisés à partir des années 1990 pour institutionnaliser la littérature électronique, notamment au sein du monde académique. Elle doit également nous amener à préciser le champ dans lequel nous nous inscrivons, et qui relève davantage d’une littérature numérique que de la littérature électronique. Mais avant de préciser cette distinction, explicitons les enjeux épistémologiques qui entourent notre problématique.

S’attaquer à la question de la littérarité des écritures numériques semble constituer un défi quelque peu hasardeux : pourquoi, en effet, courir le risque de tomber dans le piège essentialiste tendu par ce concept sur lequel les théoriciens de la littérature n’ont jamais réussi à s’entendre, après plus d’un siècle de débats ? Force est de reconnaître, tout d’abord, l’actualité d’une problématique à l’origine de quelques tensions dans le champ de la littérature contemporaine, et en particulier de la littérature numérique, encore en quête de légitimation malgré déjà plusieurs décennies d’existence. Pour tout chercheur dont les travaux portent sur les expérimentations poétiques, éditoriales et transmédiatiques de l’ère numérique, la question de la littérarité doit d’abord être intégrée à une réflexion d’ordre épistémologique. Formulons ainsi un premier constat : nous travaillons sur un corpus contemporain que nous contribuons fortement à institutionnaliser – en même temps que nous recherchons d’ailleurs, pour nous-mêmes, une forme de légitimation dans un contexte académique et disciplinaire dont les frontières sont encore, malgré tout, relativement strictes. Ce corpus s’avère bien éphémère et fragile. Nous en perdons régulièrement des pans entiers pour des raisons très diverses : obsolescence technique, oubli de renouvellement d’un nom de domaine, abandon d’un site… Ce phénomène a tendance à se répercuter sur nos propres travaux, dont l’ancrage dans le contemporain va de pair avec une validité conçue à court terme.

Chercheurs, bibliothécaires et institutions culturelles ont bien pris conscience de la nécessité de trouver des solutions adaptées pour archiver et indexer ce patrimoine littéraire des premiers temps de l’ère numérique. Mais quelle sera la validité de ce patrimoine dans cinquante, cent ans ? Sera-t-il étudié pour ses qualités littéraires, ou bien témoignera-t-il d’un moment de transition et d’exploration médiatique et technologique ? Combien d’entre nous ont déjà vraiment pu lire Afternoon A Story de Joyce ? Poser ces questions revient d’abord à plaider pour une réflexion épistémologique sur les approches méthodologiques, théoriques et critiques de ce que l’on appelle largement la « littérature numérique », alors même que la définition de celle-ci est loin d’être arrêtée – lorsqu’elle ne fait pas débat. Pour ouvrir ce chantier épistémologique, il est essentiel de se pencher sur l’influence du dispositif technique, ou plus précisément de la valeur que nous – chercheurs ou chercheurs-créateurs – accordons au critère technique. Ce dernier a très largement occupé le terrain de la réflexion sur les écritures numériques, et en particulier de la littérature électronique, à travers des approches dont le nom même incarne cette préocupation : critical code studies, software studies, platform studies. Ces approches, en se concentrant sur ce qui constitue bien évidemment l’une des spécificités majeures de ces pratiques littéraires, à savoir une écriture fondamentalement informatique, a pourtant tendance à phagociter l’attention des observateurs sur les phénomènes techniques entourant l’oeuvre – au point d’établir une association étroite entre littérarité et technicité. Un biais qui ne manque pas d’ailleurs d’agacer les auteurs de ces oeuvres. Dans un texte intitulé “La littérature numérique est morte”, l’écrivain français Thierry Crouzet avançait ainsi :

Est-ce qu’au xixe siècle il y avait des colloques sur l’auteur à l’ère de la plume d’oie taillée, ou des colloques sur l’auteur à l’ère de la plume Sergent-Major (1856) ou de la machine à écrire (1872) ? Personne n’a eu cette idée saugrenue. Parler des auteurs à l’ère numérique, d’auteurs numériques ou de littérature numérique nous enferme, nous étouffe, nous arrache au champ de la littérature. Nous nous en excluons nous-mêmes, et pour cause nous ne nous mélangeons presque jamais à ceux qui ne sont pas de notre paroisse. Cet auto-enfermement, dont je ne peux accuser les universitaires puisque nous en sommes nous-mêmes les premiers coupables, conduit les analystes à parler de notre posture d’auteurs, de nos techniques de publication, de promotion, parfois de travail, mais presque jamais de nos textes. On dirait que nous n’écrivons pas, on dirait que ceux qui parlent de notre travail ne nous lisent pas. Vos collègues célèbrent nos autres contemporains, ceux bien au chaud dans la chaîne confortable du vieux livre, portée par son économie et ses dorures clinquantes, imitez-les, ne vous étonnez plus de nos tours de passe-passe technologiques, essayez de vous émerveiller des émotions que nous tentons de saisir pour éprouver sans cesse davantage et éviter que l’habitude n’affadisse nos existences. Et si vous nous trouvez indignes du titre d’écrivain, dites-le avec franchise.

L’approche que nous proposons, en études intermédiales, ne s’oppose pas à ce prisme technique, mais elle l’envisage autrement, en s’appuyant sur une conception radicalement anti-essentialiste de la technique, et plus généralement de tout media. L’approche intermédiale pourrait être littéralement définie comme une pensée de l’entre imposant de désessentialiser le media pour toujours l’appréhender comme une dynamique se nourrissant autant des modalités techniques de médias antérieurs ou contemporains que de pratiques éditoriales, scripturales, sociales, communautaires, qu’elles soient anciennes comme contemporaines. Cette idée est notamment à l’origine du concept de « conjoncture médiatrices » forgé par Jean-Marc Larrue et Marcello Vitali-Rosati (2019) pour s’émanciper d’« une vision essentialisée du phénomène de médiation » (2019, 52) et considérer au contraire les médiations comme des « combinaisons mouvantes », conjoncturelles aux interrelations médiatiques.

Car le critère technique n’est sans doute pas seul à poser des difficultés pour définir les écritures numériques littéraires. L’emploi du terme littérature « littérature » et, à plus forte raison peut-être, ce que l’on range dans le domaine des « études littéraires », est également problématique. Sans doute le problème est-il d’abord et avant tout purement institutionnel. En ce qui nous concerne, il s’agira surtout de prôner l’ouverture, à la fois celle du « fait littéraire » et de son étude. Le choix même de l’expression « fait littéraire » renvoie à une volonté de comprendre la diversité des productions littéraires de manière transversale – en articulant des questions aussi bien stylistiques que médiatiques, sémiotiques, techniques, sociologiques, économiques, etc. Il s’agit donc de prendre en compte l’énonciation éditoriale des objets littéraires, et plus spécifiquement leur énonciation médiatique.

