Quand l’intermédiaire se démarque
Simon Gravel
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2019/10/31

Quand l’intermédiaire se démarque

Compte rendu critique de « De l’éditeur au lecteur : De Marque et la distribution du livre numérique ». Un texte de Joanie Grenier de l’Université de Sherbrooke, diffusé le 2 mai 2017 dans la revue Mémoires du livre, consulté sur Érudit, la plateforme universitaire québécoise de diffusion numérique.

On pourrait croire que l’avènement du livre numérique a libéré auteurs et éditeurs de la plupart des contraintes associées à l’édition traditionnelle. Pourtant les enjeux d’espace, pour ne nommer que ceux-là, demeurent bien réels et s’il est vrai que le monde entier devient accessible à l’éditeur de livres numériques, ses publications peuvent très facilement demeurer quasi invisibles dans l’immensité de l’offre.

Dans son essai « De l’éditeur au lecteur : De Marque et la distribution du livre numérique » (2017), l’universitaire Joanie Grenier utilise l’exemple de l’entreprise De Marque pour tracer le portrait d’une industrie et de ses enjeux, autant sur les plans technologique que commercial ou culturel. Sans couvrir l’ensemble du domaine, son choix du principal distributeur de livres numériques au Québec, De Marque, offre une vision assez large de la situation, d’autant plus que De Marque rayonne bien au-delà des frontières de sa province.

Dans le but d’illustrer clairement son propos, l’auteure compare parfois les façons de faire du numérique à celles de l’édition traditionnelle. Un exemple : « L’étape suivante consisterait à expédier les commandes aux détaillants par camion. Comment se traduit concrètement cette étape dans le circuit numérique ? », écrit-elle. Son article est accompagné d’une multitude de notes et de liens - dont certains ne sont plus fonctionnels - qu’il est possible de consulter directement d’un clic. Plusieurs tableaux éclairent également le texte ; tous proviennent de la même source, l’entreprise De Marque. De même, la plupart des entrevues ayant servi de matière de base à l’article ont été menées auprès de dirigeants de De Marque. L’abondante bibliographie témoigne cependant d’une diversité de sources.

Afin d’expliciter l’une des thèses principales de son article, l’auteure prend soin de souligner que l’édition numérique n’implique pas une « désintermédiation », c’est-à-dire la disparition de certains intermédiaires dans une chaîne commerciale. Dans le cas présent, l’intermédiaire en question est le distributeur De Marque, entreprise fondée en 2009 et rapidement devenue le leader du livre numérique au Québec, grâce notamment à une entente avec l’Association nationale des éditeurs de livres (ANEL) et à la mise sur pied de l’Entrepôt numérique, espace virtuel abritant les contenus numériques qui sont ensuite offerts à la vente.

Les statistiques témoignant du succès de De Marque se veulent éloquentes ; en guise d’exemple, le catalogue offrait plus de 17 000 publications au moment de la rédaction de l’article. Encore plus impressionnant : des partenariats avec près de 200 revendeurs de 58 pays, et surtout, des ententes avec de grands groupes d’édition européens. Ces derniers utilisent la plateforme Cantook mise au point par De Marque, celle de l’entrepôt numérique adaptée à leurs besoins.

Un carrefour à deux voies

Un des rôles clés du distributeur de livres numériques en est un de stockage, pourrait-on dire, car si le livre s’est dématérialisé en poids et en volume, il n’en occupe pas moins un espace dans un serveur informatique, dont la gestion nécessite une expertise technique. De cette contrainte de capacité de stockage et de gestion de fichiers informatiques naît un carrefour à deux voies qu’empruntent dans une direction des géants du numérique comme Amazon, Apple et Kobo et dans l’autre la plupart des libraires.

Dans le premier cas, les géants reçoivent de De Marque les fichiers complets des ouvrages numériques, un mode de distribution nommé push. Dans le second cas, les libraires ne reçoivent de De Marque que les métadonnées - la « fiche » du livre contenant généralement un extrait - des livres qu’ils souhaitent offrir à la vente, un mode nommé pull. Au moment de l’achat d’un livre numérique en mode pull, le transfert du fichier se fait à partir du système de De Marque et transite par celui du libraire avant de parvenir au client. Le mode pull est évidemment beaucoup plus simple à gérer pour les libraires, qui n’ont pas à assurer la sécurité d’un serveur contenant des milliers de fichiers.

Si pour le client l’un ou l’autre mode revient exactement au même, pour les géants qui optent pour le mode push, le fait de posséder les fichiers entiers leur permet de conserver pour eux-mêmes la plupart des données concernant la vente telles que le nom du client ou sa localisation. Ces données valent de l’or dans la grande place commerciale qu’est le web et le fait de ne pas les obtenir est un sacrifice douloureux pour l’entreprise De Marque.

Le rôle du distributeur ne se limite pas à rendre disponibles les livres numériques aux libraires. Dans le cas de De Marque, il se charge également de la facturation et donc de payer les éditeurs, qui touchent environ 55 % du prix de vente, comparativement à 30 % pour le libraire. Les 15 % restants constituent la marge de profit du distributeur.

La fixation du prix des livres numériques a d’ailleurs fait l’objet d’une guerre commerciale particulièrement féroce entre le pionnier Amazon et son rival Apple appuyé par les six plus grands éditeurs américains. L’un des enjeux non négligeables pour ces derniers était la crainte que la politique de bas prix imposée par Amazon ne détruise le marché du livre traditionnel. En continuité avec la façon de faire au Québec, De Marque a opté pour l’approche d’Apple, nommée agency model, par opposition aux contrats de vente en gros (wholesale) d’Amazon qui ne permettent pas au vendeur de fixer lui-même le prix.