Cette première ouverture de la littérature, requalifiée en fait littéraire, invite à prendre le parti théorique et méthodologique des chercheur.e.s qui font preuve d’une sensibilité plus marquée aux différentes conditions d’existence et de production des textes (selon des perspectives tour à tour sociologiques, médiatiques, sémiotiques, etc.), contre les tenants d’une approche immanente des corpus (focalisée sur le texte). Évidemment, cette opposition est quelque peu caricaturale : dans l’histoire de la critique littéraire, la ligne de partage est loin d’être aussi nette. Ce qui importe, surtout, c’est de tenir compte de l’influence notable exercée par l’héritage formaliste puis post-structuraliste dans les études littéraires, où l’on note une tendance à la sur-valorisation du texte (pour ne pas dire son essentialisation), jusque dans la définition même de la littérature et l’exercice de la discipline. Et si l’on plaide de plus en plus pour une conception transitive du fait littéraire, ce dernier demeure bien souvent cloisonné dans le domaine du langage, soit du travail de la langue et du style, indépendamment de ses conditions matérielles (mais aussi institutionnelles, par exemple). Parallèlement, il est possible d’observer un cloisonnement similaire – qu’il faudra donc ouvrir, là encore – dans la définition plus spécifique de la littérature électronique et/ou numérique (la distinction a toute son importance) elle-même. Dans un texte théorique fondateur du champ des études hypermédiatiques, sur lequel Flores s’appuie d’ailleurs pour introduire sa troisième génération de e-lit, Katherine Hayles définit la littérature électronique par sa capacité à être performée par la machine. Si l’attention se concentre alors sur la dimension dispositive des objets littéraires, celle-ci ne se départit pas toujours de l’influence formaliste, tel qu’on le note avec Philippe Bootz, qui souligne déplacement « d’une littérarité structurelle textuelle à une littérarité liée au dispositif de communication » :

On peut également les examiner sous l’angle du dispositif de communication et regarder les nouvelles situations de communication que proposent ces productions. Cet aspect est particulièrement instructif car la spécificité fondamentale de la littérature informatique ne réside pas dans son caractère écranique ou multimédia, caractère que la vidéo ou l’opéra ont exploré par ailleurs, mais dans la singularité du dispositif de création / lecture qu’elle instaure. Poser la question sous cet angle revient à soupçonner un déplacement de la question littéraire. Partant d’un questionnement structuraliste sur les formes que prendrait un objet dénommé texte, la littérature, dans une optique de littérature du dispositif, aurait évolué dans une dimension systémique.

Tout en se réclamant d’une définition dispositive de la littérature numérique, cette conception largement partagée par la communauté des chercheurs travaillant sur la e-lit, a paradoxalement eu tendance à transférer le discours du texte vers le code, au risque d’instituer un autre formalisme. C’est qu’il s’agissait, alors, d’affirmer un « déplacement » de la littérature, pour démarquer ces nouvelles pratiques d’écriture d’une production littéraire plus « traditionnelle », celle qui se diffuse par l’objet imprimé – lequel est d’ailleurs largement devenu un média transparent, très peu questionné pour son potentiel poétique. Flores lui-même, dans son travail sur la troisième génération, repart de cette définition:

I define electronic literature as a writing-centered art that engages the expressive potential of electronic and digital media. Even though it has origins in oral culture, particularly poetry, literature as an artistic tradition and field of study has been shaped for centuries by writing and print technologies.

Dans un récent article, Marcello Vitali-Rosati souligne le problème posé par ces premières définitions de la littérature électronique qui fonctionnent d’abord par exclusion. Il plaide ainsi pour une ouverture de la littérature « électronique », qui doit déjà être requalifiée en littérature « numérique », et même réintégrée à la « littérature » dans son ensemble :

En rejoignant les thèses de Dylan Kinnett et de Paul LaFarge, Gefen affirme qu’il n’est pas possible de définir la littérature numérique en opposition au reste de la littérature, mais qu’il faut plutôt la comprendre en l’insérant dans la continuité des pratiques littéraires. Dans ce sens, plutôt que de parler de « littérature numérique », en mettant l’accent sur les outils technologiques utilisés pour la production et la réception des œuvres littéraires, il faut parler de « littérature à l’époque du numérique ». Cette approche très inclusive a l’avantage de permettre de prendre en compte toute une série de pratiques littéraires qui ne rentrent pas dans la définition plus exclusive de l’Electronic literature organization, mais qui ont pourtant une présence et un impact croissant dans le panorama littéraire contemporain. Notamment, toutes les formes d’écriture que l’on pourrait définir « homothétiques » au papier, comme des nouvelles publiées sur des blogues ou sur d’autres plateformes en ligne, ou des romans qui circulent exclusivement sous forme numérique, mais qui, par leur format, pourraient aussi bien être diffusées en version imprimée sans rien perdre de leurs spécificités. 

La proposition de Marcello Vitali-Rosati encourage donc une troisième ouverture : celle de la définition du numérique, dont on soulignera la dimension culturelle et non exclusivement technique. Cette reconnaissance d’une dimension « culturelle » du numérique, que Vitali-Rosati emprunte à Milad Doueihi, est absolument capitale dans la démonstration qui va suivre. Si les pratiques littéraires numériques appellent une approche dispositive, c’est en prenant d’abord en compte cette dimension culturelle du fait numérique, qui embrasse les conditions générales du processus de production, de diffusion mais aussi de légitimation des créations. Cela va des caractéristiques techniques de l’outil d’écriture aux connotations associées à ces outils ou à la réalité économique des produits culturels, en passant par les conditions institutionnelles de transmission des œuvres, à leur qualification juridique, etc. Il s’agit alors de produire une analyse intermédiale, où l’on s’attardera d’abord sur la dimension médiatique du fait littéraire numérique comme de son étude – le media étant alors compris dans une acception résolument anti-essentialiste, comme une conjoncture d’aspect techniques, esthétique, politiques, d’usages (de différents faire et savoir-faire), ou encore d’imaginaire.

Twittérature, LittératuBe autoBlographique : la plateformisation de la e-lit en question

C’est en s’inscrivant dans ce fait numérique culturel que l’on peut mieux saisir ce qui est à l’oeuvre dans le phénomène de plateformisation de la littérature numérique pointée du doigt par Flores.

Les réseaux sociaux ont été largement investis ces vingts dernières années, tant par des figures historiques de la littérature électronique, que par des écrivains qui n’avaient, jusqu’à présent, aucun lien avec la communauté elit. Si certains pouvaient déjà se réclamer d’une pratique d’écriture et de publication, via des canaux plus traditionnels, les plateformes d’écriture numérique ont également fait naître de nombreuses vocation – Flores souligne d’ailleurs très bien l’importance de communauté amatrices au sein de cette troisième vague. Si les réseaux sociaux ont une vocation davantage informationnelle et communicationnelle que littéraire, il ont été largement investis par ces écrivains pour leurs fonctionnalités d’écriture, de publication et de diffusion simplifiées. Ce phénomène, s’il marque une évolution des pratiques littéraires, suggère une analyse différente de celle qui a présidé aux fondements de la Elit. En effet, ces nouvelles pratiques littéraires ne font le plus souvent aucun usage du code ou de la programmation. Ainsi la littératie du code (génération automatique, éditorialisation) qui caractérisait la elit de première et de seconde génération n’est plus l’apanage de ces écrivains qui s’en remettent aux interfaces et aux algorithmes de ces plateformes – ce qui engage à établir de nouveaux critères pour évaluer la littérarité de ces formes.

L’exemple par excellence de ce déplacement est la plateforme Wattpad conçue pour des écrivains amateurs, qui a construit sa notoriété et sa stratégie communicationnelle autour de la simplification technique : “don’t think, just write”. Cette stratégie promotionnelle fait d’ailleurs écho à des discours antérieurs, notamment en photographie lorsque Kodak déclarait “press the button, we do the rest”. Un tel slogan a eu le mérite de prôner l’ouverture de la photographie à un public de masse, mais elle a coûté cher à la photographie, suspectée pendant des décénnies d’être une technique sans art, ne requiérant aucune compétence. Ainsi ressurgit, comme à chaque nouveau déplacement médiatique, la problématique récurrente de l’autorité et de la légitimation des productions à vocation esthétique. Les plateformes ne s’y trompent d’ailleurs pas lorsqu’elles articulent à ces espaces d’écriture et de publication des fonctionnalités de notations et de recommandations (algorithmiques ou communautaires) qui contribuent largement à la construction de l’autorité de ses usagers. On comprend alors le caractère structurant du travail académique de description et d’analyse des pratiques littéraires émergentes pour proposer d’une part un contrepoint critique à ces nouvelles figures d’autorité, mais aussi pour légitimer des pratiques, des auteurs ou des corpus qui prennent le risque de défricher des formes et des espaces encore très éloignés des canons institutionnalisés.

Plusieurs néologismes ont été forgés dans la dernières décennie pour désigner ces pratiques littéraires hybrides (au sens d’une hybridation d’un acte littéraire avec un espace non-littéraire. Parmis ceux-ci, nombreux sont ceux qui s’appuient directement sur le nom de plateformes : c’est le cas de la Twitterature (écrits poétiques, fictionnels, autobiographiques produits à partir de twitter), littératube (littérature filmée et diffusée via une chaîne Youtube), autoblographie (récit de soi publié sur une plateforme de blogging ou microblogging), etc.4

Ces pratiques aussi diverses qu’inventives dans leurs formes appellent plusieurs remarques. L’abandon de la technique de programmation ne se conjugue pas avec un rennoncement esthétique, mais plutôt avec un déplacement de la littérarité. Là où Philippe Bootz avait mis à jour une nouvelle littérarité dans la littératie du code et de la programmation des oeuvres littéraires électroniques, la littérarité des écrits de plateformes se jouent davantage dans une certaine littératie culturelle. On doit comprendre cette dernière comme la maîtrise de la culture numérique, c’est-à-dire la capacité de jouer avec les formes culturelles de ces plateformes et avec leurs algorithmes de recommandation. Fondamentalement sociales, ces plateformes requièrent de la part de ces « écranvains »5 la maîtrise de ces nouvelles sociabilités numériques, dont on comprend non seulement les dynamiques légitimantes, mais aussi les effets performatifs sur l’écriture et donc sur le texte lui-même.

Cette influence formelle de la plateforme sur l’écriture suppose une connaissance des enjeux techniques, sémiologiques et epistémologiques de ces espaces en tant que nouvel espace littéraire. Malgré la promesse de facilité et de simplicité, le media qu’ils constituent ne peut prétendre à la transparence médiatique dont se parent souvent les nouveaux medias. Les auteurs-artistes s’y engouffrent très justement et le détournement de la plateforme et de ses codes sociaux et culturels fait bien partie intégrante de l’acte créatif. Ils cherchent effectivement à provoquer chez le lecteur un effet d’étrangeté, dont le caractère subversif invite à questionner ces plateformes, et en particulier leur gouvernementalité algorithmique. Nous pourrions ainsi caractériser cette 3e génération par ce déplacement de littérarité vers une réflexion sur les enjeux socio-politiques et culturels des outils numériques “grand public”.6

Comment se manifeste concrètement cette littérature des plateformes ? Considérons par exemple le cas de la twittérature : des écritures produites et diffusées sur (et pour) Twitter.

Dans ses travaux, Flores7 consacre un long passage aux cas des bots qui désormais fourmillent sur la plateforme Twitter. Cet exemple, aussi pertinent soit-il, s’inscrit cependant dans la continuité des pratiques e-lit et de la définition première du champ : une écriture qui comprend une part de programmation assumée par l’auteur.

The techniques for creating them are not very different from bots in earlier generations, but rather than creating custom datasets, programmers are pulling or processing content from API services or using user-friendly platforms like the Twinery-powered Cheap Bots Done Quick! (CBDQ). Rather than being standalone custom experiences, these bots leverage social media networks as contexts and spaces to develop audiences. For example, when you’re on Twitter, a bot might react artistically to something you posted, such as (HaikuD2?) or (Pentametron?), which detect tweets that could be cut into haiku or happen to be written in iambic pentameter, respectively. […] And while there are more people with the programming skills necessary for bot-making, services like CBDQ and Zach Whalen’s SSBot tool have lowered the barrier to entry, which magnifies the production of works in this vein. (Flores)

Les programming skills demeurent, on le voit, au coeur de la pratique présentée par Flores, pour qui l’intérêt de la plateforme réside d’abord dans le nouveau paradigme économique et de diffusion propres au web 2.0 :

Third generation works respond to new markets, platforms, and monetization possibilities and have developed without the need for academia and its validation. […] An aesthetic of difficulty would undermine the very spreadability and commercialization paradigms that help 3rd generation works thrive. And as Kirschenbaum provocatively stated in his keynote, “maybe what matters is the continued growth and diversification of an e-lit that is not dependent on whatever contradictions or complications attend its status in relation to an academic valuation of the avant garde” (Kirschenbaum, 7). (FLORES)

Il nous apparaît pourtant que la twittérature n’est pas nécessairement computationnelle, au sens où la production du texte dépendrait d’une génération programmée. Ses productions les plus intéressantes vont au également se réaliser à travers une écriture plus classique mais néanmoins outillée, au plus près des formes et des pratiques de la plateforme, dont il s’agit en partie de détourner l’usage. C’est là tout l’intérêt, d’ailleurs, d’une littérature des plateformes : telle un cheval de Troie, ou dans la tradition des tactical media, elle vient réfléchir les usages prescrits par la plateforme et proposer des pratiques alternatives, encourageant ainsi une réflexion critique sur les nouveaux modes de communication contemporains, et sur notre culture médiatique contemporaine. Cette twittérature s’inscrit par ailleurs dans la continuité formelle et générique avec des genres littéraires qui débordent la e-lit (sur un plan poétique, la concision de Twitter en appelle à la pratique du haiku, de l’aphorisme, de l’épigramme; également, parce que la plateforme est le lieu par excellence de la construction profilaire, twitter offre un espace inédit au récit de soi ; enfin, parce qu’il relève de la pratique du micro-blogging, il rappelle également le feuilleton et donne lieu à des fictions fragmentées).

L’exemple que l’on prendra ici est celui de l’oeuvre Accident de personne de Guillaume Vissac. Le titre se réfère à l’expression employée dans un contexte ferroviaire pour désigner une collision entre un train et un piéton : on le traduira par train-pedestrian fatalities (qui laisse apparaître à quel point le français a choisi un euphémisme pour qualifier ce qui relève principalement de suicide).

Pendant presque deux ans, je passais entre deux et trois heures par jour en transport en commun (RER, métros). Tout ce temps-là, mis bout à bout, ça fout la lourde comme on dit par chez moi, le vertige. J’ai donc eu mon compte d’accidents de personne, je ne les ai pas comptés, mais toujours une atmosphère particulière dans le wagon lorsque le conducteur l’annonce, ou sur les quais quand les écrans clignotent. Un jour l’un d’entre eux m’a fait arriver deux heures en retard dans mon boulot de l’époque. Ce jour-là, l’idée d’en faire quelque chose, de prendre des notes, et l’écriture de la toute première.