De nombreux choix s’offrent à l’éditeur d’un livre numérique désirant utiliser les services de De Marque. C’est à lui de décider à quels revendeurs du réseau de De Marque il souhaite offrir son produit. Ceux-ci n’ont pas tous les mêmes exigences. Entrent alors en considération les questions de format : EPUB, PDF, MOBI et toutes leurs normes et standards ; le format ONIX quant à lui, régit les métadonnées qui permettront la commercialisation du livre.

Là où De Marque joue pleinement son rôle de diffuseur, c’est en offrant un réseau international de près de 200 revendeurs (en 2016) aux éditeurs et, à l’inverse, en permettant aux revendeurs d’offrir les livres d’un grand nombre d’éditeurs.

Désintermédiation ou « hyperintermédiation » ?

La démonstration du rôle stratégique, pour ainsi dire essentiel, du distributeur de livres numériques est au coeur du propos de l’article de Joanie Grenier. À ce titre, il y a lieu de se demander si les chiffres avancés pour le prouver ne gagneraient pas à être mis en perspective. Spontanément, on s’interroge : quel avantage retire réellement un éditeur à être mis en contact avec des centaines de revendeurs si la majorité de ses ventes sont concentrées chez quelques immenses détaillants, les inévitables Amazon, Apple ? Également, comment se comparent les ventes de livres numériques à celles des livres traditionnels ? Faut-il multiplier le choix de titres à l’infini pour obtenir des ventes équivalentes, le consommateur de produits numériques étant habitué à en avoir « toujours plus » ? Il faut tout de même convenir que le réseau international de l’entreprise De Marque n’a pas d’équivalent dans l’édition traditionnelle. Le point de vue des dirigeants de De Marque étant prépondérant dans l’article, il aurait été intéressant de leur confronter des visions divergentes, que ce soit de compétiteurs, d’éditeurs traditionnels ou autres.

Nous avons soumis quelques-unes de ces questions à Jean-François Bouchard, président des Éditions La Presse, qui nous a affirmé que les ventes de livres numériques sont très marginales par rapport aux ventes totales de sa maison d’édition. Il nous a également confié que le géant Apple représente le meilleur canal de vente des Éditions La Presse (des informations commerciales qu’il nous demande de ne pas diffuser au-delà de ce travail).1

Le succès apparent du distributeur De Marque semble prouver que la désintermédiation de la chaîne du livre n’a pas automatiquement lieu. Poussant cette idée plus loin, on pourrait avancer que c’est parfois le contraire qui semble se passer, dans une mise en abîme vertigineuse : des intermédiaires s’ajoutent sans cesse sur le chemin du lecteur d’un texte en format numérique. Pour illustrer cette idée, imaginons un lecteur de cet article de Joanie Grenier l’ayant découvert par un lien sur un autre article, lui-même repéré par une recherche sur Google. Le lecteur parcourra alors le texte, tiré de la revue Mémoires du livre, sur le portail universitaire Érudit, à l’aide d’un outil tel qu’une tablette, en respectant les conditions du fournisseur du signal Wi-Fi. Chacun de ces intermédiaires aura potentiellement recueilli sur notre lecteur des informations, sans oublier de lui offrir en parallèle quelque publicité, article connexe ou information susceptible de l’intéresser. On pourrait proposer un exemple similaire avec le portail numérique d’une bibliothèque.

Nous voilà revenus à un enjeu central du domaine du numérique, les précieuses données qui font foi de tout et semblent parfois plus importantes que le profit de la vente lui-même et à raison de plus que le contenu de l’oeuvre, car « la principale valeur financière du marché actuel réside dans les données », comme l’écrit l’auteure. La solution pour une entreprise comme De Marque est-elle de devenir elle-même le géant du paysage québécois ? Sur le site de De Marque, on apprend que Prologue numérique, un des trois principaux acteurs du domaine mentionnés par Joanie Grenier en introduction de son article, a transféré ses activités à De Marque. Quoi qu’il en soit, pour l’instant ce sont les suspects usuels qui dictent les règles du jeu, car il faut se conformer aux standards et formats d’Amazon, Google et Kobo, et surtout, leur conférer l’exclusivité des données qu’ils recueillent. En attendant de pouvoir se passer d’eux…

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Bibliographie

http://www.banq.qc.ca/documents/a_propos_banq/nos_publications/nos_publications_a_z/Stats_2017.pdf

Crosnier, Hervé Le. 2004. « Désintermédiation et démocratie ». Multitudes no 19 (5):143‑60. https://www.cairn.info/revue-multitudes-2004-5-page-143.htm.
Grenier, Joanie. 2017. « De l’éditeur au lecteur : De Marque et la distribution du livre numérique ». Mémoires du livre / Studies in Book Culture 8 (2). https://doi.org/https://doi.org/10.7202/1039705ar.
Laberge, Clément. 2010. « Ralentir pour privilégier la qualité? (et s’il fallait plutôt accélérer?) ». Jeux de mots et d’images. https://remolino.qc.ca/2010/03/23/ralentir-pour-privilegier-la-qualite-et-sil-fallait-plutot-accelerer/.
« Numérique ». s. d. Association nationale des éditeurs de livres/Québec Édition. Consulté le 29 octobre 2019. https://www.anel.qc.ca/dossiers-et-enjeux/numerique/.
« Prologue transfère ses activités de distribution et de diffusion de livres numériques à De Marque ». s. d. De Marque. Consulté le 29 octobre 2019. https://www.demarque.com/prologue-transfere-ses-activites-de-distribution-et-de-diffusion-de-livres-numeriques-a-de-marque/.

  1. Entrevue par courriel avec Jean-François Bouchard, président, Les éditions La Presse↩︎