La prise de notes a duré un an et demi. Toutes ces notes (ou la plupart) ont été écrites directement embarqué soit dans les wagons, soit sur les quais, au téléphone portable classique, ensuite via l’iPhone. [...] Fin 2010, j’avais plus de 200 fragments d’écrits, tous de moins de 140 caractères, alors j’ai créé le compte (apersonne?), j’ai épuré mon texte. J’en ai gardé environ 160. De cette façon, j’ai pu mettre en ligne 5 fragments par jour pendant un mois tout juste. C’était novembre, j’ai choisi décembre, et ça tombait bien avec Noël et réveillon à la fin comme acmé. L’idée était là depuis le tout début, de pouvoir programmer les twitts à heure fixe, tous les jours 7h, 9h, 12h, 18h et 20h, afin que les twitts puissent être lus aux heures de pointe, dans les transports précisément. Et puis ça avait un côté feuilleton : les followers ont commencé à savoir que c’était « bientôt l’heure d’(apersonne?) ».

La genèse de l’oeuvre montre un travail qui s’est construit autour du fonctionnement de la plateforme Twitter : un réseau informationnel, où l’auteur va proposer un détournement de l’annonce sonore également connue aujourd’hui sous le nom d’“info-traffic”, en donnant la parole aux victimes fictives de ces accidents de personne. Il s’agit également de travailler la forme courte, qui n’est pas sans rappeler l’épigramme funéraire, en adoptant la contrainte du réseau (à l’époque, 1 tweet pour 140 caractères). Mais il s’agit également de s’approprier un support médiatique : le smartphone, qui aura servi de support d’écriture (on est dans une déclinaison des poèmes de métro oulipiens), et qui est précisément ici le premier support de lecture attendu. Un support dont le lecteur dispose dans le métro, et qui va ici connecter et rassembler tous les lecteurs à heure fixe pour suivre le feuilleton.

tous penchés sur leurs tactiles, écrans, scanners de poche : combien pour voir derrière eux le bourreau & au dessus la hache ?

Mais Accident de personne est également caractéristique d’une littérature des plateformes qui, en s’émancipant tout ou partie de l’exigence computationnelle de la e-lit (selon laquelle une oeuvre électronique ne peut être lue que par le biais d’une actualisation via le média informatique), est susceptible de connaitre plusieurs inscriptions au sein de différentes formes médiatiques : celle de la plateforme où elle s’inscrit initialement, bien évidemment, mais également d’autres plateformes ou sites web qui opèrent sa rediffusion et sa remédiation, jusqu’au format livre (epub ou imprimé). Ainsi, après sa première publication sur le réseau social Twitter où elle relevait d’abord d’une littérature performée, Accident de personne a fait l’objet d’une seconde édition au format e-pub (publie.net) et même d’une publication imprimée (aux éditions du Nouvel Attila). Si l’on perd évidemment quelque chose de la première performance, on y gagne une nouvelle éditorialisation et organisation des contenus sous la forme d’un abécédaire, qui vient insuffler un nouveau sens à la lecture :

Passé fin décembre, j’ai mis au propre, rassemblé le tout dans un abécédaire. A l’origine il n’était pas prévu que des figures émergent, et puis des personnages sont apparus d’eux mêmes, par exemple celui qui cherche une chanson idéale pour la passer au moment de mourir, celle qui se tue mais plusieurs fois, car ça marche pas, les régulateurs de flux que je voyais tous les jours deux fois par jour, etc. Alors les classer par personnages, c’était une idée. Les notes de bas de page, c’est venu pendant cette phase là, histoire de faire dialoguer tout le monde, du coup toutes les notes sont inédites, jamais apparues sur twitter, plus de 140 caractères pour certaines.

Cette curation des contenus à l’intérieur de l’objet livre, qu’il soit numérique ou imprimé, permet la création de personnages plus étoffés que ne le laissait percevoir la publication sur Twitter, alors même qu’un système de notes vient ajouter une structure narrative plus complexe que sur la plateforme. Il faut bien dire que le format de publication antéchronologique sur Twitter rend la relecture de la performance particulièrement fastidieuse, voire déceptive.

Celui ou celle qui… parle

j’arpente les quais en quête d’infos à donner : horaire, retard ou suicide[160] : je les gueule pour les ombres jusqu’à ce qu’elles éclatent
en raison d’un accident de personne[161] survenu en gare de X, le train Z à destination de Y a été supprimé, toutes nos excuses alphabétiques…
bug sur voix SNCF : annonce en vain sans fin train meurtrier qui ne vient pas : quand même l’attendre

Cet exemple est sans doute le plus révélateur de l’un des effets de l’intermédialité : une désessentialisation de la performance numérique sur la plateforme autant qu’une désessentialisation du livre, alors même que l’oeuvre, au gré de ses différentes inscriptions – que l’on pourrait qualifier de différents “états” du texte ou du projet littéraire – vient opérer différentes transactions médiatiques, du numérique à l’imprimé et inversement. Or c’est sans doute dans sa forme livresque que le potentiel esthétique de la twittérature se révèle pleinement… Cela n’enlève rien à la puissance poétique de la publication-performée sur la plateforme, qui s’apparente à un chantier poétique à ciel ouvert.

La gittérature : définitions préliminaires

Nous ajouterons à la liste déjà longue des néologismes de la littérature numérique le terme de gittérature, fusion entre le protocole informatique GIT et l’écriture littéraire comprise dans un sens élargi, incluant le dispositif éditorial. L’essai de définition de la gittérature qui va suivre est largement inspiré des faits d’armes de la maison d’édition Abrüpt. L’exemple Abrüpt introduit en effet une forme alternative de plateformisation du fait littéraire qui ne correspond pas à la troisième génération telle qu’elle a été définie par Flores (2019). Dès lors il nous semble essentiel de présenter la gittérature comme un phénomène littéraire combinant à la fois l’ancrage éditorial et scriptural d’une plateforme (les forges logicielles dans le cas de la gittérature), et la maîtrise émancipatrice de l’écriture informatique au service d’une créativité et d’une innovation [pas sûr du terme] poétique.

[git , dont s’emparent depuis quelque temps des éditeurs et des écrivains.]

Là où l’étude de la troisième génération pouvait se concentrer davantage sur les stratégies d’usages (crouzet? sur wattpad, anne savelli sur instagram ?) et/ou de détournements [anne archet ?] des plateformes, la gittérature nous impose de revenir à la confrontation entre deux conceptions de l’écriture : l’écriture littéraire et l’écriture du code informatique, réunifiée dans un même espace d’écriture à travers le protocole GIT et la plateforme Gitlab. Un tel sujet pourrait sans doute relever des critical code studies, nous privilégirons à nouveau la perspective intermédiale – ce qui ne nous empêche nullement de la confronter à la poétique du code.

La gittérature a déjà fait l’objet d’une première définition de la part de la maison d’édition suisso-numérique Abrüpt, qui travaille depuis quelques années à la mettre en œuvre :

notre situation est Internet, mais notre corporéité reste pour l’instant établie du côté de Zürich, en cette terre helvétique où se promènent les fantômes affranchis de quelques réfugiés de l’histoire. (« Abrüpt » s. d.a)

[on s’attend à ce que ce soit une définition de la gittérature, mais ce n’est pas vraiment ça.]

On se contentera de ce seul nom, « Abrüpt », une entité qui s’exprime au « nous » de manière à maintenir une certaine équivoque entre acteurs « humains » (éditeurs, auteurs, développeurs, designers, tous un peu bricoleurs), « techniques » (formats, outils) et « institutionnels » (protocoles, circuits de diffusion). Plus qu’un collectif, Abrüpt semble opérer la fusion de ces acteurs au sein d’une écologie éditoriale d’un genre nouveau, où les structures d’autorité traditionnelles sont largement bousculées. Attention, « c’est abrüpt »…

C’est abrüpt. Le mot se disperse dans l’obscur, et il ne nous reste plus que des livres à jeter au monde pour manifester rêves et hurlements. Nous nous organisons autour de textes qui s’agitent et se révoltent, s’altèrent en antilivres, s’échouent en partage. Nous fabriquons de la transdialectique et trafiquons du papier, nous prenons note d’une cyberpoétique dont le verbe fomente l’erreur au cœur du réel. Il bruit. Nous sommes à l’écoute. (« Antilivre » s. d.)

Le « nous » d’Abrüpt constitue en soi une proposition de redéfinition de la fonction éditoriale incarnée dans un nouvel objet éditorial : l’antilivre. Car au-delà du discours avancé par la maison d’édition, l’antilive n’est pas tant un refus du livre qu’une déconstruction de son modèle médiatique imprimé traditionnel – une édition garante de la stabilité du texte (comprise ici comme un figement du texte), et de la légitimation d’un auteur (compris comme un statut juridique et économique plutôt qu’esthétique). En un sens, l’antilivre est une proposition pour un nouveau media livresque, fondé sur un principe de modularité (chaque titre est proposé en format imprimé payant, HTML gratuit, PDF gratuit) et d’ouverture (textes et code sont disponibles sur un dépôt GIT qui en permet la réappropriation). La définition de l’antilivre est au centre du manifeste d’Abrüpt :

L’antilivre est une métamorphose, est son désordre, est l’affirmation d’une littérature des courts-circuits, de sa circulation joyeuse, contre l’époque, contre le livre et sa grammaire, contre sa chaîne et ses ronronnements, pour un futur des altérations, pour une information libre et réticulaire, pour une multitude éclairée par celle-ci.

L’antilivre n’a pas de forme, son impermanence dispose de toutes les formes, il se transforme sans cesse, et son information brute ne connaît aucune fixité, aucune frontière, elle fragmente son essence, distribue le commun, déploie sa liberté au-devant de nos singularités cybernétiques.

L’antilivre a pour ennemi toute culture. La culture ne lutte pas, elle tient la matraque, elle divertit, puis assomme. (« Antilivre » s. d.)

Dans le manifeste antilittéraire d’Abrüpt, le poétique et le politique sont indissociables. La référence au mouvement des communs s’accompagne d’un appel à bousculer le verbe, la langue, et plus largement l’institution culturelle dans son ensemble. Un manifeste à l’image du catalogue où cohabitent des classiques de la pensée en Sciences humaines et sociales du XXe siècle (Simone Weil, Pierre Kropotkine) et des auteurs contemporains que l’on aura déjà pu croiser sur des plateformes littéraires bien connues (Pierre Ménard et Christine Jeanney, contributeurs réguliers à publie.net). Hétéroclite du point de vue des formes publiées (essai, poésie, récit, arts visuels tels que la photographie, le dessin, le collage), mais aussi des propositions graphiques et éditoriales (chaque antilivre HTML fait l’objet d’un nouveau design) le catalogue trouve une cohérence à travers son modèle éditorial basé sur une chaîne éditoriale raisonnée de type single source publishing, elle-même supportée par la plateforme Gitlab. Ainsi, le protocole éditorial d’Abrüpt se trouve étroitement lié au protocole GIT qui le sous-tend. C’est ce dernier, comme nous allons nous en expliquer, qui esquisse une redéfinition de l’idée de littérature, tant sur le plan poétique que politique.

Le projet antilivresque d’Abrüpt repose sur la plateforme Gitlab8, qui tire son nom de l’outil GIT, un protocole de versionnage et de synchronisation de fichiers. Grâce à son système de gestion de versions, GIT permet à des développeurs de produire, d’échanger, de modifier du code selon une logique contributive. Le logiciel libre GitLab intègre ce protocole, auquel il ajoute, sur une interface dédiée, des fonctionnalités collaboratives tel qu’un wiki, un système de suivi des bugs et de communication, et finalement un véritable réseau social centré sur le partage de code et d’écrits numériques. En d’autres termes, Gitlab est ce que l’on a baptisé en informatique une « forge » : un système de gestion de maintenance collaboratif de texte9.

On croisera sur Gitlab davantage de “geeks” que d’écrivains, selon une dynamique inverse à la plateformisation des écritures web littéraires incarnées par le CMS Wordpress ou encore Wattpad, qui font le pari d’offrir à un large public des outils aussi simples que possible. Illustration de cet effacement du medium numérique, la campagne publicitaire lancée il y a quelques années par Wattpad, dont le slogan “Don’t think, just write”, défend la démocratisation d’une écriture créative en ligne, libérée de la contrainte technique. La gittérature vient précisemment s’opposer à cette facilité : pour écrire, pensez d’abord à ce qui vous permet d’écrire. Évidemment, ce parti pris s’accompagne d’une exigence en termes de compétences techniques : la maîtrise des différents niveaux de l’écriture numérique (Petit et Bouchardon 2017), de la ligne de commande, de la gestion de branches et du versionnage… Il ne s’agit plus seulement de développer une littératie numérique centrée sur la dimension culturelle du numérique, mais bien d’acquérir des pratiques scripturales héritées du développement logiciel. Dans les faits, ces compétences sont pour le moment loin d’être partagée par tou·te·s, et la gittérature telle que la pratique Abrüpt relève d’abord du geste éditorial plutôt que d’une véritable co-écriture avec les auteur·e·s. Sur l’ensemble des ouvrages du catalogue, Abrüpt est souvent le seul contributeur aux dépôts – le projet « ZAP Rimbaud », dont nous reparlerons, faisant figure d’exception.

Ce qui peut apparaître comme un verrou technique sur Gitlab est cependant compensé par une nette ouverture en termes d’autorité, puisque le système repose sur un principe de co-écriture et de partage des sources. Plus fondamentalement, la nécessaire appropriation de l’environnement technique est considérée comme une voie d’émancipation politique de la forme – surdéterminée par les plateformes propriétaires actuellement majoritaires (pour ne pas dire hégémoniques, tant l’écosystème des plateformes d’écriture littéraire en ligne est comparable au phénomène de concentration éditoriale souvent décrié dans le modèle imprimé) – et donc de la création esthétique.

Gitlab est-elle pour autant une plateforme de « niche » ? Avec ses 30 millions de développeurs, disons plutôt qu’elle s’adresse à une espèce d’écrivains un peu à part certes, mais d’écrivains tout de même, ayant doublé leur littératie par une littératie numérique et informatique, leur ouvrant ainsi un monde de possibles10. On aurait tort en effet de considérer l’écriture du code comme une activité purement technique. L’histoire de l’informatique comprend une pensée théorique sur les enjeux conceptuels, mais aussi politiques et sociaux, de la technique. Et dans le champ littéraire, les critical code studies jouent depuis longtemps avec la dimension poétique du code informatique. La gittérature s’inscrit en partie dans ce cadre, mais nous semble aller plus loin, puisqu’il s’agit de confronter la littérature à un autre modèle d’écriture, celui de la création logicielle, de manière à bousculer des concepts fortement ancrés dans la tradition littéraire, à commencer par celui d’autorité.

L’écriture informatique est en effet fortement habitée par un esprit du hack dont l’origine remonte à la création de l’informatique, esprit que l’on se risquera à rapprocher de certains fondements des avant-gardes du XXe siècle rangées sous le paradigme contemporain (Nachtergael 2020; Mougin 2019; Ruffel 2016).

De la politique du hack à la poétique de l’écriture sans écriture

Ces dernières années, les grands médias, la presse, le cinéma et à plus forte raison encore les séries télé, ont façonné un imaginaire du hack largement fantasmé et contradictoire : au mieux, le hacker nous évoque une figure romantique hors-la-loi, au pire il nous apparaît tel un dangereux criminel prêt à dérober nos données personnelles et pirater nos comptes bancaires. En réalité, le hack fait partie de l’histoire de l’informatique et des pratiques informatiques courantes, et* incarne à la fois la méthodologie et la philosophie de l’écriture informatique : c’est d’ailleurs généralement en hackant que l’on devient un bon programmeur.

L’anthropologue Gabriella Coleman s’est spécialisée dans l’étude des communautés de hackers. Son ouvrage Coding freedom, nous aide à comprendre la philosophie du hack, dans sa dimension tout autant politique qu’éthique, et même esthétique :

Although hackers hold multiple motivations for producing their software, collectively they are committed to productive freedom. This term designates the institutions, legal devices, and moral codes that hackers have built in order to autonomously improve on their peers’ work, refine their technical skills, and extend craftlike engineering traditions. This ethnography is centrally concerned with how hackers have built a dense ethical and technical practice that sustains their productive freedom, and in so doing, how they extend as well as reformulate key liberal ideals such as access, free speech, transparency, equal opportunity, publicity, and meritocracy. (Coleman 2013)

Le hacker est un bricoleur, doté d’un goût compulsif pour l’observation, la compréhension du fonctionnement de ce qui se cache sous nos machines et leurs interfaces logicielles. Cette compréhension est à entendre au sens étymologique, prendre avec soi, car hacker c’est aussi s’approprier, proposer des transformations du code. Il faut dire en effet qu’en programmation, on ne code jamais sur une « page blanche », mais l’on recycle des morceaux de codes déjà écrits pour les adapter, les amender, les améliorer. Si l’on peut se permettre la comparaison, l’écriture du code relève d’une logique du palimpseste. Ainsi entendu, le hack est un principe d’écriture ludique – peu éloigné d’ailleurs d’une tradition littéraire ancienne favorisant la parodie, le pastiche, et plus récemment les défis oulipiens.

Comment ne pas dessiner d’ailleurs un parallèle entre cet esprit du hack et le paradigme du contemporain qui traverse l’histoire de l’art au XXe siècle, paradigme dont Kenneth Goldsmith est l’un des principaux théoriciens dans le champ de la littérature ? Sa théorie de l’uncreative writing (Goldsmith 2011) s’apparente à mains égards à cet effet palimpseste. Selon Goldmisth, l’autorité de l’écrivain ne se mesure pas à la singularité du style ou du récit. Les écrivains racontent toujours plus ou moins la même histoire, avec des outils semblables : la langue, la grammaire, la syntaxe. S’inspirant du paradigme contemporain qui régit les arts visuels depuis plus d’un siècle à présent, Goldmisth défend alors un point de vue performatif : l’originalité, c’est le faire. Il ne s’agit pas de créer un objet inédit, mais d’entretenir un dialogue avec les formes passées, en jouant des principes de recontextualisation, de copié-collé, de mash-up ou de reformulation :

« How I make my way through this thicket of information —how I manage it, how I parse it, how I organize and distribute it— is what distinguishes my writing from yours » (Goldsmith 2011)

Glisser des tirades de Shakespeare dans des fichiers .JPEG convertis en .txt (afin de questionner le devenir-texte de la photographie à l’ère numérique) ; demander à une centaine d’étudiants de recopier la même édition du NYTimes (et s’apercevoir qu’aucune copie ne sera exactement la même qu’une autre) ; imprimer le web (10 tonnes de papier n’y suffiront pas)… voilà le genre d’expériences auxquelles se livre Goldsmith. Un art conceptuel, diront certains, mais aussi un art de l’éditorialisation, qui s’appuie sur un principe de réappropriation aussi bien en amont qu’en aval de l’œuvre.

Notons que l’ouvrage de Golsmisth a fait l’objet d’une traduction en français par François Bon sous l’expression d’« écriture sans écriture » (writing without writing). Cette proposition nous semble incarner le paradigme contemporain avec beaucoup de limpidité.

Le registre de la forge : le commit comme métatexte éditorial

Évidemment, un tel paradigme d’écriture ne va pas sans une boîte à outil permettant de démonter et de réagencer le code. C’est là qu’intervient une forge telle que Gitlab, sorte de bibliothèque où sont conservés les morceaux de code. L’image de la bibliothèque n’est sans doute pas la plus appropriée, puisque les gestionnaires de versions tel que git relèveraient plutôt du registre comptable. Dans le TLFI, le registre est défini comme un « cahier, livre, répertoire à caractère privé ou public destiné à répertorier des faits, des noms ou des chiffres dont on désire garder le souvenir ou attester l’exactitude ». Le protocole git détermine ainsi comment sont enregistrées l’ensemble des actions, c’est-à-dire des écritures, effectuées sur les fichiers d’un répertoire donné. Mais pourquoi parle-t-on de forge ? Le registre ne garde trace que des différences d’un état du texte à l’autre. Ainsi, c’est en relisant pas à pas le registre, en additionnant et en soustrayant séquentiellement les chaînes de caractères de chaque enregistrements du registre que le texte – ou le code informatique – peut être reforgé. La forge fait ainsi référence à la fusion de toutes les contributions entre elles.

Expliquons le fonctionnement en deux mots. L’usager « clone » un dépôt de code en local sur son ordinateur, et en manipule les fichiers à sa guise (écritures, éditions, codes), jusqu’à obtenir un état11 satisfaisant qu’il doit alors déclarer, c’est-à-dire enregistrer. Une fois inscrit au registre, l’usager « pousse » (push, selon le jargon informatique) sur le serveur cet enregistrement afin de synchroniser son registre local avec le registre en ligne, de sorte que chaque contributeur puisse synchroniser à son tour son registre local.

Chacun de ces enregistrements doit être documenté et argumenté : c’est ce que l’on appelle un commit. Ainsi, à l’écriture des modifications du code dans le registre s’ajoute une méta-écriture de type éditorial. La liste des commits offre un historique de la progression d’un projet, de ses corrections, de ses amendements, de ses ajouts, ainsi que, pour chacun de ces enregistrements, la mention de l’« auteur ». Écrire avec le protocole GIT ne signifie pas renoncer à son autorité : c’est au contraire permettre une meilleure valorisation ou reconnaissance de chaque contribution, même minime. Dans le cas d’une œuvre littéraire numérique, qui fait usage des potentialités poético-techniques du media numérique, cette reconnaissance est capitale : le développeur, le designer, auront eux aussi participé à la construction de l’œuvre. La poétique du texte fonctionne grâce à son environnement médiatique, et la dimension technique participe de la littérarité de l’objet (Candel et Gomez-Mejia 2013; Monjour 2020). Ainsi la forge GIT est susceptible de rendre compte de la réalité de l’activité éditoriale qui participe, en particulier pour la littérature numérique, à la fabrique de l’œuvre. Allons-nous pour autant vers une autorité partagée ? La question est sensible dans le cas de l’écriture littéraire dont le modèle économique et le capital symbolique dépendent encore d’une conception imprimée de l’édition, qui a grandement œuvré en faveur de la singularisation des auteurs tout au long du XXe siècle. Dans le cas d’Abrüpt, le sujet est politique, et le parti pris militant :

Nos ouvrages se dissimulent derrière les abréviations CC-BY-NC-SA 4.0, en d’autres termes, ils sont mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International.

Derrière ces absconses appellations, se terre à son tour une volonté tout aussi absconse, celle de faire un pas de côté par rapport à la sacro-sainte propriété intellectuelle. Licence libre, licence ouverte, licence de libre diffusion, free software, open source, open data, open access, l’accès libre, données et sources ouvertes, copyleft ou gauche d’auteur, des commons aux communs, et la culture libre, et l’art libre, et les vocables qui flottent insensément, ivres de leur pouvoir métamorphique.

Les éditeurs justifient longuement sur leur site ce qu’il revendiquent comme une « utilisation au scalpel du droit d’auteur », au nom de la liberté de l’information. Un choix pragmatique, conçu comme une étape vers le domaine public volontaire. Un choix qui étonne, et peut-être même dérange, dans le cas de l’édition littéraire où la propriété intellectuelle est non seulement un enjeu économique (comment rémunérer les auteurs et les acteurs de la chaîne du livre ?), mais aussi esthétique (abandonner son œuvre au domaine public, n’est-ce pas courir le risque de la voir déformée ou trahie ?). On laissera de côté la question économique, pour mieux répondre à la seconde à travers un cas d’étude concret.

La ZAP Rimbaud, l’édition totale-collective

Après tant de précautions théoriques, entre forges et protocoles, esprit du hack et paradigme contemporain, notre concept de gittérature a de quoi sembler au mieux utopique, au pire impraticable. Il faut d’ailleurs reconnaître que, même chez Abrüpt, dont le modèle éditorial repose sur ce concept, la majorité des antilivres déposés sur Gitlab ne font que rarement l’objet d’une rééditorialisation. Les antilivres attendent leur réappropriation sur des dépôts dont Abrüpt est seul contributeur. Les écrivains, en d’autres termes, n’écrivent pas directement sur les fichiers déposés sur le serveur, laissant penser que l’outil git intervient plutôt en fin de chaîne de production. Parmi ces dépôts, un projet récent vient cependant se démarquer : il s’agit de la ZAP Rimbaud, initiée et réalisée entièrement sur Gitlab.

La ZAP, pour « Zone Autonome à Poétiser », est née en mai 2020, au moment où une large partie du monde était encore confinée, ou s’apprêtait à l’être. Projet éditorial s’inscrivant dans la tradition du book sprint, la ZAP se conçoit aussi comme un événement collectif et festif réalisé dans le cadre de l’Open Publishing Fest. À cette occasion, Abrüpt lance un appel afin « s’installer un squat dans le monument Rimbaud et d’y lancer une réécriture frénétique et collective de sa Saison en enfer » (noauthor_rimbaudzap_nodate?). Le principe est simple, il s’agit d’écrire progressivement par-dessus le poème original de Rimbaud un texte collectif, de manière à faire émerger un nouvel objet littéraire, « cyberpoétique ». Entreprise collective avant tout, la ZAP impose à ses contributeurs une courte série de règles parmi lesquelles un renoncement à l’auctorialité (le résultat sera déposé dans le domaine public volontaire) et l’utilisation d’outils informatiques libres.

Techniquement parlant, les participants doivent « cloner » le dépôt sur leur machine, réécrire des parties de textes sur une « branche » personnelle, proposée ensuite à la publication via une « proposition de révision » (merge request) qui pourra être intégrée à la branche maîtresse maintenue par les éditeurs. Sur le serveur, le registre accumule les versions qui, en fusionnant entre elles, matérialisent en direct le hack progressif du texte de Rimbaud. Par ailleurs, le dépôt héberge une série de fichiers HTML, CSS et JS qui éditorialisent à la volée le poème collectif en un site web constamment mis-à-jour selon le principe du déploiement continu de la plateforme Gitlab12. La création éditoriale des éditeurs a consisté à distinguer sur la page web de ce palimpseste les parties originales et les parties réécrites par deux couleurs distinctes.

La démarche gittéraire, dans le cas de la ZAP Rimbaud, parvient ainsi à déployer un cercle vertueux entre écriture littéraire et écriture computationnelle : c’est tout le sens d’une cyberpoétique. Conformément au principe fondamental du hack, il s’agit d’écrire par-dessus Une saison en enfer, mais toujours à partir du poème. Nos figures littéraires, issues de la stylistique et de la rhétorique, viennent ainsi se superposer à des procédures de hacking (ou tout simplement d’amélioration) du code. Par exemple, là où l’informatique opère une factorisation (des éléments de code recréés plusieurs fois), la poétique déploie des répétitions, anaphores ou épiphores :

Ma langue vide les lacs de Cervoise la langue inculte ma langue venue du fond des âges ma langue Wisigothe ma langue Attila ma langue ma langue luisante c’est une guillotine ma langue ma langue velue ma langue barbare maltraite ma langue cou-cou-coupe l’amour par le milieu.13

Là où l’écriture d code construit des variables, la poétique propose des polyptotes ou des dérivations, quitte à figurer le bug :

La parascience, notre nouvelle noblesse ! La croissance de la décroissance. Le progrès déprogresse. Les âmes de bien déprogressent. Salvatio for the Pachamama. Nous, êtres du mal, nous l’accélération. Contre le monde en marche. Le globe sur la tête. Marquage au fer. Pourquoi ne révolutionnerait-il pas, à l’envers ? Décentré, décuplé en caniveaux de billets inventés, de cours adescendants. La science, la nouvelle noblesse ! Le progrès. Le monde marche ! Pourquoi ne tournerait-il pas ? La science, la nouvelle noblesse ! Le progrès. Le monde marche ! Pourquoi ne tournerait-il pas ? La science, la nouvelle noblesse ! Le progrès. Le monde marche ! Pourquoi ne tournerait-il pas ? La science, la nouvelle noblesse ! Le progrès. Le monde marche ! Pourquoi ne tournerait-il pas ? La science, la nouvelle noblesse ! Le progrès. Le monde marche !14

Puisque l’objectif de cette réappropriation consiste aussi à transporter le texte rimbaldien au XXIe siècle, des thématiques nouvelles émergent, en particulier celle de l’informatique. Avec, tantôt, des opérations de renommage (les « sorcières » du poèmes original se transformant alors en « hackeuses »), tantôt des ajouts inédits dialoguant avec l’œuvre du poète Rimbaud, judicieusement rebaptisé « rim-bot » :

Ah ! Le réseau à l’estomac ! #NOFILTER ! Ne jeter pas vos yeux derrière nos difformités. Et ce poison, ce baiser mille fois maudit ! #JETEBAISE. Ce baiser mille fois baisé ! Ma faiblesse, la cruauté du monde ! #JETEBAISE. Mon Dieu, pitié, cachez-moi, hackez-moi, je me tiens trop mal ! #JELESBAISETOUS. — Je suis caché et je ne vis plus. Selfie ! #NOFILTER + #JETEBAISE = <3 ! Je suis haché et je ne sais plus.15

Des jeux de langage, donc, mais aussi des jeux visuels, travaillant la matérialité du texte numérique, notamment le code informatique dans sa forme la plus primitive, une suite de 0 et de 1, réintégrés dans le poème de Rimbaud où ils remplacent les lettres « o » et « i » :

[quel-que-f01s-je-v01s-au-c1el][des-pla-ges-sans-f1n][c0u-ver-tes-de-blan-ches-na-t10ns][en-j01e][un-grand-va1s-seau-d’0r][au-des-sus-de-m01][a-g1-te-ses-pa-v1l-l0ns][mul-t1-c0-l0-res][s0us-les-br1-ses-du-ma-t1n][j’a1-cré-é-t0u-tes-les-fê-tes][t0us-les-tr1-0m-phes][t0us-les-dra-mes]16

Si la ZAP Rimbaud nous semble performer si complètement les principes de la gittérature tels qu’Abrüpt les a manifestés, c’est que l’expérimentation éditoriale a su en investir tous les aspects : le principe de l’appropriation d’un texte existant, le principe d’un protocole éditorial établissant une écriture libre et collective, l’exploitation formelle du registre git tant pour la contrainte littéraire (ne réécrire que ce qui n’a pas été réécrit – “no toying”) que pour les modalités de soumission (via les pull request) jusque dans l’éditorialisation bicolore du poème collectif. Cette coïncidence réussie entre le protocole git et le protocole éditorial illustre à quel point la gittérature relève indissociablement du projet éditorial et de l’écriture littéraire. Pour le dire autrement, ce jeu consistant à rendre visible dans l’éditorialisation finale les différences (git diff) entre texte original et texte collectif vient métaphoriser le protocole git, et à travers lui l’écriture collective et continue qu’il suscite.

Au terme de ce hack cyberpoétique, que reste-t-il de Rimbaud ? Rien, c’est-dire probablement tout. Que le « poète voyant » serve de cobaye à l’expérience ne tient certainement pas du hasard : la ZAP s’achève d’ailleurs sur une syllepse sémantique célébrant l’aventure collective : « Ci-GIT je ». Car si « je est un autre », alors, assurément, « nous sommes tous Rimbaud ».

Conclusion

Dans certaines de ses manifestations numériques, la littérature ne cesse de « déborder » : elle déborde le livre, les institutions, les genres, etc. Comme la gittérature s’en fait l’écho, ce débordement s’appuie sur des technologies empruntées à d’autres corps médiatiques, bousculant au passage le sens même de l’écriture. L’appropriation de ces outils implique en effet d’adhérer, au moins en partie, aux philosophies et aux modèles épistémiques qui les sous-tendent. La gittérature participe ainsi d’un large mouvement de désessentialisation du fait littéraire que l’on peut, à la suite de Pascal Mougin, associer au paradigme contemporain : avec ses versions et ses antilivres, elle épouse le tournant médiatique de la littérature ; avec son ouverture dans le temps et dans l’espace (numérique ou non), elle passe d’un régime éditorial à un processus performatif d’éditorialisation ; par sa dimension collective, elle implique la redéfinition du statut de l’auteur.

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  1. Une littérature où l’écriture littéraire est étroitement associée à une poétique du code, nous y reviendrons.↩︎

  2. Flores revient sur ce premier effort de catégoration que l’on doit à Katherine Hayles : “When she [Hayles] established the concept of first-generation electronic literature, she defined it as pre-web, text-heavy, link driven, mostly hypertext, that still operated with many paradigms established in print. She defined the second generation from 1995 onward, as Web based and incorporating multimedia and interactivity. After some of the critical conversation around her notion of generations, she renamed the first generation as classic and the second as contemporary electronic literature.” (Flores 2019)↩︎

  3. We need to build bridges between e-lit generations so they can learn from us as we learn from them. Nothing less than the future of the field is at stake. (Flores 2019)

    ↩︎
  4. Nous empruntons la plupart de ces néologismes à Gilles Bonnet, dont l’ouvrage Pour une poétique numérique regorge de néologismes ingénieux et ludiques.↩︎

  5. This french term, also used by Gilles Bonnet, plays with the proximity between “écrit” (writting) and “écran” (screen) to divert the term “écrivain” (writer).↩︎

  6. C’est ce que Flores semble d’ailleurs lui-même suggérer, lorsqu’il dit “Most 3rd generation e-lit writers are a younger generation who have naturalized what was experimental to us, and even though the work they create may be naïve and disconnected from the artistic and literary traditions of the past, they were more directly formed by digital culture.” Nous nous attachons ici à démontrer que la culture digital peut créer des oeuvres complexes, qui ne sont pas nécessairement déconnectés du passé – discutant même avec des formes bien antérieures à la elit.↩︎

  7. Notons que Flores n’utilise pas le terme de twitterature, mais mentionne explicitement les bots publiés sur la plateforme Twitter et ses homologues (mastodon, etc.).↩︎

  8. Est-ce qu’il repose, ou est-ce la plateforme qui dispose ? La question n’est pas que rhétorique : elle permet d’évoquer la problématique du dispositif. Nous avons pu montrer ailleurs qu’en devenant environnemental, à l’image du web qui l’enchâsse, un dispositif tel que Gitlab tend à devenir une « forme dispositive » (Merzeau 2013; sauret_revue_2020?).↩︎

  9. Selon Violaine Louvet : « L’objectif d’une forge est d’offrir un espace d’échange permanent et de collaboration en ligne aux développeurs de logiciels, et un espace de distribution (versions publiques des logiciels développés : paquets sources, pages web) pour les utilisateurs (pour tout un chacun si la forge est publique). Elle permet ainsi de rassembler des projets et des développeurs, mais aussi d’autres personnes travaillant sur ces projets (utilisateurs, traducteurs…). » (Source : PLUME - https://www.projet-plume.org/ressource/faq-forge)↩︎

  10. Il y aurait beaucoup à dire sur ce nouvel imaginaire qui s’ouvre dès que l’on accède à la maîtrise des formes et de l’environnement dans lequel celles-ci vont circuler. Les antilivres d’Abrüpt nous en offrent la démonstration.↩︎

  11. Le terme état est préférable à celui de résultat, car la forge numérique se place sous le signe de l’éditorialisation processuelle plutôt que de l’édition.↩︎

  12. Sur cette question, voir aussi Fauchié (s. d.)↩︎

  13. Dans le texte original, la section « mauvais sang », Rimbaud questionne : « sais ! qui a fait ma langue perfide tellement, qu’elle ait guidé et sauvegardé jusqu’ici ma paresse ? »↩︎

  14. Dans le texte original : « La science, la nouvelle noblesse ! Le progrès. Le monde marche ! Pourquoi ne tournerait-il pas ? »↩︎

  15. Dans le texte original : « Ah ! remonter à la vie ! jeter les yeux sur nos difformités. Et ce poison, ce baiser mille fois maudit ! Ma faiblesse, la cruauté du monde ! Mon Dieu, pitié, cachez-moi, je me tiens trop mal ! — Je suis caché et je ne le suis pas. »↩︎

  16. Dans le texte original : « Quelquefois je vois au ciel des plages sans fin couvertes de blanches nations en joie. Un grand vaisseau d’or, au-dessus de moi, agite ses pavillons multicolores sous les brises du matin. J’ai créé toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames. »↩︎